Les rues de Paris/Corneille (Pierre)

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Bray et Rétaux (tome 1p. 272-292).


CORNEILLE (PIERRE)



I


« Le créateur de l’art dramatique en France, dit Victorin Fabre[1] l’un des hommes qui ont le plus contribué au développement du génie national, et le premier dans l’ordre des temps entre les grands écrivains du siècle de Louis XIV. » En effet, il avait depuis longtemps publié tous ses chefs-d’œuvre lorsque, en 1664, Racine fit jouer sa première pièce (les Frères ennemis). Un intervalle de trente-quatre ans sépare le Cid d’Andromaque.

Corneille (Pierre) naquit à Rouen, le 6 juin 1606 ; son père nommé aussi Pierre Corneille, était avocat général à la table de Normandie[2] et il destinait son fils au barreau lorsqu’une aventure racontée par Fontenelle, mais qu’il me paraît inutile de rappeler, révéla au jeune homme sa vocation littéraire, et lui inspira sa première comédie, Mélite, jouée non sans succès en 1629. Elle fut suivie de Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, fort bien accueillies par le public qui, par comparaison avec ce qu’on voyait alors sur la scène, trouvait presque des chefs-d’œuvre ces faibles essais d’un talent qui suivait le goût de son siècle avant de le réformer, ces ébauches informes dans lesquelles déjà cependant se rencontrent des combinaisons ingénieuses, des vers heureux, des traits spirituels. Dans Médée(1635), malgré l’horreur et l’invraisemblance du sujet, moins choquant d’ailleurs à l’époque où Corneille écrivait qu’aujourd’hui, le grand tragique se révèle par quelques passages et surtout par le fameux vers :

    Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? — Moi !

Quoique ces divers ouvrages ne se lisent plus guère, le succès qu’ils eurent alors attira l’attention de Richelieu, visant au rôle de Mécène, et qui volontiers pensionnait des poètes, Bois-Robert, Colletet, Rotrou, l’Étoile qu’il chargeait de mettre en vers les pièces dont il fournissait le canevas[3]. Corneille leur fut adjoint, et pour se concilier ce puissant protecteur, il se résigna, lui aussi, à cette ennuyeuse besogne. Mais, en honnête homme qu’il était, il y mit de la conscience, et trouvant, en certains endroits, le scénario donné par l’éminence, mal combiné, il n’hésita pas à faire les changements nécessaires dont le cardinal eût dû lui savoir gré. Tout au contraire, son amour-propre d’auteur fort chatouilleux s’offensa et il fit à Corneille en termes assez vifs des reproches que le poète ne crut pas devoir prendre en bonne part, ce qui lui valut une admonestation plus sévère du haut personnage. « Vous manquez d’esprit de suite, » lui dit-il entre autres choses, expression qui, à cette époque, signifiait que Corneille n’était pas suffisamment docile ou servile.

Le poète, qui avait dans le caractère quelque chose de la fierté romaine, garda le silence ; mais le lendemain, prétextant que des affaires de famille le rappelaient à Rouen, il demanda son congé et déclara renoncer à sa pension. Le cardinal prit de l’humeur de cette incartade que les envieux et les flatteurs se plurent à exagérer, et de là son mécontentement que le succès inattendu du Cid ne fit qu’exaspérer. Maintenant faut-il, à l’exemple des biographes, qui nous racontent ces détails, la plupart contestables, faut-il prendre parti complètement pour Corneille et donner tous les torts au ministre ? Non, sans doute, Corneille déjà disait de lui-même avec la conscience de son génie :

    Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’en dit.
    Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue,
    J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue.
    Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
    Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans ;
    Par leur seule beauté ma plume est estimée :
    Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée ;
    Et pense toutefois n’avoir point de rival,
    À qui je fasse tort en le traitant d’égal[4].

Il n’eut pas peut-être dans la discussion les ménagements que la situation commandait et dont plus tard il comprit mieux la nécessité. Quoiqu’il en soit, retourné à Rouen, il y fit par fortune la connaissance d’un M. de Châlon, ancien secrétaire de Marie de Médécis, qui lui dit un jour :

« Monsieur, vos comédies sont pleines d’esprit ; mais permettez-moi de vous le dire, le genre que vous avez embrassé est indigne de vos talents : vous n’y pouvez acquérir qu’une renommée passagère. Vous trouverez, chez les Espagnols, des sujets qui, traités dans notre goût par un esprit tel que le vôtre, produiront de grands effets. Apprenez leur langue ; elle est aisée : j’offre de vous montrer ce que j’en sais. Nous traduirons d’abord quelque endroits de Guilhen de Castro. »

Corneille accepta et il n’eut qu’à s’en applaudir, car ce fut ainsi qu’il trouva le sujet du Cid accueilli par une explosion d’enthousiasme et des transports dont Pélisson se fait l’écho : « Il est malaisé, dit-il, de s’imaginer avec quelle approbation cette pièce fut reçue de la cour et du public. On ne pouvait se lasser de la voir ; on n’entendait autre chose dans les compagnies ; chacun en savait quelques parties par cœur ; on la faisait apprendre aux enfants, et en plusieurs endroits de la France, il était passé en proverbe de dire : « Cela est beau comme le Cid. »

Maintenant faut-il prendre à la lettre les récriminations des biographes résumées dans ces deux vers de Boileau :

    En vain contre le Cid un ministre se ligue,
    Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.

Est-il bien vrai, comme l’affirme M. Victorin Fabre, que ce succès trop éclatant excita contre l’auteur une des persécutions les plus violentes dont l’histoire des lettres et des passions qui les déshonorent ait conservé le souvenir ? Rivaux de gloire, amis de cour, tout jette le masque ; un ministre tout puissant s’était ligué contre le Cid.

Sans contester que le succès du Cid ait dû provoquer des jalousies, doit-on voir là le motif unique des critiques dirigées contre la pièce et en particulier de l’attitude de Richelieu qui n’aurait obéi qu’à une misérable rancune ? Suivant mon habitude de n’accepter que, sous bénéfice d’inventaire les affirmations des biographes quand elles ne s’appuient pas sur des faits indiscutables, dans cette circonstance, je me permettrai de penser autrement qu’eux relativement au cardinal. Il faut bien le reconnaître aujourd’hui qu’on peut tout dire, le Cid, absous par le succès, n’est pas une pièce irréprochable au point de vue de l’art non plus que de la morale quoique disent M. Victorin Fabre et d’autres : « C’était l’un des plus heureux sujets que pût offrir le théâtre ; une intrigue noble et touchante, le combat des passions entre elles, et du devoir contre les passions ; c’était l’art encore inconnu de disposer, de mouvoir les grands ressorts dramatiques, l’art d’élever les âmes et de toucher les cœurs ; en un mot c’était la vraie tragédie. »

Ce jugement, stéréotypé pour tous les manuels littéraires, ne peut s’admettre sans réserve. Assurément la pièce du Cid est une conception des plus dramatiques ; on y trouve et en nombre des scènes émouvantes, et ces admirables dialogues dont le grand Corneille semble avoir gardé le secret ; qui vous enlèvent par la sublime fierté du langage, la force et la vivacité des reparties jetées dans un alexandrin superbe dont le moule est d’airain. Ces merveilles de l’art nul homme de sens et de goût ne les conteste ; mais faut-il nier pour cela les longueurs et les fastidieuses redites de ce rôle inutile et ennuyeux de l’Infante ? La morale de la pièce mérite un blâme plus sévère encore. Qu’est-ce au fond que ce devoir auquel obéissent les principaux personnages en se sacrifiant eux et les leurs avec une résolution inexorable ? Qu’est-ce que « cet honneur » qui revient à chaque instant sur leurs lèvres ? L’orgueil, rien que l’orgueil, un orgueil féroce, qui, foulant aux pieds toute religion, toute morale, estime le pardon des injures une suprême lâcheté, et après un soufflet reçu, ne voit que la vengeance, et prompte, et se juge avili, déshonoré, indigne de vivre si l’affront n’est pas lavé dans le sang. Ces maximes si profondément anti-chrétiennes s’étalent dans les plus beaux vers, triomphent partout dans la pièce qui est, avec la glorification d’une passion amoureuse, celle plus condamnable du duel, et du duel à outrance :

    Ce bras, jadis l’effroi d’une armée ennemie,
    Descendait au tombeau tout chargé d’infamie,
    Si je n’eusse produit un fils digne de moi,
    Digne de son pays et digne de son roi.
    Il m’a prêté sa main, il a tué le comte,
    Il m’a rendu l’honneur, il a lavé ma honte.

S’écrie le père de Rodrigue. Or, ne peut-on pas admettre que Richelieu, cardinal et assez bon théologien, surtout grand homme d’état, ait pris ombrage de tout cela, lui qui comme ministre, combattait avec tant d’énergie ce malheureux préjugé, ce crime du duel qui de son temps avait fait un trop grand nombre de victimes ? Quoi d’étonnant à ce qu’il eût été choqué comme d’une atteinte à l’autorité aussi bien qu’à la religion de toutes ces fausses et sauvages maximes, débitées au théâtre avec audace et accueillies par des applaudissements frénétiques, et que tel fut le principal motif de son irritation à l’endroit du Cid, bien plutôt qu’une mesquine jalousie littéraire.

Cette opinion nous paraît d’autant plus vraisemblable que, tout en déférant à l’Académie le jugement de la fameuse pièce, il rendait justice au mérite du poète, et lui continuait ses libéralités que Corneille « acceptait avec résignation », dit Victorin Fabre, non moins ingénieux et raffiné dans son interprétation que M. L. J. de la Nouvelle Biographie qui voit une ironie à peine dissimulée dans la dédicace si louangeuse des Horaces où Corneille dit à Richelieu : « C’est de votre Éminence que je tiens tout ce que je suis… Nous vous avons deux obligations très signalées, l’une d’avoir ennobli le but de l’art, l’autre de nous en avoir facilité la connaissance… J’ai souvent appris en deux heures (dans ses entretiens avec le cardinal) ce que mes livres n’eussent pu m’apprendre en dix ans ; c’est là que j’ai puisé ce qui m’a valu l’applaudissement du public, ce que j’ai de réputation, dont je vous suis entièrement redevable. »

Il y avait trop d’honnêteté dans le caractère de Corneille pour qu’on puisse supposer qu’il ne parlait pas sérieusement, réconcilié de bonne foi avec le cardinal. Il le louait comme on louait alors dans les dédicaces, avec peu de discrétion et de mesure, témoin l’épître[5] au président du parlement de Toulouse, Montauron, comparé à Auguste, un compliment que le magistrat prit en bonne part et ne crut pas payer trop cher par un cadeau de 1,000 pistoles au poète, lequel ne s’en trouva nullement humilié, tout au contraire, car dans les idées du temps, cela faisait honneur à l’un comme à l’autre.

Polyeucte succéda à Cinna et ne fut pas moins bien accueilli encore que, dans une lecture faite à l’hôtel de Rambouillet, le cercle des précieuses eût peu goûté ce sujet chrétien, tant, par suite d’une fausse éducation, les idées païennes dominaient les esprits les plus cultivés et ceux-là surtout ; car la pièce fut jouée aux applaudissements réitérés d’un parterre enthousiaste. Après la communication officieuse qui lui avait été faite par Voiture témoignant de la désapprobation des dames et messieurs de l’hôtel Rambouillet, Corneille, découragé, aurait retiré sa pièce s’il n’en eût été empêché par un obscur comédien, La Roque, qui en jugea mieux que tous les beaux esprits du temps, et là où ils ne voyaient qu’une déclamation pieuse et ennuyeuse, sut deviner un chef-d’œuvre. On peut dire, à la décharge de l’hôtel de Rambouillet, que, dans Polyeucte, où se voient tant d’admirables scènes, tant de dialogues sublimes, il y avait aussi des choses faites pour déplaire, par exemple le caractère bas de Félix, le zèle pas toujours éclairé de Néarque et de Polyeucte, et comme dit Fontenelle, « on pouvait craindre qu’un homme qui résigne sa femme à son rival ne passât pour un imbécile plutôt que pour un bon chrétien. » Ce ne fut donc pas peut-être « le christianisme qui avait extrêmement déplu » mais l’exagération qui pouvait le montrer sous un jour peu favorable en le rendant odieux ou ridicule.

Le Menteur, la Suite du Menteur, et Rodogune furent jouées avec le même succès que les pièces précédentes de l’auteur. Mais Théodore et Don Sanche d’Aragon réussirent peu, Perthrarite tomba tout-à-fait, et ces trois pièces méritaient leur sort. Le public, formé par Corneille lui-même, en avait bien jugé ; mais le poète, on a regret à le dire, ne sut pas se résigner, aveuglé par la fausse tendresse paternelle. « Méconnaissant l’intervalle immense qui séparait ses chefs-d’œuvre d’un ouvrage si peu digne de lui, dit Villenave[6], il crut voir chanceler dès lors tout l’édifice de sa gloire. Le sentiment amer de l’injustice entra dans son âme ardente et la remplit de douleur ; il accusa le public d’inconstance et renonça au théâtre en se plaignant d’avoir « trop longtemps écrit pour être encore de mode. »

C’est alors que Corneille entreprit la traduction de l’Imitation de Jésus Christ « travail auquel il fut porté par des pères jésuites de ses amis et par des sentiments de piété qu’il eut toute sa vie », et qui l’occupa plusieurs années. Il n’eut pas à le regretter puisque, outre la satisfaction intime qu’il éprouvait dans une occupation selon son cœur, le livre eut un succès prodigieux « et le dédommagea en toutes manières d’avoir quitté le théâtre. Cependant, si j’ose en parler avec une liberté que je ne devrais peut-être pas me permettre, dit le neveu de Corneille[7], je ne trouve point dans la traduction le plus grand charme de l’Imitation, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des vers et je crois même qu’absolument la forme du vers lui est contraire. »

Ce jugement, quoique ratifié par la postérité qui a délaissé complètement le livre de Corneille dont il s’était fait naguère tant d’éditions, ce jugement me paraît très-discutable et la traduction de Corneille se rapproche, beaucoup plus que Fontenelle ne semble le croire, des mérites de l’original, outre qu’elle a celui d’une grande fidélité surtout pour une interprétation en vers. Elle n’est point, selon nous, indigne du grand poète comme le pensent trop de gens qui ne la connaissent que par ouï-dire, et ne manque ni de simplicité ni d’onction. Prenons au hasard quelques passages dans les premiers chapitres :

    Vanité d’entasser richesses sur richesses ;
    Vanité de languir dans la soif des honneurs ;
    Vanité de choisir pour souverains bonheurs
    De la chair et des sens les damnables caresses ;
    Vanité d’aspirer à voir durer nos jours
    Sans nous mettre en souci d’en mieux régler le cours,
    D’aimer la longue vie et négliger la bonne,
    D’embrasser le présent sans soin de l’avenir,
    Et de plus estimer un moment qu’il nous donne
    Que l’attente des biens qui ne sauraient finir.

Autre citation :

    Souvent l’esprit est faible et les sens indociles,
    L’amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi ;
    Mais bien qu’en général nous soyons tous fragiles,
    Tu n’en dois croire aucun si fragile que toi.

La traduction de Corneille ne méritait pas assurément le discrédit dans lequel elle est tombée après sa mort et que le judicieux Victorin Fabre la qualifiât si étrangement « un travail malheureux. » Point du tout malheureux au gré de Corneille qui tira du livre si grand profit pour sa bourse comme pour sa réputation. On pourrait s’étonner après cela qu’il soit revenu au théâtre dont, pendant six années, il avait paru complètement dégoûté, et mieux eût valu qu’il persévérât dans ce sentiment. Ses nouvelles et nombreuses pièces (Sertorius excepté) ne font qu’attester l’affaiblissement de son génie qui ne se révèle plus que par de rares éclairs dans Œdipe, la Toison d’Or, Sophonisbe, Othon, Surena, Attila, etc. Si médiocre d’ailleurs que soit cette dernière pièce Boileau n’est pas à louer d’avoir fait sur elle une méchante épigramme.

On s’explique d’autant moins l’illusion de Corneille à l’endroit de ses dernières tragédies que le sens critique ne lui manquait pas comme on l’a prétendu : « pour démentir une assertion si étrange aux yeux de quiconque a réfléchi, dit Fabre, sur la marche de l’esprit humain, il faudrait renvoyer ceux qui persisteraient à y croire aux préfaces de Corneille et aux examens qu’il a faits de ses pièces. » Mais comme l’a dit un poète :

… Un père est toujours père,

et la tendresse paternelle aveugla Corneille, comme elle fait de

beaucoup de parents, sur les défauts de ses enfants tard venus, pour lesquels sa faiblesse fut d’autant plus grande qu’ils semblaient aux autres mal conformés, boîteux ou rachitiques. Peut-être aussi Corneille céda-t-il à l’habitude aussi bien qu’à ces fâcheuses nécessités qui attristèrent sa vieillesse mais qu’il eût pu s’éviter avec un peu plus de prévoyance. « Rien n’était égal, dit Fontenelle, à son incapacité pour les affaires que son aversion ; les plus légères lui causaient de l’effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup rapporté, il n’en était guère plus riche. Ce n’est pas qu’il eût été fâché de l’être ; mais il eût fallu le devenir par une habileté qu’il n’avait pas et par des soins qu’il ne pouvait prendre. »

C’est à ce « manque de soins », regrettable et non point au goût du luxe et des folles dépenses qu’il faut attribuer la gêne dont le poète souffrit à diverses époques ; car d’ailleurs « Corneille conserva des goûts simples parce que ses mœurs étaient pures », dit très bien Victorin Fabre. Il put avoir des défauts, mais on ne lui connut pas de vices. Il sut goûter les douceurs de la vie domestique et trouver son bonheur dans ses devoirs. Son frère et lui couraient la même carrière ; ils avaient épousé deux sœurs, et sans arrangement de fortune, sans partage de succession, les deux ménages confondus ne firent qu’une même famille tant que vécut l’aîné des deux frères. »

Cela est assurément à la louange des deux frères comme aussi de leurs femmes ; mais sans doute la meilleure part de l’éloge doit revenir à l’illustre poète. Dangeau, en annonçant sa mort d’une façon si brève, lui faisait une épitaphe méritée : « Aujourd’hui est mort le bonhomme Corneille. » Bonhomme, oui, c’est-à-dire plein de bonhomie ce grand homme que Fontenelle, qui avait recueilli les traditions de famille, nous dépeint « avec l’humeur brusque et quelquefois rude en apparence, au fond très aisé à vivre, bon mari, bon parent, tendre et plein d’amitié. Il avait l’âme fière et indépendante, nulle souplesse, nul manège… Il parlait peu même sur la matière qu’il entendait si parfaitement et n’ornait pas ce qu’il disait. » Il en fait naïvement l’aveu dans son Épître à Pélisson :

    Et l’on peut rarement m’écouter sans ennui,
    Que quand je me produis par la bouche d’autrui.

Membre de l’Académie française dès l’année 1647, et vénéré de ses confrères, il était doyen de la compagnie lorsqu’il mourut le 1er octobre 1684, à l’âge de 78 ans. Comme nous l’avons dit ailleurs, il fut enterré dans l’église Saint Roch dont il était l’un des paroissiens, et non des moins fidèles d’après les témoignages contemporains auxquels s’ajoute celui de Fontenelle qui s’en appuie en les confirmant par ce qu’il avait appris de source certaine. « À beaucoup de probité naturelle il a joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion et plus de piété que le commerce du monde n’en permet ordinairement. Il a eu souvent besoin d’être rassuré par des casuistes sur ses pièces de théâtre, et ils lui ont toujours fait grâce en faveur des nobles sentiments qui règnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu’il a mise jusque dans l’amour. »


II


Quels étaient ces casuistes ? Je ne sais, mais je doute un peu qu’il s’en soit trouvé de tels, car, quoique le théâtre de Corneille, relativement à ce qui avait précédé et souvent a suivi, puisse paraître épuré, on doit reconnaître, qu’à part quelques exceptions, la morale en est tout humaine, toute mondaine. C’est là même un phénomène qui frappe dans l’œuvre du grand tragique ; chrétien zélé, comme il se montrait dans la pratique de la vie, on s’étonne que l’esprit du christianisme se trahisse si peu d’ordinaire dans ses œuvres « dramatiques. » Sa vertu c’est la vertu romaine, celle des beaux temps de la république assurément, et telle qu’un Cincinnatus, un Fabius, un Scipion, l’imaginaient et la glorifiaient par la parole et par l’exemple, mais de Corneille, nourri de l’Évangile et de l’Imitation, ne pouvait-on pas attendre davantage ? On souhaiterait que le grand poète fût tout à la fois plus national et plus chrétien. National, tel regret qu’on en ait, il faut bien le reconnaître, il ne l’est pas du tout. Par suite des préjugés du temps, résultant d’une éducation plutôt romaine que française, plutôt républicaine que monarchique, l’idée ne lui vint même pas de traiter un sujet tiré de nos vieilles et glorieuses annales, emprunté à nos précieuses chroniques qu’on ne lisait guère à cette époque. La coalition des pédants, donnant la main aux précieuses, permettait bien encore que le poète, en se conformant aux prétendues règles inventées par Aristote, mît sur la scène un sujet tiré de l’histoire espagnole, mais un sujet puisé dans notre propre histoire, cela eût paru singulier, extravagant. Corneille, si en avant de son siècle par son génie, plutôt que de lutter, afin d’imposer sa volonté, préféra subir le joug, passer sous les fourches caudines, et, malgré le succès du Cid, importuné des clameurs opiniâtres de ses adversaires, et du tolle « de la docte cabale d’Aristote, » il abandonna la veine féconde qu’il avait fait soudainement jaillir, pour se vouer presque exclusivement à la tragédie rétrospective dont l’histoire romaine faisait tous les frais.

Hâtons-nous de dire que, ce système admis, il en a tiré tout le parti possible ; il ne saurait y avoir qu’un cri sur la vigueur et la puissance de ses conceptions, le pathétique de certaines scènes, l’étonnante vérité dans les mœurs et le dialogue, la grandeur des caractères et cet art de ressusciter en quelque sorte les personnages les plus illustres de l’histoire qui parlent aussi bien et mieux qu’ils n’ont dû parler. On ne s’étonne donc pas de ce cri d’admiration échappé à Turenne pendant une représentation de Sertorius :

« Où donc Corneille a-t-il appris l’art de la guerre ? »

Aussi, jugeant au point de vue de l’art, on ne peut qu’applaudir La Bruyère quand il dit :

« Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle ; il a pour lors un caractère original et inimitable, mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes et ne laissaient pas espérer qu’il dût aller si loin ; comme ses dernières pièces font qu’on s’étonne qu’il ait pu tomber de si haut… Ce qu’il y a en lui de plus éminent c’est l’esprit qu’il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers les plus heureux qu’on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu’il a quelquefois hasardé contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements ; car il ne s’est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité ; il a aimé, au contraire, à charger la scène d’évènements dont il est presque toujours sorti avec succès : admirable surtout par l’extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu’il a composés, etc. »

Racine, juge des plus compétents, et qu’on aime à voir rendre si pleinement justice à son illustre rival, a dit mieux encore : « Dans cette enfance, ou pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, votre illustre frère[8], après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si j’ose ainsi dire, contre le mauvais goût du siècle ; enfin, inspiré d’un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable… À dire le vrai, où trouve-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d’excellentes parties, l’art, la force, le jugement, l’esprit ? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ? Quelle véhémence dans les passions ! Quelle gravité dans les sentiments ! Quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne ressemblant les uns aux autres ? Parmi tout cela une magnificence d’expression proportionnée aux maîtres du monde qu’il fait souvent parler, capable néanmoins de s’abaisser quand il veut, et de descendre jusqu’aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu’à ses défauts, si on peut lui en reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres : personnage véritablement admirable et né pour la gloire de son pays… La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes… »

Ainsi s’exprime l’auteur de Britannicus, à la vérité dans un discours académique et qui ne permettait guère que l’éloge, outre que, dans la bouche de Racine, on eût trouvé déplacées les réserves que le moraliste, après une large part faite à la louange, ne craint pas d’accentuer en ces termes : « Dans quelques-unes de ses meilleures pièces il y a des fautes inexcusables contre les mœurs ; un style de déclamateur qui arrête l’action et la fait languir ; des négligences dans les vers et dans l’expression qu’on ne peut comprendre en un si grand homme. »

La Bruyère, ce que je ne crois pas, aurait tort de parler ainsi et Racine n’eût pas exagéré quelque peu dans la louange que notre première observation ne nous paraîtrait que mieux fondée. Ce sera pour nous un sujet d’éternel regret que l’impérissable génie de Corneille ne soit guère exercé que sur des sujets en quelque sorte posthumes et d’un intérêt purement rétrospectif. Il ne connaissait pas Shakespeare, mais il avait étudié Calderon, comment la pensée de faire comme celui-ci ne lui fut-elle pas suggérée par la lecture de ces beaux drames empruntés par le tragique espagnol aux annales de son pays et qui doivent à cette circonstance, comme aussi au génie du poète, un intérêt palpitant et en quelque sorte actuel ? Comment les superbes pièces : El Alcade de Zalamea, l’Alcade de Zalamea, El Sitio de Breda, le Siége de Bréda, El Fenix de Espana, le Phénix de l’Espagne, etc, et d’autres, quoique d’ailleurs mêlant trop la fantaisie à l’histoire, ne portèrent-elles point Corneille à s’inspirer de la muse patriotique ? Imaginez quelqu’un de ces personnages chevaleresques de notre histoire tout autrement grands et admirables que les héros trop vantés de la Grèce et de Rome, un saint Louis, un Duguesclin, une Jeanne d’Arc, un Bayard, évoqué par le génie souverain de Corneille et nous parlant la langue incomparable des Horaces, de Cinna, de Pompée ou de Nicomède, se pourrait-il un plus admirable spectacle et comment croire que les applaudissements auraient manqué à cette glorieuse tentative, faite, (à la vérité bon nombre d’années après) avec un plein succès par un poète[9] dont le talent était bien inférieur au génie de Corneille ?

Je ne m’étonne pas moins que la connaissance du théâtre espagnol n’ait pas, au point de vue religieux, profité davantage à Corneille encore que je ne conteste pas les reproches que méritent parfois ces poètes catholiques à leur manière et trop à la mode du pays. Cette réserve faite, je n’en dirai pas moins qu’il faut, par suite des préjugés ayant cours de son temps, que Corneille connût de Calderon surtout les pièces dites de cape et d’épée, les moins bonnes à notre avis, et n’eut pas feuilleté même ces drames philosophico-religieux, d’une conception si originale et d’une inspiration si haute, malgré les impertinences, les froids bons mots, les lazzis alambiqués et parfois cyniques du Gracioso qui détonnent avec le reste : La Vida es un sueno, la Vie est un songe, le Cisma de Inglaterra, le Schisme d’Angleterre, El Magico prodigioso, le Magicien prodigieux, Los dos Amantes del cielo, les deux Amants du ciel, etc. Parlerai-je de ces fameux : Autos sacramentales particuliers à l’Espagne, par exemple, la Cena de Baltasar, le Festin de Balthasar, La primer Flor del Carmélo, la première Fleur du Carmel, La Vina del Senor, la Vigne du Seigneur etc. Se peut-il, s’il n’eût pas ignoré ces œuvres remarquables, que Corneille n’en fût pas frappé et que, dans l’admiration de cette étonnante poésie, unie à une si prodigieuse richesse d’invention, s’inspirant de tant de traits sublimes, répandus à profusion, et évitant les exagérations de la métaphore et les subtilités du rébus, il n’eût pas multiplié les essais dans le genre de Polyeucte ? Qu’on ne m’objecte pas que le poète écrivait pour le théâtre et qu’il lui fallait consulter le goût du public, contraire, il le savait, à des tentatives de ce genre ? Cette raison n’en devait pas être une pour Corneille, car un génie de sa taille, bien loin de subir les exigences du parterre, ne devait prendre conseil seulement de lui-même, et faire des chefs-d’œuvre en se résignant à ne pas les voir applaudis de son vivant, sûr que la postérité lui rendrait justice et surtout que la récompense ne lui manquerait pas de la part de Celui qui lui avait prodigué ces dons merveilleux de l’esprit employés si noblement alors que le poète, sincèrement chrétien comme on l’a vu, eût mis davantage ses écrits en harmonie avec sa conduite. « L’usage des sacrements auxquels on l’a toujours vu porté dit, Thomas Corneille, lui faisait mener une vie très-régulière et son plus grand soin était d’édifier sa famille par ses bons exemples. Il récitait tous les jours le bréviaire romain, ce qu’il a fait sans discontinuer pendant les trente dernières années de sa vie. »

Et pourtant, contradiction étonnante et presque inexplicable, c’est de cette même époque que M. Taschereau, le dernier historien de Corneille et très-zélé pour sa gloire, nous dit : « Il ne nous est pas échappé que l’amour joue un bien plus grand rôle dans ses derniers ouvrages que dans ceux qui illustrèrent sa carrière. En cela, il se conformait au goût du temps ; il cherchait à mettre en œuvre les moyens de succès qui avaient si bien réussi à Racine, et dont il avait pu connaître par lui-même la puissance à la représentation de Psyché. »

Cela n’est que trop vrai, et l’on a peine à comprendre que, dans la partie la plus importante de son œuvre, à savoir son théâtre, Corneille se souvienne aussi peu de ce qu’il écrivait excellemment dans la préface de son poème : Louanges de la sainte Vierge : « Si ce coup d’essai ne déplaît pas, il m’enhardira à donner de temps en temps au public des ouvrages de cette nature pour satisfaire en quelque sorte l’obligation que nous avons tous d’employer à la gloire de Dieu du moins une partie des talents que nous en avons reçus. »

À la bonne heure, et l’on ne saurait mieux dire ; mais j’ose penser que le poète eût pu mieux faire ; autrement il faudrait s’en prendre au genre lui-même et l’on ne devrait plus du tout s’étonner du jugement sévère porté sur le théâtre par le plus grand nombre des théologiens et des moralistes. Il nous paraît donc regrettable à tous égards que le grand Corneille ait autant subi la tyrannique influence de son époque dont le Misanthrope dit si bien dans sa rude franchise :

     Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur.

Terrible mauvais goût puisque nous lui devons tant de fadeurs amoureuses, de tirades à la Céladon qui choquent dans les chefs-d’œuvre mêmes du poète lequel n’avait pas besoin de ces mesquins agréments. Son génie naturellement moral, sain, viril, aurait bien mieux encore mérité l’éloge que faisait de lui Napoléon à Sainte-Hélène : « La tragédie échauffe l’âme, élève le cœur, peut et doit créer des héros. Sous ce rapport peut-être, la France doit à Corneille une partie de ses belles actions ; aussi, messieurs, s’il vivait, je le ferais prince[10]. »

  1. Biographie Universelle.
  2. Sa mère s’appelait Marthe de Pesan.
  3. Au dire des biographes, mais ce que je crois une pure imagination de leur part.
  4. Poésies diverses. — Excuse à Ariste
  5. En tête de Cinna.
  6. Notice en tête des Œuvres de Corneille. — Edit. in-8o.
  7. Fontenelle, Notice sur Corneille.
  8. Il s’adressait à Thomas Corneille reçu en remplacement de son frère.
  9. De Belloy, auteur du Siège de Calais.
  10. Mémorial de Sainte-Hélène, à la date du 26 février 1816.