Les saints martyrs japonais/1

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M. Ardant frères (p. 5-9).

LES
SAINTS MARTYRS JAPONAIS.
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I

La Providence à des voies mystérieuses, concourant au même but, dont elle se réserve le secret, et qui se révèlent au temps fixé par sa volonté suprême. Rien ne s’agite, ne se calme, ne se produit ou s’efface sans se rattacher à quelque décret immuable, sans date, parce qu’il se perd dans l’éternité. L’Église, dont le Calvaire, berceau du christianisme, Rome, tombeau de l’idolâtrie, sont les bases, domine le monde du Golgotha au Capitole. Et voyez cette étrange coïncidence : au moment où la catholicité s’afflige, quand le siècle pose le problème étrange, inouï, d’un souverain aimé de tous au profit de nations qui tâtonnent au milieu d’épaisses ténèbres, Dieu fait surgir une pensée pieuse, sublime, la canonisation des martyrs japonais. C’est l’histoire de leurs souffrances et de leur gloire que je veux vous raconter.

Les Indes orientales venaient, sous le règne de don Juan, d’être visitées par Mendez Pinto, et la renommée s’était hâtée de répandre en Europe les récits des merveilles explorées par les hardis navigateurs. Ce qui frappa surtout l’esprit des deux monarques de la péninsule ibérique, ce fut l’état d’abrutissement religieux dans lequel vivaient ces populations lointaines, et néanmoins très voisines de notre civilisation, par la douceur de leur caractère et le goût des arts européens.

Avant d’entrer dans les détails des travaux de nos missionnaires, de décrire les persécutions dont Taïco-Sama récompensait leurs travaux apostoliques, nos jeunes lecteurs voudront bien nous suivre dans une excursion géographique dont nous tâcherons de leur adoucir l’aridité.

L’empire du Japon est l’un des plus considérables de l’extrême Orient de notre hémisphère. Situé entre le 41° 30’ et le 31° de latitude nord entre le 127° 50’ et le 140° 50’ de longitude est, il se compose d’un archipel dont les îles nombreuses comptent environ quarante millions d’habitants. Ces chiffres ne sont qu’approximatifs, aucune donnée certaine n’étant encore parvenue en Occident. Le Japon se divise en quatre parties, séparées par quelques détroits fort découpés, dont le principal est celui qui porte le nom de l’infortuné Lapérouse ; jusqu’à lui, les peuples occidentaux avaient cru que l’empire formait un continent ; mais, en cinglant vers le sud, l’illustre navigateur longea l’île Sagalien, située dans la mer d’Okhotsk, et toucha aux Kouriles, au-dessous du Kamtchatka. Nous ne nous occuperons pas des terres moins importantes dans le Grand-Océan. Le Japon se compose en réalité de trois îles principales, Jeso, Niphon et Kiu-Siu. La première ne renferme guère que des habitants sauvages et une forteresse bâtie à Mastmaï, port florissant, qui sert aux échanges des indigènes et des Mandchoux, leurs voisins.

Niphon a 1200 kilomètres de longueur sur une largeur de 120 kilomètres, soit 144 000 mètres carrés ; la capitale est Jeddo, dont la population reste incertaine. Quelques auteurs l’ont portée à un million, d’autres à 500 000, et récemment on l’évaluait à quatre millions, chiffre qui en ferait la cité la plus peuplée du globe. Jeddo est la résidence de l’Empereur, tandis que le Daïri, ou chef de la religion, est fixé à Méaco, distant d’environ 76 lieues de la capitale. Les deux pouvoirs étaient primitivement réunis dans les mêmes mains, un chef militaire les divisa vers le milieu du 15e siècle.

Kiu-Siu s’étend au sud de l’île de Niphon ; sa ville principale est Nangasaki, le seul port ouvert aux étrangers. Avant de vous faire le récit des efforts de nos missionnaires, de vous montrer les enfants de Jésus plantant la croix sur les cimes du Mont-des-Martyrs, et la fertilisant de leur sang, empruntons à Montesquieu quelques lignes sur le caractère des Japonais et la résistance qu’ils devaient opposer à notre sainte religion :

« On punit de mort, dit-il dans l’Esprit des lois, presque tous les crimes, parce que la désobéissance à un si grand Empereur que celui du Japon est un crime énorme. Il n’est pas question de corriger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont tirées de la servitude et viennent surtout de ce que l’Empereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous les crimes se font directement contre ses intérêts.

« On punit de mort les mensonges qui se font devant les magistrats, chose contraire à la défense naturelle. Ce qui n’a point l’apparence d’un crime est là sévèrement puni : par exemple, un homme qui hasarde de l’argent au jeu est puni de mort.

« Il est vrai que le caractère étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, bizarre, et qui brave tous les périls et tous les malheurs, semble, à première vue, absoudre ses législateurs de l’atrocité de leurs lois. Mais des gens qui naturellement méprisent la mort et s’ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie sont-ils corrigés ou arrêtés par la vue continuelle des supplices, et ne s’y familiarisent-ils pas ?

« Les relations nous disent, au sujet de l’éducation des Japonais, qu’il faut traiter les enfants avec douceur parce qu’ils s’obstinent contre les peines ; que les esclaves ne doivent pas être trop rudement traités, parce qu’ils se mettent d’abord en défense. Par l’esprit qui doit régner dans le gouvernement domestique, n’aurait-on pu porter un jugement sur celui d’un gouvernement politique et civil… »

Ces réflexions, jeunes amis, sont peut-être un peu trop philosophiques pour votre âge ; mais le drame palpitant d’intérêt que je vais dérouler à vos yeux exige que vous ayez un aperçu des mœurs étranges d’un peuple que la civilisation tend chaque jour à rapprocher de nous.

Savez-vous pourquoi le christianisme eut tant de peine à s’implanter au Japon, pourquoi la persécution s’y montra inexorable ? Le voici :

« Les magistrats regardèrent la fermeté qu’inspire le christianisme, lorsqu’il s’agit de renoncer à la foi, comme très dangereuse : on crut voir augmenter l’audace. On ordonna de renoncer à la religion chrétienne : n’y pas renoncer, c’était désobéir : on châtia la désobéissance, et la continuation parut mériter un autre châtiment. Ce fut alors que les âmes s’effarouchèrent et que l’on vit un combat horrible entre les tribunaux qui condamnèrent et les accusés qui souffrirent, entre les lois civiles et celles de la religion. »


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