Les rois de l’océan :Vent-en-panne/06

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VI

CHAPITRE DANS LEQUEL LES CANCANS VONT UN TRAIN D’ENFER

Pitrians avait ouvert sa balle, déployé et étalé ses marchandises avec une dextérité et une adresse qui avaient fort amusé les dames, convaincues qu’elles avaient en réalité affaire à un colporteur de bon aloi.

Du reste, les expressions dont il se servait pour vanter ses marchandises, étaient bien celles employées par ces honorables négociants. La duchesse et sa fille se pâmaient d’aise, à la phraséologie à la fois bouffonne et prétentieuse, dont il se servait pour faire l’éloge de chaque objet nouveau dont il faisait papilloter adroitement à leurs yeux, les reflets chatoyants.

Lorsque M. le duc de la Torre se fit annoncer, le pseudo-colporteur en était arrivé au plus fort de son exposition ; il commençait presque, tant il était dans l’esprit de son rôle, à se prendre au sérieux et à se demander, s’il n’était pas réellement un marchand ambulant.

L’arrivée du duc donna un autre tour à la conversation ; pour un instant les marchandises furent sinon méprisées, du moins momentanément délaissées. Puis peu à peu, les choses reprirent leurs cours ordinaire et les dames recommencèrent à admirer les étoffes magnifiques étalées devant elles.

Une chose seulement étonnait la duchesse : le duc s’était assis dans un coin de la pièce et, contre toutes les règles de l’étiquette, il avait offert un siège au second colporteur ; tous deux s’entretenaient à voix basse, avec une certaine animation, sans paraître s’intéresser le moins du monde à ce qui se faisait autour d’eux.

Cette conduite était au moins singulière surtout de la part d’un homme comme le duc de la Torre, et devait causer une certaine surprise ; cependant la duchesse croyant ou feignant de croire que de hautes raisons politiques justifiaient ce conciliabule secret, ne parut pas y attacher d’importance.

Après avoir enfin arrêté leur choix sur certaines marchandises, grande affaire pour les dames, et en avoir débattu le prix avec le colporteur, la duchesse demanda sa bourse à une de ses caméristes, paya ses achats, et se préparait à congédier son jeune marchand, lorsque le duc, après avoir ordonné aux caméristes d’enlever ces précieuses babioles, et de les transporter dans une autre pièce, quitta son siège, s’approcha du colporteur et lui posant légèrement la main sur l’épaule :

— Eh bien, mon ami Pitrians, lui dit-il en français du ton le plus aimable, voilà une bonne affaire pour vous ? votre commerce ne va pas mal à ce que je vois ?

— Mais non, grâce à Dieu ! je vous remercie, monseigneur ; répondit le jeune homme sans se déconcerter le moins du monde.

Les deux dames étaient en proie à une surprise extrême, leurs regards se fixaient tour à tour sur le duc et sur le marchand avec une expression singulière et presque comique.

— Que signifie cela ? demanda enfin la duchesse à son mari.

— Ah ! ah ! le tour est bien joué, n’est-ce pas ? et vous vous y êtes laissé prendre ! répondit-il en riant ; mais, remettez-vous d’une alarme si chaude, mesdames comme le dit si bien l’illustre Molière ; j’y ai été pris tout comme vous ; si le marchand auquel vous avez acheté tant de belles choses, est notre ancienne connaissance Pitrians, je mettrai le comble à votre surprise, en vous présentant celui avec lequel je me suis longtemps entretenu, et qui est, lui, un de nos vieux amis.

— Qui donc ? demanda curieusement la duchesse.

— L’Olonnais ! s’écria presque malgré elle la jeune fille, en devenant rose comme une cerise.

— Vous avez deviné, reprit le duc, tandis que le jeune homme saluait respectueusement les deux dames.

— Certes, voilà qui me comble, dit la duchesse ; mais en même temps me semble bien extraordinaire.

— Un danger nous menace ; murmura doña Violenta, en baissant les yeux.

— Qui vous fait supposer cela, mon enfant ? dit le duc.

— La présence même de ce cavalier ici ; répondit la jeune fille d’une voix tremblante ; quand nous avons quitté Saint-Domingue, les frères de la Côte, et ce cavalier particulièrement, ne nous ont-ils pas assuré que leur protection nous suivrait partout ?

— En effet ; reprit le duc ; et vous concluez de cela ?

— Je ne conclus pas ; seulement il me semble que, pour que ce cavalier, qui nous a donné tant de preuves de dévouement, ait traversé la mer, et au risque de sa vie, ait osé s’introduire dans cette ville, et se présenter dans cette maison, il faut qu’un danger terrible nous menace.

— Tout cela est vrai, ma fille ; vous avez bien jugé le cœur de notre ami, s’il a fait tout cela, s’il s’est exposé à tous ces périls, c’est qu’en effet, cette fois encore, il tente de nous préserver d’un grand malheur.

Et saisissant la main de l’Olonnais, il s’approcha des deux dames toujours assises, et d’une voix pénétrante, dont l’accent était à la fois triste et douloureux :

— Sancia, dit-il à la duchesse, ce jeune homme est une grande et belle nature, aimez-le comme une mère, et vous, Violenta, ayez pour lui l’affection d’une sœur ; dès aujourd’hui, quoi qu’il arrive, je considère ce jeune homme comme un fils ; retenez bien mes paroles ; qu’elles se gravent dans votre cœur ; surtout, ajouta-t-il avec une intention mystérieuse, dont l’intonation porta, comme un pressentiment, le trouble dans l’âme des deux dames, comprenez ces paroles comme elles doivent l’être ; mon cher l’Olonnais, continua le duc après un silence, je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas, que vos grandes et vos petites entrées vous sont acquises dans cette maison ? cependant pour notre intérêt commun, il est je crois important, sinon que vos visites soient rares, du moins qu’elles ne soient pas remarquées ; prenez cette clé ; elle ouvre une porte percée dans le mur du jardin de l’hôtel ; non loin de cette porte à demi enfouie sous un massif de plantes grimpantes, il y a un kiosque, dans lequel je me tiendrai toutes les nuits, de dix heures du soir à une heure du matin ; lorsque vous aurez quelque communication importante à me faire, c’est là que vous me rencontrerez ; sans courir risque d’être vu par mes gens, ou découvert par des espions, dont la ville pullule.

— Merci de cette confiance, M. le duc, je n’userai de votre autorisation que dans une circonstance grave ; répondit l’Olonnais ; permettez-moi de vous faire observer, monseigneur, que voici longtemps déjà, que mon ami et moi, nous sommes ici ; notre visite en se prolongeant davantage, éveillerait des soupçons ; permettez-moi d’avoir l’honneur de prendre congé de vous.

— J’espère monsieur, dit la duchesse, que bien que la prudence vous l’ordonne, vous ne laisserez pas cependant de revenir quelquefois nous faire visite ; nous sommes femmes, ajouta-t-elle avec un charmant sourire, c’est-à-dire curieuses et surtout coquettes, deux défauts presque suffisants pour justifier la visite de deux colporteurs.

La jeune fille ne dit rien : mais le regard qu’elle fixa sur l’Olonnais, parut à celui-ci confirmer de tous points les paroles de sa mère.

L’Olonnais et Pitrians replièrent leurs marchandises ; ils achevaient de boucler leurs balles, quand les caméristes rentrèrent.

— Surtout, messieurs, dit la duchesse avec intention, n’oubliez pas les crêpes et les lisières que je vous ai recommandés. Je tiens beaucoup à ces linons, dont on m’a fort vanté l’excellence.

— Madame la duchesse peut-être convaincue que nous ferons l’impossible pour la satisfaire, répondit respectueusement l’Olonnais ; nous attendons encore quelques marchandises de Mexico ; nous espérons que lorsqu’elles seront arrivées, ces dames pourront faire un choix satisfaisant.

Les deux hommes saluèrent, alors, chargèrent leurs ballots et se retirèrent.

Ils retournèrent tout droit à leur hôtellerie ; l’hôte leur annonça à leur arrivée que quelqu’un les attendait dans leur chambre.

Malgré eux cette annonce les fit tressaillir ; dans la position singulière où ils se trouvaient, ils redoutaient en effet tout, et bien d’autres choses encore ; mais grâce à Dieu ils furent fort agréablement surpris, en reconnaissant, dans ce visiteur leur ancien ami de Medellin, don Pedro Garcias.

Le digne haciendero les aborda, selon sa coutume, de la façon la plus cordiale ; cependant l’Olonnais remarqua, non sans inquiétude, que le visage si gai et si placide d’ordinaire, de leur ami, n’avait pas son expression joyeuse habituelle. Ses manières même dénotaient un certain embarras ; on voyait qu’il s’efforçait sans y réussir de ne pas laisser deviner quelque chose qui lui tenait au cœur.

— Soyez le bienvenu, señor don Pedro Garcias ; dit l’Olonnais en se débarrassant de sa balle et la rangeant dans un coin ; vos affaires vont-elle bien ? avez-vous obtenu les résultats que vous désiriez ?

— Oui… oui… mes maîtres, mes affaires vont bien, répondit-il en hochant la tête d’un air embarrassé ; je n’ai pas à me plaindre, tout me réussit que c’est un charme ! et pourtant vous le dirai-je, je ne suis pas content.

— Pas content ! s’écria l’Olonnais, en feignant de s’intéresser aux affaires de son hôte dont en réalité, avouons-le, il se souciait très-médiocrement ; pourquoi donc cela ?

— Mon Dieu ? c’est très-difficile à dire ; il règne en ce moment dans la ville quelque chose qui n’est pas naturel ; qui paralyse tout, sans qu’on sache à quoi l’attribuer ; vous ne vous en êtes pas aperçus ?

— Ma foi non : l’on ne précise rien ?

— Non, pas positivement ; on parle d’une voile suspecte qui a paru au large, il y a quelques jours ; on dit… remarquez bien que je ne suis qu’un écho ?

— Oh ! parfaitement ; allez toujours ; ainsi on dit ?

— Eh bien, on dit donc que cette voile, ou plutôt ce navire, n’est pas autre chose qu’un bâtiment, appartenant aux ladrones.

— Hum ! savez-vous que c’est sérieux, ceci !

— Très-sérieux ; il faudrait s’assurer au plus vite, de la réalité de ce bruit ; ajouta Pitrians en hochant la tête.

— Oui, mais voilà le difficile ; c’est que tout le monde répète ; on m’a dit, sans que personne ne dise : J’ai vu.

— Je comprends cela ; de sorte que la question se complique ?

— Oui, extraordinairement.

— Et l’on ajoute rien ?

— Oh ! on ajoute beaucoup de choses au contraire ; les commentaires vont un train d’enfer.

— Tenez, señor don Pedro, asseyez-vous. Voici d’excellents puos, de vrais havanes ; des feuilles de maïs pour confectionner des pajillos ; là dans cette bouteille du refino de Catalruña, dont je vous garantis l’authenticité ; si vous n’avez rien de pressé à faire, causons ; je vous avoue que tout ce que vous me dites m’intéresse beaucoup.

— Je ne demande pas mieux que de vous être agréable, caballero ; répondit l’haciendero, qui en réalité avait un certain faible pour le refino.

Les trois hommes s’installèrent commodément autour de la table, emplirent leurs verres, allumèrent leurs cigarettes ou leurs cigares, et la conversation reprit :

— Voyons un peu ces histoires que l’on forge, à propos de cette voile prétendue des Ladrones ; dit l’Olonnais en avalant d’un trait le contenu de son verre.

— Voici ce que j’ai entendu, répondit l’haciendero ; les Ladrones, comme vous le savez, ou comme vous ne le savez pas, en votre qualité de tierras a dentro vous pouvez ignorer ces détails…

— En effet, señor, je vous avoue, que venant pour la première fois à la côte, je ne connais même pas de nom, ces Ladrones, dont vous me parlez ; je ne serais pas fâché, d’être renseigné tant soit peu sur leur compte.

— Très-bien ; ces Ladrones sont des bandits hérétiques appartenant à toutes les nations ; ils n’ont pas le bonheur, comme nous de connaître la vraie religion ; ce sont des démons, ayant à peine forme humaine ; ils ont de long cheveux roux, de gros yeux ronds à fleur de tête, le nez épaté, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, avec des dents longues et pointues dont quelques-unes s’avancent au dehors, en se recourbant comme des défenses de sangliers.

— Caraï ! dit l’Olonnais en riant, voilà des gaillards d’une jolie laideur !

— Ajoutez à cela, des cornes comme des chèvres ; des griffes comme les ours et un pied de bouc, qu’ils essaient vainement de dissimuler par d’immenses bottes.

— Ce sont de véritables démons ! s’écria l’Olonnais.

— Est-ce que vous en avez vu ? demanda Pitrians, de son air le plus candide.

— Non ; reprit sérieusement l’haciendero ; mais mon père a cru en apercevoir un de loin, à l’époque où il habitait Carthagène, et qu’il s’était égaré pendant une promenade hors de la ville.

— Brouooou ! dit Pitrians, c’est, à faire frémir !

— Oui, frémir en effet ; ces Ladrones ont apparu tout d’un coup sur une petite île de l’Atlantique, où ils se sont maintenus, malgré tous les efforts tentés pour les détruire ; ces démons n’ont qu’un but ; nuire au genre humain : ils ont la mission de persécuter et surtout de poursuivre à outrance les Espagnols ; cette nation choisie par Dieu même, et préférée à toutes les autres. Aussi font-ils de continuelles tentatives contre les colonies Espagnoles ; et embusqués à l’entrée du golfe du Mexique essaient-ils de détruire tous nos navires, venant d’Europe ou y allant. La barbarie de ces démons ne saurait s’exprimer ; ils infligent à leurs prisonniers des tortures atroces, les rendent esclaves ; on dit même, mais je n’oserais pas affirmer que cela soit vrai, que quelques-uns d’entre eux, vont jusqu’à manger les malheureux Espagnols dont ils s’emparent.

— Vous avez tort, señor don Pedro, dit très-sérieusement l’Olonnais ; vous avez tort de ne pas croire cela ; ces démons sont évidemment capables de tout ; je trouve tout naturel qu’ils aillent jusqu’à manger leurs prisonniers ; quand on est engagé dans une voie semblable, on ne s’arrête plus.

— Vous avez peut-être raison ; señor, mais de tels faits répugnent tellement à la conscience humaine…

— C’est vrai, seulement je vous ferai observer que vous-même avez constaté que ce ne sont pas des hommes, mais des démons.

— Oui en effet ; peut-être avez-vous raison ; on doit s’attendre à tout de la part de ces Ladrones ; les richesses dont ils nous ont dépouillés, sont incalculables ; mais rien ne saurait satisfaire leur avarice. Il y a trois ans le Saint-Père, cédant aux sollicitations et aux remontrances de S. M. catholique, notre Roi, daigna excommunier ces misérables.

— Ah ! ah ! voici une bonne chose ! qu’est-il arrivé de cela ?

— Ce qu’il arriva ? rien du tout ; ne vous ai-je pas dit que ce sont des démons ? les foudres de l’Église sont impuissantes contre eux ; ils tournent en dérision les choses les plus saintes et les plus respectables ; ainsi on rapporte qu’ils poussent l’audace, jusqu’à chanter des cantiques, lorsqu’ils s’élancent à l’abordage d’un navire Espagnol !

— Tout cela est fort intéressant, señor, dit Pitrians, mais avec l’aide de Dieu, un jour viendra où ces Ladrones, comme vous les nommez, retourneront dans l’enfer d’où ils sont sortis ; à présent que vous nous avez instruits de tous ces détails que nous ignorions, voulez-vous nous faire la gracieuseté de revenir à votre point de départ ?

— Je ne demande pas mieux, señores ; je dois donc vous annoncer, que l’on affirme que le navire aperçu il y a quelques jours, s’est approché de la Côte pendant la nuit, qu’il jeté à terre une dizaine de ces misérables bandits ; qu’ils se sont aussitôt répandus dans plusieurs villages, et que quatre ou cinq d’entre eux ont même poussé l’audace, jusqu’à se glisser dans la Vera-Cruz.

— Oh ! firent les deux jeunes gens ; ceci est trop fort !

— Oui, mais malheureusement c’est comme cela.

— Permettez-moi, señor don Pedro, dit l’Olonnais ; sans contester la justesse de vos renseignements, de vous faire observer que ces Ladrones, fussent-ils vingt, ne peuvent, dans aucun cas, nous causer un grand dommage.

— Vous êtes dans l’erreur, señor, ils sont doués d’une force réellement infernale, et d’un courage effroyable ; chacun d’eux, je ne crains pas de le dire ici, chacun d’eux vaut dix Espagnols.

— Oh ! oh ! vous exagérez, señor don Pedro.

— Non, je dis ce qui est, malheureusement.

— Eh bien, señor, même en admettant cela, ils ne seraient pas encore capables de s’emparer de la ville, d’ailleurs ; d’après le portrait que vous nous avez fait de ces démons, ils sont faciles à reconnaître.

— Ah ! fit l’haciendero, avec un sourire dédaigneux, comme on voit bien que vous ne les connaissez pas ! mais sachez donc que l’esprit du mal, leur protecteur, leur a donné la faculté de prendre toutes les formes, pour mieux tromper les chrétiens, c’est-à-dire les Espagnols ; ils peuvent, si cela leur plaît, affecter les apparences les plus belles, les plus douces, les plus aimables ; ainsi, je ne vous connaîtrais pas, je ne saurais pas aussi positivement qui vous êtes, rien n’empêcherait qu’en vous voyant pour la première fois et ignorant à qui j’ai affaire, je ne vous prisse pour des Ladrones.

— Merci, dit l’Olonnais en riant ; comment c’est à ce point ?

— Vous ne vous en faites pas une idée ! s’écria don Pedro.

— Caraï ! savez-vous que vous m’inquiétez vivement.

— Comment cela ?

— Dame, ce que vous dites en riant, vous dont nous sommes connus, d’autres peuvent le dire sérieusement ; alors voyez dans quelle position difficile nous serions, mon ami et moi.

L’haciendero éclata de rire.

— Eh bien ! rassurez-vous, fit-il ; cela a été dit déjà.

— Comment cela a été dit !

— Oui, mais pas positivement ; on n’a rien affirmé.

— Voto à Brios ! le doute est déjà terrible, dans un cas comme celui-là !

— Non, parce que l’affaire est oubliée ; c’était dans une réunion, où je me trouvais, on causait ; tout en causant, la conversation tomba naturellement sur les Ladrones ; comme quelqu’un avançait que certains espions s’étaient glissés dans la ville ; un de mes amis me dit en riant : ah ça, don Pedro, vous êtes arrivé, il y a dix jours à la Ciudad, en compagnie de deux arrieros, tierras à dentro, peut-être sont-ils des Ladrones ? Alors moi je ripostai aussitôt : il est bien facile de prouver le contraire ; d’abord ils ont une recua de plusieurs mules ; puis ils possèdent un assortiment de marchandises précieuses, qu’ils vendent très-consciencieusement ; en admettant que ces hommes fussent des Ladrones, comment leurs mules auraient-elles passé la mer ? Là dessus un rire général éclata et on changea de conversation ; mais chose singulière, la même question m’a été adressée plusieurs fois et par des personnes différentes.

— De sorte que vous commencez à le croire ? fit l’Olonnais en riant.

— Moi ! Dieu m’en garde, señor ! je vois trop bien que vous ne vous occupez que de votre commerce ; de plus, depuis que je vous connais, j’ai été à même de vous apprécier comme vous le méritez ; mais vous savez le proverbe : Si l’on t’accuse d’avoir volé la Giralda de Seville, commence par te sauver, puis tu prouveras que la Giralda est toujours à sa place, et que par conséquent tu ne l’as pas emportée.

— Ainsi vous nous conseillez de nous sauver ?

— Nullement ; ce serait une double maladresse ; dabord parce qu’il ne s’agit ici que de cancans sans importance, et qu’ensuite votre départ changerait ces cancans en soupçons ; ce qui par la suite vous occasionnerait peut-être de graves désagréments ; le but de ma visite est tout simplement celui-ci : vous prouver mon estime pour vous, le cas que je fais de votre amitié, et vous engager à vous tenir sur vos gardes ; un homme prévenu en vaut deux ; vous êtes trop négociants ; vous vous occupez toujours de vos affaires, jamais de vos plaisirs ; je crois même, que vous ne vous acquittez pas régulièrement, ceci soit dit sans intention de vous être désagréable, de vos devoirs de religion, que vous négligez plus que vous ne devriez le faire ; de plus, vous restez trop enfermés chez vous le soir ; vous ne fréquentez pas assez les lieux publics ; cette sauvagerie vous nuit beaucoup dans l’esprit de certaines gens.

— Oui, peut-être avez-vous raison ; comme, dans l’intérêt de notre commerce, nous devons essayer de ne pas nous singulariser et d’être bien avec tout le monde, nous vous remercions de votre bienveillant conseil ; nous en profiterons, autant que possible.

— À la bonne heure ! dit gaîment l’haciendero, faites cela et vous verrez tomber immédiatement tous ces bruits, inventés par l’envie et qui courent en ce moment. Dès que l’on reconnaîtra combien l’on a eu tort d’y ajouter créance, tout sera fini. Perdios ! voilà qui me fait plaisir ; je suis heureux de n’avoir pas hésité à venir m’expliquer franchement avec vous, comme je devais le faire.

— Est-ce que l’on a essayé de vous dissuader de cette démarche amicale ?

— Mon Dieu ! peut-être pas positivement ; mais vous savez comme sont les gens ; on craint toujours de se compromettre, et l’on me disait : prenez garde ! si vous alliez vous tromper ; si ces individus que vous croyez d’honnêtes gens, étaient réellement des espions ? voyez dans quelle position vous seriez ; etc, etc ; je n’ai rien voulu écouter, à présent, j’en suis content ; je vous avoue, que j’avais l’esprit troublé, cela me chagrinait ; maintenant c’est fini, je n’y pense plus ; vos affaires comment vont-elles ? êtes-vous satisfaits ?

— Mais oui, les affaires marchent ; il n’y a pas à se plaindre, nos marchandises sont bien accueillies par les señoras, nous nous en défaisons très-bien ; aujourd’hui par exemple, nous sommes allés visiter le duc de la Torre ; vous connaissez le duc de la Torre ? vous en avez entendu parler, tout au moins ?

— Oui je le connais ; vous lui avez vendu quelque chose ?

— À lui non, mais à madame la duchesse et à sa fille.

— C’est bien ainsi que je le comprends, vous êtes restés assez longtemps dans cette maison ?

— Je ne saurais trop vous dire ? peut-être une heure, peut-être deux ; vous savez ce que c’est qu’un marchand, qui veut se défaire de sa marchandise ; il déploie tous les moyens de persuasion en son pouvoir ; mais je crois que nous sommes à peine restés une heure ou une heure un quart dans l’hôtel du duc.

— Vous vous trompez.

— Comment trompés ?

— Je dis trompés ; vous êtes restés dans cette maison trois heures et demie.

— Comment le savez-vous ?

— Caraï ! bien facilement, je vous attendais à la porte ; il n’y a que lorsque je vous ai vus sortir, que je suis venu ici.

— Vous nous attendiez à la porte ? dit l’Olonnais en fronçant le sourcil ; pourquoi cela ?

— Eh ! mon Dieu ! toujours à cause de ces bruits que l’on fait courir.

— Ceci, señor, demande une explication.

— L’explication est bien facile à donner, vous allez voir.

— Je l’attends, señor don Pedro ; j’ajouterai même que je l’attends avec impatience.

— Vous vous fâchez ?

— Caraï ! comment voulez-vous qu’il en soit autrement ! comment, moi, étranger dans cette ville, où je viens, pour la première fois, dans un but honnête, avoué ; muni de toutes les pièces pouvant au besoin établir et prouver mon identité et mon honorabilité ; au lieu de cette hospitalité, à laquelle j’ai droit, je me trouve en butte aux soupçons ; presque incriminé, et pourquoi ? parce que je m’occupe tout simplement de mes affaires, sans m’embarrasser de ce que font les autres ; on scrute ma pensée, on m’accuse presque d’être un bandit, un démon, que sais-je ! Dios me libre ! je veux dès aujourd’hui en avoir le cœur net ; je vais me rendre l’instant chez l’alcade, faire viser mes papiers ; ce soir même j’aurai quitté la ville.

— Ne faites pas cela, cher señor ; cette démarche vous serait plus nuisible que vous ne le supposez.

— Mais enfin, señor don Pedro, vous conviendrez avec moi, qu’il est singulier qu’on aille jusqu’à me reprocher d’entrer dans une maison, plutôt que dans une autre, pour vendre mes marchandises.

— Voilà précisément le malheur, señor, c’est que cette maison dans laquelle vous êtes entré, en toute sûreté de conscience, j’en suis convaincu, est presque mise à l’index dans la ville.

— Comment, la maison du duc de la Torre ! le vice-roi du Pérou !

— Eh mon Dieu oui ! le duc de la Torre, le vice-roi du Pérou ! remarquez bien que je suis en dehors de toutes ces choses ; je ne cherche qu’à vous instruire afin de vous éviter des ennuis regrettables ; vous ne connaissez personne à la Vera-Cruz, puisque vous y venez pour la première fois. Eh bien, il importe que vous sachiez ceci : Le duc de la Torre est presque français ; son père exilé pour haute trahison est mort en France ; le duc de la Torre actuel a épousé une française ; on ignore grâce à quelle influence S. M. C. notre roi Charles II, a daigné le nommer vice-roi du Pérou ; le roi Louis XIV a prêté au duc, pour venir en Amérique, un bâtiment qui a fait une longue relâche à St-Domingue.

— Bon ! que me fait tout cela ? dit l’Olonnais avec une feinte surprise.

— Comme on voit bien que vous ignorez tout ce qui se passe ? répondit l’haciendero en haussant les épaules ; St-Domingue est en partie occupé par les Ladrones, ils y ont leur repaire. Le duc de la Torre est demeuré près d’un mois dans cette île, au milieu des Ladrones avec lesquels, dit-on, il s’entend fort bien.

— Ah ! diable ! fit l’Olonnais en hochant la tête.

— Ah ! ah ! vous commencez à comprendre.

— Mais je le crois : cela peut être sérieux ?

— Plus que vous ne le supposez ; on dit tout bas que le projet caché du duc de la Torre, qu’un vaisseau de guerre français a conduit ici, à la Vera-Cruz ; on dit tout bas, qu’il a l’intention avec l’aide des Ladrones de s’emparer de la ville ; de toutes celles du littoral, puis lorsqu’il sera maître de la côte, de marcher sur Mexico, faire le vice-roi prisonnier, et se proclamer roi du Mexique.

— Ah ! par exemple, la bourde est trop forte ! s’écria l’Olonnais, en riant à se démettre la mâchoire.

— Je partage cet avis ; mais souvenez-vous de ceci, il n’y a bourde, si forte qu’elle soit, qu’on ne fasse avaler aux gens, en sachant bien s’y prendre.

— C’est juste, mais celle-ci a une raison et un but ; ses propagateurs doivent savoir pourquoi, ils la prônent ? ils ont sans doute un intérêt à agir ainsi ?

— Eh mon Dieu oui ! on a toujours un intérêt à faire le mal ; le duc compte beaucoup d’ennemis ; ces ennemis sont puissants ; furieux de son élévation, pour miner plus facilement sa fortune, ils commencent par essayer de le perdre dans l’opinion publique.

— Sur ma foi, voilà un triste pays ! je vous avoue, cher don Pedro, que je regrette fort d’y être venu ; si c’était à recommencer, sachant ce que je sais aujourd’hui, Caraï ! je me garderais bien de le faire !

— Très-bien ! mais ces réflexions viennent trop tard ; vous y êtes il vous faut y rester ; ainsi croyez-moi ; agissez avec la plus grande prudence ; tournez, comme on dit vulgairement, sept fois votre langue dans la bouche avant de parler ; surtout suivez les conseils que vous donne un ami.

— Certes je les suivrai ! je ne me soucie pas, moi honnête et paisible marchand, de me mettre dans l’embarras ; seulement je vous certifie que, aussitôt que j’aurai réussi à me défaire de mes marchandises, je partirai sans regarder derrière moi.

— Et vous ferez bien, mon maître ! quant à présent faites contre fortune bon cœur, ne laissez rien paraître de ce que vous éprouvez ; évitez surtout de remettre les pieds chez le duc.

— Oh ! quant à cela, soyez tranquille, señor don Pedro ; je m’en tiendrai toujours au moins à cent varas ; cependant je vous avoue que ce sacrifice m’est fort pénible ; c’est une maison où j’ai trouvé à vendre mes marchandises dans d’excellentes conditions ; la duchesse et sa fille sont généreuses, elles ne chicanent pas sur les prix ; que le diable enlève tous les forgeurs d’histoires ! ces gens là n’ont donc rien à faire qu’ils passent leur temps à s’occuper ainsi des autres !

Don Pedro se mit à rire.

— Cela est ainsi pourtant, toujours, et partout, amigo.

— Pardonnez-moi ; à Mexico, nous n’avons pas de ces brouillons.

— Parce que la ville est plus grande, et qu’on se connaît moins.

— C’est possible ; ainsi vous me conseillez ?

— Tout simplement de changer votre manière de vivre.

— Bon : et pour commencer ?

— Tenez, si vous voulez pour commencer, nous irons dîner de compagnie à l’ordinaire de Guadalupe ; c’est une maison fort achalandée ; bien tenue ; fréquentée par toutes espèces de gens ; les prix ne sont pas trop élevés ; il ne sera pas mal qu’on vous y voie.

— Soit ; va pour l’Ordinaire de Guadalupe, mais ensuite, comment terminerons-nous la soirée ?

— Vous n’avez plus rien à faire aujourd’hui ?

— Mon ami et moi, nous avions certains projets, mais tout ce que vous nous avez dit a jeté un tel trouble dans nos idées, qu’il ne nous faudra pas moins de vingt-quatre heures, pour nous remettre dans notre assiette ; nos affaires, pour aujourd’hui, sont donc complètement terminées.

— Très-bien ; alors voici ce que nous ferons ; nous nous promènerons pendant une heure ou deux à l’Alameda ; vous ne la connaissez sans doute pas encore ?

— Non, pas du tout.

— L’heure venue, nous nous rendrons à l’Ordinaire, où nous dînerons ; de là, si vous y consentez, nous terminerons la soirée au Velorio de las Ventanas qui se trouve dans Callejon de l’Ensenada.

— Qu’est-ce qu’un Velorio ?

— Comment vous l’ignorez ? il n’y en a donc pas à Mexico ?

— Peut-être y en a-t-il, mais je n’y ai jamais mis les pieds.

— Eh bien, si cela est, permettez-moi de ne rien vous dire ; vous aurez ainsi le plaisir de la surprise ; c’est vraiment curieux un Velorio, vous verrez ; là vous coudoierez bien des individus avec lesquels il est très-important que vous soyez en bons termes ; du reste, quand le moment sera venu, je me réserve de vous les faire connaître.

— Mon ami et moi, cher señor don Pedro, nous ne savons réellement pas comment vous remercier de tant d’obligeance ; mais nous comptons sur l’avenir ; peut-être viendra-t-il un jour, où nous pourrons vous prouver notre reconnaissance.

— Oui ! dit Pitrians ; et vive Dios ! ce jour-là, nous n’y faillirons pas !

— Allons, allons, señores ; ne parlons pas de cela ; je fais ce que ferait tout honnête homme en voyant ses amis dans l’embarras. Per dios ! on doit s’aider les uns les autres ; nous ne sommes pas des Gringos nous autres, nous sommes des chrétiens ; il est de notre devoir de le prouver à l’occasion ; maintenant que faisons-nous, señores ?

— Nous partons.

— Eh bien alors ; en route.

Les trois hommes sortirent de la chambre et quittèrent l’hôtellerie, après avoir échangé quelques compliments avec l’hôtelier ; devoir que don Pedro ne pouvait éviter de remplir, puisque le digne homme était son compère.