Les rues de Paris/Lacépède

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Bray et Rétaux (tome 2p. 81-99).

LACÉPÈDE




I

Bernard Germain Étienne de la Ville sur Illon, était né à Agen, le 26 décembre 1736. Son père, le comte de la Ville, lieutenant général de la sénéchaussée, lui donna le nom de Lacépède. Ainsi s’appelait un grand oncle maternel, qui avait fait l’enfant son héritier à la condition qu’il porterait son nom. Dans l’Éloge historique lu par lui à l’Institut, Cuvier reconnaît que cette famille était l’une des plus anciennes de la province.

« Veuf de bonne heure, le père du jeune Lacépède, dit M. de Valenciennes dans sa consciencieuse Notice, concentra sur lui toute son affection, et voulut partager avec un précepteur éclairé, le chanoine Carrier, le soin de l’élever et de l’instruire. M. de Chabannes, évêque d’Agen, vint aussi le seconder merveilleusement dans le système d’éducation qu’il adopta pour son fils chéri. Sachant combien les premières impressions laissent des traces profondes, tous deux veillaient avec une scrupuleuse attention sur la société et les lectures de leur jeune élève (que ceci vous serve d’exemple, ô maîtres et parents !). Aussi dit-il de lui-même dans les Mémoires manuscrits qu’il a laissés sur sa vie ; « J’ignorai longtemps ce que c’est qu’un méchant homme et un mauvais livre. À treize ans, je croyais encore que tous les poètes ressemblaient à Corneille ou à Racine, tous les historiens à Bossuet, tous les moralistes à FéneIon. »

Quelques volumes de Buffon, qu’on mit entre les mains de l’adolescent, éveillèrent en lui le goût de la science et lui révélèrent sa vocation. L’histoire naturelle, science surtout d’observation, devint son étude favorite, étude à laquelle ne pouvait être que favorable l’isolement dans lequel il vivait au château de Lacépède. Sans compagnon, il n’avait point l’occasion d’être distrait par les jeux de son âge :

« L’habitude de penser longtemps, dit-il dans les Mémoires déjà cités, me conduisit à celle d’examiner avec attention tous les objets dont je m’occupais. J’y acquis de la facilité, j’y trouvai du plaisir…. J’allais souvent m’asseoir à l’ombre des grands arbres, au sommet des roches escarpées du haut desquelles je dominais sur cette vaste et admirable plaine de la Garonne… Ma vocation devenait plus forte au milieu de ces grandes images, et du haut des rochers il me semblait entendre la voix de la nature qui m’appelait à elle, me montrait les immenses monuments de sa puissance et les magnifiques tableaux qui retracent à tous de tant de manières les traits de son immortelle beauté. »

Mais ce qui est le signe d’une nature privilégiée, son ardeur pour la science ne le rendait point indifférent aux délicates jouissances que l’art peut donner. Son père, comme son précepteur, et plusieurs membres de sa famille étaient musiciens ; il apprit d’eux cette belle langue de l’harmonie qui lui devint en quelque sorte une autre langue maternelle à ce point qu’adolescent encore on le vit à Agen diriger des concerts où furent exécutés plusieurs morceaux de sa composition applaudis avec enthousiasme. À cette époque, il eut la pensée, lui qui n’avait pas seize ans, de remettre en musique l’Armide de Quinault et ne renonça à ce projet un peu téméraire qu’en apprenant que Gluck l’avait devancé. Son travail toutefois ne fut pas absolument perdu ; car son ébauche envoyée à Gluck lui valut de la part de ce maître des encouragements et des félicitations.

Cependant la musique ne lui faisait en aucune façon abandonner ou même négliger la science. Car, quelque temps après, un Mémoire, relatif aux phénomènes de l’aimant et aussi touchant d’autres questions controversées par les physiciens, attira l’attention de Buffon qui lui écrivit dans des termes témoignant de l’estime la plus flatteuse. Il y a plus : Lacépède, à l’âge de vingt ans, ayant obtenu de son père la permission de faire un voyage à Paris, s’empressa, le lendemain de son arrivée, de se présenter chez l’illustre naturaliste qui, « frappé de sa jeunesse, le prend d’abord pour le fils de celui avec qui il s’est mis en correspondance et le comble d’éloges dès qu’il est détrompé. »

Gluck ne lui fit pas un accueil moins paternel. Cependant la famille de Lacépède aurait désiré lui voir embrasser ce que dans le monde on appelle une carrière, conforme à son rang et à sa naissance, soit les armes, soit la diplomatie. Lacépède, lui, craignait d’enchaîner son indépendance et d’accepter une position qui gênerait son goût pour l’étude. « Une circonstance fortuite, dit Villenave, vint le tirer d’embarras. Un prince allemand, qu’il avait connu à Paris, lui offrit un brevet de colonel dans les troupes des cercles de l’Empire. Il accepta avec beaucoup d’empressement ce service qui n’en était pas un, mais qui donnait un uniforme et des épaulettes et la famille s’en contenta. »

En 1785, Lacépède publia, sous le titre de : Poétique de la Musique, un ouvrage qui fut accueilli avec faveur. Le style, dans sa vivacité, se sent de l’ardeur de la jeunesse en même temps que l’élévation des idées et certaines illusions mêmes attestent une grande noblesse de cœur, témoin ce passage :

« Ô artistes, ô vous tous qui vous consacrez à l’art enchanteur de la musique, rendez-lui toute sa dignité, tout son véritable éclat ; rapprochez-le de sa vraie destination, de celle de soulager les misères humaines, de répandre mille charmes autour de nous, de faire oublier les malheurs privés et les calamités publiques par des jouissances pures rendues plus vives par le partage ou senties plus profondément dans la solitude…. Méritez de nouveaux hommages en ne faisant jamais naître dans nos âmes que les passions utiles, la vertu, le courage généreux, le dévouement héroïque, la vive sensibilité, l’amitié constante, la tendresse pure et fidèle, la douce pitié et l’humanité bienfaisante. »

« Les deux ouvrages, Essai sur l’Électricité, Physique générale et particulière, furent moins goûtés que la Poétique sur la Musique et même valurent à l’auteur quelques critiques assez sévères. On lui reprochait d’adopter trop légèrement et peut-être d’exagérer certaines théories de Buffon qui n’étaient que de brillantes hypothèses. Mais ces publications eurent pour conséquence néanmoins de le mettre en rapport immédiat et habituel avec l’illustre naturaliste qui songea dès lors à l’associer à ses travaux et, dans cette pensée, offrit à Lacépède la place de garde démonstrateur du cabinet du roi, vacante par la retraite de Daubenton. « Lacépède, dit M. de Valenciennes, accepta ces modestes fonctions avec joie, et il les remplit avec zèle et ponctualité, se tenant, les jours publics, dans les galeries, répondant avec son affabilité accoutumée à toutes les questions, et ne montrant pas moins d’égards aux gens du peuple qu’aux hommes les plus considérables et les plus distingués. »

En 1788, Lacépède publia, comme continuation de Buffon, un premier volume contenant l’Histoire naturelle, générale et particulière des quadrupèdes ovipares, et, l’année suivante, parut le second volume, contenant l’Histoire naturelle des Serpents. De cet ouvrage, qui valut à l’auteur les éloges de l’Académie des Sciences, Cuvier n’hésitait pas à dire, vingt ans plus tard, que : « par l’élégance du style, l’intérêt des faits qui y sont recueillis, et au point de vue purement scientifique, il présente des avantages incontestables sur le livre immortel auquel il fait suite. »

Détachons de ce beau livre une page seulement qui suffit pour faire connaître la manière de l’auteur : « À la suite des nombreuses espèces des quadrupèdes et des oiseaux se présente l’ordre des serpents ; ordre remarquable en ce qu’au premier coup d’œil, les animaux qui le composent paraissent privés de tout moyen de se mouvoir et uniquement destinés à vivre sur la place où le hasard les fait naître. Peu d’animaux cependant ont les mouvements aussi prompts et se transportent avec autant de vitesse que le serpent ; il égale presque par sa rapidité une flèche tirée par un bras vigoureux lorsqu’il s’élance sur sa proie ou qu’il fuit devant l’ennemi : chacune de ses parties devient alors comme un ressort qui se débande avec violence ; il semble ne toucher à la terre que pour en rejaillir ; et, pour ainsi dire, sans cesse repoussé par les corps sur lesquels il s’appuie, on dirait qu’il nage au milieu de l’air en rasant la surface du terrain qu’il parcourt. S’il veut s’élever encore davantage, il le dispute à plusieurs espèces d’oiseaux par la facilité avec laquelle il parvient jusqu’au plus haut des arbres, autour desquels il roule et déroule son corps avec tant de promptitude que l’œil a de la peine à le suivre. Souvent même, lorsqu’il ne change pas encore de place, mais qu’il est prêt à s’élancer et qu’il est agité par quelque affection vive, comme l’amour, la colère, ou la crainte, il n’appuie contre terre que sa queue qu’il replie en détours sinueux, il redresse avec fierté sa tête, il relève avec vitesse le devant de son corps et le retenant dans une attitude droite, et perpendiculaire bien loin de paraître uniquement destiné à ramper, il offre l’image de la force, du courage, et d’une sorte d’empire. »


II


Mais le moment approchait où, presque malgré lui, notre savant allait être arraché à ses paisibles et chères occupations. Sa réputation littéraire et plus encore la popularité que lui avaient mérité sa bienfaisance et l’aménité de son caractère « le désignèrent à toutes sortes de suffrages. On le vit successivement, dit M. de Valenciennes, député de sa section, commandant de la garde nationale, député extraordinaire de la ville d’Agen près l’Assemblée constituante, (etc). Plus d’une fois placé dans les positions les plus délicates, il y porta ces sentiments bienveillants qui faisaient le fond de son caractère et ces formes agréables qui en embellissaient l’expression. »

Ces qualités ne sont pas de celles qu’on apprécie dans les temps de révolution où la violence et la passion seules peuvent se faire écouter des multitudes trop faciles à entraîner, hélas ! Un jour, Lacépède lut avec stupeur, dans un journal, son nom en tête d’un article intitulé : Liste des scélérats qui votent contre le peuple. Par un singulier hasard, ce même jour ou le lendemain, il rencontre dans le jardin des Tuileries l’auteur de l’article qu’il connaissait pour l’avoir rencontré parfois chez un ami commun :

— Vous m’avez traité bien durement ? lui dit-il avec douceur.

— Comment cela ? répond l’autre avec l’air de l’étonnement feint ou réel.

— Vous m’appelez scélérat !

— C’est une manière de parler ! scélérat veut dire simplement qu’on ne pense pas comme nous.

À la bonne heure ! Mais la foule prend à la lettre ces expressions qui, pour les journalistes et les tribuns, ne sont qu’un langage de circonstance, et de là des engouements irréfléchis comme aussi des haines implacables autant que peu motivées.

Lacépède qui, comme tant d’autres bercés des mêmes et généreuses illusions, n’avait vu dans l’avènement des idées nouvelles que la réforme des abus, consterné, dégoûté par le triomphe de la démagogie et jugeant impossible (pas à tort peut-être) d’en arrêter les excès, résolut de renoncer à la vie publique et se démit de toutes ses fonctions, même de celles de garde du cabinet du roi. Après le décret de la convention du 10 juin 1793, qui obligeait tous les nobles à s’éloigner tout au moins à sept lieues de Paris, il se retira au village de Leuville, près Monthléry, où ses excellents amis, M. et Mme Gauthier, avaient une propriété.

L’illustre savant put ainsi se dérober à la persécution qui menaçait sa vie et ne sortit de sa retraite que deux années après (1795) quand, par le vote unanime de ses anciens collègues du Jardin des Plantes, il fut appelé à professer la zoologie dans cet établissement. L’année suivante (1796), il fut élu membre de l’Institut. Il s’occupait dès lors de la rédaction du plus important de ses ouvrages, l’Histoire des Poissons dont le premier volume parut en 1798 et le cinquième et dernier en 1803. « En réunissant tout ce qu’il avait appris sur les systèmes organiques des poissons, sur leurs habitudes, sur leur économie, dit M. de Valenciennes, cet éloquent zoologiste avait conçu le plan de son œuvre d’une manière large et élevée. Le talent de l’écrivain a su faire trouver du charme à l’histoire de ces êtres qui semblent nous toucher si peu, n’éveiller par aucun côté notre imagination. Il eut laissé un monument scientifique exempt de reproches s’il se fût trouvé dans des conditions moins défavorables ; mais il a écrit et composé la plus grande partie de son livre pendant les années orageuses de la Révolution sans pouvoir profiter des recherches des étrangers pas plus que ceux-ci ne pouvaient profiter des nôtres. » De là des lacunes regrettables quoique forcées que devaient plus tard combler Cuvier et Valenciennes.

La haute estime dans laquelle les gens de bien comme les savants tenaient Lacépède, les talents dont il avait fait preuve comme administrateur, le firent appeler, après le 18 brumaire, aux postes les plus éminents et dont il se montra digne. Sénateur en 1799, président du sénat en 1801, grand chancelier de la Légion-d’Honneur en 1803, ministre d’état en 1804, il avait le secret, au milieu de ses occupations si multiples, de n’être jamais ni pressé ni accablé et de conserver toujours sa pleine liberté d’esprit. Un jour l’Empereur lui demandant son secret, il répondit : « C’est que j’emploie la méthode des naturalistes. »

« Ce mot, dit Cuvier, sous l’apparence d’une plaisanterie, a plus de vérité qu’on ne croirait. La méthode des naturalistes n’est autre chose que l’habitude de distribuer, dès le premier examen, toutes les parties d’un sujet jusqu’aux plus petits détails selon leurs rapports naturels. »

« Une chose, ajoute l’éminent biographe, qui devait encore plus frapper un maître que l’on n’y avait pas accoutumé, c’était l’extrême désintéressement de M. de Lacépède. Il n’avait voulu d’abord accepter aucun salaire ; mais comme sa bienfaisance allait de pair avec son désintéressement, il vit bientôt son patrimoine se fondre, et une masse de dettes se former qui aurait pu excéder ses facultés ; ce fut alors que le chef du gouvernement le contraignit de recevoir un traitement et même l’arriéré. Le seul avantage qui en résulta pour lui fut de pouvoir étendre ses libéralités. » Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’à sa mort, « après avoir occupé des places si éminentes, après avoir joui pendant dix ans de la faveur de l’arbitre de l’Europe, il n’ait pas laissé à beaucoup près une fortune aussi considérable que celle qu’il avait héritée de ses pères. »

Quelques anecdotes encore sur ce sujet : Lors d’une mission importante que l’Empereur avait confiée à Lacépède, le prince de la Paix, dans une intention facile à comprendre, lui fit présent de toute une collection de richesses minérales entre lesquelles se trouvait une pépite d’or d’une grande valeur ; Lacépède le remercia…. au nom du Muséum d’histoire naturelle où furent envoyés tous ces objets. La pépite s’y voit encore.

Au commencement de l’année 1813, lorsque commencèrent les revers de nos armées, un officier général, attaché à l’une des cours germaniques, engagea Lacépède à faire transporter en France les fonds de la dotation que l’Empereur lui avait donnée. Lacépède s’y refusa en disant à ses amis :

« Je perdrai, s’il faut, cette fortune, mais je ne puis consentir à me donner ne fut-ce que l’apparence de l’ingratitude vis-à-vis du prince qui m’a comblé de ses bienfaits. À Dieu ne plaise surtout que j’agisse ainsi quand la fortune paraît vouloir le trahir ! Mieux vaut mille fois perdre cet argent ! (Une somme de 400 000 francs !) »

À propos des discours prononcés par Lacépède comme président du sénat et qui lui furent plus tard reprochés, Cuvier dit non sans raison : « Toutefois encore, dans ces discours obligés, avec quelle énergie l’amour de la paix, le besoin de la paix se montre à chaque phrase ! Et combien, au milieu de ce qui peut paraître flatterie, on essaie de donner des leçons ! C’est qu’en effet c’était la seule forme sous laquelle les leçons pussent être écoutées ; mais elles furent inutiles ; elles ne pouvaient arrêter le cours des destinées. »

Il est certain d’ailleurs que l’admiration de Lacépède comme son affection pour Napoléon ne l’aveuglaient point, et la fermeté au besoin ne lui manquait pas, en voici la preuve :

Pendant une campagne meurtrière, quelques croix d’honneur avaient été accordées par le major général de la grande armée à de très jeunes officiers. On crut que cette faveur était prématurée. L’Empereur ordonne au grand chancelier de les leur retirer. Vainement celui-ci représente la douleur qu’éprouveront des braves salués déjà comme légionnaires. Rien ne calmait l’Empereur qui se croyait trompé.

— Eh bien, répondit Lacépède, je vous demande pour eux ce que je voudrais obtenir moi-même si j’étais à leur place : c’est d’envoyer aussi l’ordre de les fusiller.

Les croix furent maintenues.

« Il se croyait comptable envers le public, disent à l’envi Cuvier, Valenciennes et Villenave, de tout ce qu’il recevait comme traitement et dans ce compte c’était toujours à ses dépens que se soldaient les erreurs de calcul. Chaque jour il avait occasion de voir des légionnaires pauvres, des veuves laissées sans moyens d’existence. Son ingénieuse générosité les devinait avant toute demande. Souvent il leur laissait croire que ses bienfaits venaient de fonds publics qui avaient cette destination.

» Lorsque l’erreur n’eut pas été possible, il cachait discrètement la main qui donnait. »

Un fonctionnaire d’un ordre supérieur, placé à sa recommandation, et ruiné par de fausses spéculations, fut obligé de quitter sa famille. Lacépède fit tenir régulièrement à sa femme 500 fr. par mois jusqu’à ce que le fils fût en âge d’obtenir un emploi, et cette dame a toujours cru qu’elle recevait cet argent de son mari. Ce ne fut que plus tard et par la personne de confiance chargée de cette bonne œuvre qu’on connut la vérité.

Un employé dans les bureaux de la grande chancellerie fit des pertes relativement considérables. Pour sortir d’embarras, une somme de 10 000 fr. lui devenait nécessaire. Cette somme une personne s’engage à la lui remettre à la condition qu’il lui céderait sa place. L’employé, sûr de la bienveillance de Lacépède, lui confie sa situation et la promesse qui lui est faite.

— Je prends grandement part à votre malheur, répond le chancelier, et de tout mon cœur je vous plains, mais je ne puis me prêter à ce que vous désirez. Si votre place devenait vacante, elle appartiendrait de droit à M. X… dont l’administration ne peut oublier les anciens et loyaux services. Lui préférer un étranger serait une injustice que je ne commettrai jamais.

Le solliciteur sortit désespéré ; mais quelques heures après, ou lui remettait, de la part du grand chancelier, cette même somme de 10 000 ; et quand, les larmes aux yeux, sous le coup de son émotion, il accourt pour le remercier et prendre en même temps des engagements pour l’avenir :

— Vous me rendrez cet argent quand vous pourrez, répond Lacépède, vous savez, mon ami, que je ne prête jamais.

Sa bonté devenue proverbiale parmi les élèves de la Légion d’Honneur à Saint-Denis, le faisait considérer dans cette institution comme un tendre père sans cesse occupé du bonheur de ses enfants. En toute occasion d’ailleurs, il donnait à cette maison, qu’il avait contribué à fonder, les marques du plus vif intérêt, du plus sérieux attachement.

On rapporte qu’un jour, bien qu’excédé par ses travaux scientifiques et administratifs, il quitta tout pour se rendre en hâte à Saint-Denis auprès d’une élève, pauvre enfant de onze ans, qui, se mourant de la poitrine, avait demandé comme une grâce de voir une dernière fois le bon monseigneur le chancelier.

Celui-ci arrive, s’approche doucement du lit de la petite malade presque à l’agonie et qui, depuis plusieurs heures, semblait avoir perdu connaissance. Cependant, en entendant la voix du grand chancelier, elle ouvre les yeux et avec un doux sourire, elle murmure :

— Je vous vois. Monseigneur, que je suis heureuse ! je vais dans le ciel prier le bon Dieu pour vous.

III

La passion de la science n’avait en rien nui chez notre savant à la tendresse de cœur. Seize ans après la mort de sa femme, le cœur encore tout plein de son souvenir, il disait : « Je ne sais pas comment ma vie ne s’éteignit pas au moment où je perdis l’ange qui faisait mon bonheur. »

Cette dame qu’il avait épousée veuve avait un fils de son premier mari, M. Gauthier. Lacépède, après la mort de la mère, adopta cet enfant qui fut sa consolation dans son immense douleur. Dans un papier qu’il portait habituellement sur lui, et qui fut trouvé après sa mort, on lisait : « En quelque endroit que je meure, je supplie tous ceux qui pourront concourir à faire exécuter ma dernière volonté de faire transporter mon corps dans le cimetière de la commune de Leuville (Seine-et-Oise.) C’est dans ce cimetière que mon amie, mon amante, ma femme, si vertueuse, si spirituelle, si aimable, si recommandable par son extrême bonté, son humanité éclairée, sa bienfaisance active, ses grâces, sa modestie, ses talents, ses connaissances et ses charmes ; si adorable par la douceur inaltérable, la résignation édifiante et la patience héroïque avec lesquelles elle a supporté pendant un an les souffrances les plus cruelles ; c’est dans ce cimetière, dis-je, qu’elle a voulu être enterrée auprès de son père, de son grand’père, de son premier mari, des respectables cultivateurs qui l’avaient vue naître. Là repose cette femme si vénérée, si aimée du pauvre, si chérie de tous, si adorée par son malheureux époux…. Je demande comme la plus grande des grâces que mon corps soit placé absolument et précisément dans la même tombe, dans la même bière que celle que la mort m’a enlevée si jeune, qui daigna tant m’aimer, m’a rendu si heureux et ne faisait qu’un avec moi. »

En lisant cette page douloureuse, on ne peut s’empêcher de penser à la vanité de tous les bonheurs de la terre, même les plus purs et les meilleurs et qui, vous manquant au milieu de leurs plus douces ivresses, laisseraient le cœur en proie à de tels déchirements, à de si eflroyables désolations si l’on n’était soutenu par l’espérance chrétienne. « S’il est peu de vies remplies de plus de travaux, dit M. Villenave en parlant de Lacépède, il n’en est aucune peut-être qui ait été semée à la fois de tant de vertus et de tant de dignités, de tant d’afflictions connues et de bienfaits ignorés. »

Lors des événements de 1814, Lacépède fut privé par le gouvernement provisoire de sa place de chancelier de la Légion d’Honneur. Il en profita pour se retirer en quelque sorte de la vie publique, encore qu’il ait fait partie de la Chambre des pairs où il fut appelé à siéger dans l’année 1819. Mais un nouveau malheur, qui le frappa peu après, le plongea dans une tristesse profonde et vint augmenter son goût pour la solitude.

La femme de son fils adoptif, qu’il aimait comme une fille, lui fut enlevée par une mort foudroyante et jamais il ne put se consoler d’une telle perte. À la suite de cette catastrophe, il modifia, par un post-scriptum, l’espèce de testament qu’on a lu plus haut : Il demandait à être enterré près de sa belle-fille à Épinay, mais en ajoutant : « Je désire vivement et je prescris de même autant qu’il est en moi que la bière dans laquelle ont été renfermées les cendres de mon épouse si bonne, si bienfaisante, si admirable, de mon amante adorée, que cette bière sacrée soit portée, après ma mort, dans le cimetière d’Épinay, à côté de celle de mon enfant si chérie, si regrettée et si digne de l’être, l’amie si constante des pauvres et des malheureux. »

La santé de Lacépède se ressentit de ses chagrins plus sensibles par l’âge. Déjà langissant, il fut atteint d’une variole à laquelle il succomba et qu’il avait contractée, d’après ses biographes, dans des circonstances assez singulières. Un jour qu’il se rendait à l’Institut, il rencontra, près du Val-de-Grâce, un médecin de ses amis M. Dumeril qui sortait de l’hôpital et de la salle où se trouvaient plusieurs malades atteints de la petite vérole. Le médecin, par distraction ou imprudence, prit la main que lui tendait Lacépède, la serra à plusieurs reprises, et ainsi, paraît-il, lui inocula le fatal virus.

Dès le lendemain en effet, la maladie se déclara avec une extrême violence et telle que notre savant jugea tout d’abord son état désespéré.

— Je vais aller retrouver Buffon, dit-il à son médecin.

Il ne s’effraya point cependant, pas assez même peut-être puisque, au dire de son biographe : « il ne changea rien à ses habitudes, il se leva et se coucha aux heures ordinaires » alors que sans doute de plus grandes précautions étaient nécessaires. À un certain moment, montrant à son fils ses mains gonflées, il lui dit :

« Mon cher Charles, moi qui ai tant aimé la nature, qui ai peut-être contribué à la faire aimer, tu vois comme elle me traite. »

La veille de sa mort, il se fit montrer les dernières pages d’un grand ouvrage auquel il travaillait depuis longues années.

— Mon ami, dit-il à son fils, écris en gros caractère, fin au bas de ces manuscrits.

Ce passage du discours préliminaire témoigne des sentiments qui l’animaient à cette heure suprême et prouvent que toujours il s’était souvenu de sa première et chrétienne éducation : « Vers ce temps où le fils de Drusus faisait triompher au-delà du Rhin les armes de Rome, une petite contrée de l’Orient voyait naître Celui dont la parole devait renouveler la face de la terre. Ceux mêmes à qui la lumière de la foi ne révélerait pas la nature divine de Jésus, verraient en lui l’admirable auteur du plus grand et du plus heureux changement que puissent raconter les annales du monde. L’esprit de l’Évangile a pénétré jusque au plus profond des cœurs ; il y a gravé les principes d’une morale aussi douce que sublime, et rendant à la nature humaine toute sa dignité, quels progrès n’a-t-il pas imprimés à la civilisation ? Nous observerons plus d’une fois dans cette histoire les mémorables effets de cette puissance invincible contre laquelle tous les efforts des passions humaines ont été et seront toujours vains. »

On raconte qu’un des aïeux de Lacépède, Joseph de la Ville, qui avait eu part aux bontés du plus aimé de nos rois, devint plus tard l’ami de François de Sales qui lui donna son portrait ; et cette image d’un saint vénéré pour ses vertus austères sans rudesse fut toujours conservé, dans le cabinet du fils adoptif de Buffon.

Il est difficile au reste de ne pas donner un mobile supérieur et non simplement naturel aux vertus qu’on admirait chez cet homme rare, qui fut véritablement un homme de bien : « Ceux qui ne l’ont pas connu, dit Villenave, s’étonneront et pourront seuls douter : mais s’ils savent que, par ses talents et par ses vertus, M. de Lacépède honora son siècle, ils ignorent peut-être qu’il semblait ne pas appartenir à son siècle par l’humble sentiment d’un mérite élevé, par la candeur native de son âme, par l’exercice habituel et sans faste de toutes les vertus. Ils ignorent que toutes les vertus, en restant pour lui des devoirs, devenaient des sentiments et que ces sentiments composaient ses habitudes et sa vie. »

Lacépède pouvait donc en toute simplicité se rendre à lui-même ce témoignage : « Voilà vingt-six ans écoulés depuis le commencement de la Révolution, écrivait-il, pendant ce temps si orageux, Dieu m’a fait la grâce de ne jamais manquer à la loyauté, à l’honneur, à l’obéissance due aux lois et au gouvernement établi ; et je n’ai rien négligé pour bien connaître la route que le devoir me prescrivait, et pour ne m’en écarter dans aucune circonstance quels que fussent les intérêts ou les sentiments qui tendissent à m’en détourner. »

Le deuil causé par cette mort ne se renferma pas dans la famille ou les amis. L’enceinte de l’église d’Épinay disposée pour les obsèques ne pouvait guère contenir que les parents, les amis, les députations de la Chambre des Pairs, de l’Institut, etc. ; cependant les habitants du village arrivaient en foule, demandant que l’église aussi leur fût ouverte. Et comme ou leur répondait que les places étaient réservées pour la famille, ils s’écriaient en pleurant :

— Eh ! ne sommes-nous pas de la famille ?

D’autres allaient répétant : « Ah ! ce n’est pas tant l’argent que nous perdons ; mais qui maintenant nous arrangera ? » Allusion touchante à la sollicitude avec laquelle le comte de Lacépède s’entremettait comme arbitre dans leurs différends.

Le curé d’Épinay, vieillard octogénaire, dont les philosophes du xviiie siècle eux-mêmes avaient admiré les vertus, et « qui, dit Villenave, fut un des secrets ministres des bienfaits de M. de Lacépède, sentit sa voix s’éteindre dans le chant des funérailles, et ses larmes furent ses plus nobles prières. »