Les rues de Paris/Rotrou

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Bray et Rétaux (tome 2p. 406-413).

ROTROU




« L’un des créateurs du théâtre moderne », dit de lui M. Laya dans la Biographie universelle. Rotrou, en effet, a beaucoup écrit pour le théâtre, puisque ses Œuvres dramatiques complètes, publiées pour la première fois en 1820 seulement, forment cinq volumes in-8o. Une seule de ses tragédies, Wenceslas, est restée au théâtre, et encore la joue-t-on rarement ou même jamais. « Rotrou, dit encore M. Laya, s’était proposé dans ses pièces un but moral qu’il fut loin d’atteindre dans l’exécution. Il voulait purger le théâtre de ces plates équivoques, de ces grivoises facéties, de ces situations hasardées, enfin de toute cette licence de mœurs qui est d’un si mauvais exemple en un lieu où l’on a la prétention de les réformer et de corriger les hommes. Malheureusement, la route était frayée, la pente était faite, et sans le vouloir et presque sans le savoir, il se laissa entraîner sur le chemin glissant qu’avaient suivi ses devanciers. »

Ses deux premières pièces, l’Hypocondriaque et la Bague de l’oubli, imitations de Lope de Véga, méritent peu d’estime, et même aujourd’hui sont presque illisibles. Rotrou lui-même disait à ce sujet : « Que ce qu’on louait le plus dans ses ouvrages appartenait à l’auteur espagnol ; que tout ce qu’on y trouvait de blâmable, au contraire, lui appartenait. »

Néanmoins, malgré leurs défauts, ces pièces, supérieures à ce qu’on avait fait jusqu’alors, avaient mis en relief le nom de l’auteur et attiré l’attention du cardinal de Richelieu, qui l’appela près de lui. Rotrou fit à Paris la connaissance de Corneille. « Une liaison franche s’établit entre eux. Corneille était né trois ans avant Rotrou[1] ; mais comme les deux succès de celui-ci avaient précédé le coup d’essai dramatique de Corneille, ce dernier, éminemment bonhomme, l’appelait son père. »

Mais bientôt les rôles changèrent. En 1636, le Cid parut, et avec un tel éclat, que le cardinal de Richelieu lui-même en prit de l’ombrage. La pièce par son ordre fut soumise à la censure de l’Académie française, qui s’honora par l’indépendance de son jugement et la mesure de sa critique… On sait que Labruyère a dit : « Le Cid enfin est l’un des plus beaux poèmes que l’on puisse faire ; et l’une des meilleures critiques qui aient été faites sur aucun sujet est celle du Cid. »

Rotrou, qui n’appartenait point à l’Académie, faute d’avoir sa résidence à Paris, se montra plus courageux encore : « Seul parmi tous les poètes dramatiques, dit M. A. Firmin Didot dans sa Notice, il prit la défense du Cid ; dès ce moment, il reconnut Corneille pour son maître, et depuis il appela toujours de ce nom celui qui, comme nous avons vu, se plaisait à le nommer lui-même son père. »

De ces sentiments, Rotrou voulut témoigner d’une façon solennelle en insérant dans sa tragédie de Saint-Genest des vers à la louange de Corneille. Précisément, parce que le passage est un hors d’œuvre et vient même d’une façon un peu forcée, il prouvait le désir qu’avait l’auteur d’attester publiquement son admiration pour le poète, son illustre ami. L’empereur Dioclétien demande au comédien Genest quelles sont les tragédies les plus célèbres de l’époque, et Genest répond : ce sont celles qui :

Portent les noms fameux de Pompée et d’Auguste,
Ces poèmes sans prix où son illustre main
D’un pinceau sans pareil a peint l’esprit romain,
Rendront de leurs beautés toute oreille idolâtre,
Et sont aujourd’hui l’âme et l’amour du théâtre.

Plus tard, après la représentation de la Veuve, Rotrou dit à Corneille, en termes plus énergiques :

Pour te rendre justice, autant que pour te plaire,
Je veux parler, Corneille, et ne me puis plus taire ;
Juge de ton mérite, à qui rien n’est égal,
Par la confession de ton propre rival.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Je vois que ton esprit, unique dans ton art,
A des naïvetés plus belles que le fard,
Que tes inventions ont des charmes étranges,
Que leur moindre incident attire des louanges,
Que par toute la France on parle de ton nom,
Et qu’il n’est plus d’estime égale à ton renom.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tel je te sais connaître et te rendre justice,
Tel on me voit partout adorer ta Clarice ;
Aussi rien n’est égal à ses moindres attraits ;
Tout ce que j’ai produit cède à ses moindres traits.

Ce langage parfaitement sincère, et qui n’était point celui de la fausse modestie, prouve chez notre poète une grande noblesse de caractère. Il ne craignait point de reconnaître l’heureuse influence de Corneille sur son propre génie ; car Cosroës et Wenceslas, les deux meilleures pièces de Rotrou, ne vinrent qu’après le Cid, les Horaces, Cinna, etc.

À propos de Wenceslas, on lit dans l’Histoire du Théâtre-Français par les frères du Parfait : « Rotrou, après avoir achevé sa tragédie, se préparait à la lire aux comédiens, lorsqu’il fut arrêté et conduit en prison pour une dette qu’il ne pouvait acquitter. La somme n’était pas considérable, mais il était joueur et par conséquent assez souvent vis-à-vis de rien. Il envoya chercher les comédiens et leur offrit sa tragédie pour vingt pistoles. »

L’anecdote est plus que contestable, et à l’époque où Rotrou fit jouer son Wenceslas, nul doute qu’il était revenu de ces égarements dont l’auteur de la Notice, mise en tête des Œuvres complètes, nous dit : « Rotrou, jeté à dix-neuf ans, dans une société fort corrompue, contracta de funestes habitudes. Une tradition de famille nous apprend qu’il répandait dans un grenier, sur des fagots, l’argent qu’il recevait des comédiens, étant forcé ensuite de le chercher pièce à pièce et se formant ainsi, presque malgré lui, une réserve que sa passion pour le jeu ne lui aurait pas permis de conserver. »

Il avait cédé aussi à d’autres entraînements qu’il confesse et déplore en termes des plus énergiques dans une épître à un ami où se lisent ces stances entre autres :

Mais que le souvenir de ces jours criminels,
En l’état où je suis m’offense la mémoire !…

Mon Dieu ! que ta bonté rend mon esprit confus
Qu’avecque raison je t’adore ;
Et combien l’enfer en dévore
Qui sont meilleurs que je ne fus !

Les rayons de ta grâce ont éclairé mes sens,
Le monde et ses plaisirs me semblent moins qu’un verre ;
Je pousse encor des vœux, mais des vœux innocens
Qui montent plus haut que la terre !

Le repentir pouvait-il s’exprimer en termes plus éloquents ? Ce langage d’ailleurs ne saurait surprendre de la part de celui qui devait léguer à la postérité le mémorable exemple de sa mort héroïque, plus digne d’admiration certes que les œuvres les plus sublimes du génie. « Revenu jeune de ses égarements, dit la Notice déjà citée, et ayant obtenu une pension de la munificence du roi, il acheta la charge de lieutenant particulier au baillage de Dreux ; il fut nommé ensuite assesseur criminel et commissaire-examinateur au même comté. » Mais les voyages qu’il faisait à Paris pour la représentation de ses pièces nécessitaient souvent son absence hors de la ville. Or, en 1650, une maladie épidémique se déclara dans la ville de Dreux où bientôt elle exerça les plus cruels ravages. Le nombre des victimes dépassait trente par jour ; déjà le maire et plusieurs des notables avaient succombé ; d’autres, cédant à l’épouvante, s’étaient hâtés de fuir. Rotrou, qui se trouvait à Paris, est averti ; tout aussitôt sa résolution est prise et il repart pour Dreux. De cette ville, en réponse à son frère qui le suppliait de s’éloigner du foyer de la contagion, il écrit… Mais laissons parler un contemporain dont le récit est admirable dans sa naïveté :

« L’an 1650, la ville de Dreux fut affligée d’une dangereuse maladie. C’était une fièvre pourprée, avec des transports au cerveau, dont on mourait presque aussitôt qu’on en était attaqué. Cette maladie enlevait chaque jour un grand nombre de personnes et même les plus considérables de la ville. Cela obligea le frère de Rotrou, qui, dès sa plus grande jeunesse, s’était établi à Paris, de lui écrire et le prier fortement de sortir de Dreux et de venir chez lui, ou de se retirer dans une terre qui lui appartenait, entre Paris et Dreux. Mais Rotrou répondit chrétiennement à son frère qu’étant seul dans la ville qui put veiller avec autorité pour y faire garder la police nécessaire alin de tâcher de la purger du mauvais air dont elle était infectée, il n’en pouvait sortir, le lieutenant général étant à Paris pour des afiaires qui l’y retiendraient longtemps et le maire venant de mourir. Que c’était la raison qui l’avait obligé de remercier Mme  de Clermont d’Entragues de la grâce qu’elle lui voulait faire de lui donner un logement dans son château, qui n’était éloigné que d’une lieue de Dreux, et celle dont il le priait de trouver bon qu’il se servît pour n’accepter pas les offres qu’il lui faisait. Il finissait sa lettre par ces paroles mémorables :

« Le salut de mes concitoyens m’est confié, j’en réponds à ma patrie : je ne trahirai ni l’honneur ni ma conscience. Ce n’est pas que le péril où je me trouve ne soit fort grand, puisque, au moment où je vous écris, les cloches sonnent pour la vingt-deuxième personne qui est morte aujourd’hui. Ce sera pour moi quand il plaira à Dieu. »

» Ce fut la dernière lettre qu’il écrivit, car peu de temps après, ayant été attaqué de cette fièvre pourprée avec de grands assoupissements, il demanda les sacrements qui lui furent administrés, étant dans une parfaite connaissance, et qu’il reçut avec une grande résignation à la volonté de Dieu, qui le retira du monde le 27 juin de l’an 1650, après huit jours de maladie, âgé de 40 ans et dix mois. Il fut regretté non-seulement de ses parents et amis, mais encore de tous les habitants de Dreux et des lieux circonvoisins, dont il était fort estimé et parfaitement aimé. On l’inhuma dans l’église paroissiale de Saint-Pierre de Dreux. »

Certes Rotrou méritait bien la statue qui récemment lui a été érigée dans la ville de Dreux ; il la méritait par son dévouement plus encore sans doute que par son génie, encore que le Wenceslas comme le Saint-Genest renferment des scènes admirables. « Voltaire, dit M. Firmin Didot, cite souvent la tragédie de Wenceslas avec de grands éloges ; il ne met rien au-dessus de la scène d’ouverture et du quatrième acte ; la comparaison qu’il fait de plusieurs endroits de Polyeucte et de Saint-Genest est très-souvent à l’avantage de Rotrou. »

Celui-ci, d’ailleurs, comme nous l’avons dit déjà, pensait très-modestement de lui-même : « Il ne parlait jamais de ses ouvrages dans les compagnies où il se trouvait, soit des personnes de qualité, ou de ses amis, si on ne l’y obligeait ; et quand cela arrivait, il le faisait avec tant de modestie, qu’il paraissait bien que ce n’était que par excès de complaisance. »

Ainsi s’exprime l’auteur des Singularités historiques, qui plus loin nous dit encore : « Ce conseil (de Godeau, évêque de Grasse) confirma Rotrou dans le désir qu’il avait de penser sérieusement à la principale affaire, et l’on prétend qu’il s’y appliqua si bien que, plus d’un an avant sa mort, il se dérobait deux heures chaque jour pour les passer dans l’église où il méditait avec une grande attention et dévotion sur nos mystères sacrés. »

En 1811, l’Académie française proposa comme sujet pour le prix de poésie : La Mort de Rotrou. Millevoye, qui fut couronné, mourut bientôt après, enlevé à la fleur de ses années, comme celui qu’il avait célébré.


  1. Rotrou était né à Dreux en 1609.