Les rues de Paris/Poussin

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Bray et Rétaux (tome 2p. 271-304).

POUSSIN (NICOLAS)


SA VIE ET SON ŒUVRE




« Les vies des hommes célèbres sont de tous les genres d’histoire celui qui offre la plus attrayante lecture. La curiosité, excitée par le bruit qui s’est fait autour de ces personnages, veut les voir de plus près et contempler à son aise ceux qui par leurs talents, leurs vertus, leurs vices, ont contribué au progrès, à la grandeur des nations ou précipité leur décadence. Cette lecture convient par-dessus tout aux premières années de la vie, quand le cœur, candide et ardent au bien, croit volontiers à la vertu et, se passionnant pour tout ce qui est beau, noble, grand, héroïque, aspire à l’imiter. C’est alors que nous choisissons pour amis et pour témoins de nos actions un Aristide, un Cimon, un Épaminondas… On se modèle à leur exemple et l’on voudrait à tout prix, comme eux, semer la carrière de la vie de ces fleurs de gloire et de vertu, etc. »

Ce fragment de la préface du beau livre de Quintana[1] m’a paru ne pouvoir être mieux placé qu’en tête de la biographie de notre Poussin, qui ne fut pas seulement un éminent artiste, mais un grand et noble caractère, un homme dont la vie, heureusement plus connue dans ses détails que celle de Le Sueur, peut, elle aussi, être proposée en exemple.

Poussin (Nicolas) naquit aux Andelys (Normandie), le 13 juin 1594, d’une famille noble, originaire de Soissons, mais déchue à la suite des guerres civiles. Son goût pour les arts se manifesta de bonne heure, et il reçut quelques leçons d’un peintre de Beauvais, nommé Quentin Varin. Mais l’adolescent sentait d’instinct l’insuffisance de cet enseignement ; aussi, à peine âgé de dix-huit ans, il quitta les Andelys, sans demander ou attendre le consentement de son père, un tort grave qu’il devait cruellement expier plus tard ; arrivé à Paris, grâce à la connaissance qu’il fit d’un jeune gentilhomme du Poitou, amateur des arts, il trouva moyen de vivre tout en continuant ses études. Il eut successivement pour maîtres deux artistes médiocres, Ferdinand Elle, de Malines, et le Lorrain Lallemand, dont, paraît-il, l’enseignement ne laissait pas moins à désirer que les tableaux. Par bonheur, toujours grâce à son ami le gentilhomme, Poussin fit la connaissance d’un mathématicien aux galeries du Louvre, possesseur d’une très-belle collection de gravures d’après Raphaël et Jules Romain, et même de quelques dessins originaux de ces maîtres, et qui les mit généreusement à la disposition du jeune artiste. « La pureté de correction du premier et la fierté de dessin du second, dit un biographe, devint l’objet des études de Poussin : ce fut véritablement là sa première école et la source où il puisa, suivant Bellori, le lait de la peinture et la vie de l’expression. »

Malheureusement il s’interrompit au milieu de ces fructueuses études par condescendance pour son ami qui, retournant en Poitou, l’invita à l’accompagner dans sa famille, en lui offrant l’hospitalité, avec l’espoir qu’il trouverait à s’occuper dans le château d’une façon utile et intéressante. Mais il en fut tout autrement que le jeune artiste n’avait pensé « et le Poussin, dit M. Bouchitté[2], fut exposé en cette circonstance à des humiliations que quelques artistes et beaucoup de gens de lettres avaient éprouvées avant lui, dans un siècle et chez une nation qui ne faisait que de naître à l’amour des arts et à la culture littéraire. La mère du jeune gentilhomme avait peu de goût pour les tableaux, l’âge de son fils lui laissait, avec la libre disposition de sa fortune, la direction de la maison ; elle jugea utile d’occuper le Poussin de soins domestiques, sans lui laisser le temps de cultiver la peinture. »

On comprend que pareil emploi ne pouvait convenir à l’artiste blessé dans son affection comme dans sa dignité. Préférant la misère à cette hospitalité trop différente de celle qu’on lui avait promise, il quitta le château un matin, et, en attendant qu’il lui fût possible de regagner Paris, il se mit à parcourir la province, s’aidant pour subsister du produit de travaux qu’il n’obtenait pas sans peine. C’est ainsi qu’il peignit divers paysages pour le château de Clisson, une Bacchanale pour celui de Chaverny (1616-1620) ; et saint François et saint Charles Borromée, pour les Capucins de Blois. Mais, sans doute, les prix furent bien modiques, inférieurs même à son talent en germe, puisque, résolu, coûte que coûte, à revenir à Paris, où il pouvait espérer trouver des ressources plus sérieuses, Poussin prit le parti de se mettre en route à pied, le bâton à la main, faute d’argent pour payer la voiture, à la vérité assez chère à cette époque.

Aujourd’hui que les communications sont si multipliées, si faciles, on a peine à s’imaginer combien pénible et long était alors un pareil voyage et ce qu’il fallut d’énergie, presque d’audace au jeune artiste pour l’entreprendre et l’achever dans les conditions où il se trouvait. Citons à ce sujet une belle page du dernier historien de Poussin, qui est de celles qu’on ne rencontre pas fréquemment, soit dit en passant, chez les biographes modernes :

« Lorsque nous voyons le jeune homme de vingt ans, parcourant, triste et pensif et peut-être sous les haillons de la misère, la route qui sépare le Poitou de Paris, nous ne pouvons nous empêcher de faire des réflexions amères et en même temps consolantes sur la destinée de l’homme. Quelle est donc cette force qui à son insu l’anime et le soutient malgré ses défaillances ? Quel est ce guide qui, sans lui révéler le mystère de son avenir, dirige ses pas, cachant ses sages desseins sous les dehors du hasard et soutenant l’espérance au milieu des alternatives de la faiblesse et du courage ? Quelle main invisible s’étend sur le pauvre voyageur, affermit ses pas chancelants, et prépare dans un obscur avenir la sécurité après les inquiétudes, la gloire après les épreuves, le libre et sûr essor de la pensée, après les laborieuses incertitudes du génie encore inexpérimenté ? Cette force est le génie lui-même auprès duquel la cause suprême a placé, dans sa prévoyance, la constance qui le soutient et la confiance qui l’anime ; ce guide, c’est la Providence qui, partout invisible et partout présente, mesure l’énergie à l’épreuve, fortifie le faible contre l’obstacle, et ménage les évènements pour que rien ne se perde du génie fécond dont elle a doué sa créature[3] ».

Mais en dépit de son courage, Poussin arrivait à Paris dans un état d’épuisement et de souffrance qui ne fit que s’aggraver. Tombé tout-à-fait malade, il fut heureux que sa famille, instruite de sa triste position, rappelât aux Andelys l’enfant prodigue, après lui avoir pardonné sa fuite précipitée, son seul tort, au reste ; car sa conduite, dans sa vie errante, n’avait eu rien que de digne d’un gentilhomme et d’un chrétien. Le repos, la tranquillité d’esprit, les bons soins rendirent bientôt la force et la santé au jeune homme, qui prolongea néanmoins, pendant plus d’une année, son séjour aux Andelys. Mais ses loisirs, sans doute, ne furent pas perdus pour la méditation comme pour l’étude, et ces paysages plantureux de la Normandie, les campagnes si vertes, les grands horizons avec la mer parfois dans le lointain, les troupeaux magnifiques durent plus d’une fois exercer ses pinceaux.

L’année écoulée, Poussin, avec l’assentiment de sa famille, cette fois, repartit pour Paris qui, dans ses espoirs secrets, ne devait être qu’une étape vers la ville, objet alors de tous les désirs des jeunes artistes, et vers laquelle Poussin, plus qu’aucun d’eux, aspirait avec une ardeur passionnée, comme s’il eût eu le pressentiment qu’elle deviendrait pour lui une patrie : j’ai nommé Rome. Aussi, après un séjour assez court à Paris, il profita d’une occasion favorable pour se rendre à Florence, d’où, sans doute, il comptait aller plus loin. Une circonstance restée inconnue l’arrêta et le ramena en France, mais sans qu’il abandonnât son premier projet. Deux années après, nous le retrouvons à Lyon se dirigeant vers l’Italie. Le manque de ressources suffisantes, après l’acquit d’une dette qui absorba toutes ses économies, le força de rétrograder vers Paris.

Grâce à des amis, il obtint là un asile, à titre de professeur de dessin sans doute, dans le collége dit de Laon, où il se rencontra avec Philippe de Champaigne, plus jeune que lui de quelques années, et qu’il aida fraternellement de ses conseils. Poussin cependant était lui-même parfaitement ignoré lorsqu’une circonstance heureuse commença d’attirer l’attention sur le jeune homme. À l’occasion de la canonisation de saint Ignace et de saint François-Xavier, les Jésuites, voulant ajouter à l’éclat des fêtes par la représentation des miracles de leurs illustres patrons, firent appel aux artistes. Poussin se distingua entre tous ; il peignit à la détrempe six grands sujets, exécutés en autant de jours, et dans lesquels déjà se révélait son génie. Aussi le succès fut-il grand ; on ne se lassait pas surtout d’admirer, d’exalter la prestesse de l’exécution et l’étonnante facilité dont le peintre avait fait preuve. Mais celui-ci, avec une sagacité rare et une raison au-dessus de son âge, sut comprendre qu’il y avait là un écueil « et que ces promesses faciles d’un pinceau qui semble ne pas rencontrer d’obstacles, se terminent souvent par des résultats dont beaucoup ne s’élèvent pas au-dessus de la médiocrité. » Aussi, loin de s’enivrer de ces premières louanges et de céder à un dangereux entraînement, il ne songea qu’à se compléter par de plus sérieuses études, et de nouveau tourna les yeux vers Rome, cette terre promise qu’enfin il allait lui être permis d’entrevoir, c’est-à-dire d’atteindre.

Les tableaux exposés chez les Jésuites avaient été fort goûtés par un poète italien très-célèbre alors, le cavalier Marini, qui désira connaître le peintre, et il fut si satisfait de sa conversation et de ses manières qu’il lui offrit l’hospitalité dans son hôtel en attendant qu’il pût l’emmener avec lui à Rome, où il ne devait pas tarder à retourner. En effet, son départ même fut plus prompt qu’il ne l’avait pensé, et Poussin, retenu par certains travaux, ne put l’accompagner, à son grand regret ; mais le cavalier lui fit promettre de venir le retrouver prochainement dans la capitale du monde chrétien, afin qu’il pût présenter l’artiste au nouveau pape, Urbain VIII, son ami d’enfance.

Le tableau de la Mort de la Vierge, destiné à l’église Notre-Dame, et pour lequel Poussin était resté à Paris, complètement terminé, l’artiste se mit en route pour l’Italie, tout de bon cette fois, et arrivé à Rome, il s’y vit reçu aussi bien qu’il pouvait l’espérer. Malheureusement, peu de temps après, l’état de santé du cavalier Marini le força de partir pour Naples et il y mourut au bout de quelques semaines. Avant son départ, cependant, il avait eu soin de recommander tout particulièrement le jeune Français au cardinal Barberini, neveu du Pape ; mais le cardinal, presque aussitôt, avait dû quitter Rome pour se rendre en France et en Espagne en qualité de légat du Saint-Siége. Ces circonstances, que nul n’eût pu prévoir, mirent Poussin dans une position critique qui lui rappelait ses plus mauvais jours. Sans protecteurs, sans amis, sans argent, dans une ville étrangère dont il ne savait pas encore la langue, il eut grand’peine dans les premiers temps à trouver le placement de quelques tableaux à des prix dérisoires. On cite entre autres deux batailles, toiles grandes d’au moins deux pieds, qui lui furent payées au prix de sept écus chacune. Par bonheur, il ne tarda pas à faire connaissance avec des artistes, aussi peu fortunés que lui, sans doute, mais plus anciennement établis dans la ville, et comme lui, pleins de feu et d’ardeur, le peintre Algardi, depuis l’Algarde, et le sculpteur Duquesnoy, dit le Flamand, dont les modèles d’enfants ornent tous les ateliers. Les trois artistes s’entr’aidèrent autant qu’ils purent ; mais les ressources de chacun étaient plus que bornées, et cette intimité presque fraternelle leur fut surtout utile et avantageuse au point de vue du progrès de leur art par l’échange continuel d’idées et la communauté des études, auxquelles ne manquait pas le conseil intelligent. Poussin, en dépit des obstacles résultant de sa situation précaire, marchait à son but avec une héroïque persévérance : il copiait sans relâche les antiques, dont il s’efforçait de s’assimiler les plus beaux types, s’instruisait dans l’anatomie, etc. Il put aussi profiter des conseils du Dominiquin, dont il s’était déclaré hardiment et généreusement l’admirateur et le partisan, alors que, dans Rome, la foule des amateurs et des jeunes peintres ne jurait que par le Guide.

La situation de l’artiste cependant était loin de s’améliorer sous certains rapports ; car, c’est à peu près vers cette époque qu’il écrivait au commandeur Cassiano del Pozzo, qui fut son zélé protecteur et son ami :

« Après avoir reçu de vous et des vôtres tant de bienfaits, je crains bien que vous me taxiez d’indiscrétion… Mais réfléchissant que tout ce que vous avez fait pour moi vient des sentiments de bonté et de générosité qui vous animent, et ne pouvant, à cause d’une incommodité qui m’est survenue, aller chez vous en personne, je me suis enhardi à vous écrire pour vous supplier de venir à mon secours ; car je suis presque toujours malade et n’ai d’autre ressource pour subsister que mes ouvrages. »

Le commandeur envoya 40 écus romains à l’artiste ce secours et l’arrivée prochaine du cardinal Barberini lui permettaient d’espérer de meilleurs jours, si son état maladif ne se fût aggravé par suite d’un évènement dont les conséquences auraient pu être plus sérieuses encore. Des difficultés étant survenues entre la cour de Rome et celle de France, il en résulta une vive irritation dans la ville contre les étrangers. Poussin, qui jusqu’alors avait continué de s’habiller à la française, se vit en butte, près des Quatre-Fontaines, à une agression armée de la part de quelques soldats ; l’un d’eux lui porta un coup d’épée qu’heureusement Poussin put parer avec son carton ; mais peu s’en fallut, la lame ayant glissé, qu’il n’eût deux doigts de la main enlevés ou mutilés, ceux précisément qui lui servaient à tenir le crayon. Il n’échappa pas sans peine à une nouvelle attaque et à la poursuite acharnée de son adversaire par une fuite précipitée.

L’émotion de cette scène, et cette course violente provoquèrent une rechute ou une aggravation du mal et l’artiste, forcé de s’aliter, se trouvait dans une situation des plus fâcheuses, « lorsqu’un de ses compatriotes, Jean Dughet, qui était cuisinier d’un sénateur romain, le tira de son misérable logement pour le recueillir dans sa maison où sa femme et lui le soignèrent avec une affectueuse sollicitude, comme ils auraient fait de leur fils. Sous ce toit hospitalier, il recouvra la santé et, six mois après, il épousa leur fille aînée, Marie Dughet qui avait été, elle aussi, un peu sa garde-malade[4]. » Les noces furent célébrées à la fête suivante de Saint-Luc, patron et protecteur des peintres. La dot que Poussin reçut, quoique modeste, lui permit d’acheter une petite maison sur le mont Pincius d’où l’on découvre les plus beaux aspects de Rome. Aussi il s’y plut tellement qu’il s’y fixa pour toujours et ne l’eût pas échangée contre le plus magnifique palais dans un autre quartier.

Poussin, heureux au sein d’une famille selon son cœur, put dès lors se livrer en toute sécurité au travail, et, dans un intervalle de dix ans qui s’écoula depuis son mariage jusqu’au voyage en France, il fit un grand nombre de tableaux dont plusieurs comptent parmi ses meilleurs : la Peste des Philistins, la Manne, le Frappement du rocher, la Première suite des sacrements, faite pour le commandeur del Pozzo, mais qui semblait devoir mieux convenir au cardinal de Richelieu que les tableaux de Bacchanales peints pour lui dans le même temps.

Par les noms de ces amateurs on juge que Poussin n’était plus un débutant ; déjà, en effet, sa renommée s’était répandue en France où le prônaient chaleureusement des protecteurs et amis, et entre tous M. de Chantelou à qui était destiné ce superbe tableau de la Manne, nommé plus haut, et qu’on voit maintenant au Louvre.

Ce fut le même M. de Chantelou qui fut chargé, à cette époque, par M. Sublet de Noyers, surintendant des bâtiments du roi, de décider Poussin à revenir en France, ce à quoi le grand artiste répugnait singulièrement ainsi qu’il s’en exprime dans une lettre à M. de Chantelou du 15 janvier 1638 :

« Pour la résolution que monseigneur de Noyers désire de moi, il ne faut point s’imaginer que je n’aie été en grandissime doute de ce que je devais répondre : car, après avoir demeuré l’espace de quinze ans entiers dans ce pays-ci, assez heureusement, mêmement m’y étant marié, en l’espérance d’y mourir, j’avais conclu de moi-même de suivre le dire italien : Chi sta bene, non si muove (qui se trouve bien ne change pas). Mais, après avoir reçu une seconde lettre de M. Lemaire à la fin de laquelle il y en a une jointe de votre main, qui a servi à m’ébranler, mêmement à me résoudre de prendre le parti qu’on m’offre (etc.). »

Mais, dans le post-scriptum même de cette lettre, il paraît retirer cette adhésion, et il ne fallut rien moins qu’une nouvelle et pressante missive de M. de Noyers, et une lettre même du roi Louis XIII, non moins honorable pour le sujet que pour le prince, pour faire cesser toutes les hésitations de Poussin ; et M. de Chantelou[5], venu à Rome sur ces entrefaites, le ramena en France avec lui (1640). L’artiste avait à cette époque quarante-sept ans.

Au fond du cœur cependant, il ne quittait pas sa chère Italie et Rome sans espoir de retour, bien au contraire, puisqu’il n’avait voulu prendre d’engagement que pour cinq ans, malgré les avantages de sa nouvelle position si grands qu’ils fussent et auxquels il ne faisait pas volontiers le sacrifice de sa tranquillité et de son indépendance. On peut croire surtout que, sous ce dernier rapport, il n’adhéra qu’à contre-cœur et comme forcé et contraint, à la clause du contrat formulée en ces termes dans la lettre de M. de Noyers : « Il reste à vous dire une seule condition qui est que vous ne peindrez pour personne que par ma permission ; car je vous fais venir pour le Roi et non pour les particuliers, ce que je ne vous dis pas pour vous exclure de les servir, mais j’entends que ce ne soit que par mon ordre. »

Cependant l’accueil que reçut l’artiste dépassa de beaucoup son espérance et même toutes les promesses qui lui avaient été faites, et prouve qu’aux yeux de ses contemporains, il était déjà le Poussin de la postérité. Voici comment lui-même, dans une lettre au commandeur del Pozzo nous raconte son arrivée :

« Reçu très honorablement à Fontainebleau, dans le palais d’un gentilhomme auquel M. de Noyers, secrétaire d’État, avait écrit à ce sujet, j’ai été traité splendidement. Ensuite, je suis venu dans la voiture du même seigneur à Paris. À peine y fus-je arrivé, que je vis M. de Noyers qui m’embrassa cordialement en me témoignant toute la joie qu’il avait de mon arrivée.

» Je fus conduit le soir, par son ordre, dans l’appartement qui m’avait été destiné. C’est un petit palais, car il faut l’appeler ainsi. Il est situé au milieu des Tuileries. Il est composé de neuf pièces en trois étages sans les appartements d’en bas qui en sont séparés. Il y a en outre un beau et grand jardin rempli d’arbres à fruits, avec une grande quantité de fleurs, d’herbes et de légumes ; trois petites fontaines, un puits, une belle cour dans laquelle il y a d’autres arbres fruitiers ; j’ai des points de vue de tous côtés, et je crois que c’est un paradis.

» En entrant dans ce lieu, je trouvai le premier étage rangé et meublé noblement, avec toutes les provisions dont on a besoin, même jusqu’à du bois et un tonneau de bon vin vieux de deux ans.

» J’ai été fort bien traité pendant trois jours, avec mes amis, aux dépens du Roi. Le jour suivant, je fus conduit par M. de Noyers chez Son Éminence le cardinal de Richelieu, lequel, avec une bonté extraordinaire, m’embrassa et, me prenant par la main, me témoigna d’avoir un très-grand plaisir de me voir.

» Trois jours après, je fus conduit à Saint-Germain, afin que M. de Noyers me présentât au Roi, lequel était indisposé, ce qui fut cause que je n’y fus introduit que le lendemain matin, par M. Le Grand (Cinq-Mars), son favori. Sa Majesté, remplie de bonté et de politesse, daigna me dire les choses les plus aimables et m’entretint pendant une demi-heure en me faisant beaucoup de questions. Ensuite, se tournant vers les courtisans, elle dit : Voilà Vouet bien attrapé ! Puis Sa Majesté m’ordonna de grands tableaux pour les chapelles de Saint-Germain et de Fontainebleau. Lorsque je fus retourné dans ma maison, on m’apporta, dans une belle bourse de velours, deux mille écus en or ; mille écus pour mes gages, et mille écus pour mon voyage, outre toutes mes dépenses. Il est vrai que l’argent est bien nécessaire en ce pays-ci où tout est si cher. »

En lisant cette lettre, si naïvement charmante et qu’on aurait regret à ne pas reproduire en entier, on partage l’émotion de Poussin et l’on est touché de ces attentions si délicates, non moins que de ces honneurs singuliers qui témoignent chez les illustres protecteurs d’une estime si haute de l’art et de l’artiste. Il fallait à notre peintre au moins autant de raison que de génie pour garder son sang-froid, et ne pas se trouver étourdi de cette faveur soudaine et éclatante, à l’exemple du pauvre Vouet « qui, dit M. Bouchitté, dans la prospérité, ne sut conserver ni la modestie, ni le désintéressement convenables. » Ce qui explique et justifie le mot autrement cruel de Louis XIII. Mais Poussin était un caractère d’une meilleure trempe et bien lui en prit ; car il ne devait pas tarder à avoir la preuve, par une expérience personnelle, de ce qu’il avait appris par la lecture et la réflexion, c’est que, dans le monde, à la cour surtout, il ne faut que peu se fier aux apparences flatteuses et qu’alors précisément que la fortune vous rit davantage, on doit s’attendre de sa part à quelque méchant retour.

Tout cependant pour l’instant souriait à Poussin, pour qui la France était le vrai pays de Cocagne, comme il le dit si bien dans sa jolie lettre de remerciement à M. de Chantelou : « Monsieur et patron, mardi dernier, après avoir eu l’honneur de vous accompagner à Meudon et y avoir été joyeusement, à mon retour, je trouvai que l’on descendait en ma cave un muids de vin que vous m’aviez envoyé. Comme c’est votre coutume de faire regorger ma maison de biens et de faveurs, mercredi, j’eus une de vos gracieuses lettres par laquelle je vis que particulièrement vous désiriez savoir ce qu’il me semblait dudit vin. Je l’ai essayé avec mes amis aimant le piot (oh ! oh ! grave Poussin !) ; nous l’avons trouvé très-bon, et je m’assure, quand il sera rassis, qu’on le trouvera excellent. Du reste, nous vous servirons à souhait, car nous en boirons à votre santé, quand nous aurons soif, sans l’épargner ; aussi bien, je vois que le proverbe est véritable qui dit : « Qui chapon mange, chapon lui vient. Mêmement, hier, M. de Costage m’envoya un pâté de cerf si grand que l’on voit bien que le pâtissier n’en a retenu sinon les cornes. Je vous assure, monsieur, que désormais je ne manquerai pas à commencer par le dimanche de me réjouir, comme je fis le dimanche passé, afin que la semaine suivante soit ce qu’on dit, que toute l’année est au pays de Cocagne. Je vous suis le plus obligé homme du monde, comme aussi je vous suis le plus dévotieux serviteur de tous vos serviteurs. »

Tout cela n’est-il pas dit le plus agréablement du monde et assaisonné du pur sel attique. Voilà certes un homme heureux ; joignez à cela le bonheur de l’inspiration ; car Poussin, n’ayant pas tardé à reprendre ses pinceaux, fit, pour le noviciat des Jésuites, son tableau de saint François-Xavier ressuscitant une jeune fille, un chef-d’œuvre, quoique l’artiste eût été fort pressé de l’exécuter, tant à cause de l’époque fixée que par la multitude et la diversité de ses autres occupations. Bien qu’il fût convenu, avant son départ, qu’on ne l’occuperait en France qu’à peindre « des tableaux et des plafonds, » on ne laissa pas de lui demander diverses autres choses, des dessins pour tapisseries, des frontispices pour livres, etc. Aussi se plaint-il assez vivement à son protecteur et ami : « Vous m’excuserez, monsieur, si je parle si librement ; mon naturel me contraint de chercher et aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion qui m’est aussi contraire et ennemie comme est la lumière, les ténèbres. »

Et, tout en menant de front ces travaux et d’autres plus sérieux, il lui fallait donner la meilleure part de son temps aux études de la grande galerie du Louvre, pour laquelle surtout il avait été appelé. Mais ses projets, qui avaient fait rejeter les plans de l’architecte du roi, Lemercier, contrariaient fort aussi le peintre Fouquières, chargé de peindre dans la galarie des vues de France ; il en résulta contre Poussin des hostilités qui furent pour lui une source incessante d’ennuis et de déboires auxquels ne fut pas étranger sans doute Vouet, qui ne pouvait lui pardonner le mot de Louis XIII.

Ajoutons qu’il avait aussi à souffrir du climat qui était alors ce que nous le voyons aujourd’hui, hélas ! témoin cette lettre au commandeur del Pozzo :

LETTRE DE POUSSIN AU COMMANDEUR DEL POZZO.
« 14 mars 1642.      

« Telles sont les variations de ce climat. Il y a quinze jours, la température était devenue extrêmement douce : les petits oiseaux commençaient à se réjouir dans leurs chants de l’apparence du printemps ; les arbrisseaux poussaient déjà leurs bourgeons ; et la violette odorante, avec la jeune herbe, recouvraient la terre qu’un froid excessif avait rendue, peu de temps auparavant, aride et pulvérulente. Voilà qu’en une nuit un vent du nord, excité par l’influence de la lune rousse (ainsi qu’ils l’appellent dans ce pays), avec une grande quantité de neige, viennent repousser le beau temps qui s’était trop hâté, et le chassent plus loin de nous certainement qu’il ne l’était en janvier. Ne vous étonnez donc pas si j’ai abandonné les pinceaux, car je me sens glacé jusqu’au fond de l’âme. »

Malgré les égards dont il était toujours l’objet de la part de ses illustres protecteurs, Poussin commença à tourner les yeux vers Rome, où il avait joui tant d’années d’une paix profonde et de la pleine liberté d’un travail selon son goût et à ses heures. Aussi ne tarda-t-il pas à solliciter la permission, qu’il n’obtint pas sans peine, de faire un voyage en Italie, pour en ramener sa femme qu’il y avait laissée peut-être avec intention. Tout probablement aussi qu’il partait avec l’arrière-pensée, s’il était possible, de rester là-bas ; ce qui n’eût pas été facile, cependant, après les bienfaits et les honneurs dont l’avaient comblé le roi, comme le cardinal. Mais les évènements se chargèrent, bientôt après, de lui rendre sa liberté. Poussin arrivait à Rome vers la fin de septembre 1642. Un mois après, il apprenait la mort de Richelieu, que le roi suivit de près dans la tombe, et M. de Noyers était éloigné des affaires. Poussin s’affermit complètement dans sa résolution de ne plus quitter sa petite maison du monte Pincio ; ce ne fut pas pourtant sans quelques combats.

Car qui n’a dans la tête
Un petit grain d’ambition ?


« Je vous assure, écrit-il à M. de Chantelou, que, dans la commodité de ma petite maison et dans le peu de repos qu’il a plu à Dieu de me prolonger, je n’ai pu éviter un certain regret qui m’a percé le cœur jusqu’au vif ; en sorte que je me suis trouvé ne pouvoir reposer ni jour ni nuit ; mais à la fin, quoi qu’il m’arrive, je me résous de prendre le bien et de supporter le mal. »


II

Poussin, établi de nouveau à Rome, reprit ses habitudes de vie régulière et laborieuse qui lui permirent de produire des tableaux en si grand nombre, malgré la correction et la conscience qu’il apportait dans son travail, que M. Dussieux, l’auteur des Artistes français à l’étranger, n’a pas catalogué moins de deux cent quatre-vingt-quatre tableaux et esquisses dans les principales galeries de l’Europe ; les musées français en comptent quarante, en outre des collections particulières.

La vie de Poussin, concentrée dans sa famille et dans son atelier, n’était pas seulement celle d’un artiste supérieur passionné pour son art, et toujours préoccupé du mieux possible ; c’était celle d’un bon père de famille comme d’un sage, d’un philosophe, mais d’un philosophe chrétien.

Il n’avait pas eu d’enfants de sa femme ; mais il devint comme le père adoptif de ses deux jeunes beaux-frères Gaspard et Jean Dughet, qu’il éleva avec un soin particulier et dont il fit des artistes distingués, de Gaspard dit le Guaspre surtout. À propos du premier, une curieuse lettre de Poussin prouve, avec son esprit vif et fin, sa sollicitude pour ses parents. Elle est datée du 1er avril 1663, à l’époque des difficultés entre la France et la cour de Rome, par suite de l’insulte faite à l’ambassadeur par la garde corse, incident qui troublait toutes les têtes, beaucoup de gens voyant déjà les Français aux portes de Rome. Poussin écrit à M. de Chantelou :

« Une chose me fâche, qui est la peine que vous avez prise d’employer la faveur de M. de Colbert, que vous devez réserver pour les occasions urgentes, à la réquisition de mon fou de beau-frère qui, s’imaginant qu’ayant dessus sa porte les armes du Roi, il serait à couvert de tout danger, posé qu’il arrive du désordre en cette ville par notre nation, sans que jamais il m’en ait communiqué une seule parole, étant sa coutume de faire toutes choses assez témérairement et sans conseil ; il m’a confié d’avoir écrit comme pour lui de cette sauve-garde à un sien ami, le sieur Vinot. Je ne sais comment cela est allé jusqu’à vous : j’en suis innocent. Je vous supplie d’excuser l’ignorance de ce pauvre garçon insensé de la peur que lui et beaucoup d’autres ont des armes françaises qui, si elles venaient à paraître ici près, on trouverait plusieurs morts sans blessures. »

Si, dans cette lettre, l’artiste fait preuve d’esprit et de sens, dans une autre au même, il montre comment la juste fierté et la franchise peuvent se concilier avec les égards dus à l’amitié. M. de Chantelou, ayant vu chez un autre amateur, M. Pointel, des tableaux de Poussin qui lui semblaient préférables aux siens, eut la faiblesse d’en concevoir quelque jalousie, et le tort plus grand d’en écrire à Poussin dans des termes dont celui-ci eût pu être blessé. L’artiste répond en termes dignes, mais sans aucune amertume : « Il est aisé pour moi de repousser le soupçon que vous avez que je vous honore moins que quelques autres personnes et que j’ai moins d’attachement pour vous que pour elles… Je n’en veux pas dire davantage ; il faudrait sortir des termes de l’attachement que je vous ai voué. Croyez certainement que j’ai fait pour vous ce que je ne ferais pour personne vivante, et que je persévère toujours dans la volonté de vous servir de tout mon cœur. Je ne suis point homme léger ni changeant d’affections ; quand je les ai mises en un sujet, c’est pour toujours. Si le tableau de Moïse trouvé dans les eaux du Nil, que possède M. Pointel, vous a charmé lorsque vous l’avez vu, est-ce un témoignage pour cela que je l’ai fait avec plus d’amour que les autres ? Ne voyez-vous pas bien que c’est la nature du sujet et votre propre disposition qui sont cause de cet effet, et que les sujets que je traite pour vous doivent être représentés d’une autre manière ? C’est en cela que consiste tout l’artifice de la peinture. Pardonnez ma liberté si je dis que vous vous êtes montré précipité dans le jugement que vous avez fait de mes ouvrages. Le bien juger est très-difficile si l’on n’a en cet art grande théorie et pratique jointes ensemble. Nos appétits n’en doivent pas juger seulement, mais aussi la raison. »

Cette noble fierté s’unissait chez l’artiste à la modestie en même temps qu’au désintéressement et à l’esprit de justice : « Il était si régulier, dit Félibien, à ne prendre que ce qu’il croyait lui être légitimement dû, que, plusieurs fois, il a renvoyé une partie de ce qu’on lui donnait, sans que l’empressement qu’on avait pour ses tableaux et le gain que quelques particuliers y faisaient lui donnât l’envie d’en profiter. Aussi on peut dire de lui qu’il n’aimait pas tant la peinture pour le fruit et pour la gloire qu’elle produit que pour elle-même et pour le plaisir d’une si noble étude et d’un exercice si excellent[6] ».

Que ces idées diffèrent de celles qui ont cours aujourd’hui et sont le mobile de la plupart des artistes !

À propos de l’envoi de son portrait à M. de Chantelou (29 août 1650), il lui écrit : « Il n’y a non plus de proportion entre l’importance réelle de mon portrait et l’estime que vous voulez bien en faire, qu’entre le mérite de cette œuvre et le prix que vous y mettez ; je trouve des excès dans tout cela. Je me promettais bien que vous recevriez mon petit présent avec bienveillance, mais je n’en attendais rien davantage et ne prétendais pas que vous m’en eussiez de l’obligation. Il suffirait que vous me donnassiez place dans votre cabinet de peintures sans vouloir remplir ma bourse de pistoles, c’est une espèce de tyrannie que de me rendre tellement redevable envers vous que jamais je ne puisse m’acquitter. »

La modération de ses désirs assurait ainsi la pleine indépendance de son génie à l’artiste toujours assez riche, grâce à la simplicité de sa vie dont nous trouvons une preuve dans cette jolie anecdote racontée par Félibien : « M. Camille Massimi, qui depuis a été cardinal, étant allé lui rendre visite, il arriva que le plaisir de la conversation l’arrêta jusqu’à la nuit. Comme il voulut s’en aller et qu’il n’y avait que Le Poussin qui le conduisait avec la lumière à la main, M. Massimi, ayant peine à le voir lui rendre cet office, lui dit qu’il le plaignait de n’avoir pas seulement un valet pour le servir.

« Et moi, répartit Poussin, je vous plains bien davantage, monseigneur, de ce que vous en avez plusieurs. »

Voici, racontée par Bellori, une autre anecdote d’un genre différent, mais curieuse aussi : Un jour, il se promenait au milieu des ruines avec un étranger désireux d’emporter dans sa patrie quelque précieux fragment : — Je veux, lui dit Poussin, vous donner la plus belle antiquité que vous puissiez désirer.

Puis il ramassa dans l’herbe un peu de sable, des restes de ciment mêlés à de petits morceaux de porphyre et de marbre presque réduits en poudre, et les donnant à son compagnon, il lui dit :

— Seigneur, emportez cela et dites : Cette poussière est l’antique Rome.

Un riche amateur lui montrant un tableau de sa façon, il lui dit :

— Il ne manque à l’auteur pour être bon peintre que d’être moins riche.

On lui demandait quel fruit il avait recueilli de son expérience ?

— Celui de pouvoir vivre avec tout le monde.

Poussin, grâce à sa vie régulière, avait joui longtemps, quoique assez peu robuste, d’une bonne santé ; mais en 1657, les infirmités, triste suite de l’âge, commencèrent à se faire sentir ; il eut une première atteinte de paralysie et il écrivit à M. de Chantelou : « Si la main me voulait obéir, je pourrais, je crois, la conduire mieux que jamais ; mais je n’ai que trop d’occasions de dire ce que disait Thémistocle en soupirant, sur la fin de sa vie, que l’homme décline et s’en va lorsqu’il est prêt à bien faire. Je ne perds pas le courage pour cela ; car tant que la tête se portera bien, quoique la servante soit débile, il faudra que celle-ci observe les meilleures et les plus excellentes parties de l’art qui sont du domaine de l’autre. »

Grâce à cette énergie de volonté, Poussin continua de travailler et, presque jusqu’à la fin de sa vie, il tint les pinceaux, malgré le tremblement de sa main ; les tableaux de cette dernière période, qu’on ne peut appeler de déclin, parmi lesquels se trouvent les Quatre saisons, ne sont inférieurs à aucun des précédents et peutêtre ils les surpassent par la poésie sublime, surtout les derniers, cet Hiver ou ce Déluge qu’on a si justement appelé le Chant du cygne.

Au commencement de l’année 1664, Poussin perdit sa femme, sa chère Marie Dughet. La lettre par laquelle il annonce ce malheur à son ami et qu’il lui fallut dix jours pour écrire ou dicter, tant il était déjà malade lui-même, est des plus touchantes ; c’est bien le cœur qui parle : «…. Quand vous connaîtrez la cause de mon silence, non-seulement vous m’excuserez, mais vous aurez compassion de mes misères. Après avoir, pendant neuf mois, gardé dans son lit ma bonne femme malade d’une toux et d’une fièvre d’étisie qui l’ont consumée jusqu’aux os, je viens de la perdre quand j’avais le plus besoin de son secours. Sa mort me laisse seul, chargé d’années, paralytique, plein d’infirmités de toutes sortes, étranger et sans amis ; car en cette ville il ne s’en trouve point. Voilà l’état auquel je suis réduit ; vous pouvez vous imaginer le demeurant.

« Me voyant dans un semblable état, lequel ne peut durer longtemps, j’ai voulu me disposer au départ. J’ai fait pour cet effet un peu de testament par lequel je laisse plus de 10 000 écus à ces pauvres parents qui demeurent aux Andelys. Ce sont gens grossiers et ignorants qui, ayant après ma mort à recevoir cette somme, auront grand besoin du secours d’une personne honnête et charitable. Dans cette nécessité, je vous viens supplier de leur prêter la main. »

Au mois de janvier 1665, il écrit à Félibien : « Il y a quelque temps que j’ai abandonné les pinceaux, ne pensant plus qu’à me préparer à la mort ; j’y touche du corps, c’est fait de moi. »

Ses pressentiments ne le trompaient pas ; la même année, il suivait sa femme dans la tombe (29 novembre 1665).

Est-il besoin d’ajouter que l’artiste qui avait dû à la religion tant de belles inspirations et qui toujours s’efforça de conformer sa vie à ses saints enseignements, ainsi qu’en témoignent les biographes et mieux encore sa correspondance, ne se démentit pas à la dernière heure et que sa mort fut conforme à sa vie : « L’artiste qui avait si souvent médité sur des sujets religieux, dit son dernier historien (d’après une lettre de J. Dughet) mourut en chrétien, et les prêtres appelés pour sanctifier ses derniers moments mêlèrent aux pieux accents de la religion les larmes que leur arrachait la mort d’un si grand homme. »

« Il n’y a peut-être jamais eu de particulier plus profondément regretté que Nicolas Poussin, dit un biographe étranger dont le témoignage n’est pour nous que plus précieux. La douce vivacité de sa conversation, la tendre bienveillance avec laquelle il traitait ses amis et ses parents, la modestie de son caractère qui l’empêchait de blesser personne, et enfin la manière facile et l’abandon avec lequel il parlait de son art, rendaient sa société inestimable soit qu’on le considère comme peintre ou comme simple particulier. Sa mort causa une sensation générale dans Rome, sa patrie adoptive ; tous les amis de l’art se réunirent pour accompagner ses restes à l’église Santo-Lorenzo in Lucina où il fut enseveli et où l’on voit deux inscriptions latines en son honneur[7]. »

Voici le portrait que Félibien nous a laissé de son ami et qu’il semble intéressant de pouvoir comparer avec celui qu’on voit au Louvre, peint par Poussin lui-même : « Son corps était bien proportionné, sa taille haute et droite ; l’air de son visage, qui avait quelque chose de noble et de grand, répondait à la beauté de son esprit et à la bonté de ses mœurs. Il avait, il m’en souvient, la couleur du visage tirant sur l’olivâtre, et ses cheveux noirs commençaient à blanchir lorsque nous étions à Rome. Ses yeux étaient vifs et bien fendus, le nez grand et bien fait, le front spacieux et la mine résolue… Il disait assez volontiers ses sentiments ; mais c’était toujours avec une honnête liberté et beaucoup de grâce. Il était extrêmement prudent dans toutes ses actions, retenu et discret dans ses paroles, ne s’ouvrant qu’à ses amis particuliers. »

Le 18 juin 1851, une statue de Poussin, due à une souscription nationale, a été érigée aux Andelys. Il n’arrivera plus aux étrangers, dit un journal à cette occasion, ce qui arriva naguères à un voyageur anglais que la gloire de Poussin avait attiré aux Andelys. Ce voyageur, ne voyant aucun monument, aucune inscription qui lui rappelât le grand peintre, s’adressa au premier bourgeois qu’il vit passer et lui demanda la maison de Poussin.

— La maison de Poussin, reprit le bourgeois, je ne crois pas que ce monsieur ait jamais demeuré dans la ville ; car j’y suis établi moi-même depuis longtemps et je n’en ai jamais entendu parler.

Voilà la gloire humaine !


III

Plus heureux avec Poussin qu’avec Lesueur, nous n’avons point été dans l’embarras quant aux renseignements biographiques, trop rares pour le dernier, et qu’il nous fallait au préalable examiner ou discuter. Pour le Poussin, au contraire, les matériaux abondent parfaitement authentiques et qui nous font connaître cet homme illustre dont la vie est si pleine d’enseignements de toute manière qu’on n’a point à s’étonner que les médailles données aux lauréats de l’École des Beaux-Arts soient frappées à son effigie. Le précieux trésor de la correspondance de Poussin nous a permis de contrôler et de compléter les autres renseignements, puisés d’ailleurs aux meilleures sources et, tout en choisissant avec le regret de laisser de côté bien des passages fort tentants pour la citation, notre biographie s’est étendue plus sans doute que nous ne l’avions pensé. Aussi serons-nous forcé d’être plus court dans notre appréciation artistique et nous insisterons moins sur le détail. L’homme étant bien connu par ses actions, et surtout par sa correspondance, il est plus facile de porter un jugement d’ensemble et cependant motivé sur son œuvre, et d’être assez complet et précis, même en s’en tenant aux grandes lignes.

« Prompt à concevoir, habile à bien choisir, Le Poussin ne pouvait manquer de bien réussir dans ses entreprises… Comme un peintre savant, il ennoblissait, par la sublimité de ses pensées, les sujets les plus communs ; il les traitait avec beaucoup d’élégance ; un jugement solide accompagnait tout ce qu’il faisait. Excellent dessinateur, grand historien, grand poète, sage compositeur, ne mettant pas une seule figure qu’il n’en connût la nécessité, grand paysagiste, personne n’a mieux connu les différentes affections de l’âme et les divers effets de la nature… Son pinceau, libre et hardi dans sa touche, retranchait, ajoutait à son gré et même corrigeait l’antique. »

Ainsi s’exprime d’Argenville auquel ou ne peut qu’applaudir. Le maître n’est pas seulement admirable dans la composition savante, dans l’habile exécution, il réussit merveilleusement parfois dans les expressions, témoin le tableau de la Résurrection d’une jeune Fille par saint François-Xavier, qu’on admire dans le salon d’honneur, au Louvre, en regrettant qu’il soit placé si haut ; car il mériterait bien plus que telle ou telle toile, qui n’a de valeur que par l’exécution, de briller au premier rang. Quelle vérité et quel pathétique dans la scène rendue avec tant d’énergie malgré la sévère et sobre exécution ! Rien de trop, mais aussi rien de moins. Et l’on sent que la soudaineté de l’improvisation, que l’illumination du génie n’a pas plus manqué ici que la forte méditation qui, dans le recueillement de la solitude, la prépare. Que de grandeur et tout à la fois de sagesse et de simplicité ! Quel calme et quelle sublime confiance dans la figure du saint ! Quelle vivacité et quelle variété d’expressions sur les traits des assistants ! Que dire surtout de la figure de la mère sur laquelle on voit si étonnamment confondues les impressions de la joie et de la douleur au plus haut degré, et entre lesquelles son cœur est partagé, mais de façon à ce qu’on sente bien que la première a le dessus !

Poussin est admirable pour rendre avec toute leur énergie certaines expressions, mais sans jamais faire grimacer les figures, et l’on comprend qu’il ne faisait que transporter sur la toile ce qu’il avait observé dans la nature. « Comme Léonard de Vinci, sa coutume était d’écrire et de dessiner dans un livre qu’il portait sur lui tout ce qu’il remarquait. »

Dans ce superbe tableau du Jugement de Salomon, on ne sait ce qu’il faut admirer davantage, ou la figure du juge au regard perçant et formidable dans son impassibilité, attestant le calme de la justice, ou les têtes des deux mères si fortement contrastées, presque trop : l’une, type horrible avec son masque émacié et verdâtre, type affreux de la laideur méchante, envieuse, haineuse ; l’autre, suppliante, désolée, mais noble et belle autant qu’il est permis d’en juger, car elle se perd un peu dans la demi-teinte. Faut-il blâmer le maître à ce sujet comme à propos du Germanicus mourant, qui fait dire à d’Argenville : « À l’exemple de Timanthe, qui a su couvrir le visage d’Agamemnon dans le sacrifice d’Iphigénie, n’osant pas outrer les ressources de l’art, en essayant d’exprimer sur la toile l’excès de la douleur et de la joie de ce père ; Le Poussin, dans la Mort de Germanicus, a su de même couvrir le visage d’Agrippine, sa femme, comme il a déjà été remarqué. Ces deux hommes célèbres se sont frustrés l’un et l’autre en s’efforçant d’atteindre à la perfection de pouvoir exprimer les grandes passions. »

Le tableau de saint François-Xavier prouve que chez Poussin ce n’était ni timidité ni impuissance. Et combien d’autres toiles encore on pourrait citer, où les expressions sont étonnantes encore par la vérité comme par la vivacité : la Femme adultère, Ananie et Saphire, l’Aveugle de Jéricho, etc. Dans ce dernier tableau, avec quel art merveilleux, sur les figures des nombreux assistants dans l’attente du miracle, ce sentiment énergique de la curiosité se diversifie mélangé chez quelques-uns avec l’espérance joyeuse, chez les autres avec l’anxiété, avec la crainte provenant d’une basse jalousie ! Et l’aveugle sur les yeux duquel pèse encore ce terrible bandeau de la cécité, et qui, de ses mains étendues et hésitantes, cherche à tâtons son point d’appui, quelle superbe figure ! Comme cela est peint, dessiné, modelé ! Quelle correction et quelle beauté mais sans rien pourtant qui sente la convention ! La tête du Christ laisse à désirer, comme caractère et comme noblesse, dans ce tableau, ainsi que dans plusieurs autres parmi les tableaux que nous connaissons. Le maitre fut plus heureux, ce semble, dans les deux belles séries des sept Sacrements, popularisées par la gravure et qui, pour la gravité de la composition, le style, les expressions, sont si dignes d’un peintre chrétien.

Toutefois, pour l’onction habituelle, au moins pour la profondeur et l’énergie de l’accent religieux, j’ose dire que Poussin n’a pas égalé Lesueur, auquel il doit céder aussi dans les sujets gracieux. Je ne puis, toujours sincère dans mes plus grandes admirations mêmes, partager l’opinion de la plupart des biographes et des critiques, qui veulent que, dans ce genre encore, Poussin triomphe et reste égal à lui-même. Non, dans les Bacchanales et autres sujets mythologiques, je lui trouve une certaine pesanteur, une certaine lourdeur, et ses nudités sont loin d’être aussi chastes que celles du peintre de l’hôtel Lambert, dont elles n’ont pas, tant s’en faut, le coloris ravissant. Le malheur même a voulu, supposé que ce fût un malheur, que pour la plupart des tableaux en ce genre, le coloris se soit complètement dénaturé, poussant tantôt au noir, tantôt au bleu foncé, à la teinte vert-de-gris, quand il s’est conservé si parfaitement dans certaines autres toiles du maître, le Ravissement de saint Paul, par exemple, le Moïse sauvé des eaux, la Manne, ce chef-d’œuvre qui est bien le tableau que voulait faire Poussin, d’après sa lettre à Jacques Stella :

« J’ai trouvé une certaine distribution pour le tableau de M. de Chantelou et certaines attitudes naturelles, qui font voir dans le peuple juif la misère et la faim où il était réduit, et aussi la joie et l’allégresse où il se trouve, l’admiration dont il est touché, le respect et la révérence qu’il a pour son législateur ; avec un mélange de femmes, d’enfants et d’hommes, d’âges et de tempéraments différents, choses qui, comme je le crois, ne déplairont pas à ceux qui les sauront bien lire. »

Mes observations relatives au coloris pourraient également s’appliquer à la plupart des paysages de Poussin, si merveilleusement conservés, le Diogène, l’Eurydice, la Grappe, ce paysage aux vastes horizons, peint d’une façon si hardie et si sûre par la main de ce septuagénaire paralytique à demi. On pourrait presque dire que Poussin n’est jamais plus admirable que dans ses paysages, si majestueusement poétiques, parce qu’il s’inspirait dans ces œuvres plus librement, plus directement de la nature, et qu’entre elle et lui ne s’interposait pas le modèle antique, comme cela lui arrivait souvent, fût-ce à son insu, pour ses tableaux d’histoire, qui parfois donnent l’idée du bas-relief et dont les personnages, ainsi que dans la Rebecca, par l’immobilité de leurs attitudes comme par la perfection trop égale de leurs formes semblables, ont un peu l’air de statues. J’imagine que si l’on venait à retrouver quelque tableau d’Apelles, Zeuxis ou Protogènes, il se rapprocherait de ce modèle.

Il y a du vrai, quoique non peut-être sans quelque exagération dans ces réserves de d’Argenville : « Cette étude particulière des figures et des bas-reliefs antiques, en lui acquérant un dessin très-correct et de beaux contours, lui avait donné en même temps un coloris faible et une manière dure et sèche qui tenait encore du marbre… On pourrait souhaiter que le Poussin eût moins négligé la partie du clair-obscur et du coloris. La nature, souvent consultée, aurait donné à ses figures cet air de vérité et de vivacité qui y manque (oh ! pas toujours, monsieur l’Aristarque). On les trouve souvent plus dures que délicates ; ses draperies sont toutes d’une même étoffe, avec trop de plis. Pouvait-il ignorer que l’objet de la peinture, qui diffère de celui de la sculpture, est de ne pas suivre si servilement l’antique et de sortir enfin du marbre ? Si au lieu de regarder simplement les tableaux du Titien, du Giorgione, du Corrége, il les eût copiés plusieurs fois de suite, son coloris serait devenu meilleur, et il aurait profité des avantages que donne à un tableau un clair-obscur bien entendu. »

En regard de ce jugement, qui tempère les éloges précédents par trop de restrictions peut-être, mettons, comme correctif et comme contre-poids, celui d’un juge non moins compétent et que je cite volontiers, parce que dans son enthousiasme sincère vibre l’accent de la conviction, et que, quoique peintre, il se garde de l’admiration étroite et exclusive.

« On pourrait le comparer à Turenne ; l’un fut peintre, comme l’autre fut général : tous les deux, profonds dans leur art, durent leur talent et leur renommée à de longs travaux et à de longues années ; tous les deux, dédaignant la fortune, n’eurent jamais pour objet qu’une gloire plus solide que brillante ; ils se ressemblent même par la figure : un air de simplicité, je ne sais quoi d’austère et de bon fait le caractère de leur physionomie.

« Le Poussin est le plus sage des peintres, et sans contredit un des plus savants : ses tableaux sont remplis de pensées ; et plus on a de dignité et d’élévation dans l’âme, mieux on sent ses idées et plus elles en font naître de nouvelles… Souvent il a joint à la beauté, à la grandeur, une sorte de grâce sage et sévère, qui ne porte point les sens vers la volupté, mais qui plaît beaucoup à l’âme. Ses femmes ont toujours un air d’élévation et de vertu qui attache, inspire le respect, mais qui ne charme pas.

« … Eh ! qui prouve comme lui que l’âme seule a place au premier rang dans la peinture ? Qui prouve comme lui qu’une main adroite peut n’y être souvent qu’un instrument inutile ? C’est d’une main paralytique et tremblante qu’il a peint plusieurs chefs-d’œuvre dont nous venons de parler (le Déluge entre autres) ; chefs-d’œuvre fait pour donner des leçons à tous les poètes de l’univers ; que dis-je ? Sans ce faible instrument il pouvait leur dicter assez d’idées pour servir de matière à des poèmes entiers. Un sentiment profond, calme, élevé, est la source du style noble et sublime du Poussin ; génie neuf et la gloire de sa patrie : c’est un des hommes qui ont possédé plus de grandes parties de la peinture, et il est placé par beaucoup de gens à côté de Raphaël même[8].  »

Une anecdote en terminant :

« J’ai souvent admiré, dit Bonaventure d’Argonne, l’amour extrême que cet excellent peintre avait pour la perfection de son art. À l’âge où il était, je l’ai rencontré parmi les débris de l’ancienne Rome, et quelquefois dans la campagne et sur les bords du Tibre, qu’il dessinait et qu’il remarquait le plus à son goût. Je l’ai vu aussi rapportant dans son mouchoir des cailloux, de la mousse, des fleurs, et d’autres choses semblables, qu’il voulait peindre exactement d’après nature.

« Je lui demandai un jour par quelle voie il était arrivé à ce haut point d’élévation qui lui donnait un rang si considérable entre les plus grands peintres d’Italie : il me répondit modestement :

« — Je n’ai rien négligé ! »

Une parole à méditer, jeunes artistes, ou plutôt jeunes gens, car pour toutes les carrières elle est vraie !


  1. Vidas de los Espanoles celebres.
  2. Histoire de Poussin, 2e édit., Didier, éditeur.
  3. Bouchitté, Histoire de Poussin.
  4. Maria Graham, Mémoires sur la vie de Poussin
  5. Conseiller maître d’hôtel du roi, depuis intendant de la maison domaines et finances de Monsieur, frère de Louis XIV.
  6. Entretiens sur les Peintres.
  7. Maria Graham. Mémoires sur la vie de Poussin.
  8. Taillasson. Observations sur quelques grands peintres.