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Les rois de l’océan :Vent-en-panne/11

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E. Dentu (2p. 174-191).
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XI

OÙ LE CHAT-TIGRE PREND SA REVANCHE

Pendant que les frères de la Côte préparaient activement à Port-Margot une formidable expédition contre la Vera-Cruz, il se passait dans cette ville certains événements dont il est important d’instruire le lecteur.

La situation de l’Olonnais et de Pitrians se faisait de jour en jour plus difficile à la Vera-Cruz.

La querelle sanglante que l’Olonnais avait eue au Velorio de las Ventanas, était cause en partie des difficultés chaque jour plus nombreuses, que les jeunes gens voyaient à chaque pas surgir devant eux.

Cette querelle avait été plus qu’une imprudence ; ç’avait été une faute irréparable.

En effet, bien que leur incognito ne fût pas encore percé à jour, cependant, à cause de cette violence que rien de sérieux ne justifiait suffisamment, ils s’étaient mis à dos tout ce que la Vera-Cruz renfermait à cette époque de bandits de la pire espèce ; et s’étaient ainsi créé un nombre considérable d’ennemis d’autant plus redoutables, qu’ils n’avaient rien à perdre, mais au contraire tout à gagner, dans la vengeance qu’ils méditaient contre les deux hommes.

Le Chat-Tigre n’avait pas manqué d’exciter autant qu’il l’avait pu, la haine de tous ces coupe-jarrets contre les deux arrieros, qu’il redoutait instinctivement, et que dès la première rencontre, il avait reconnus pour ennemis.

Une fois, malgré le conseil de don Pedro Garcias, l’Olonnais avait voulu retourner au Velorio ; connaissant le mauvais vouloir dont étaient animés les hideux habitués de ce bouge contre lui, il avait cru leur imposer, en allant carrément les défier, jusque dans leur repaire.

L’affaire avait été rude ; tous les bandits s’étaient réunis contre les deux jeunes gens, ceux-ci n’avaient réussi qu’à grand’peine à s’échapper de leurs mains, non sans leur laisser quelques-unes de leurs plus belles plumes ; et ne conservant que des loques informes de leurs vêtements.

La leçon était dure, d’autant plus dure qu’ils ne s’étaient sortis des griffes de ces bêtes féroces, qu’en les intimidant avec les pistolets, qu’ils portaient toujours sur eux.

Nouvelle imprudence plus grande que toutes les autres : Les Hispanos-américains, les Mexicains surtout, particulièrement ceux de la basse classe, tels que les Leperos et autres gens de la même sorte, professent une crainte superstitieuse pour les armes à feu ; en laisser voir dans une querelle, c’est presque se dénoncer comme étranger ; eux dans leurs rixes n’emploient jamais que le couteau, dont ils se servent du reste très-adroitement, et dont ils ont une telle habitude qu’ils ne le redoutent plus.

Le Chat-Tigre, malgré, ou peut-être à cause du rôle qu’il jouait en ce moment, jouissait d’une influence occulte ; il n’hésita pas à dénoncer les deux hommes comme étrangers ; de là à les faire passer pour espions, et à réveiller les soupçons à peine assoupis, conçus d’abord contre eux ; il n’y avait qu’un pas, ce pas fut aussitôt franchi.

Un matin, les deux jeunes gens se préparaient à sortir, lorsqu’un alguazil se présenta à leur domicile, leur exhiba un mandat, et leur enjoignit de le suivre chez le Juez de Letras ; qui avait, disait-il, certains renseignements à leur demander.

L’invitation était un ordre ; les deux jeunes gens le comprirent ainsi ; la force n’était pas de leur côté, ils se virent, à leur grand regret, dans la dure nécessité d’obéir.

Le Juez de Letras était un petit homme rondelet à la physionomie simiesque, d’une expression joviale, dont les yeux ronds et gris brillaient comme des escarboucles.

— Ah ! ah ! dit-il, No Cardillo, voilà les deux hommes en question ?

— Oui, señor don Prudencio Bribon, j’ai l’honneur de vous les amener.

— Très-bien ; reprit le juge en se frottant les mains, laissez-moi causer avec eux ; pendant ce temps, tenez-vous dans la pièce à côté, si j’ai besoin de vous, je vous avertirai.

L’alguazil fit un grand salut à son supérieur et se retira.

— Eh ! eh ! jeunes gens, que se passe-t-il donc ? reprit le jovial magistrat, quand la porte se fut refermée sur son acolyte ; nous nous amusons donc ? nous faisons donc des farces ?

— Nous, señor Juez de Letras ? répondit l’Olonnais, on vous a trompé certainement ; nous sommes des marchands paisibles, entièrement absorbés par le soin de notre commerce.

— Oui, oui, fit-il en se grattant le front, et en fixant sur le jeune homme un regard pétillant de finesse ; votre commerce, je le sais bien ; il doit même vous occuper beaucoup, si ce qu’on m’a rapporté est vrai ; eh ! eh ! qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais que vous dire, señor Juez de Letras ; ce matin, mon associé et moi, nous dormions encore, lorsqu’on est venu nous chercher pour nous conduire ici ; ainsi que vous l’a dit votre agent, nous sommes venus, de notre plein gré ; nous n’avons même pas questionné l’homme qui nous conduisait, de sorte que nous ne savons absolument rien, des raisons qui ont pu motiver cette visite ; nous attendons que vous daigniez nous instruire.

— Ainsi vous ne savez rien ? Eh ! eh !

— Rien absolument, señor.

— Ni vous non plus, sans doute ? reprit le juge en se tournant vers Pitrians, qui, jusque-là, était demeuré immobile et silencieux auprès de son ami.

— Moi, señor, je ne sais qu’une chose…

— Ah ! ah ! dit-il en se frottant joyeusement les mains, voyons un peu, laquelle ?

— C’est que je suis marchand ambulant, que je m’occupe activement de la vente de mes marchandises, et qu’en dehors de cela, je mange, je bois, je fume et je chante.

— Ah ! ah ! et vous ne savez rien de plus… Eh ?

— Ma foi non.

— Eh bien, mes chers amis, vous êtes accusés d’un crime horrible, qui, s’il est prouvé, vous coûtera tout simplement la tête ; voilà, qu’en pensez-vous ?

— Dame ! señor, répondit l’Olonnais, n’ayant jamais que je sache, commis un crime quelconque, je ne puis guère avoir d’opinion là-dessus.

— Et puis, ajouta Pitrians en haussant les épaules, il ne suffit pas d’accuser les gens, il faut prouver qu’ils sont coupables ; jusqu’à ce moment, señor Juez, il me semble que cette preuve vous fait complétement défaut.

— Vous croyez cela, eh ? Eh bien ! vous pourriez vous tromper ?

— Alors, si vous avez la preuve de notre culpabilité, dit l’Olonnais, pourquoi causez-vous avec nous, comme vous le faites, señor Juez ? au lieu de nous faire tout de suite arrêter et conduire à la carcel ; car enfin ce n’est pas un interrogatoire que nous subissons.

Cette réponse gêna visiblement le juge ; il fut saisi d’une petite toux sèche, qui l’aida visiblement à dissimuler tant bien que mal son embarras.

— Eh mon Dieu ! dit-il, enfin, si je cause avec vous comme je le fais, c’est que vous m’intéressez ; vous êtes jeunes, vous avez des physionomies ouvertes, l’air franc ; ce qui fait que malgré moi je ne puis croire tout ce qu’on rapporte sur votre compte.

— Nous vous rendons grâce, señor Juez, de la bienveillance que vous daignez nous témoigner ; nous sommes prêts à tout faire, pour nous en montrer dignes ; nous sommes des cristianos viejos sans mélange de sang indien dans les veines ; mes parents et ceux de mon associés, sont natifs d’Oviedo dans les Asturies, la province la plus fidèle de l’Espagne, et de laquelle n’est jamais sorti un traître ; il y a vingt-deux ans nous étions encore à la mamelle, lorsque nos parents passèrent la mer et vinrent se fixer à Queretaro ; sans rien préjuger sur les calomnies infâmes répandues sur notre compte, si vous me le permettez, señor Juez, je placerai sous vos yeux certains papiers qui vous fourniront la preuve péremptoire de notre honorabilité, et combien doit être grande notre indignation, à la seule pensée qu’un soupçon puisse nous atteindre.

Ces paroles furent prononcées avec un accent si noble et en même temps si ferme, que le juge en fut frappé.

— Où sont ces papiers ? demanda-t-il.

— Les voici, señor ; répondit le jeune homme, en retirant un portefeuille de la poche de côté de son dolman, et en sortant quelques papiers qu’il présenta au juge.

Ainsi que le sait le lecteur, Vent-en-Panne avait réussi, ce qui ne lui avait pas été difficile, à se procurer des papiers d’une authenticité incontestable, et en assez grand nombre ; il les avait donnés aux deux jeunes gens avant de les mettre à terre, afin qu’il pussent prouver leur identité, au cas où se présenterait une circonstance embarrassante, comme celle dans laquelle ils se trouvaient en ce moment.

L’Olonnais s’était chargé de garder ses papiers ainsi que ceux de son ami.

Jusque-là, les deux jeunes gens n’avaient pas eu besoin d’en faire usage, mais le moment était venu enfin de s’en servir, aussi l’Olonnais n’hésita-t-il pas à les montrer.

Le Juez de Letras, ouvrit les papiers les uns après les autres et les parcourut avec une sérieuse attention ; cet examen se prolongea pendant près de trois quarts d’heure, durant lesquels le magistrat ne laissa pas que de jeter des regards sournois sur les deux jeunes gens, chaque fois qu’il pensa ne pas être observé par eux ; mais ceux-ci étant sur leurs gardes ; il ne surprit rien sur leurs visages, qui pût l’éclairer d’une façon ou d’une autre ; enfin lorsqu’il eut lu et relu ces papiers, le magistrat les replia méthodiquement, et les rendit à l’Olonnais, en lui disant, tout en faisant clignoter ses petits yeux gris :

— Eh ! eh ! jeune homme, vous avez là, sur ma foi, de bons certificats, des papiers fort utiles, qui pourront au besoin vous rendre probablement de grands services ; pour cette fois, ils vous sont inutiles ; il est évident pour moi que la malignité seule, a pu inventer le crime que l’on vous impute.

Tout en parlant ainsi, le digne juge examinait sournoisement les deux jeunes gens, afin de lire sur leurs visages l’impression produite par ses amicales paroles.

Mais cette fois encore, il en fut pour ses frais de rouerie, ou plutôt, soyons polis, de diplomatie ; il ne lut autre chose sur les traits des deux jeunes gens, que la satisfaction de voir qu’une impartiale justice leur était rendue, et que leur loyauté n’était plus mise en doute.

— Je suis heureux, señores, reprit le juge, de voir que je ne m’étais pas trompé dans la bonne opinion que j’avais conçue de vous ; vous êtes libres ; seulement, je vous demande votre parole de ne pas retourner dans l’intérieur, sans m’en avoir prévenu.

— De grand cœur, señor Juez, cette condition n’a rien d’offensant pour nous, répondit l’Olonnais ; nous nous tiendrons à vos ordres ; du reste, nous n’avions pas l’intention, croyez-le, de retourner à Queretaro sans vous en prévenir d’abord, et ensuite sans nous munir des papiers exigés par la loi, et indispensables à tout voyageur, se rendant dans les terres tempérées.

— À la bonne heure, jeunes gens, voilà qui me plaît ; je suis heureux de vous voir à si bon marché hors des griffes crochus de dame justice ; eh ! eh ! la justice espagnole est comme celle de tous les pays ; quand elle tient, elle serre fort et ne relâche pas facilement ; qu’en pensez-vous ?

Cette flèche du Parthe, lancée un peu à l’aventure, par le Juez de Letras, retomba inoffensive et sans produire l’effet que peut-être en attendait le digne magistrat.

— Señor, répondit l’Olonnais, comme je n’ai jamais quitté le Mexique j’ignore de quelle façon la justice procède dans les autres pays ; quant à la justice espagnole, comme cette fois est la première que j’ai affaire à elle, je ne puis que constater la manière à la fois noble, courtoise et impartiale dont elle agit envers les malheureux appelés à comparaître devant elle.

Ce dernier éloge acheva de gagner le cœur du digne magistrat ; il appela son alguazil, et lui dit, tout en souriant aux deux jeunes gens :

— Ces caballeros sont libres ; ils peuvent se retirer où bon leur semblera ; quant à vous, et à vos pareils, ajouta-t-il en fronçant le sourcil ; ce qui fit trembler le misérable agent, quand vous aurez des dénonciations à me faire, tâchez de ne pas commettre d’erreurs semblables à celle d’aujourd’hui : cette fois, il vous en coûterait cher, allez.

Le pauvre diable courba l’échine, rentra ses cornes, lança à la dérobée un regard sournois sur les deux jeunes gens, et se retira tout penaud de cette rude mercuriale.

L’Olonnais et Pitrians prirent alors congé du juge ; celui-ci leur sourit gracieusement et les accompagna jusqu’à la porte de son cabinet.

Dans l’antichambre, l’Odonnais rencontra l’alguazil, auquel avec une bonne parole, il mit une once dans la main ; baume tout-puissant pour la blessure d’amour-propre que celui-ci avait reçue, et qui fit immédiatement s’épanouir un sourire de satisfaction béate sur la face ignoble de ce drôle ; l’Olonnais n’avait pas voulu laisser à la haine de ce misérable policier, le temps de prendre racine. Il fit bien ; car grâce à cette pièce d’or généreusement donnée, il se fit un allié de ce coquin, qui, sans cela, serait peut-être parvenu à lui créer de graves embarras.

En quittant le juge, les deux jeunes gens rentrèrent tout droit à leur auberge. L’hôtelier, que la visite qu’ils avaient reçue le matin, et la façon dont ils étaient sortis avaient fort inquiété, car il portait un intérêt véritable à ses locataires, témoigna la joie la plus vive en les voyant revenir.

— Eh bien, tout s’est arrangé, dit-il gaiement, vous voilà libres !

— C’était un malentendu, bien vite éclairci, répondit l’Olonnais ; nous n’avons pas un seul instant été considérés comme prisonniers ; du reste, nous devons reconnaître qu’on s’est conduit envers nous de la façon la plus courtoise.

Après avoir ainsi satisfait la curiosité bien légitime de leur hôte, les deux jeunes gens gagnèrent leur chambre, se munirent de quelques marchandises et quittèrent immédiatement l’hôtellerie, après avoir revêtu un costume de cheval.

Pas un mot n’avait été échangé entre eux.

Ils se rendirent chez un loueur de chevaux, firent prix pour deux bêtes qu’ils devaient conserver pendant huit jours, à raison de quatre piastres par jour ; après avoir annoncé leur intention d’aller vendre leurs marchandises dans les villages environnants, ils donnèrent l’ordre qu’on leur amenât leurs chevaux à deux heures précises de l’après-midi, à l’ordinaire où ils avaient l’habitude de prendre leurs repas, et ils se retirèrent.

À l’heure dite, ils montèrent à cheval et quittèrent la ville ; on était depuis longtemps déjà accoutumé à les voir aller et venir avec leurs marchandises, aussi les laissa-t-on, sans difficulté, franchir les portes.

Depuis leur sortie du bureau de police, aucune explication n’avait eu lieu entre les deux jeunes gens, c’est à peine même, s’ils avaient échangé quelques mots.

Pitrians, depuis longtemps accoutumé au caractère peu communicatif de son ami, ne s’inquiétait que très-médiocrement de ce mutisme ; convaincu que celui-ci avait de fortes raisons, que plus tard il lui communiquerait, d’agir ainsi ; il suivit donc avec une obéissance automatique les mouvements qu’il lui faisait faire sans essayer d’en découvrir les motifs.

Ils trottèrent côte à côte pendant près d’une heure, sans qu’un mot fut prononcé entre eux ; Pitrians remarqua seulement qu’ils se dirigeaient vers Medellin.

Enfin ils atteignirent un bois taillis, peu éloigné du village, et s’y engagèrent ; arrivés à une espèce de carrefour, où plusieurs sentiers aboutissaient, l’Olonnais arrêta son cheval et mit pied à terre.

— Ah ! fit Pitrians, avec un sourire de satisfaction, il paraît que c’est ici que nous nous arrêtons ?

— Oui, provisoirement, répondit l’Olonnais avec un fin sourire.

— Bah ! est-ce que nous commençons un voyage ?

— Qui sait ? reprit le jeune homme.

Les deux hommes s’étendirent sur l’herbe ; se reposant avec délices, sous l’ombre touffue des liquidembars, de la chaleur qu’ils avaient supportée pendant leur longue course en plein soleil.

— Tu n’as pas été intrigué de mon long silence ? demanda l’Olonnais.

— Moi ? pas le moins du monde ; pourquoi voudrais-tu que je fusse intrigué ? j’ai supposé que si tu ne disais rien, c’est que tu n’avais rien à dire, ou que peut-être l’endroit ne te semblait pas bien choisi pour une conversation intime.

— Tu as parfaitement deviné, l’endroit ne me semblait pas favorable, en effet ; j’ai préféré te conduire en rase campagne ; ici du moins, nous pouvons causer tout à notre aise sans craindre les espions.

— Et Dieu sait s’il y en a dans ce pays béni du ciel ! s’écria Pitrians en riant.

— Oui, il n’en manque pas, reprit l’Olonnais ; tu ne saurais t’imaginer, cher ami, la terreur que j’éprouve à présent pour les chambres d’auberge ; je crois toujours sentir quelque espion grouiller derrière ma porte et apercevoir son œil sinistre me regardant par le trou de la serrure.

— Oh ! dame ! que veux-tu, nous sommes dans le pays de l’inquisition.

— Oui, c’est vrai ; mais c’est égal, c’est dur ; nous avons reçu ce matin une leçon qui ne doit pas être perdue ; surtout il faut éviter avec soin de nouveaux démêlés avec la police ; nous ne sortirons pas toujours, aussi facilement de ses griffes que nous l’avons fait aujourd’hui.

— Oui, mais comment nous en garder ?

— Ah ! voilà ! c’est précisément pour cela que je t’ai conduit ici afin de m’entendre avec toi.

— Hum ! je te confesse que quant à moi, je suis fort embarrassé pour te répondre ; je ne sais pas du tout quel moyen employer ; ce qui est certain, c’est que nous sommes surveillés, espionnés, et cela si bel et si bien, que nous ne pouvons plus faire un pas sans avoir derrière nous un mouchard.

— Ceci est d’une exactitude mathématique, je n’essaie même pas de le discuter ; le cas est d’autant plus difficile pour nous, qu’il nous faut à la fois veiller sur nous et sur le duc de la Torre.

— Oh ! le duc de la Torre n’a rien à craindre, tant qu’il restera à la Vera-Cruz.

— Détrompe-toi, cher ami, j’ai appris hier, par l’entremise de don Pedro Garcias, qui est définitivement notre providence, une nouvelle à laquelle j’étais loin de m’attendre, et qui me montre à quel point en est arrivée la haine des ennemis du duc. Sais-tu ce qui se passe ?

— J’attends que tu me renseignes.

— C’est vrai ; eh bien écoute ! Aujourd’hui, entre quatre et cinq heures du soir, arrivera à la Vera-Cruz, un courrier expédié par le vice-roi de la nouvelle Espagne ; tu as entendu dire, n’est-ce pas, par le duc, qu’il avait demandé au vice-roi l’autorisation de se retirer, jusqu’à son départ pour le Pérou, dans une ville de la région des terres tempérées, afin de ne pas laisser sa famille exposée au vomito negro ?

— Oui, et si j’ai bonne mémoire, le duc nous a affirmé que cette autorisation lui avait gracieusement été accordée par le vice-roi.

— Eh bien ! cher ami, cette autorisation si gracieusement accordée, comme tu le dis si bien, n’était qu’un leurre, afin d’endormir ses soupçons et l’engager à quitter la ville comme tout portait à croire qu’il le ferait ; le duc a-t-il reconnu la justesse de mes observations ? d’autres considérations l’ont-elles retenu ? je l’ignore ; seulement ses ennemis, voyant qu’il s’obstinait à ne pas sortir de la ville, et désespérant de l’y contraindre, ont résolu de jeter le masque. Le courrier qui ce soir arrivera à la Vera-Cruz, porte l’ordre d’arrêter le duc de la Torre et de le renvoyer en Espagne, comme convaincu de haute trahison, pour être demeuré à Saint-Domingue avec les boucaniers, etc., etc., je te passe le reste.

— Mais c’est une infamie ! s’écria Pitrians avec indignation.

— Tout simplement, mon ami ; voilà les nouvelles que j’avais à te communiquer ; tu comprends, n’est-ce pas, leur gravité ? Et combien il était important que notre conversation ne fût pas entendue ?

— Certes ; ainsi c’est pour cela que tu m’as amené ici ?

— Oui ; et pour autre chose encore.

— Voyons ton second motif ?

— J’ai pensé à une chose ; nous n’avons plus que deux jours à attendre ce que tu sais…

— C’est vrai, après ?

— La route de la Vera-Cruz à Mexico, est fort mauvaise ; règle générale, il faut sept jours à un Indien, bon marcheur, pour la parcourir.

— C’est possible, mais où veux-tu en venir ?

— Tu vas voir, je t’ai dit que le courrier doit passer près d’ici.

— Ah ! bon, je crois que je commence à comprendre.

— Qu’est-ce que tu commence à comprendre ?

— Parbleu ! il ne faut pas être sorcier pour cela ; nous nous embusquons, le courrier passe, nous lui enlevons ses dépêches, nous le tuons et nous l’enterrons quelque part, dans ces fourrés près d’ici ; n’est-ce pas cela ?

— À peu près, tu brûles, cher ami.

— Alors nous ne le tuons pas ?

— À quoi bon verser le sang de ce pauvre diable.

— Bah ! un gavacho !

— C’est un homme, après tout.

— Tu crois ? cela m’est égal, comme tu voudras ; que faisons-nous ?

— Nous nous embusquons, nous lui prenons ses dépêches, puis après l’avoir bâillonné et lui avoir bandé les yeux ; nous le cachons jusqu’à la nuit dans un fourré ; aussitôt le soleil couché, nous transportons notre gaillard dans la caverne ; là, nous l’attachons solidement après l’avoir bien fait manger, et nous l’abandonnons à ses réflexions ; il jeûnera quarante-huit heures, mais dame ! que veux-tu, il faudra qu’il en prenne son parti ; il n’en mourra pas.

— Après tout, s’il en meurt, dit philosophiquement Pitrians, ce sera tant pis pour lui ; il y aura mis de la mauvaise volonté.

À cette boutade, les deux amis se mirent à rire.

— Tu es sûr que ce courrier doit passer par ici ? dit Pitrians.

— Très-sûr ; sans même nous déranger, nous le verrons déboucher de l’un des chemins qui se croisent à ce carrefour ; voilà pourquoi du reste je t’ai directement amené ici.

— Et le duc, que comptes-tu faire avec lui ?

— Ma foi, je ne sais pas trop ; j’ai eu l’honneur d’être reçu deux fois par madame la duchesse ; j’ai réussi à m’introduire dans le palais et à en sortir de même ; l’avis de la duchesse est que son mari doit être laissé dans l’ignorance la plus complète des événements qui se préparent ; lorsque ces événements se seront accomplis, alors, contraint par les circonstances, il suivra sans doute l’impulsion qui lui sera donnée.

— C’est aussi l’avis de Vent-en-Panne ; il paraît que la duchesse connaît bien son mari ?

En ce moment le bruit d’un pas pressé se fit entendre dans les halliers.

Presque aussitôt les buissons s’écartèrent violemment et un homme couvert de poussière et dont le visage ruisselait de sueur apparut dans le carrefour.

Les jeunes gens avaient posé la main sur leurs armes ; ils firent un geste de surprise en reconnaissant dans cet homme l’alguazil qui le matin même les avait conduits chez le Juez de Letras.

— Señores ! s’écria-t-il d’une voix haletante, sans attendre d’être interpellé, vos démarches ont été espionnées, vos pas suivis, on sait où vous vous êtes arrêtés.

— C’est impossible ! s’écria l’Olonnais.

— Vous voyez bien que non, repartit l’alguazil en haussant les épaules, puisque me voilà ! Ne m’interrompez pas, le temps presse ; on se doute que vous voulez intercepter le courrier de Mexico ; une dizaine d’hommes se sont lancés à votre poursuite ; ces dix hommes sont commandés par el Gato-Montès, votre ennemi personnel ; avant un quart d’heure, ils seront ici ; maintenant c’est à vous à voir ce que vous voulez faire ?

— Qui vous a poussé, dit l’Olonnais, à agir comme vous le faites et à nous donner ces renseignements ?

— J’ai voulu vous prouver que je ne suis pas un ingrat ; ce matin vous m’avez donné une once, ce soir je vous sauve la vie, nous sommes quittes.

— Non pas ! dit vivement l’Olonnais, et la preuve la voici ; prenez ces vingt-cinq onces et persévérez dans votre honnêteté, cela vous portera bonheur.

— Mais qui donc êtes-vous ? s’écria-t-il avec stupéfaction, pour que l’or ruisselle ainsi entre vos doigts ? de grands seigneurs déguisés, sans doute ?

— Peu importe ce que nous sommes, vous nous avez rendu un service que nous n’oublierons pas ; partez, hâtez-vous, si l’on vous trouvait ici vous seriez perdu.

— C’est vrai, señores ; s’écria l’alguazil, adieu ! que Dieu vous protège !

Sans plus de cérémonies il s’éloigna en courant et bientôt il disparut dans les halliers.

— Que faire ? dit alors Pitrians.

— Tout simplement remonter à cheval, continuer notre route paisiblement, comme si nous allions à Medellin, et nous y rendre en effet si nous le pouvons. Quant à l’affaire pour laquelle nous sommes venus, elle est manquée, il n’y faut plus penser.

Tout en parlant ainsi, les deux jeunes gens étaient remontés à cheval et s’éloignaient au grand trot du carrefour.

— Ils n’auront pas de prétextes, puisque nous ne serons pas sur le passage du courrier ; que nous voyageons tranquillement pour nos affaires, dans un but avoué, comme tout le monde.

— Heu ! heu ! tout cela est très-bien ; mais je t’avoue que je ne me fie guère au Chat-Tigre ; et que je ne serais pas fâché de savoir à quoi m’en tenir sur cette affaire.

— De deux choses l’une ; ou ne nous trouvant pas à l’endroit où ils comptaient nous rencontrer, ils rebrousseront chemin, où aveuglé par sa haine le Chat-Tigre voudra nous arrêter quand même, et alors comme il ne sera pas dans la légalité, il y aura bataille ; je ne me soucie pas de me laisser prendre comme cela, par ce drôle ?

— Ni moi non plus ; dit Pitrians.

— Nous avons chacun deux paires de pistolets, des munitions en quantité, nos machetes et nos poignards, s’ils veulent risquer la bataille ce sera tant pis pour eux, nous résisterons bel et bien.

— Parfaitement, et si nous sommes accablés par le nombre ?

— Tout en combattant, notre but devra tendre continuellement à nous échapper, chacun d’un côté différent.

— Le rendez-vous sera ?

— À la caverne ; si l’un de nous est pris ; dame ! tu comprends, cher ami, l’autre agira selon les circonstances.

— Sacrebleu ! sais-tu que ce n’est pas gai du tout, cette conversation-là ?

— Le fait est, qu’elle manque complétement de charme.

Ils avaient traversé le bois dans toute sa longueur ; ils ne se trouvaient plus qu’à une dizaine de pas, d’un autre bois distant d’un quart de lieue tout au plus de Medellin, quand tout à coup, ils entendirent derrière eux le bruit toujours croissant de la course rapide de plusieurs chevaux lancés à fond de train.

— Attention ! dit l’Olonnais, voici l’ennemi.

— Piquons-nous ? demanda Pitrians.

— Pourquoi faire ? cela ne nous sauverait pas et augmenterait les soupçons ; continuons à trotter comme si de rien n’était, mais ayons la main sur nos armes.

À peine cinq minutes s’étaient-elles écoulées, lorsque dix ou douze cavaliers apparurent, arrivant avec la rapidité de la foudre, sur les deux hommes.

Ceux-ci firent volte-face et s’arrêtèrent juste au milieu du chemin.

— Qu’est-ce à dire, et à qui en avez-vous, señores ? demanda l’Olonnais d’une voix haute et ferme ; quel est cet appareil de forces que vous déployez sur le grand chemin du Roi ?

— C’est à vous-mêmes que nous en avons, répondit le Chat-Tigre avec ironie ; je suis porteur d’un mandat en règle du corrégidor ; mandat qui m’enjoint de vous arrêter et de vous appréhender au corps, vous et votre compagnon, partout où je vous rencontrerai.

— Voilà un mandat plus facile à donner qu’à exécuter, mon maître ; reprit l’Olonnais ; d’ailleurs, il n’est justifié par aucun motif plausible, nous voyageons pour nos affaires ; laissez-nous paisiblement continuer notre route et retirez-vous.

— Allons, allons ; assez de paroles ; vous n’avez pas à discuter avec moi la validité du mandat dont je suis porteur ; c’est avec le corrégidor seul, que vous aurez à vous expliquer ; si vos raisons sont bonnes, il les accueillera ; voulez-vous vous rendre, oui ou non ?

— Non, et de plus, je vous avertis que si vous nous y contraignez, nous repousserons la force par la force.

— À votre aise ! répondit le Chat-Tigre en ricanant. Pour la dernière fois, au nom du roi, voulez-vous vous rendre ?

— Non ! répondirent les deux jeunes gens en armant leurs pistolets.

— Feu sur eux, mes braves ! et en avant ! cria le Chat-Tigre.

Les bandits s’élancèrent en tirant quelques coups de feu au hasard ; les balles des flibustiers furent mieux dirigées, elles abattirent quatre hommes.

Cela donna à réfléchir aux autres ; ils ralentirent leur course, et malgré les cris et les menaces du Chat-Tigre ils se tinrent à distance.

Les flibustiers avaient repassé les pistolets déchargés à leurs ceintures, et en avaient repris d’autres.

— Ah ! male mort ! hurla le Chat-Tigre, je vous aurai, démons, où vous me tuerez !

Il y eut alors une mêlée terrible de quelques minutes ; tout à coup le cheval de l’Olonnais dont un des bandits avait traîtreusement coupé les jarrets, s’abattit en poussant un hennissement de douleur ; l’animal tomba si malheureusement que son cavalier eut la jambe droite prise sous lui.

— Au large ! au large ! ne t’occupe plus de moi ! cria l’Olonnais à son compagnon, sans oublier dans ce moment critique de parler espagnol, je n’ai rien à redouter ; ces drôles seront punis.

Pitrians fit cabrer son cheval, l’enleva et le poussa si rudement en avant qu’il renversa tout sur son passage, et se trouva près de son ami.

— Puis-je te sauver ? lui cria-t-il.

— Non ! tu le vois ! pousse au large, te dis-je ! il faut que l’un de nous reste libre !

— Au revoir, frère, je t’obéis ! mais tu seras vengé ?

Et déchargeant ses pistolets au milieu des bandits pressés autour de lui, il enfonça les éperons aux flancs de son cheval qui se mit à détaler avec une vélocité telle, qu’il disparut presque aussitôt aux regards des bandits effarés ; auxquels la pensée ne vint même pas de se lancer à sa poursuite.

Du reste, la prise de l’Olonnais leur coûtait cher, et leur donnait à réfléchir ; sur douze qu’ils étaient en commençant l’attaque, sept avaient été tués raides, deux autres assez grièvement blessés ; cela par deux hommes surpris à l’improviste.

— Vous êtes mon prisonnier ; dit le Chat-Tigre en ricanant à l’Olonnais.

— Et vous, vous êtes un lâche et un misérable bandit ! répondit le jeune homme avec dégoût.

Deux heures plus tard, l’Olonnais était écroué dans la forteresse de la Vera-Cruz.