Les rues de Paris/Serres

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Bray et Rétaux (tome 2p. 423-430).

OLIVIER DE SERRES




I


Un contemporain et ami d’Olivier de Serres, dans une Épitre remarquable à celui-ci, fait de l’agriculture un éloge qui n’est que l’expression de la vérité, et auquel on est heureux de s’associer en reproduisant tout au long le passage, non pas pourtant dans le texte original, car ce petit poème est en latin. Aussi, nous croyons préférable d’emprunter l’élégante traduction qu’en a donnée François de Neufchàteau à la suite de son Éloge d’Olivier de Serres, prononcé à Paris le 18 septembre 1803, et qui se lit en tête de la nouvelle édition du Théâtre d’Agriculture[1] :


Ton art est le premier dont notre premier père
Reçut la loi, dirai-je, ou fâcheuse ou prospère ?
Nul autre n’est plus noble et plus riche et plus doux ;
Il est de tous les temps, il plaît à tous les goûts.
Le père de famille, au sein de son domaine,
Goûte les biens permis à la nature humaine ;
Ses moments sont remplis, ses guérèts cultivés,
Dans l’amour du travail ses enfants élevés ;
Sous les rapports d’époux, et de père et de maître,
Il est heureux autant qu’un mortel le peut être,
Du théâtre des champs tel est le digne acteur.
Non, mon cher Ollivier ! non, l’on ne peut jamais

Ni sur des monceaux d’or, ni parmi les palais.
Ni dans l’éclat des rangs que le luxe accompagne,
Racheter les douceurs qu’on trouve à la campagne.

Malgré quelques passages faibles, voilà en somme un heureux commentaire du fameux : O fortunatos agricolas, de Virgile. Souhaitons que ces vérités soient de plus en plus comprises aujourd’hui, que tous les hommes d’État comme les moindres bourgeois estiment à sa valeur cet art, honorable et utile entre tous, qui inspira si merveilleusement au siècle d’Auguste le génie du grand poète, et auquel Olivier de Serres, plus pratique sans doute, avait élevé ce précieux monument[2], fruit de sa longue expérience et d’une vie toute entière occupée à ce noble travail de la terre : « Mon inclination et l’état de mes affaires, dit-il dans la préface, m’ont retenu aux champs en ma maison, et fait passer une partie de mes meilleurs ans, durant les guerres civiles de ce royaume, cultivant ma terre par mes serviteurs, comme le temps l’a pu porter. En quoi Dieu m’a tellement béni par sa sainte grâce, que m’ayant conservé parmi tant de calamités, dont j’ai senti ma bonne part, je me suis tellement comporté parmi les diverses humeurs de ma patrie, que ma maison, ayant été plus logis de paix que de guerre, quand les occasions s’en sont présentées, j’ai rapporté ce témoignage de mes voisins, qu’en me conservant avec eux, je me suis principalement adonné chez moi à faire mon ménage. » C’est ce qui explique que cette vie, si utilement employée d’ailleurs, ne renferme que peu ou point d’événements, d’accidents notables, ou que du moins les biographes aient crus suffisamment importants pour nous les transmettre. François de Neufchâteau, dans plusieurs endroits de son Éloge, en fait l’aveu non sans regret : « Si vous me demandez, non pas des phrases oratoires, non pas des épisodes étrangers, mais une Notice historique et des faits qui peignent la vie du respectable auteur du Théâtre d’Agriculture, je ne puis vous dissimuler que cette tâche est à peu près impossible à remplir, et qu’un talent supérieur à mes faibles efforts ne pourrait suppléer ici au défaut absolu des matériaux les plus simples et des renseignements même les plus vulgaires sur le sujet qui nous occupe. »

Tout ce qu’on sait de l’illustre agronome, c’est qu’Olivier de Serres, seigneur du Pradel, naquit à Villeneuve de Berg, dans le Vivarais (Ardèche), en 1539. Le domaine de Pradel était situé à une demi lieue de cette dernière ville, et le propriétaire, comme il nous le dit, s’y étant retiré, se plut à l’embellir et à en faire ce que de nos jours on appellerait une ferme modèle :


L’heureux Pradel domine un beau vallon champêtre ;
Mais ses fruits sont entés de la main de son maître ;
Mais ce pré verdoyant (dont ce nom fut tiré,)
D’arbres majestueux par toi fut entouré.
· · · · · · · · · La Naïade lointaine
Vit changer, par tes soins, le cours de sa fontaine.
Son tribut, au Pradel si longtemps inconnu,
Du domaine embelli doubla le revenu.
Tes champs désaltérés en tout temps prospérèrent ;
Tes bâtiments surpris d’un vivier s’entourèrent ;
Et, dans sa fuite encor, suivant tes intérêts,
L’eau fit tourner pour toi les meules de Cérès.

Le fait le plus important de la vie d’Olivier de Serres, après la publication de son grand ouvrage, fut le témoignage de confiance que lui donna le roi Henri IV, lorsqu’il voulut introduire la culture du mûrier en France, afin que celle-ci cessât d’être tributaire de l’étranger pour la soie « et qu’elle se voye redimée de la valeur de plus de quatre millions d’or, que tous les ans il en fallait sortir, pour la fournir des étoffes composées de cette matière ou de la matière même. »

Henri, qui connaissait Olivier, au moins par ses écrits et le tenait en singulière estime, lui écrivit de sa propre main sur le sujet en question en lui envoyant, de Grenoble où il se trouvait à cause de la guerre avec la Savoie, sa missive par un de ses principaux officiers, le seigneur de Bordeaux, « baron de Colonce, » surintendant général des jardins de France, seigneur rempli de toutes rares vertus, dit Olivier de Serres. « Par cette même voie, le roi me fit l’honneur de m’écrire pour m’employer au recouvrement desdits plants, où j’apportai telle diligence que, au commencement de l’an 1601, il en fut conduit à Paris jusqu’au nombre de quinze à vingt mille. Lesquels furent plantés en divers lieux dans les jardins des Tuileries, où ils se sont heureusement élevés… Et pour d’autant plus accélérer et avancer ladite entreprise, et faire connaitre la facilité de cette manufacture, Sa Majesté fit exprès construire une grande maison au bout de son jardin des Tuileries à Paris, accommodée de toutes choses nécessaires, tant pour la nourriture des vers, que pour les ouvrages de la soie. »

Cette mangannerie s’élevait à l’endroit où se voit maintenant le Jeu de Paume qui a remplacé l’Orangerie du côté de la rue Saint-Florentin, au bout de la terrasse dite autrefois des Feuillants.

Après ces détails, la biographie ne nous apprend rien de plus sur Olivier de Serres, si ce n’est la date de sa mort, qui eut lieu au Pradel le 2 juillet 1619. Il avait pu jouir d’ailleurs de sa gloire, car, de son vivant seulement, huit éditions de son livre, paru en 1600 et dédié au roi (Henri IV), se succédèrent rapidement. Neuf autres parurent ensuite, dont la dernière fut publiée à Lyon en 1675. Depuis lors, par un de ces caprices de la vogue plus faciles à constater qu’à expliquer, le Théâtre d’Agriculture cessa de se vendre et par conséquent de s’imprimer. On préféra la médiocre Maison rustique, complétée par Ch. Liébault, à l’œuvre si substantielle et si originale d’Olivier de Serres, dont François de Neufchâteau dit excellemment :

« Les révolutions de la langue française ont fait vieillir, en effet, un grand nombre de livres ; mais il est des auteurs que leur naïveté ou leur précision a sauvés du naufrage des compositions gauloises. Ces auteurs font aimer leur physionomie antique. Ils ont une couleur à eux : la rajeunir, c’est l’altérer, comme on dégrade un vieux palais qu’on s’avise de regratter. Boileau se moque de celui qui avait traduit le français d’Amyot. On ne pourrait pas supporter une version de Montaigne. Nous croyons qu’Olivier de Serres est un peu de la même trempe. L’intérêt d’un livre a trois sources : le sujet, le plan et le style. Le Théâtre d’Agriculture réunit ces trois avantages : le sujet en est bien saisi, l’ordonnance en est simple et grande ; quant au langage de l’auteur, on voit qu’il avait fait d’excellentes études et que les formes de son style sont celles des auteurs classiques. Il jette dans ce moule des notions si justes, des idées si précises et des conceptions si nettes, qu’une sorte de charme est encore attachée à sa manière de les rendre. En lisant posément le Théâtre d’Agriculture, on l’entend sans aucune peine ; malgré la grammaire moderne, on s’habitue à ses tournures, on aime à remonter au temps où l’auteur écrivait. Nous nous plairions à conférer avec un bon vieillard qui eût vécu sous Henri IV et qui lui eût parlé. En dépit de son vieux langage, s’il avait de l’esprit nous saurions l’écouter avec attention. Eh bien ! voilà précisément l’espèce de plaisir que donne le livre d’Olivier de Serres[3].

II

À défaut de détails biographiques plus complets sur l’illustre laboureur, on nous saura donc gré de faire quelques emprunts à son livre :

Naturel des terres. « Le fondement de l’agriculture est la connaissance du naturel des terroirs que nous voulons cultiver…

« …. On remarque plusieurs et diverses sortes de terres ; mais pour éviter la confusion de ce grand nombre, nous les distinguerons en deux principales ; à savoir en argilleuses et sablonneuses, d’autant que ces deux qualités-là sont les plus apparentes en tous terroirs et dont de nécessité faut qu’ils participent. De là procède la fertilité et stérilité des terroirs au profit ou détriment du laboureur, selon que la composition des argiles et sablons s’en trouve bien ou mal faite. Car comme le sel assaisonne les viandes, ainsi l’argile et le sablon étant distribués ès terroirs par juste proportion, ou par nature ou par artifice, les rendent faciles à labourer, à retenir et rejeter convenablement l’humidité, et, par ce moyen, domptés, approvisionnés, engraissés, rapportent gaiement toutes sortes de fruits. Comme au contraire, importunément surmontés par l’une ou l’autre de ces deux différentes qualités, ne peuvent être d’aucune valeur : se convertissant en terres trop pesantes ou trop légères, trop dures ou trop molles, trop fortes ou trop faibles, trop humides ou trop sèches ; bourbeuses, crayeuses, glaiseuses, difficiles à manier en tout temps, craignant l’humidité en hiver et la sécheresse en été, et par conséquent presque infertiles. »

N’est-ce pas là une langue excellente qui dit bien ce qu’elle veut dire, nette, précise et cependant colorée ?

Le père de famille, bon ménager ! « Pour un préalable doncques, notre père de famille sera averti de s’étudier à se rendre digne de sa charge ; afin que sachant bien commander ceux qu’il a sous soi, en puisse tirer l’obéissance nécessaire (ce qui est l’abrégé du ménage), tâchant, pour en venir là, de changer, ou du moins d’adoucir les humeurs qu’il pourrait avoir contraires à tout louable exercice, par n’y être né. Moyennant ce, et la faveur du ciel, ne doutera de venir très-bien à bout de ses desseins.

» … Le père de famille ajoutera à ses œuvres pies et charitables, celle-ci, de s’employer à pacifier les différents et querelles d’entre ses sujets et voisins, les gardant d’entrer en procès et les aidant à en sortir s’ils y sont : à ce que la paix étant conservée parmi eux, il participe lui-même à l’aise et repos qu’elle aura produit.

» … Sera véritable, continent, sobre, patient, prudent, provident, épargnant, libéral, industrieux et diligent. Parties nécessaires à l’homme qui désire bien vivre en ce monde, même au ménager ; étant leurs contraires ennemies formelles de notre profit et bonheur, Dieu maudissant le labeur des vicieux et fainéants, et les hommes les ayant en exécration. »

La Poulaille ; du Coq. « Que le coq soit de moyenne taille, toutefois plus grand que petit : de pennage (plumage) noir ou rouge obscur ; ayant les pieds gros, garnis d’ongles et de griffes avec les ergots forts et acérés ; les jambes fortes et tout cela de couleur jaune ; les cuisses massives et fournies de plumes ; la poitrine large, le col élevé et fort garni de plumes de diverses et variantes couleurs, comme dorées, jaunes, violettes et rouges ; la tête grosse et élevée ; la crête rouge comme écarlate, grande, redoublée, crépelue ; le bec gros et court, les yeux noirs et brillants, les oreilles larges et blanches, la barbe longue et pendante ; les ailes fortes et bien fournies de pennage ; la queue grande et haute, la portant redoublée par-dessus la tête, si toutefois il a queue ; car des esqueués (sans queue) s’en trouve de fort bons. Sera aussi le coq éveillé, chaud, courageux, remuant, robuste, prompt à chanter, affectionné à défendre ses poules et à les faire manger. »

N’est-ce pas bien dit ? Se peut-il une peinture plus vive et plus franche et telle que Weenix ou tel autre Flamand pourrait l’avouer ! J’imagine que si La Fontaine connut ce passage, il dut en être ravi et maintes fois le lire et relire.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME.

  1. 2 vol in-4o, an XII (1804.)
  2. Le Théâtre d’Agriculture.
  3. Éloge d’Olivier de Serres.