Les rues de Paris/Caffarelli

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Bray et Rétaux (tome 1p. 157-166).


CAFFARELLI



Il est des noms plus populaires, sans doute, que celui-ci, et cependant qui fut plus digne de sympathie et d’estime que ce héros dont son consciencieux historien, de Gérando, disait, en dédiant son livre aux instituteurs de la jeunesse française : « La mémoire de Caffarelli doit vous être chère. Personne plus que lui n’honora les fonctions touchantes auxquelles vous consacrez votre vie ; il voulut s’y associer. Vous trouverez en lui un ami, vos élèves y trouveront un modèle. Puissent nos enfants être nourris dans la méditation de semblables exemples ! Puissent-ils s’accoutumer de bonne heure à répéter avec transport le nom de nos grands hommes !… Je n’ai pu que tracer la vie de Caffarelli ; c’est à vous qu’il appartient d’en faire l’éloge et d’achever mon ouvrage ; ou plutôt vous aurez fait bien plus que moi. Il devra à votre zèle la gloire dont il était le plus digne, celle d’avoir fait naître de nouvelles vertus par l’exemple des siennes.

« Placé par un heureux concours de circonstances au milieu de tous ceux qui ont approché Caffarelli, dit plus loin l’écrivain, j’ai entendu ce concert unanime et touchant de témoignages qui lui sont universellement rendus ; je l’ai entendu peut-être du point le plus favorable et le plus propice pour en recueillir l’ensemble. Les regrets de l’amitié sont le plus beau monument que puisse conserver pour nous l’histoire de celui qui n’est plus ; c’est un monument que j’ai consulté ; j’y ai trouvé empreinte l’image de ses vertus… J’espère d’ailleurs que plus cet essai est étranger à toutes prétentions littéraires, mieux on y reconnaîtra le seul hommage rendu à la vérité par la droiture. Je n’ai pas eu d’autre motif, d’autre but que celui de transmettre aux âmes honnêtes l’émotion salutaire et douce que ces images ont fait passer dans mon cœur[1]. »

Caffarelli du Falga (Louis-Marie-Joseph-Maximilien), était né à Falga, dans le Haut-Languedoc (13 février 1756). Élevé à l’école de Sorrèze, il en sortit pour entrer dans le corps royal du génie dont il devint bientôt l’un des officiers les plus distingués. Quoique appartenant à une arme spéciale, « le jeune officier comprenait que les sciences exactes, lorsqu’elles absorbent seules toute l’attention de l’esprit, l’épuisent souvent par une habitude trop continuelle de l’analyse et que, le fixant plus sur des signes que sur des idées, elles arrêtent le développement des facultés méditatrices ; mais associées en lui à un heureux mélange d’études, plus variées et plus riches de faits, elles reçurent par ce rapprochement même une utilité nouvelle. Les sciences morales donnaient le mouvement à ses idées ; les sciences mathématiques les réglèrent. Celles-ci fortifièrent sa raison pendant que celles-là nourrissaient sa curiosité et exaltaient sa pensée. »

Très bien ! Voilà des paroles que les jeunes gens ne sauraient trop méditer. Continuons :

« Il était remarquable, sans doute, de voir un jeune militaire dans l’âge des plaisirs, placé sur une scène bruyante et entouré de tant de séductions, se livrer à des occupations aussi sérieuses. Cependant, elles ne donnèrent rien de sauvage ou de brusque à son humeur ; elles ne l’enlevèrent point au commerce de ses camarades et de ses amis. Il sut, au contraire, y répandre tous les charmes qui naissent de l’égalité du caractère, de l’affabilité et de cet abandon naturel qui obtient la confiance en la prévenant… Caffarelli s’acquit donc l’affection et l’estime de tous ses camarades et de ceux-là mêmes dont les habitudes présentaient plus d’oppositions avec les siennes. Dans ce nombre, il en trouva aussi qui surent les goûter, les partagèrent et s’unirent à lui par les plus étroits rapports ! »

Mais le jeune officier fut arraché brusquement à ses chères occupations par une terrible nouvelle, celle de la maladie de sa mère, la plus tendre des mères qui, d’après ce qu’on lui écrivait, était à toute extrémité. Le cœur navré, il accourut pour recueillir son dernier soupir et lui fermer les yeux, comme il avait fait pour son père quelques années auparavant. Il avait consolé sa mère mourante non-seulement par sa présence et ses soins affectueux, mais encore, mais surtout par la promesse qu’il serait lui, l’aîné, le tuteur, le père de ses frères et sœurs, au nombre de huit et dont plusieurs étaient fort jeunes encore. Il tint parole ; il fit plus même. En sa qualité d’aîné, les lois lui assuraient plus de la moitié de l’héritage ; il ne voulut point profiter de cet avantage, et déclara que le patrimoine serait partagé par portions égales entre tous. Il mit donc tout en commun ou plutôt, comme on l’a dit, il se réserva pour sa part toutes les privations et toutes les fatigues… Il pourvut à tous les besoins, et réglant l’administration du patrimoine, il en accrut la valeur par de sages améliorations.

Il avait dû faire, momentanément du moins, à ses devoirs de père de famille le sacrifice de sa carrière militaire et remettre pour un temps son épée au fourreau en devenant l’intendant de la fortune commune et aussi l’instituteur, le professeur des orphelins. Mais, dans son amour du bien, cette tâche ne lui suffisait pas, d’après ce que nous apprend l’historien contemporain. « Surpassant encore le célèbre exemple qu’a donné en Prusse un seigneur bienfaisant (de Rochow), en créant dans ses terres des établissements réguliers d’instruction, il voulut lui-même devenir l’instituteur des enfants de son village. Chaque soir, après le travail des champs, on le vit au milieu d’eux leur donner des leçons de lecture, d’écriture et d’arithmétique ; il s’attachait particulièrement à leur enseigner la première des sciences, celle du vrai bonheur, en leur apprenant à aimer la vertu. Ses domestiques avaient part à ses instructions. Il ne se laissa ni rebuter par les fastidieux détails qu’elles entraînaient, ni détourner par ses autres affaires ou par ses propres études. Il associait ses frères à ses touchantes fonctions, il les faisait jouir des douceurs qu’il leur devait ; et sa vie se partageait ainsi entre l’accomplissement des devoirs modestes et sublimes qui appartiennent à une bienfaisance éclairée et les sentiments de la nature. »

Cependant, le congé de Caffarelli, prolongé à diverses reprises, enfin expiré, il dut rejoindre sa compagnie à Cherbourg. Bientôt la révolution éclata, le jeune du Faya se montra sympathique à quelques-unes des idées nouvelles qui devaient amener, dans sa conviction, la réforme de graves abus. Mais, d’ailleurs, il sut toujours se défendre de l’exagération et témoigna hautement en toute occasion de son horreur pour les violences et les excès, fût-ce même au péril de sa vie ; en voici la preuve :

Lors du décret rendu par l’Assemblée législative, le 10 août, et qui prononçait la déchéance du Roi, Caffarelli se trouvait, en qualité d’adjoint à l’état-major, à l’armée du Rhin, que commandait Biron. « Il opposa seul aux commissaires une résistance énergique et motivée, » protestant contre le décret qu’il déclarait injuste et inconstitutionnel. Il ajoutait que, quant à lui, jamais il ne pactiserait avec les factieux et les anarchistes. Destitué pour cet acte courageux par les commissaires, il s’enrôla comme simple soldat dans une compagnie de grenadiers ; exclu par suite d’un décret de l’Assemblée ordonnant à tous les officiers suspendus de s’éloigner de la frontière, il revint à Paris. À peine arrivé, il se vit emprisonné ; mais, comme par miracle, oublié dans la prison, et non traduit devant le tribunal révolutionnaire, il recouvra sa liberté après une détention de quatorze mois. — Employé quelque temps dans les bureaux du comité militaire, il obtint de retourner à l’armée du Rhin, commandée maintenant par Kléber qui, plus d’une fois, eut occasion de l’apprécier, mais surtout en septembre 1793, au passage du fleuve, près de Dusseldorf. Peu de temps après, Caffarelli fit preuve du même sang-froid intrépide sous les yeux d’un autre non moins bon juge, l’héroïque Marceau. Lors du passage de la Nahe, près de Creutznach, Caffarelli commandait une manœuvre, quand un boulet de canon lui brisa la jambe gauche ; l’amputation reconnue nécessaire, le blessé la subit avec une fermeté stoïque et vit, sans un soupir, emporter la pauvre jambe mutilée que devait remplacer une jambe de bois. À peine l’opération terminée, « il demanda du papier, et, de sa main propre, écrivit au général Marceau une lettre détaillée sur les moyens qu’il jugeait les plus propres à contenir l’ennemi. Son héroïsme obtint la récompense la plus digne de lui ; son conseil fut suivi et le détachement fut sauvé. »

Le vaillant soldat guéri, malgré l’embarras de la jambe de bois, n’en continua pas moins le service d’activité. Lors de l’expédition d’Égypte, choisi tout d’abord par Bonaparte comme un des officiers les plus capables, il fut chargé de la direction en chef du génie. En outre de ce qui concernait ces fonctions, il chercha, dit un biographe, à s’assurer tous les moyens de transporter les éléments de notre industrie dans la colonie nouvelle, soit pour satisfaire aux besoins de l’armée, soit pour accélérer cette civilisation des peuples orientaux qui était, dans cette expédition, sa pensée dominante.

Durant toute cette campagne laborieuse autant que pleine de périls, il donna l’exemple du courage, de l’abnégation, du dévouement héroïque ; et cependant, au dire de quelques historiens (entre lesquels il ne faut point compter Gérando), Caffarelli n’était pas populaire dans l’armée parce qu’on l’accusait d’être l’un des auteurs de l’expédition. Les soldats soulageaient leur mauvaise humeur par une plaisanterie d’ailleurs assez innocente, murmurant, lorsqu’ils voyaient passer le général traînant sa jambe de bois : « Celui-là se moque bien de ce qui arrivera, il est toujours sûr d’avoir un pied en France. »

D’un autre côté, Caffarelli était l’objet d’une haine particulière de la part des indigènes qui, le voyant diriger tous les travaux, le regardaient comme un personnage des plus influents. Lors de la révolte du Caire, il courut risque de la vie ; sa maison fut mise au pillage, et l’on y brisa tous les instruments de mathématiques et d’astronomie apportés d’Europe à grands frais. Le lendemain, les amis de Caffarelli lui témoignant leurs regrets de la perte irréparable pour lui de ces trésors et des précieux matériaux qu’il avait réunis déjà, il répondit simplement : L’armée et l’Égypte ont été sauvées !

Caffarelli, comme Kléber, ne devait pas revoir la France. Au siége de Saint-Jean-d’Acre, il se trouvait, pour son service, dans un poste des plus périlleux. Renversé de son cheval et foulé aux pieds à plusieurs reprises, toujours il se relevait, obstiné à commander, lorsqu’une balle lui fracassa le coude. L’amputation, cette fois encore, fut jugée nécessaire ; elle semblait avoir réussi ; mais le chagrin que le blessé ressentit de la mort d’un officier, son ami, comme lui transporté à l’ambulance, provoqua une réaction fatale que toute la science des médecins fut impuissante à conjurer, et Caffarelli succomba le 27 avril 1799. Dans l’ordre du jour du lendemain on lisait : « Il emporte au tombeau les regrets universels ; l’armée perd en lui un de ses chefs les plus braves, l’Égypte un de ses législateurs, la France un de ses meilleurs citoyens, les sciences un homme qui y remplissait un rôle célèbre. »

Ce témoignage, à la vérité officiel, prouve que le général était mieux apprécié par les soldats qu’on a pu le penser d’après les paroles rapportées plus haut. Mais voici qui le prouve mieux encore : le désir de reconnaître par lui-même un des points les plus importants de la géographie de l’Orient, avait engagé Bonaparte à se rendre à Suez (4 nivôse an VII), avec Monge, Berthollet, Costal et du Falga Caffarelli. On avait traversé la mer Rouge, près de Suez, à un gué praticable seulement pendant la marée basse. Au retour, la marée commençant à monter, on dut prendre un autre chemin en s’éloignant du rivage. Mais par une erreur du guide, on s’égara au milieu de marais profonds, entre lesquels donnait passage seulement un sentier fort étroit. Plusieurs des chevaux trébuchèrent et s’enfoncèrent dans la bourbe, d’où il fut impossible de les retirer. Il en fut ainsi de celui que montait Caffarelli qui, à cause de sa jambe, n’ayant pu descendre à temps, courait le plus grand danger. Deux guides (soldats) du général en chef, l’aperçoivent et s’efforcent d’arriver jusqu’à lui.

« Mes amis, leur crie Caffarelli, il n’y a aucun moyen de se dégager d’ici, éloignez-vous et n’enlevez pas trois hommes à la patrie lorsque vous pouvez en sauver deux. »

Ces généreuses paroles, au lieu de décourager les braves soldats, ne font qu’exalter leur dévouement. Ils continuent intrépidement d’avancer, et par des efforts presque surhumains, parviennent à sauver la vie au général, cette vie qui promettait encore de si grandes choses ; mais qui, pour le malheur de la France, devait bientôt toucher à son terme.

La Vie ou l’éloge de Caffarelli par de Gérando, le document le plus important comme le plus sûr de tous ceux que nous avons pu consulter, fut lue deux années seulement après la mort du général, devant la seconde classe de l’Institut national (12 messidor an IX). Là, comme ailleurs, régnaient encore les préjugés dominant à la fin du siècle précédent, et qui avaient amené tant de catastrophes. Aussi l’historien, qui devait être moraliste chrétien si distingué, se montra-t-il fort discret relativement aux convictions religieuses de son héros. Mais le peu qu’il en dit suffit pour relever encore Caffarelli à nos yeux, parce que ce passage, explicite déjà dans sa brièveté, nous permet de penser davantage :

« Une personne avait fixé son cœur, mais ne répondit point à ses espérances. Dès ce jour, il renonça à l’hymen et chercha sa consolation dans les soins qu’il prit de sa famille. Mais vivant dans le célibat, il y conserva des mœurs pures.

« … L’absolu scepticisme répugnait à son cœur. Il aimait à rapporter l’ensemble des phénomènes de l’univers à l’influence d’une cause bienfaisante et sage, dans laquelle il trouvait réalisées ces idées du meilleur absolu qui étaient le terme ordinaire de sa pensée et sous la protection de laquelle il plaçait les destinées de la vertu. Il aimait à étendre au delà des confins étroits de la vie la carrière de ses espérances. Son âme avait, si l’on peut s’exprimer ainsi, un besoin immense de l’avenir. Le trait dominant de son caractère était un désir ardent du bonheur des hommes, une sorte de générosité impatiente qui allait au devant de tout ce qui était bon et utile, et ne pouvait jamais se satisfaire. »

Pour un tel homme, malgré le malheur des temps, l’Évangile ne dut pas être toujours un livre fermé, et l’on peut croire assurément que sur son lit de douleur, à l’heure suprême, le héros tournait ses regards vers le ciel pendant que la prière du chrétien s’échappait de ses lèvres.



  1. De Gérando. Vie de Caffarelli ; in-8º, 1801.