Les rues de Paris/Joubert

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Bray et Rétaux (tome 2p. 50-68).

JOUBERT (JOSEPH)

SA VIE ET SES ŒUVRES[1]




I

Dans le Journal des Débats du 8 mai 1824, on lisait ces lignes que recommandait la signature de leur auteur :

« M. Joubert aîné, conseiller honoraire de l’Université, et le plus ancien ami de Fontanes, vient de mourir. Né avec des talents qui l’auraient pu rendre célèbre comme son illustre ami, il a préféré passer une vie inconnue au milieu d’une société choisie ; elle a pu seule l’apprécier. C’était un de ces hommes qui attachent par la délicatesse de leurs sentiments, la bienveillance de leur âme, l’égalité de leur humeur, l’originalité de leur caractère, par un esprit vif et éclairé, s’intéressant à tout et comprenant tout. Personne ne s’est plus oublié et ne s’est plus occupé des autres. Celui qui déplore aujourd’hui sa perte ne peut s’empêcher de remarquer la rapidité avec laquelle disparaît le peu d’hommes qui, formés sous les anciennes mœurs françaises, tiennent encore le fil des traditions d’une société que la révolution a brisée. M. Joubert avait de vastes connaissances. Il a laissé un manuscrit à la manière de Platon et des travaux historiques. On ne vit dans la mémoire du monde que par des travaux pour le monde ; mais il y a d’autres souvenirs que l’amitié conserve, et elle ne fait ici mention des talents littéraires de M. Joubert qu’afin d’avoir le droit d’exprimer publiquement ses regrets.»

« Chateaubriand. »    

Bien des années après, l’illustre écrivain, dans les Mémoires d’Outre-tombe[2], traçait de son ami un portrait plus accentué, singulièrement curieux et original, mais d’ailleurs non moins sympathique :

« Plein de manies et d’originalité, M. Joubert manquera éternellement à ceux qui l’ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l’esprit et sur le cœur, et quand une fois il s’était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession qu’on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme, et personne n’était plus troublé que lui ; il se surveillait pour arrêter ces émotions de l’âme qu’il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu’il avait prises pour se bien porter, car il ne pouvait s’empêcher d’être ému de leur tristesse et de leur joie : c’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres. Afin de retrouver des forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement pendant ce silence et ce repos qu’il s’ordonnait ! M. Joubert changeait à chaque moment de diète et de régime ; vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus rudes, ou traîner au petit pas dans les allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant de la sorte une bibliothèque à son usage, composée d’ouvrages évidés renfermés dans des couvertures trop larges.

« Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à cœur de la Fontaine, il s’était fait l’idée d’une perfection qui l’empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit : « Je suis comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons et qui n’exécute aucun air. » Madame Victorine de Châtenay prétendait qu’il avait l’air d’une âme qui avait rencontré par hasard un corps et qui s’en tirait comme elle pouvait : définition charmante et vraie. »

Enfin du vivant même de Joubert, l’auteur du Génie du Christianisme lui écrivait entre autres choses : « Qui m’aurait dit que, dans cette petite ville, demeurerait un homme que j’aimerais tendrement, un homme rare dont le cœur est de l’or, qui a autant d’esprit que les plus spirituels, et qui a par ci par là du génie ? Mon cher ami, je vous le dis les larmes aux yeux, parce que je suis loin de vous : il n’y a point d’homme d’un commerce plus sûr, plus doux et plus piquant que le vôtre, d’homme avec lequel j’aimasse mieux passer ma vie. Après cela, rengorgez-vous et convenez que je suis un grand homme. »

Assurément celui dont Chateaubriand parlait ainsi ne pouvait être un homme ordinaire, et, après lecture de ces remarquables pages, comment n’aurait-on pas le très vif désir de faire plus ample connaissance avec Joubert, désir heureusement facile à satisfaire ; car, en outre des Notices trop brèves qui se trouvent dans les Biographies Universelles, une Vie de Joubert, écrite et très bien écrite par M. Paul de Raynal, qui avait épousé l’une de ses nièces, se lit en tête de la nouvelle édition, en deux volumes, des Œuvres posthumes de Joubert (Correspondance et Pensées). Par la Notice, on apprend à connaître, et de la façon la plus intime, cet homme excellent ; par la Correspondance et les Pensées, à l’admirer, à l’aimer ; et l’on ratifie de tout cœur, avec empressement, les éloges rappelés plus haut et dans lesquels on était peut-être tenté de voir une exagération de l’amitié. Venons aux détails biographiques.

Joseph Joubert naquit, le 6 mai 1754, à Montignac, petite ville du Périgord, où son père exerçait la profession de médecin. Il était l’aîné de sept frères, et cette famille nombreuse ne laissait pas d’apporter quelque gêne dans une maison dont la fortune était médiocre. Mais l’affection des parents trouvait le fardeau léger et savait suppléer à tout ! Joubert dans une de ses lettres, écrites longtemps après, nous parle de sa mère avec un accent ému qui va droit au cœur et fait aimer également le fils et la mère :

« Je ne vous ai pas encore parlé de ma bonne et pauvre mère. Il faudrait de trop longues lettres pour vous dire tout ce que notre réunion me fait éprouver de triste et de doux. Elle a eu bien des chagrins, et moi-même je lui en ai donné de grands par ma vie éloignée et philosophique. Que ne puis-je les réparer tous, en lui rendant un fils à qui aucun de ses souvenirs ne peut reprocher du moins de l’avoir trop peu aimée.

» Elle m’a nourri de son lait, et jamais », me dit-elle souvent, « jamais je ne persistai à pleurer, sitôt que j’entendis sa voix. Un seul mot d’elle, une chanson arrêtaient sur le champ mes cris et tarissaient toutes mes larmes, même la nuit et endormi. » Je rends grâce à la nature qui m’avait fait un enfant doux ; mais jugez combien est tendre une mère qui, lorsque son fils est devenu homme, aime à entretenir sa pensée de ces minuties du berceau.

« Mon enfance a pour elle d’autres sources de souvenirs maternels qui semblent lui devenir plus délicieux tous les jours…. Ma jeunesse fut plus pénible pour elle… Elle me vit partir… et depuis que je l’eus quittée, je ne me livrai qu’à des occupations qui ressemblent à l’oisiveté, et dont elle ne connaissait ni le but ni la nature. Elles m’ont procuré quelquefois des témoignages d’estime, des possibilités d’élévation, des hommages même dont j’ai pu être flatté. Mais rien ne vaut, je l’éprouve, ces suffrages de ma mère. Je vous parlerai d’elle pendant tout le temps que nous nous reverrons, car j’en serai occupé tant que pourra durer ma vie[3] ».

À l’âge de quatorze ans, Joubert avait appris tout ce qu’on pouvait apprendre alors dans une petite ville du Périgord. Envoyé à Toulouse pour y étudier les lois, il se dégoûta vite des livres de jurisprudence, et la carrière des lettres lui souriait davantage. C’est alors qu’il entra dans la congrégation des pères de la Doctrine chrétienne chargés de la direction du collége de Toulouse, mais d’ailleurs sans prononcer de vœux et aliéner par conséquent sa liberté, comme s’exprime la Biographie Universelle. Il professa dans cette maison, non moins chéri des maîtres que des élèves, jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, où sa santé, trop délicate pour supporter les fatigues de l’enseignement, lui rendit nécessaire un repos prolongé. Il revint donc dans sa famille à Montignac et y resta pendant deux années (1776-1777), qui ne furent pas d’ailleurs perdues pour l’étude. Mais, dans sa petite ville, les ressources pour le travail intellectuel faisaient souvent défaut ; les livres étaient rares, plus rares les hommes dont la conversation pouvait servir d’aiguillon à un esprit jeune et ardent, et Joubert obtint enfin de ses parents de venir habiter Paris au commencement de l’année 1778.

II

« Son premier soin fut d’y rechercher la société des gens de lettres ; tentative heureuse, dit son biographe, un peu à la légère peut-être, en ajoutant : « Car, au bout de peu de mois, il connaissait Marmontel, Laharpe, d’Alembert. Bientôt même il était admis dans la familiarité de Diderot, qui tenait encore à Paris le sceptre de la conversation. C’était débuter par les grandes entrées. »

Je trouve cette dernière phrase au moins singulière dans la bouche d’un éditeur de Joubert, et, par les aveux même de celui-ci, nous savons où il faillit être conduit par ces grandes entrées. Jeté, lui le jeune homme pieux et candide, par une curiosité téméraire ou par l’imprudence d’un ami, dans ce milieu fatal à tant d’autres, il fallait une sorte de miracle pour qu’il ouvrît les yeux et pût sortir sain et sauf de ce Capharnaüm. « Car peu à peu, dit M. Paul de Raynal, il se laissait aller, du moins il s’en accuse, à l’entraînement du flot philosophique. Il était difficile, on le comprend, qu’un jeune homme récemment arrivé de la province et tombé, par une bonne fortune inattendue (sic) dans cette énivrante atmosphère, se garantit complètement des séductions qui subjugeaient une société déjà blasée. N’était-il pas à cet âge où, pour peu qu’on relâche les rênes, l’esprit s’échappe en courses folles sans se détourner des obstacles, sans respecter les barrières[4] ? »

Quoiqu’il en soit, Joubert eut le bonheur d’être à temps éclairé sur le péril et de s’en éloigner, et peut-être, grâce à la trempe vigoureuse de son esprit, « qu’en passant au milieu des erreurs du temps, il apprit à mieux aimer les vérités éternelles. » Rentré dans le calme et la pleine possession de lui-même, il se remit aux études littéraires, charme de sa jeunesse, et c’est alors que, par la communauté de goûts et d’humeurs, il se lia avec Fontanes qui devint bientôt son ami le plus intime. Ce fut à lui que ce dernier dut, par un mariage inespéré, « l’heureuse indépendance qui, en assurant le repos et la dignité de sa vie, devait permettre à son talent de se développer sans s’aigrir et préserver sa grandeur à venir des éblouissements que la fortune apporte trop souvent avec elle. »

Mais, à ce moment là même, éclataient des évènements, dont le contre-coup se fait sentir aujourd’hui encore, qui bouleversèrent alors tant d’existences et précipitèrent la France dans un abîme de malheurs. À 89 avait succédé 90, et déjà, pour les esprits clairvoyants, il n’y avait plus guère place à l’illusion. Joubert était de ceux-là ; néanmoins, nommé à l’élection, par ses concitoyens, juge de paix de Montignac, il crut de son devoir d’accepter ces fonctions qu’il remplit avec scrupule et à la satisfaction de tous pendant deux années. Mais il déclina l’honneur d’un nouveau mandat, voyant l’horizon politique s’assombrir tous les jours davantage et comprenant que « les fonctions publiques, même les plus modestes et les plus calmes, ne tarderaient guère à devenir actives jusqu’à la violence. »

D’ailleurs il était rappelé non plus à Paris, mais à Villeneuve-sur-Yonne, (en Bourgogne) à la fois par l’entraînement d’une sérieuse affection et par la pensée d’un devoir à remplir. Là vivait une famille qui lui avait offert, à plusieurs reprises, une cordiale hospitalité, et dont le chef était son ami dès longtemps. La sœur de celui-ci « par une abnégation d’autant plus méritoire qu’elle est moins admirée, son frère devenu veuf, s’était dévouée à l’éducation d’une nièce privée de mère dès le berceau, et au soin d’une maison considérable…. Il s’était formé entre elle et Joubert une de ces liaisons pleines de charme qu’épure déjà la maturité de l’âge, et que colorent pourtant les derniers reflets de la jeunesse. »

Or, pendant le séjour de Joubert à Montignac, presque coup sur coup, de cruels malheurs vinrent mettre à l’épreuve le courage de cette personne. Après deux pertes déjà bien douloureuses, elle vit mourir le chef de la maison, ce frère aîné « l’objet le plus cher de son dévouement et le soutien sur lequel s’appuyait sa vie. » Cette âme, quoique fortement trempée et solidement chrétienne, faillit succomber à la douleur, et Joubert de loin s’efforçait en vain de relever son courage et de lui apporter quelques consolations par des lettres qui ne sont pas les moins belles du recueil. De cette correspondance cependant résulta pour tous deux, avec la pleine et mutuelle confiance, une sympathie de plus en plus vive : « La tendresse se glisse aisément sous les larmes, et ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que, sans y songer, ils étaient devenus nécessaires l’un à l’autre. » C’est alors que Joubert, après avoir essayé vainement des sages conseils et des consolations ordinaires, écrit :

« …. Je vois combien votre plaie est profonde et en quelque sorte irremédiable. Votre esprit s’est mis du parti de votre désolation, et raisonne comme il plaît à celle-ci. Tout se change en douleur pour vous, et vos réflexions n’aboutissent qu’à tirer de toutes choses quelque sujet d’accablement…. Je suis, hélas ! et j’en gémis, votre ami le plus ancien lorsque tant d’autres ne sont plus ; c’est du fond du cœur que ce titre vient se placer sous ma plume… J’aime en vous, et vous, et votre frère, et votre amie, et ce pays qui m’a tant plu et des souvenirs que mon âme gardera précieusement.

« Vous êtes un dépôt que vos malheurs m’ont confié ; un dépôt que je dois garder et conserver à tous les prix ; un dépôt que je veux mettre à ma portée pour veiller sans cesse sur lui. Oui, je vous veux auprès de moi, et je me veux auprès de vous. À quoi sert tout ce que je vous dis et tout ce que je pourrais vous dire ? Je répands de bonnes liqueurs dans un vase rempli de larmes ; il faudrait d’abord les détourner et les tarir et nulle main ne peut le faire, si ce n’est peut-être la mienne. Je la consacre à cet emploi[5] ».

La main que Joubert offrait si noblement fut acceptée, le mariage se fit à Paris et sans bruit, à cause de la gravité des circonstances (on était au mois de juin 1793). Puis les deux nouveaux époux allèrent habiter Villeneuve qui, par une exception rare, hélas ! en ces temps désastreux, avait échappé aux passions qui remplissaient nos villes de troubles et de dangers. Mais Joubert, dans le calme et la sécurité de sa retraite, ne pouvait être indifférent aux malheurs publics, et nous en voyons la preuve dans cette phrase de son journal : « La Révolution a chassé mon esprit du monde réel en me le rendant trop horrible. »

Un jour, il apprend que, dans un château situé à quelque distance de Villeneuve, une famille tout entière, celle de M. de Montmorin[6] ancien ministre des affaires étrangères, vient d’être enlevée par ordre du Comité de sûreté générale, et conduite à Paris. Les commissaires n’ont laissé au château que des enfants et une jeune femme malade dont la pâleur et la maigreur semblaient présager une mort prochaine. Quoiqu’il ne connût point cette dame, Joubert se rendit au château pour lui offrir ses conseils et ses consolations, bravant le danger auquel sa généreuse compassion pouvait s’exposer. Mme  de Beaumont en fut profondément touchée et remercia avec effusion Joubert et sa femme non moins charitable et empressée. De là entre eux cette amitié vive et profonde dont témoignent les lettres de notre écrivain et qui trop tôt, hélas ! devait être brisée par la mort.

III

Cependant, malgré sa santé si languissante, Mme  de Beaumont devait vivre, si c’était là vivre, quelques années encore. Les temps étant devenus meilleurs, elle revint habiter Paris et ouvrit un des rares salons de l’époque. Joubert se plut à y conduire Fontanes et aussi Châteaubriand qu’il avait connu par le premier, « Châteaubriand devenu bientôt le Dieu du Temple », pour peu de temps puisque nous voyons Mme  de Beaumont mourir, en 1803, à Rome, vaincue par la souffrance physique moins encore peut-être que par la douleur morale et le poignant regret de chères victimes tuées par la Révolution et qu’elle pleurait toujours : Quia non sunt ! comme dit son épitaphe.

Cette mort fut ressentie cruellement par Joubert et le souvenir de cette précieuse amitié lui sera présent jusqu’à la fin encore qu’il ait écrit quelque part : « J’ai passé le fleuve d’oubli. » D’ailleurs, pour faire diversion à son chagrin, il avait, en outre de ses études habituelles, les affections comme les devoirs de la famille. Un fils lui était né de son mariage, un fils dont il veillait l’enfance avec une tendre sollicitude, et sur lequel reposaient ses plus chères espérances. Ainsi s’écoulèrent pour Joubert plusieurs années dans lesquelles il partageait son temps « entre Paris et la province, entre les méditations de la solitude et les délices de l’amitié » lorsque, en 1809, la création de l’Université lui vint imposer des devoirs inattendus. Fontanes, nommé grand maître, tenait à choisir ses futurs collaborateurs entre les hommes les plus éminents comme les plus honorables, et sur la liste de présentation des inspecteurs généraux et membres du Conseil, à côté des noms significatifs de MM. de Bonald et de Beausset, il écrivit celui de Joubert en ajoutant sous forme de note : « Ce nom est moins connu que les deux premiers, et c’est cependant le choix auquel j’attache le plus d’importance…. M. Joubert est le compagnon de ma vie, le confident de toutes mes pensées. Son âme et son esprit sont de la plus haute élévation. Je m’estimerai heureux si Votre Majesté veut m’accepter pour caution. »

Joubert nommé, tel fut le zèle, telle fut la conscience qu’il apporta dans ses nouvelles fonctions dont il comprenait si bien l’importance qu’il parut s’y absorber presque tout entier. On raconte à ce sujet que Mme  de Châteaubriand « une femme dont l’esprit va de pair avec le nom, un soir, fatiguée d’enseignement, de professeurs de lycées, » ne put s’empêcher de murmurer :

L’ennui naquit un jour de l’Université !

Les causeurs sourirent, mais l’entretien continua toujours sur le même sujet. Cependant, aussitôt que les circonstances le lui permirent, Joubert reprit ses études et ses lectures, j’allais ajouter, son journal ; mais je ne crois pas qu’il l’ait jamais sérieusement interrompu et il ne se passait pas de jour où il n’écrivît, le plus souvent au crayon, ses réflexions ou ses impressions. Je me trompe en disant que le journal ne fut pas suspendu, même avant le jour où pour jamais le crayon devait échapper à sa main défaillante ; car sur un feuillet on lit : « Du jeudi 7 juin au jeudi 12 juillet : ma grande maladie ! Deo gratias ! »

Deo gratias ! Joubert, ce philosophe chrétien, est tout entier dans ces deux mots ! Et quand, bien des années après, viendra l’instant solennel, où il lui faudra se séparer de tous ceux qui lui sont chers, de sa femme, de son fils, d’un frère plus jeune dont la famille est devenue la sienne, il ne se montrera pas moins admirable de calme et de résignation sereine :

« Dans les premiers mois de l’année 1824, les indispositions de M. Joubert se montrèrent plus graves et plus longues ; l’équilibre longtemps maintenu entre toutes ses faiblesses se rompit ; sa poitrine s’engagea, et bientôt le docteur Beauchêne, son vieil ami, présagea avec douleur une fin que son art ne pouvait conjurer. Lui-même sentit sans doute que le moment suprême approchait, car, saisissant encore une fois son crayon, il inscrivit sur son journal ces derniers mots, rapide analyse de sa vie, de ses travaux et de ses espérances ; 23 « 22 mars 1824. — Le vrai, le beau, le juste, le Saint ! »

« À partir de ce jour, tous les symptômes se précipitèrent, et le 4 mai suivant, muni de la nourriture sacrée, au milieu de sa famille en larmes, il remonta vers les célestes demeures d’où il semblait n’être que pour un moment descendu[7] ».

Mais cet homme éminent, cet homme rare pour ceux qui l’avaient connu ne laissait-il rien après lui que l’exemple de sa noble vie, et l’exemple plus admirable de sa mort chrétienne ? Heureusement si et, quelque temps après que Joubert eut cessé d’exister, parut un petit volume de Pensées dont Châteaubriand, à la prière de la veuve, s’était fait l’éditeur. Une éloquente préface de l’illustre écrivain servit de passe-port au livre qui d’ailleurs pouvait se passer de cette recommandation pour ceux qui l’avaient ouvert une première fois. Quoique le volume, tiré à un petit nombre d’exemplaires destinés aux seuls amis, n’eût eu qu’une publicité restreinte, il fit sensation parmi les lecteurs d’élite ; ils regrettaient seulement que le volume ne renfermât qu’une si faible partie des œuvres posthumes de Joubert, qu’ils avaient lieu de croire beaucoup plus considérables. Ils ne se trompaient pas. Joubert avait laissé un grand nombre de manuscrits, si l’on peut appeler de ce nom : « d’un côté, des feuilles détachées, couvertes d’ébauches et jetées sans ordre dans quelques cartons ; de l’autre une suite de petits livrets, au nombre de plus de deux cents, où il avait inscrit, jour par jour, et seulement au crayon, ses réflexions, ses maximes, l’analyse de ses lectures et les évènements de sa vie. »

Or, quel travail à décourager le plus intrépide que celui de déchiffrer tous ces brouillons, de collationner ces feuillets minuscules, de réunir, coordonner, en les distribuant par chapitres, toutes les pensées relatives aux mêmes sujets et dispersées sur vingt feuillets, disjecti membra poetœ !

Devant une pareille tâche le fils de M. Joubert avait hésité, sinon tout à fait reculé, et une mort prématurée ne lui permit pas de l’entreprendre. Tous ces trésors devaient-ils rester à jamais enfouis, perdus ? Non, le zèle de la famille, du frère de Joubert en particulier, ne pouvait le permettre, et d’après le désir de celui-ci, M. Paul de Raynal, son gendre, se chargea : « d’accomplir cette tâche de minutieuses recherches, d’attentive restauration, ce travail de mosaïque littéraire qu’une longue patience et un dévouement pieux pouvaient seuls accepter. »

Il n’y employa pas moins de trois années, et trois années d’un labeur assidu ; mais il n’eut pas à le regretter, car lorsque parut la nouvelle édition : Pensées et Correspondance de Joubert, en deux volumes, le succès, dans le public d’élite, fut complet. Les critiques les plus éminents s’empressèrent de signaler l’ouvrage, heureux d’applaudir à cette résurrection ou exhumation glorieuse, comme elle avait fait pour André Chenier. M. Sainte Beuve, qui naguère et le premier, avait souhaité la bienvenue au volume édité par Châteaubriand, fit de nouveau et avec plus d’effusion dans les Causeries de lundi l’éloge de l’auteur dont il avait dit déjà : « Il suffisait, nous disent ceux qui ont eu le bonheur de le connaître, d’avoir rencontré et entendu une fois M. Joubert, pour qu’il demeurât à jamais gravé dans l’esprit : il suffit maintenant pour cela, en ouvrant son volume au hasard, d’avoir lu. Sur quantité de points qui reviennent sans cesse, sur bien des thèmes éternels, (dont M. Sainte-Beuve s’inquiétait alors), on ne saurait dire mieux ni plus singulièrement que lui. »

MM. de Sacy, Saint-Marc Girardin, Gerusez, etc, ne parlent pas autrement et ne témoignent pas, dans leurs articles développés, d’une moins chaleureuse sympathie ! Et comment n’admirer pas, comme dit si bien M. E. Poitou, « tant d’originalité alliée à tant de grâce, tant de délicatesse d’esprit et de tendresse d’âme dont malgré soi on subit le charme.… Comme ces pensées sont limpides et colorées ! quel mélange pénétrant de douceur et d’austérité ! C’est la raison à la fois grave et souriante, c’est la vertu indulgente et sereine. Écoutez-le maintenant parler de Dieu, de l’âme, de la Religion ; il a sur ce sujet des pages qui, pour la profondeur, la portée et l’éclat, font souvenir de Pascal et de saint Augustin. »

Détachons de ce précieux volume des Pensées quelques passages seulement, car cette Notice est déjà longue, et cependant que de choses il nous resterait à dire !

« Le ciel est pour ceux qui y pensent.

» La religion est la poésie du cœur ; elle a des enchantements utiles à nos mœurs ; elle nous donne et le bonheur et la vertu.

» Nous ne voyons bien nos devoirs qu’en Dieu. C’est le seul fond sur lequel ils soient toujours lisibles à l’esprit.

» La piété est le seul moyen d’échapper à la sécheresse que le travail de la réflexion porte inévitablement dans nos sensibilités.

» On ne comprend la terre que lorsque on a connu le ciel. Sans le monde religieux, le monde sensible offre une énigme désolante.

» Dieu aime autant chaque homme que tout le genre humain. Le poids et le nombre ne sont rien à ses yeux. Éternel, infini, il n’a que des amours immenses.

» Les enfants tourmentent et persécutent tout ce qu’ils aiment.

» Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe.

» Le résidu de la sagesse humaine, épuré par la vieillesse, est peut-être ce que nous avons de meilleur.

» Chose effrayante, et qui peut être vrai : les vieillards aiment à survivre.

» Le meilleur des expédients, pour s’épargner beaucoup de peine dans la vie c’est de penser très peu à son intérêt propre.

» Les repas du soir sont la joie de la journée ; les festins du matin sont une débauche. Je hais les chants du déjeuner.

» La médisance est le soulagement de la malignité.

» Il est des âmes limpides et pures où la vie est comme un rayon qui se joue dans une goutte d’eau.

» Chacun est sa Parque à lui-même, et se file son avenir[8] »,

Voilà, pris au hasard, quelques épis dérobés à cette si riche moisson et qui peuvent faire juger du reste. Aussi Joubert toujours si modeste, et poussant à l’excès la défiance de lui-même, a-t-il pu écrire sans présomption : « J’ai donné mes fleurs et mon fruit : je ne suis plus qu’un tronc retentissant ; mais quiconque s’assied à mon ombre et m’entend devient plus sage. »

Rien de plus vrai, nous l’affirmons d’après notre propre et heureuse expérience.

Maintenant, car si sympathique que soit la critique, elle ne saurait abdiquer ses droits non plus que ses devoirs : ne se trouve-t-il point quelques plants d’ivraie, quelques herbes parasites, mêlés à tout ce bon grain ? Peut-être : On reproche à certaines pensées une recherche qui ressemble à la subtilité. D’autres fois, telle pensée, que l’auteur n’a pu suffisamment expliquer ou développer sans doute, semble presque une dissonnance dans la bouche du philosophe chrétien, celui-ci par exemple : « Les jansénistes disent qu’il faut aimer Dieu, et les jésuites le font aimer, La doctrine de celle-ci est remplie d’inexactitude et d’erreurs peut-être (sic) ; mais, chose singulière, et cependant incontestable, ils dirigent mieux. »

Mais ces taches sont rares et le livre, excellent dans l’ensemble, parce que sa lecture rend meilleur, profitant surtout aux esprits cultivés, doit prendre place au premier rang des écrivains, qu’on aime à lire et relire, dans la bibliothèque de l’honnête homme et de l’homme de goût.

La rue Joubert s’appela ainsi (dès l’an VIII) en souvenir du général Joubert (Barthélemy-Catherine) tué à Novi, en 1799.


  1. Correspondance et Ptnsées de Joubert. 2 vol. in-18. Nouvelle édition.
  2. T. IV.
  3. Lettre à Madame de Beaumont. — 1800.
  4. Vie et travaux de Joubert.
  5. Correspondance de Joubert.
  6. M. de Montmorin fut une des victimes des massacres de septembre.
  7. Vie et travaux de Joubert.
  8. Pensées de Joubert (Passion).