Les saints martyrs japonais/8

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M. Ardant frères (p. 77-120).

APPENDICE.

LETTRES SUR LE JAPON[1].

Hakodate (Japon), 1er juillet 1862.

Le baromètre politique continue de se mettre au mauvais temps. Kioto (c’est le nom que porte à présent la vieille capitale Miiako) est dans un état de confusion indescriptible. 1,000 Eô-nins (Deux-Sabres) sans emploi[2], venus de Mito, de Kaga, de Satsooma, s’y sont réunis et assiègent moralement le Micado. Le thème de leur pétition est toujours le même : « Nous sommes affamés, disent-ils, par le nouvel ordre de choses. Les articles de première nécessité ont triplé leurs prix depuis deux ans. Il faut ou rompre les relations avec les étrangers, ou nous donner un gouvernement moins égoïste et moins monopoliseur. » Telle est en abrégé la teneur des suppliques que l’Empereur reçoit tous les jours. Cette petite armée de mécontents, personne ne le nie, compte dans ses rangs des hommes capables. Leur politique est un grand déploiement de zèle pour l’honneur et l’autorité de la personne du Micado, si oubliée par la lieutenance de Jeddo, et ils font de pompeux prospectus de patriotisme pour éblouir la nation. La classe éclairée comprend parfaitement que le premier mobile des Eô-nins est la nécessité d’abord de vivre aisément. Malheureusement le gouvernement actuel donne a leurs prétentions une si grande apparence de justice, qu’il est difficile de prévoir quelle sera l’issue de sa lutte. Elle prend des proportions alarmantes. Le gouvernement de Jeddo, qui paraît la mépriser devant l’étranger, vient d’envoyer deux membres du Go-ro-dgio[3] à Kioto pour justifier le Taïkong devant l’Empereur. Plusieurs corps de Deux-Sabres, appelés soldats ou samouraï, sont partis pour la capitale (Miako). Le parti des mécontents se recueille à Jeddo. Enfin, la preuve que la situation n’est pas rassurante, c’est qu’on vient de nommer un gô-taï-ro[4], espèce de ministre suprême ou dictateur, qui n’est élu que pour des circonstances très difficiles, et lorsqu’il y a vraiment danger « que la chose publique souffre un dommage. » Le dernier gô-taï-ro fut l’infortuné Ficonet, élu à la mort du prédécesseur du Taïkong actuel.

Le commerce était déjà fort languissant. Ce commencement de nouvelle révolution n’est point fait pour le ranimer. Les intérêts étrangers périclitent de plus en plus. Le nerf de la politique européenne n’existe plus. Le ferme et consciencieux M. Alcook, le représentant de la Grande-Bretagne, est parti pour l’Europe. On espère son retour. En attendant, les consuls anglais font des prodiges pour maintenir leur position. Mais en dépit de leurs efforts et de leur habileté, ils sont débordés par la politique rétrograde du gouvernement. Plusieurs verront sans doute dans l’envoi de la dernière ambassade[5] un grand pas de fait vers la civilisation européenne ; ils en espèrent des résultats merveilleux ; permettez-moi de faire tomber immédiatement leur illusion. Je vous ai parlé dans une lettre précédente[6] de la valeur morale, sociale et politique de cette ambassade ; aussi, je n’y reviendrai pas : qu’il me suffise de vous dire que la position des étrangers est plus tendue que jamais : de nouveaux règlements sont venus entraver les rapports des employés du gouvernement avec les étrangers. Aujourd’hui, des formalités sans fin, deux (metsooket) contrôleurs ou espions, sont absolument nécessaires non-seulement pour parler à un étranger, quel qu’il soit, mais même pour recevoir de lui le présent le plus insignifiant. Vous expliquerez sans doute cette mesquine politique par l’étrange position du Taïkong, pressé entre deux partis : celui des mécontents, et la force morale de l’Europe. Cette double pression y est sans doute bien pour quelque chose. Mais elle n’en est pas la cause unique, ni même la cause principale. Tout le monde sait ici que la politique intérieure du gouvernement est encore plus intolérable et intolérée que sa politique extérieure et si l’on s’insurge contre celle-ci, ce n’est que pour renverser la première. On dit assez librement, même dans certains cercles officiels, que la flatterie, la finesse, le mensonge toujours prêt et un orgueil sans pareil, sont tous les éléments du gouvernement : savoir bien mentir et bien flatter, c’est le grand art pour arriver aux emplois et pour s’y maintenir.

Le gouvernement s’aveugle ; la révolution se prépare et elle sera terrible. Il faut que les Européens s’attendent à souffrir dans cette révolution, si les gouvernements qui ont ici des traités ne prennent pas la difficile mais nécessaire résolution de traiter avec le Micado. Il faut se résoudre à ne pas voir dans le Taïkong le roi ou empereur temporel. En vertu de la vieille constitution du royaume il n’est que le lieutenant des armées. Sans doute, par la loi du sabre, il a usurpé en fait la haute administration ; mais cette usurpation, comme toutes les usurpations, ne peut se soutenir que par le sabre ou par l’habileté. Le fondateur de la dynastie actuelle, Yeyace ou Gonguensama, réunissait en lui ces deux forces. Aussi l’empire se soumit à lui bien plus par respect pour son habileté politique qu’en vertu d’un droit préexistant. Quelques-uns de ses successeurs montrèrent un vrai talent comme administrateurs ; mais, depuis cinquante ans, les dépositaires du pouvoir sont d’une incapacité radicale : on n’en veut plus, et naturellement on en appelle à la vieille constitution ; on tâche d’éveiller le Micado de son sommeil divin ; on en appelle à son honneur, aux anciens jours de gloire. Le dieu terrestre et paresseux sera-t-il sensible à toutes ces voix ? Répondra-t-il à tous ces appels ? Oui, si le gouvernement de fait lui en donne le temps. Naturellement, au dire des Japonais, c’est un homme éminent. Les peuples aiment toujours à se persuader que leur souverain a reçu une puissance d’intelligence exceptionnelle.

En présence de cet avenir plus ou moins incertain, plus ou moins sombre, il semble que tout le monde ait le désir de devenir Russe, mais je présume qu’on ne voudrait l’être que temporairement. La raison de cette influence de la Russie est que son pouvoir est le seul qui progresse en ce pays. À Hakodate, d’où je vous écris, toutes les influences religieuses, scientifiques, politiques, etc., sont dans la main des Russes. Ils ont un établissement magnifique dirigé par M. Goskorisch, consul de Russie, homme très instruit dans la langue et les mœurs du Japon, et d’une capacité peu commune. Il règne ici en maître, beaucoup par son influence personnelle, et aussi un peu par ses navires de guerre, qui stationnent continuellement dans le port. L’établissement russe se compose d’une église, du consulat, d’un magnifique hôpital, d’un presbytère pour les missionnaires, d’une école, d’une maison pour un ou deux docteurs, d’autres maisons pour le secrétaire, le chancelier, un officier de marine attaché au consulat, pour les interprètes, etc. Tandis que le gouvernement japonais veut démolir arbitrairement une maison du malheureux abbé Mermet, sous le prétexte que ce monsieur ne doit pas avoir deux maisons, et qu’un petit coin de terre suffit à son école, à son hôpital, etc., mes heureux voisins obtiennent d’un seul mot des terrains immenses et élèvent une véritable ville à côté du vieux Hakodate.

Il est cependant difficile de deviner si les Russes sont l’objet de la sympathie ou de l’antipathie du gouvernement japonais. Nous dirions, si nous ne craignions pas d’insulter l’humanité, que le Japonais officiel n’aime personne, ou qu’il aime en proportion de la crainte qu’on lui inspire. Lorsqu’il n’a rien à craindre, il méprise d’abord, et hait ensuite. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Russes sont populaires parmi le peuple. Ils se montrent en tout les bienfaiteurs du peuple ; les secours de la médecine, l’argent distribué libéralement à tous les nécessiteux, une grandeur et une libéralité dans tout ce que la Russie fait ici, préparent, à notre avis, les voies à la conquête la plus légitime qu’il soit possible d’imaginer. Les peuples se donneront à un gouvernement bienfaisant et capable, pour échapper à l’arbitraire d’une autorité égoïste, féroce et inepte.

Le gouvernement japonais, malgré son ignorante inertie, comprend si bien le danger, qu’il a parfois des velléités de modifier son système pour Jeddo. Mais les petits moyens auxquels il a recours n’ont aucune portée et n’empêcheront pas les Russes d’être reçus comme des libérateurs.

Jeddo envoie chaque année des commissaires extraordinaires pour fixer les limites entre les possessions russes et les possessions japonaises. Le Japonais officiel croit sérieusement que des pierres énormes, élevées à grands frais, seront le dernier mot de la politique. Le simple peuple se rit de ces moyens, et n’en continue pas moins à croire qu’il sera Russe dans un avenir très prochain. Qui lui contestera ce droit ?

La Russie s’est assuré le droit d’avoir un port pour l’hivernage de ses vaisseaux. Or, Hakodate est un port excellent et toujours accessible. En deux ou trois jours un vapeur se rend de Hakodate au port de Maye, sur la côte de la Tartarie. On sait que les ports de la ligne que la Russie vient d’ouvrir sur toute la côte de la Tartarie sont inaccessibles pendant six mois de l’année. Les quelques bâtiments russes qui en ont voulu braver les glaces ont été presque entièrement démolis. Hakodate offre aux escadres russes sûreté, provisions de tout genre, charbon, communication facile avec les côtes de la Chine, de la Corée et de la Tartarie. Plusieurs se sont étonnés de voir la Russie planter son pavillon sur une terre en apparence si peu importante, tandis qu’elle n’a pas même un agent consulaire à Jeddo et dans les autres ports. La Russie comprend parfaitement ce qu’elle fait ; elle sait ce qu’elle fera.

Hakodate sera relié à Maye par un télégraphe qui se prolongera jusqu’à Nikolaïewski. Jeddo possède d’immenses terrains carbonifères, qui, exploités avec intelligence, fourniraient un charbon excellent ; huit à dix jours suffiraient aux bâtiments pour le transporter à Tien-Tsin, à Shang-Haï, et ruiner ainsi une branche de commerce de la plus grande importance pour les navires de la Grande-Bretagne.

J’ai dans ce moment sous les yeux le tableau des productions de Jeddo. C’est une espèce de rapport rédigé par ordre du gouvernement. Or, j’y vois que notre île ne possède pas moins de 95 mines d’or, d’argent, de cuivre, de plomb, de soufre, de fer, sans compter les mines de charbon.

De Hakodate, une simple embarcation traverse en six heures le détroit de Tsougarou et atteint les districts du nord de Nippon, Nambou, Tsoogarou. Les bois de construction existent dans toute l’étendue de l’île. Hakodate serait un excellent quartier général d’où partiraient les ordres pour toutes les autres îles de l’empire de Nippon. Le gouvernement, malgré sa lourde et pesante intelligence, comprend un peu le danger d’une tentation telle que celle que nous venons d’indiquer. Aussi a-t-il de bonne heure cherché à intéresser à la défense de l’île les principaux daïmios du nord de Nippon, en donnant à six d’entre eux Nambou, Tsou, garou, Aizou, Chonaï, Etkigen, Chendai, une assez grande portion de territoire. Les daïmios et daïmiolets ont commencé d’y élever des batteries, mais ces batteries n’ont pas de canons ; des magasins, mais ces magasins sont sans munitions, et d’y envoyer des soldats, mais ces soldats sont uniquement chargés de surveiller la pêche !

Le gouvernement d’Hakodate a voulu donner l’exemple du patriotisme ; il a commencé depuis six ans un petit fort à l’entrée du port, qu’on achèvera et qu’on armera lorsqu’on aura trouvé un moyen peu coûteux d’exploiter les mines de fer ou de cuivre qui doivent fournir le métal pour les canons.

La Constantine (bâtiment de guerre français), qui a laissé ici de si bons souvenirs, ainsi que toute l’escadre du brave amiral Guérin, donna aux Japonais le modèle d’un fort retranché qui serait achevé depuis longtemps, s’il ne s’écroulait pas régulièrement deux fois par an. — L’armement de ce nouveau fort doit aussi sortir de mines encore vierges. — Une espèce de camp retranché a été établi à côté de ce nouveau fort français, gardé par mille Deux-Sabres, dont la moitié sont au-dessous de l’âge, de quinze ans. — Au Japon on est soldat par droit de naissance, et le bambin qui est encore dans les bras de sa nourrice, se trouve déjà inscrit sur les rôles de l’armée.

Lorsque les Japonais cherchent à éblouir les étrangers en articulant le chiffre énorme de leurs armées, il faut se rappeler que la moitié de ces troupes régulières pleure encore, que la moitié de l’autre moitié se compose de vétérans entrés dans leur seconde enfance, et qu’enfin les légions des hommes valides sont en partie occupés à collecter les impôts, à tenir des comptes, etc. Les Russes comprennent parfaitement tout le respect dû à de si vaillantes troupes. C’est pourquoi un seul petit bâtiment suffit ici pour faire marcher toutes les affaires, pour apprendre aux fonctionnaires japonais la modération et les forcer à garder le décorum.

Le représentant de la Russie est l’homme le plus modéré, le plus modeste, le plus conciliant qu’il soit possible de trouver ; et cependant il est obligé d’avouer qu’il serait traité avec insolence et brutalité, si les Japonais n’avaient pas toujours sous les yeux l’ultima ratio. Serait-ce parce que la Russie rencontre ici plus d’antipathie que les autres peuples ? Certainement non, et si les autres nations pouvaient comprendre tout ce que leurs agents, depuis le ministre jusqu’à l’agent consulaire, ont à subir d’humiliations, d’insolences, de mépris, dans ce pays, elles finiraient probablement par se poser cette question : « Faut-il retirer le drapeau ou prendre des mesures pour le faire respecter ? » Missionnaire, je voudrais n’avoir pas à écrire de telles choses, mais je vous prie de ne voir ici que le Français qui a maudi plus d’une fois la connaissance qu’il a acquise du Japonais et du Japon, surtout lorsqu’il prend sur le fait cet horrible mépris du haut gouvernement pour les étrangers, ces absurdes calomnies livrées au public par ce gouvernement dans des brochures à la portée de toutes les intelligences.

Après de vives conversations, après la lecture de ces libelles, je me suis demandé bien souvent quel pouvait être le but du gouvernement japonais. Jusqu’ici je n’ai pu trouver qu’une explication. Le gouvernement japonais est écrasé par la supériorité de la civilisation européenne. Il a une très grande peur de voir cette supériorité comprise par son peuple, de voir le respect pour la vieille Europe passer dans les rangs du peuple. Nous connaissons plusieurs Japonais qui ont été emprisonnés pour avoir, par oubli, parlé avec respect de l’étranger en général ou de tel étranger en particulier. Un fonctionnaire japonais sera poli avec vous dans l’intimité, sans témoins ; mais, devant le peuple, il devient aussitôt insolent, et prend envers vous le rôle d’un maître envers son esclave.

Le Japonais gouvernemental craint deux choses : le canon de l’Europe, et surtout et avant tout l’idée européenne. Je n’entends pas parler ici du christianisme, mais des idées politiques et sociales de l’Europe. On a représenté l’échafaudage gouvernemental du Japon comme extrêmement solide ; c’est là une grande erreur : nous sommes convaincus que la machine politique et administrative est si mal montée, que l’idée européenne seule suffirait en quelques années pour révolutionner le pays. En effet, sur quoi s’appuie la société ? sur des distinctions de castes écrasantes, maintenues par une force impitoyable qui s’appuie elle-même sur l’espionnage d’abord puis sur une épouvantable délation.

On a cherché à établir des comparaisons entre le peuple japonais et le peuple chinois, et cela pour donner invariablement la préférence au premier. Il est convenu qu’il faut rire des ombres chinoises, tandis qu’on n’a que des paroles de respect pour le Japonais. Il est reçu qu’il n’y a rien de ridicule, rien de blâmable chez ce peuple modèle. Je dois avouer que malgré mes longues études sur le Japon, faites à l’étranger, avant mon entrée dans le pays, j’en étais encore là il y a trois ans. Mais le lecteur verra par mes prochaines lettres combien j’étais loin de la vérité. Il verra, par la description détaillée des classes de la société au Japon, depuis le Micado jusqu’au Yeta (espèce de paria), qu’il faut se résoudre à prendre les comparaisons injurieuses chez le grand peuple du grand empire de Nippon.

E.-E. Mermet.


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Hakodate (Japon), 8 juillet 1862.

L’envoyé du Micado à la cour du Taïkong a quitté Jeddo ; depuis bien des années, les Jeddonais n’avaient pas vu de gio-chi (ambassadeur de l’Empereur). Aussi l’arrivée de Oobara-Saiemoün devait-elle être une véritable fête ; mais le gouvernement avait pris des mesures pour arrêter la curiosité populaire. Il paraît que par ordre supérieur, tous les habitants de la capitale devaient garder la chambre, et, selon mon correspondant japonais, le silence dans les rues était si profond, qu’on pouvait entendre respirer les gens de la suite du gio-chi.

La mission de ce dernier est en partie connue ; il a exposé au gouvernement la gravité de la situation, et a intimé au Chiogong l’ordre de comparaître devant le souverain du Japon avant la fin d’octobre.

Pendant le voyage de Oobara, une seconde pétition a été adressée au Micado par le parti réactionnaire. Pour le fond, elle diffère peu de la première. Cependant sa rédaction, quoique très ambiguë et très travaillée, laisse percer parmi les membres de la Révolution un dissentiment que le premier placet ne permettait pas même de soupçonner. On y distingue trois nuances d’opinion. Le parti extrême demande l’expulsion par la force de l’étranger, la guerre et le massacre immédiat des Barbares. Ces ennemis sont heureusement peu nombreux. Le deuxième parti se contente de limiter le commerce avec l’étranger aux deux ports de Nagasaki et Hakodate. Suivant le troisième parti, qui serait le plus nombreux et le seul influent, le commerce extérieur peut et même doit être libre de toute entrave, mais soumis au contrôle intelligent d’un gouvernement sage, économique et ferme, qu’il est du devoir de l’Empereur de former. Cette opinion est la seule sérieuse, la seule qui aborde la question des vraies réformes. Il est cependant à craindre que l’extrême gauche ne se fortifie et ne vienne à dominer par la force des choses. Le parti moyenne fera jamais prévaloir son sentiment ; triomphât-il pour un temps, son succès aurait vite un terme. Les partisans sérieux des réformes intérieures sont, à mon avis, trop sages et trop raisonnables, et attaquent trop bien les vices du régime actuel, pour qu’on puisse espérer pour eux un succès prochain. Malheureusement, le parti extrême, tout brutal qu’il est, flatte singulièrement les instincts de la nation la plus orgueilleuse qu’il soit possible d’imaginer. On a représenté souvent le Chinois comme l’incarnation de l’orgueil. En effet, l’habitant de l’Empire du Milieu est fier de son antiquité, de la grandeur de son pays, de sa vieille civilisation, de l’éclat que certaines dynasties de ses souverains ont jeté sur le monde, de sa littérature, de sa philosophie, de ses rites, etc. Toutes ces causes d’orgueil manquent au Japonais, mais il est possédé par un autre orgueil que le Chinois est loin d’avoir au même degré, je veux dire l’orgueil militaire.

À l’exception des guerres de Corée, soutenues contre la Chine, et de deux tentatives d’invasion des Tartares, dont les flottes furent détruites bien plus par la tempête que par la valeur japonaise, il serait difficile de citer des exemples des exploits et des conquêtes du Grand-Nippon. Son histoire militaire se résume tout entière dans les récits des guerres perpétuelles de seigneur à seigneur, ou des guerres civiles qui à diverses époques ont désolé l’empire. C’est une répétition de ce que nous voyons au Moyen-Âge dans certaines contrées de l’Europe. Rien de plus monotone que ces châteaux pris et repris, ces grands guerroyeurs qui fendent invariablement leurs ennemis de la tête aux pieds.

Dans une espèce de cours d’histoire que je m’étais permis d’ouvrir pour les Japonais, je soutins la thèse qu’il ne pouvait y avoir de gloire militaire dans des guerres intestines, à moins que l’un des camps ne défendit les intérêts et la prospérité du pays. Ma thèse fit du bruit et devint le sujet de vives controverses. Elle ne plut pas en haut lieu, et je fus invité poliment à ne plus revenir sur un tel sujet.

Le Japonais trouve donc de la gloire à couper avec le sabre, n’importe oÙ et comment. Il est inutile de dire qu’il se croit invincible, et que nos succès en Chine n’ont nullement fait impression sur les masses. Quel est le petit daïmios qui, entouré de deux mille hommes, les uns armés de piques, d’autres de parapluies et de lanternes, ne se croit pas capable d’anéantir la meilleure armée de l’Europe ?

Le Japonais n’estime et n’aime que la force. Les six-septièmes environ de la population n’ont de respect et de crainte que pour les Deux-Sabres. L’autre septième, c’est-à-dire les Deux-Sabres, ne craint que cette loi de fer, cet ambigu de leur position qui les expose à chaque instant. Il suffit à un Européen résidant au Japon de prendre à son côté quelque chose ressemblant à un sabre pour imprimer un religieux respect à la foule, qui souvent vous insulterait sans ce passeport. Le peuple qui aura l’honneur ou le malheur de donner une leçon d’armes aux Japonais, sera sans contredit le plus honoré et le plus respecté. Voici, en deux mots, quel serait le résultat d’une défaite de la part des Japonais. Les six-septièmes de la population, ou les non-sabrés, plaisanteraient sur leurs samouraï (Deux-Sabres, soldats). Les samouraï, ou les sabrés, exagéreraient la valeur européenne et surtout leur stratégie. On verrait tout-à-coup un enthousiasme extraordinaire pour tout ce qui tient de loin ou de près à la science militaire de la vieille Europe. À Dieu ne plaise que ce résultat fasse naître l’envie d’enseigner l’humilité militaire au Japon !

Vous me pardonnerez cette digression sur le caractère japonais : si le parti extrême se fortifie, vous serez en partie préparé à ces monstrueux exploits.

L’administration a été presque entièrement renouvelée. Vous connaissez déjà l’élection du Go-taï-ro, ou premier ministre extraordinaire. Or, il paraît que le choix ne pouvait tomber sur un homme plus impopulaire. Il est non-seulement hostile aux étrangers, mais il s’est aliéné tous les Japonais éclairés par ses mesures étroites et réactionnaires. Il est cependant le premier parmi les Foudaye (on appelle Foudaye les Daïmios qui ont reçu leurs fiefs de la dynastie actuelle des Chogoung) ; son titre est Matsoudaïra Fhigono Kami, daïmio de Aidzou (N.-O. de Nippon). Le Go-ro-dgio a été aussi renouvelé et ne paraît être qu’une deuxième édition du Go-taï-ro. L’administration a subi des changements radicaux dans ses plus bas officiers. Elle est cependant loin, d’être épurée et n’en est que plus hostile, plus haineuse pour l’étranger. Le gouvernement, sans avoir une idée juste de la situation, a le sentiment de sa gravité. L’envoyé du Micado lui a dit des vérités que la flatterie et la corruption qui entourent le Taïkong tenaient cachées avec grand soin. Le gouvernement, dans son chef, est cité au tribunal du vrai souverain. L’un des Go-san-kio (les trois familles les plus proches du Taïkong par la parenté) serait chargé temporairement de la lieutenance avec le titre de vice-Taïkong.

Le jeune Taïkong obéira, sans aucun doute, à l’appel du Micado ; il est trop capable, cependant, pour ne pas comprendre que ce voyage est pour lui une question de la plus haute gravité. Il ne quittera Jeddo que lorsqu’il aura armé son parti suffisamment pour le soutenir contre une surprise et l’appuyer dans la défense qu’il présentera à l’Empereur. La lutte qui se prépare réveillera bien des haines, bien des ambitions qui dormaient depuis des siècles. Le Chogoun actuel n’est qu’un membre des trois familles du Go-san-kei, de la famille de Kichou, qui n’ont droit au taïkonnat qu’après le Go-san-kio. Il a à se faire pardonner la préférence qui lui a été donnée sur le Go-san-kio, et pour obtenir ce pardon, il a besoin d’être le plus fort.

Tout rapprochement entre les deux camps devient de plus en plus impossible. On s’arme partout. Les fers ont triplé leurs prix, et leur exportation vient d’être interdite. Les mines de Nocho (S.-O. de Nippon) sont exploitées avec une grande activité et soumises à une stricte surveillance. Les Daïmios espèrent, dans la nouvelle lutte, reconquérir leur ancienne indépendance. Le Chogoun, au contraire, aspire à centraliser de plus en plus tous les pouvoirs ; et la centralisation, telle qu’elle est comprise à Jeddo, n’est autre chose qu’un ensemble de mesures vexatoires, ruineuses pour les Daïmios, sans aucun résultat utile pour le pays. Les dix-huit Daïmios, dont les titres de possession sont antérieurs au fondateur de la branche actuelle des Taïkongs, s’indignent des prétentions de celui qu’ils ne regardent que comme leur égal. Ils n’ont pas oublié que les trois premiers Taïkongs de cette dynastie sortaient de Jeddo jusqu’à Chinagaoua pour les recevoir. Ils se plaignent du poids des charges de l’État qu’ils ont à supporter. Toutes les corvées, tous les travaux publics sont exécutés par les Daïmios. Routes, canaux, fortifications, tout est mis à leur charge. Ils ne paient pas, il est vrai, d’impôt proprement dit, si ce n’est l’impôt de quelques présents insignifiants déterminés d’avance dans l’Almanach officiel ; mais, en réalité, ils supportent toutes les charges, tandis que le Taïkong a tous les bénéfices, tous les hauts profits, et dépense des sommes fabuleuses pour l’entretien d’une armée d’espions. L’irritation des esprits, la révolution qui se prépare, ne sauraient étonner que ceux qui ne connaissent point le Japon et son organisation. Il ne nous reste qu’une espérance : c’est que la voix suprême du Micado rappelle toutes ces ambitions à l’ordre. Cependant, quelle que soit sa décision, son arbitrage sera plus ou moins en faveur de la réaction. Personne ne s’attend à le voir sortir du mystère de sa divinité cachée ; mais il paraît certain qu’il est honteux du rôle humiliant qu’on lui a fait jouer depuis deux cents ans. Ce prince fainéant est loin d’être dépourvu d’intelligence ; il désire montrer au pays qu’il est encore l’arbitre des destinées de l’empire. Beaucoup de Japonais, malgré le respect infini qu’ils conservent pour leur Daïri ou Kenri (noms de deux palais de Miiako), commençaient à le regarder comme un dieu inutile. Il a été dépouillé par degrés de tous ses privilèges. Le dernier qui lui a été retiré est celui de battre monnaie. Le Japonais a, plus qu’aucun autre peuple, l’instinct de la puissance de l’argent, et toute la politique des Taïkongs pourrait se résumer dans ces trois mots : Appauvrir pour régner. Épuiser les Daïmios par des dépenses inutiles, retirer au Micado toutes ses ressources pour le mettre à la merci et sous la tutelle du Taïkong, tel a été le système invariablement suivi par le gouvernement de Jeddo depuis deux cents ans. C’est ce malaise et cet embarras pécuniaire du Micado qui donnent une malheureuse chance de succès à l’extrême gauche de la révolution. Ce parti exploite le nom du Micado et proclame hautement les attributs inviolables de sa souveraineté.

En présence du danger qui menace la dynastie actuelle, le gouvernement établit la loi martiale, décrète l’état de siège, multiplie l’espionnage sous toutes les formes, change à chaque instant ses employés, et montre enfin, par la mobilité incessante de son baromètre politique, qu’il y aura une horrible tempête. Ces vagues pressentiments, ces inquiétudes partout répandues et dont on ne peut assigner la cause, qui précèdent et préparent les révolutions, règnent dans tout le pays. On désire que la crise éclate au plus tôt, tant on est persuadé que les détails ne la rendraient que plus redoutable.

Si le Taïkong avait la malheureuse idée de ne point se rendre à l’appel de son souverain, ce serait une épouvantable guerre civile qui éclaterait immédiatement. Sans doute, son voyage sera des plus périlleux. Lui opposera-t-on la vieille constitution ? Le taïkonnat redeviendra-t-il électif ? Ce sont là autant de questions de vie ou de mort pour le Chogoun.

Quoi qu’il en soit, l’armée de Riôto se fortifie. Kaga, Satsooma, Nagato, Kioxioo, etc., se déclarent de plus en plus hardiment. Le daïmios de Nambou (nord-est de Nippon) vient d’être enrôlé dans la révolution d’une manière assez extraordinaire pour que vous me permettiez de vous la raconter.

Au commencement du sixième mois, le daïmios de Nambou envoya son premier officier avec une nombreuse escorte à Riôto pour remercier l’Empereur du titre de daïtchounagoun, dont Sa Majesté avait bien voulu le revêtir. Or, il paraît que, par un hasard en partie préparé, il rencontra Chimotsoo, le chef de l’armée révolutionnaire, qui, par une contrainte facilement acceptée, l’incorpora dans le parti du mouvement. Cette dernière nouvelle a nécessairement produit à Hakodate une grande sensation. Hakodate est sous la protection militaire de Nambou et de Tsougarou, qui sont chargés de la défendre et de la fortifier. Or, par ce coup de main de Chimotsoo, notre protecteur peut devenir notre ennemi et notre persécuteur.

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Hakodate, 18 juillet 1862.

Je vous promettais dans ma dernière lettre une revue de l’organisation de la société au Japon, de ses classes et de ses distinctions ; mais je suis obligé d’ajourner ce travail ; je dois vous entretenir de quelque chose de plus actuel.

Il parait certain que les Eô nins, que je vous montrais il y a quinze jours s’agitant à Kiôto, se sont tout-à-coup transformés en daïmios, ou tout au moins en agents des daïmios. Ils ne sont rien moins que les députés des principaux seigneurs du pays, satsooma, kaga, kiochoo, etc.

La démonstration aurait donc une portée nationale. Ce ne sont plus quelques révolutionnaires oisifs et ambitieux, exploitant les fautes de leur gouvernement pour justifier leurs plaintes ; ce serait le pays représenté par ses plus puissants seigneurs et demandant hautement l’abolition d’un état de choses impossible. Les daïmios se déclarent incapables de supporter toutes les dépenses que le lieutenant du micado voudrait faire peser sur eux.

Je ne saurais mieux vous renseigner sur les motifs de leurs plaintes qu’en les laissant parler. Les chefs du parti, aux pages 60 à 66 du placet présenté au micado, s’adressent ainsi, au nom des princes, au gouvernement de Jeddo :

« Lorsque vous nous consultâtes sur les nouvelles relations à former avec l’étranger, vous nous disiez, en vous appuyant sur l’autorité d’un Harrissoo (M. Harris, ministre des États-Unis), que le traité nous donnerait l’abondance et le bon marché de toutes choses. Selon vous et Harrissoo, le coton serait pour rien ; des soieries toutes manufacturées devaient nous apporter le luxe sans toucher à nos finances. Les articles mêmes de première nécessité nous seraient apportés du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest, et nos paysans ne seraient presque plus obligés de semer et de récolter.

Nous attendons toujours ces merveilles ; en revanche, nous jouissons d’un avantage dont vous ne nous aviez pas parlé : celui de payer trois fois plus cher les articles de première nécessité, qu’avec l’aide de votre Harrissoo, vous vous étiez engagé à nous livrer presque pour rien. Ce n’est pas tout. Vous disiez encore que l’argent affluerait, que nos coffres seraient toujours ouverts pour recevoir. Or, depuis trois ans, vous les avez en effet ouverts, mais pour y puiser sans fin. Nous vous ferons d’abord observer que les droits d’exportation et d’importation ne sortent pas de vos mains. Vous en avez le monopole absolu. Il semble que ces droits, qui, selon vous et votre financier Harrissoo, auraient dû dépasser tous les revenus de Nippon, devaient suffire pour construire tous ces forts, acheter ces navires de guerre qui doivent imprimer aux Barbares le respect dû à notre pays. Mais qu’avez-vous fait depuis trois ans ? Quel a été le message de tous vos courriers ? Le voici : « Il faut fortifier le Japon, bâtir des forts, fondre des canons, acquérir une marine formidable. Il faut de l’argent, et beaucoup ; puis les étrangers nous causent de grandes dépenses ; il faut régaler leurs ministres, leur faire des présents, sans négliger les petits consuls. Il faut les tenir dans le respect et la crainte, en leur montrant toujours la majesté du pays.

Si encore nous pouvions voir ces forts, ces bâtiments de guerre, nous regretterions moins notre argent. Mais il paraît que tout reste sur le papier. Vous pensez qu’il suffira de montrer le plan aux étrangers pour leur faire prendre la fuite ; nous en doutons, car ils savent presque aussi bien peindre que nous. Vous nous parlez quelquefois d’économie politique ; nous reconnaissons même que vous nous donnez là-dessus d’excellents avis. Malheureusement, nous avons plusieurs exemples en contradiction flagrante avec vos théories. Nous n’en citerons que deux. Le dernier en date est cette vaine et inutile pompe pour le voyage à Jeddo de la future épouse du Taïkong. Combien de dix mille rios ont été alors dépensés inutilement ? Qu’avons-nous besoin de parler des sommes fabuleuses employées à rebâtir le palais du Chiogong ? Nous n’oserions pas entrer dans le détail du gaspillage de l’argent du fisc. Ce serait une honte pour le pays et une tristesse pour le Micado. La rumeur publique a flétri une série de vols commis au grand jour, par les plus hauts officiers de Jeddo, mais si quelqu’un ose élever la voix pour protester, il disparaît mystérieusement pour toujours.

Puisque toutes les fois que vous avez recours à nos finances vous nous rappelez aux grands principes de l’économie politique, permettez-nous de vous en citer un cas pratique pour tout le pays.

Autrefois, des troubles et des événements dont le souvenir se perd dans le lointain des âges ont exigé la présence permanente des seigneurs à Jeddo. Ces temps ne sont plus, et cependant les seigneurs sont toujours en route pour Jeddo, dépensant jusqu’à leur dernière sapèque pour l’entretien d’un personnel qui leur est imposé en partie. De grandes fatigues personnelles, de grands ennuis, et l’impossibilité de s’occuper du gouvernement de leurs domaines, telles sont les conséquences de ces promenades ruineuses. Le temps ne serait-il pas venu de les abolir ? Au reste, si vous continuez à nous épuiser par des demandes incessantes, il faudra bien en venir à cette mesure. Nos seigneurs se déclarent incapables de faire face à toutes vos exigences.

Puisque donc le commerce est si ruineux, puisque tous les ports ouverts exigent des travaux de fortifications extraordinaires, nous demandons que non-seulement Osaka, Jeddo, Niiegata ne soient pas ouverts, mais que Kanagawa soit fermé au commerce.

Ce n’est point nous, comme vous nous en accusez, qui nous opposons aux relations avec l’étranger ; nous consentons à l’ouverture absolue du pays si elle ne doit pas entraîner des dépenses excédant nos ressources. Jusqu’ici le système suivi par vous a été ruineux pour le pays et n’a eu aucun résultat positif. Ce n’est pas nous qui avons mis à mort les savants qui ont défendu hardiment l’ouverture du Japon. Nous n’avons jamais répandu dans le public des libelles insultants et excitant à la haine de l’étranger. Ce n’est pas nous qui avons appelé les ministres des… et les consuls des… D’ailleurs vous vous contredisez vous-mêmes ; tandis que vous apprenez à l’enfant à mépriser et à insulter l’étranger, vous nous faites des peintures monstrueuses de sa puissance. Dernièrement encore, un haut fonctionnaire disait, avec assez de confiance et d’ironie, qu’à l’exception d’un peuple, on pouvait se moquer de tous les étrangers. »

La suite de la pétition est encore plus amère. — Les réformes intérieurs qui y sont demandées montrent le hideux agiotage du gouvernement et la plaie profonde qu’il a faite au pays.

Les demandes des pétitionnaires sont formulées assez hardiment pour ne pas exiger de longs commentaires. La signature d’aucun daïmio ne figure au bas du document, mais des agents importants de ceux-ci l’ont signé. Ils sont à la tête du mouvement et d’un corps d’armée dépassant le chiffre de 100,000 hommes.

Le Mikado, dit-on, saisira cette occasion pour mettre fin à l’arbitraire du Taïkong et aux humiliations qu’il lui inflige. Le chef des révolutionnaires est Chimotrou, un très haut officier de Satsooma. La plus grande preuve que Chimotrou a fait impression sur l’esprit du Micado, c’est que celui-ci vient de le revêtir du titre d’Ezoomino Kami et de le désigner pour accompagner le commissaire qu’il envoie à Jeddo pour demander des explications sur les plaintes des mécontents. Un très haut personnage du kooghe est en route pour Jeddo (on appelle kooghe le corps des officiers attachés au service du Micado, par opposition au Bookey, qui comprend le Taïkong, les daïmios et leurs officiers. Primitivement, le kooghe n’était autre chose que le gouvernement proprement dit, et le Bookey formait l’armée. Le Taïkong et plusieurs daïmios reçoivent assez souvent du Micado des titres propres au kooghe, titres qui leur confèrent des privilèges recherchés).

Le délégué du Micado est Oobara-Saïmon Kembisou, du rang des Niié. L’escorte d’honneur qui accompagne de si hauts personnages est toujours un daïmios. C’est la première fois qu’une exception est faite à cette règle invariable. Oobara Saïmon est d’ailleurs un personnage si étrange qu’il m’est impossible de comprendre un tel choix dans les circonstances actuelles. Oobara vivait depuis deux ans dans une espèce de retraite ou de disgrâce pour ses opinions trop favorables aux étrangers. Comment se fait-il qu’il soit réintégré dans ses dignités et envoyé à Jeddo pour défendre une révolution en apparence hostile à l’étranger ? Ne serait-il pas possible d’entrevoir le véritable but de l’opposition ? Chimotsoo Ezoomino Kami, substitué à un Daïmio, ne confirmerait-il pas nos conjectures ? Les Daïmios veulent absolument en finir avec la plus humiliante corvée qu’il soit possible de leur imposer, c’est-à-dire avec les voyages à Jeddo. On sait que cette politique des Taïkongs, qui veulent à tout prix ruiner et épuiser les seigneurs, est le pivot sur lequel roule tout le système du gouvernement. L’espionnage, si hideusement organisé, n’est qu’un accessoire. Depuis longtemps une réaction se préparait contre une mesure si tyrannique. Elle éclate aujourd’hui à propos de la question européenne.

Si le sincère désir du gouvernement de Jeddo est de faciliter les relations avec nous, comment se fait-il que tous nos amis au Japon sont disgraciés ou se suicident pour protester contre la politique de Jeddo ? L’ex-envoyé en Amérique vient de mourir par suite de cette triste nécessité.

Le président du conseil, Fouge Tamatono Kami, vient de suivre son exemple en commettant également le Cheppookoo-Harakiv. Si de tels faits ne sont pas capables de nous éclairer sur les bénignes intentions du gouvernement du Taïkong, nous renonçons à toute espérance de renseigner nos amis et nos compatriotes.

Aux dernières nouvelles, dix-huit daïmios se retiraient brusquement de Jeddo sans prendre congé.

E.-E. Mermet.


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Hakodate, Japon, 1er septembre 1862.

L’étoile de la révolution du Japon pâlit de jour en jour. Est-ce pour nous une bonne où une mauvaise nouvelle ? Probablement l’une et l’autre. Les salutaires réformes proposées par les membres sérieux de l’opposition amèneraient infailliblement un changement dans la politique si persévéramment exclusive envers l’étranger. D’un autre côté, nous ne devons pas nous dissimuler que cette queue d’hommes sans honneur et sans âme, qui suit les grandes révolutions, comme les oiseaux de proie suivent de grandes et glorieuses armées, ne soit quelque chose de hideux, un je ne sais quoi qui ne respire que meurtre et pillage. Quoi qu’il en soit, les nouvelles sont pour la paix. Comme je vous le faisais pressentir dans ma dernière lettre, le succès ou l’insuccès de la révolution dépendait surtout de la suprême décision du Micado. Or, il paraît que ce souverain a exprimé sa pensée au sujet du mouvement. Tout le monde a été très étonné d’apprendre que le chef des prétendus rônins, Chimotsoo Ezoomino Kami, était le père du Daïmio actuel de Satsooma.

Chimolsoo avait abdiqué depuis deux ans, on ne sait trop pour quelle raison. Mais il était trop ardent pour demeurer longtemps dans l’inaction. Jamais retraite ne fut plus activement employée. Le gouvernement le surveillait de près, mais avait pour lui des ménagements infinis, rendus nécessaires par la capacité et l’influence des puissants amis des suspects. Était-il et est-il encore hostile aux étrangers ? Nous croyons pouvoir répondre négativement. C’est ce même daïmio qui fit aux Hollandais des ouvertures pour un traité et qui toléra les missionnaires aux îles de Lootchou, malgré les ordres sévères de Jeddo. Ces antécédents nous permettent de croire qu’en prenant le commandement des rebelles, il n’a été animé par aucun sentiment hostile à la cause étrangère. Il s’est conduit d’ailleurs, dans tous ses rapports avec les rônins, avec une prudence qui n’est égalée que par la diplomatie de son fils, expliquant à Jeddo la conduite de son père dans cette affaire. Voici cette fameuse lettre du Daïmio de Satsooma :

« Le … du cinquième mois, mon père, se rendant à Jeddo pour des affaires personnelles, rencontra à Keote des rônins et des officiers de différents Daïmios. Surpris de toute cette agitation et des cris de guerre qui s’élevaient de tous côtés, il s’informa de la cause de ce grand mouvement. Il fut vite initié aux prétentions du parti par le parti lui-même, qui le pressa vivement d’en prendre le commandement. Mon père leur représenta vivement tout ce qu’il y avait d’irrégulier dans leurs menées, d’intolérable dans leurs prétentions. Désespérant de faire prévaloir son sentiment sur des esprits aussi obstinés, il se prêta en apparence à leur désir. Comme il est facile de le comprendre, son intention, par cet acte de condescendance, était de tenir dans sa main la révolution et d’empêcher l’insurrection d’infester les autres provinces. La lettre que le Micado lui délivra pour le gouvernement de Jeddo le prouve d’une manière évidente. Nous avons l’honneur de vous envoyer l’original de cette lettre.

« Chimotsoo s’est présenté à nous et nous a exposé comment il avait comprimé et arrêté le mouvement. Il nous a demandé comment il fallait agir à l’égard de ces rônins. Nous avons été effrayés de leur nombre et de leur résolution. Grâce à Chimotsoo, le calme se rétablit peu à peu. Veillez à ce que ce commencement de paix s’affermisse. »

Tels sont les principaux documents sur la foi desquels je me crois autorisé à vous annoncer l’insuccès complet des soi-disant rônins.

Une lettre de Chochidai (gouverneur du territoire de Mijako), également adressée au gouvernement, ne fait que confirmer mon assertion. On y lit que les rônins sont désespérés des dispositions du Micado, et que le découragement diminue chaque jour leurs rangs.

Il est inutile de vous faire observer que la lettre du Daïmio de Satsooma est une pièce faite exprès pour dégager la responsabilité de son père et transformer en libérateur celui qui la veille n’était qu’un rebelle.

L’ex-daïmio de Satsooma avait quitté son pays avec une escorte formant un régiment, et provoqué une insurrection dont il s’est déclaré le chef. Le discours qu’il adressa au Micado et qui obtint la réponse si laconique et si vague que nous avons citée, était calculé pour sonder les intentions du souverain sans se compromettre. Le gouvernement acceptera-t-il l’explication du seigneur de Satsooma ? Oui, sans aucun doute, surtout dans les circonstances actuelles. Sa réponse à ce modèle de diplomatie est déjà connue. Le gouvernement de Jeddo s’efforce de remercier l’ex-daïmio sans vouloir le remercier, et insiste sur son éloignement immédiat de Miiako. Celui-ci cependant, toujours pour cause d’utilité publique, retarde son départ et prépare probablement un autre plan. Le Japonais, trois fois Chinois sous ce rapport, n’est jamais à bout d’expédients. Il reviendra cent fois à la charge si son intérêt le demande, il s’exposera, avec une bravoure que fort heureusement nous ne connaissons pas, au plus humiliant démenti : c’est que pour eux le mensonge et la ruse n’ont rien de dégradant. Plusieurs ont même prétendu que c’était un titre de recommandation pour le Japonais. J’ai eu l’occasion de connaître intimement de hauts et de bas employés, et après des heures d’une conversation très nourrie, je me suis sérieusement demandé si je pouvais en conscience affirmer que je croyais avoir entendu une vérité, me flatter que j’avais acquis la connaissance exacte d’un fait ou d’un événement quelconque. Je ne veux point dire qu’ils sont, par nature ou éducation, incapables de sincérité. J’ai de nombreuses preuves du contraire. Pour avoir d’eux la connaissance d’un fait aussi exactement que leur ignorance vous permet de l’obtenir, il y a même une recette infaillible et que je m’empresse de livrer à tous ceux qui seraient appeler à en user plus tard ; cette recette, la voici : montrez au fonctionnaire un intérêt personnel supérieur à celui qui le fait mentir ex professo, et le livre scellé des sept sceaux sera immédiatement ouvert. Nous ne voudrions pas assurer que quelques rares natures ne soient point rebelles au remède, mais une série d’expériences faites sur une grande échelle en démontre l’efficacité.

L’échec que subit en ce moment le parti de l’insurrection est une preuve de plus de l’omnipotence du Micado et des erreurs qu’une certaine classe de marchands et de touristes ont accumulées sur son compte avant et depuis l’ouverture des traités. Il nous a toujours été représenté comme une espèce de dieu, un peu fabuleux, flatté, orné comme une statue devant servir d’ornement pour le pays. Quelles fables n’a-t-on pas débitées sur son compte, sur sa manière de vivre, sur ses habitudes ! Il a été convenu de l’appeler empereur spirituel (nom qui ne peut lui convenir dans aucun sens) ; on se figure un chef de bonzes, un régulateur des rites religieux, un pontife extraordinaire, c’est-à-dire tout autre chose que ce qu’il est en réalité. Appelez-le un souverain indolent, comparez-le à nos rois fainéants, et vous aurez une partie de la vérité. C’est, en effet, pour avoir voulu imiter l’indolence, le luxe et la pompe des empereurs de la Chine, que les souverains du Japon finirent par se réduire à cette honteuse inaction, qui leur fit abandonner l’administration du pays comme quelque chose de trop indigne d’occuper un descendant des dieux. Comme tous les imitateurs serviles, ils exagérèrent et dépassèrent de beaucoup la paresse des potentats chinois. Cependant ils ont conservé en entier le pouvoir législatif, le pouvoir d’élire et de casser les Chogoons et les Daïmios. Aucune mesure importante, aucune loi d’un intérêt général ne sauraient passer sans la sanction du Micado ; c’est lui qui confère tous les titres et dignités, directement ou indirectement. Il est vrai qu’après les guerres civiles qui ensanglantèrent la succession de Taïco-Sama, et qui furent si fatales aux chrétiens, amis et ennemis, las de verser du sang, se jetèrent dans les bras de Yeyace, aujourd’hui devenu le dieu Gonguen-sama. L’horreur qu’on avait des guerres intestines servit à affermir le pouvoir des Taïkongs, qui dès lors purent se croire héréditaires. Mais les peuples oublient vite les services rendus. Les chogoons, enflés de leurs succès, commencèrent cette petite guerre de tracasserie contre le chef de l’empire et ce système de tyrannie contre les daïmios, qui finit par révolter l’opinion. Le jeune Taïkong est un homme d’une capacité peu commune. Sauvera-t-il sa dynastie du naufrage ? Nous n’oserions pas dire que nous l’espérons et que nous le désirons ; seulement, c’est un phénomène historique qu’un gouvernement ne s’appuyant que sur des moyens aussi violents, c’est à-dire sur les meurtres secrets au moyen de la délation la plus honteuse, et qui cependant a pu durer plus de deux cents ans.

En lisant et relisant tout ce qui a été écrit sur ce peuple par les auteurs hollandais ou leurs commentateurs, on serait tenté de croire qu’il n’y a pas de peuple plus heureux sur la terre, et qu’on retrouve sous ce gouvernement patriarcal la simplicité et le contentement de l’âge d’or. Mais nous savons aujourd’hui à quoi se réduit cette prospérité. Malgré la richesse du sol, la statistique nous donne chaque année un affreux chiffre de ceux qui sont morts de faim, de froid, ou d’infirmités que leur pauvreté ne leur permettait pas de soigner.

Qui n’a pas lu ou entendu dire que c’était un peuple innocent, que les crimes lui étaient à peine connus ? Or, dans un district moins peuplé qu’un de nos départements (population moyenne 400 à 500 000 habitants), le chiffre des condamnés à mort varie de 200 à 350. Je n’ai de statistique que pour trois districts qui sont réputés les plus moraux du Japon, Chendaï, Nambou, Elkigen. Sans doute, le code japonais est loin d’être humain, ou plutôt il est parfaitement adapté au sens moral japonais. La loi décrète le crucifiement ou la scie pour ceux qui tuent leurs parents où leurs maîtres ; le bûcher pour les incendiaires ; la peine de mort pour tout vol excédant la valeur de 100 francs. Sur ce dernier point, cependant, la loi laisse une grande latitude, et généralement la peine de mort n’est pas appliquée si la valeur n’excède pas 200 francs. Ce n’est point ici le lieu de commenter le code japonais. Je n’ai voulu que confirmer mon assertion, c’est-à-dire que, malgré un code des plus sévères, les crimes sont plus nombreux au Japon que dans beaucoup d’autres pays. Les détails que j’espère pouvoir vous donner plus tard sur ces divers sujets vous édifieront complètement sur ce peuple modèle. Cependant, je ne veux pas terminer cette lettre sans vous exprimer mon étonnement pour les grosses erreurs qui s’accréditent chaque jour sur le Japon dans le public européen. Tout homme qui connaît un peu le Japon rira de la plupart des articles publiés sur le Daï-Nippon pendant le séjour de l’ambassade japonaise. Quelques-uns paraissent n’être qu’un jeu d’esprit.

Deux espèces d’auteurs ont écrit sur le Japon depuis deux cents ans environ, les Hollandais et les Allemands, puis leurs commentateurs, qui ont cherché à les compléter. Parmi les premiers, quelques-uns étaient doués d’un grand talent d’observation ; mais ils étaient réduits à l’alternative, ou de deviner, ou d’accepter les renseignements de sources peu sûres. Il fallait ou accepter ce que le petit fonctionnaire du Chogoon voulait bien leur dire, ou se renseigner auprès de son domestique. Les livres japonais ne leur étaient pas accessibles. Il y a à peine huit ans que je payais 100 fr. le premier livre japonais que je pus obtenir en secret, et qui se vend aujourd’hui de 20 à 25 centimes. C’est qu’alors le Japonais vendait le risque que mon indiscrétion pouvait faire courir à sa vie. Du reste, il y a peu de livres. Jamais gouvernement n’a été plus hostile aux lettres que celui de la dynastie actuelle. Aucun écrit traitant de l’histoire du gouvernement japonais ou de son administration n’a pu être livré à l’impression. C’est à peine si, depuis dix ans, quelques biographies des premiers Taïkongs, quelques fragments d’un épisode de la guerre, ont pu, après avoir passé sous la lime de la censure, paraître en public.

Malheureusement le japonologue, même aujourd’hui, rencontre d’immenses difficultés dans ses études. Les documents manquent. Les hommes instruits sont ici d’une rareté désespérante. Lorsqu’il a surmonté les premières difficultés de la langue, il n’est qu’au début de ses fatigues. Plus il avance dans la connaissance du pays, plus il devient discret et prudent : il n’ose affirmer. Il interroge cent fois avant d’oser croire qu’il a bien entendu. Il voit des embûches partout. Il se retire, puis avance de nouveau avec plus de timidité que la première fois. Enfin, c’est une véritable guerre, une chasse dangereuse, capable de décourager l’amateur le plus intrépide Nous envions presque la position de certains touristes ou résidents au Japon, dont la foi robuste se contente des récits extraordinaires qui leur sont faits par leurs domestiques ou le premier grand causeur qui veut bien leur débiter ses pensées. Un très haut fonctionnaire européen au Japon prépare sur ce dernier pays un grand ouvrage dont les matériaux lui sont fournis par de jeunes élèves, des domestiques et tous les aventuriers du pays. Heureux mortels !!!

Aux dernières nouvelles du Kioto, le Micado venait de nommer o-hiroo-mi (royal-par-derrière-voyant), ou régent, Hitotchi-bachi, un des gosankio (les trois branches les plus proches du trône des taïkongs). Ce Hitotchi-bachi n’est autre que le fils du fameux daïmio de Nito, l’auteur réel ou prétendu de bien des troubles. Par suite de cette nouvelle mesure, le gotaïro n’aurait plus que des pouvoirs très limités.

L.-L. Mermet.


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Pulo-Pinang, le 25 septembre 1862.
« Mon cher monsieur Limon,

Vous me demandez des nouvelles de ma mission. — Pinang n’offre point une nationalité indigène. Les Malais mêmes ne figurent dans ce pays que comme une nuance dans les variétés de la population, et ils n’exercent aucune influence sur les nombreux étrangers qui sont venus y chercher fortune. C’est une île séparée du continent par un petit bras de mer. Autrefois elle appartenait au rajah de Quédah, tributaire du roi de Siam : vers la fin du siècle dernier, il la céda, de gré ou de force, à la Compagnie anglaise, dite des Indes, pour une pension annuelle de dix mille piastres. Les Européens la nomment le Paradis terrestre des Indes, et vraiment c’est une île charmante, qui offre une foule d’avantages. Avant la fondation de Singapour, Pinang avait un commerce considérable ; mais, depuis une vingtaine d’années, elle a baissé sous ce rapport, et Singapour s’est enrichie de ses dépouilles. Néanmoins, elle se soutient, et sa population même augmente singulièrement. Cette île n’est pour ainsi dire qu’une longue chaîne de montagnes, bordée d’une plaine d’environ une lieue de large sur quatre ou cinq de long. Les deux pics les plus élevés de cette chaîne ont 2,400 pieds au-dessus du niveau de la mer : l’un d’eux n’a jamais été cultivé, parce que les abords en sont difficiles et qu’il est très éloigné du port ; personne ne l’habite, à l’exception de quelques Malais ; mais l’autre est devenu le séjour des Anglais un peu riches ; ils y ont bâti des villa qu’on appelle Bungalon, et qu’ils habitent une grande partie de l’année. La distance de là au port n’étant pas considérable, les négociants peuvent s’y rendre pour leur commerce. Le gouvernement y a établi un haut mât avec pavillon, qui est un signal pour les vaisseaux en mer ; il y a aussi bâti une vaste et charmante maison pour les hauts dignitaires de l’île. Le climat de cette montagne est délicieux ; on s’y croirait en France dans les beaux jours de printemps.

L’île a de cinq à six lieues de long sur autant de large, avec une population de soixante mille habitants, dont cinquante mille chinois ; ce dernier peuple, étonnamment industrieux, pénètre partout où il trouve un centime à gagner. La Chine, trop pauvre pour nourrir tous ses enfants, les envoie de tous côtés : chaque année, vers le mois de janvier, des milliers abordent à Singapour, à Malacca, à Pinang, à Rangoon, à Calcutta, à Java et jusque dans l’Australie ; mais, en sortant de la Chine, ils ne quittent que le sol ; ils portent partout le même costume et les mêmes habitudes ; leurs goûts ne changent jamais. Ils n’aiment que ce qui est chinois ; ils n’ont que du mépris pour tout le reste : ainsi ils demeurent Chinois dans leurs habits Chinois, dans leur langage, Chinois dans leurs habitations, Chinois dans le boire et dans le manger. Ce peuple, si original dans tout ce qui le concerne, forme encore un étrange contraste avec les autres nations de l’Orient par son industrie, son entente admirable dans le grand et le petit commerce, son amour du jeu et les peines qu’il se donne pour réussir dans ses vues. Grâce à ses soins opiniâtres, les pays les plus sauvages prennent un air de prospérité. C’est lui qui a défriché Pinang, qui a fait sortir de son sol une foule de productions qui ont fait et font encore la richesse et la beauté de l’île. On le trouve partout, sur la montagne comme dans la plaine ; il a abattu d’immenses espaces de forêts, et à la place de ces arbres séculaires il a élevé le muscadier, le giroflier, le garoubier, le caféier, le cocotier, le bananier, etc. ; il multiplie les plantations de bétel et d’indigo. Il s’agit de devenir riche en peu de temps : voilà son but.

Les Chinois commerçants ne sont pas moins habiles que les cultivateurs ; ils trafiquent avec les Européens, et ne leur sont point inférieurs dans l’art de faire fortune ; et c’est à leur industrie persévérante qu’ils doivent de réussir partout. Outre les Chinois, il y a à Pinang un bon nombre de Malabares : ce sont eux qui font le service des banques ; ils sont changeurs, usuriers, ruinent leurs débiteurs et s’en retournent dans leur pays avec de gros trésors. On trouve aussi parmi eux des ferblantiers, des joailliers, des grimpeurs : la fonction de ces derniers est de monter sur les cocotiers pour en faire tomber les fruits ; ils ont le monopole de la cuisine chez nos Anglais. C’est encore à eux qu’est réservée la garde des bestiaux. Vous ne sauriez croire quelle affection ils ont surtout pour la race bovine : grâce à eux, nous pouvons avoir du lait et même du beurre, qui coûte un peu cher à la vérité, 40 sous la livre, et encore ils y mêlent de la farine. Les Malabares excellent surtout dans le bavardage. Ils pourraient en revendre aux dames de la halle et aux poissonnières de France. C’est un peuple d’enfants querelleurs, mais pas vindicatifs. Il en est tout autrement des Malais : ils causent peu ; mais, si vous les offensez, ils ne l’oublient pas, et leur impitoyable kris (poignard) vient bientôt vous frapper au cœur. Ils portent la férocité sur le visage. C’est à peine si le contact continuel avec les étrangers peut en adoucir les traits. Avec cela, ils sont fainéants, sans souci du lendemain : plusieurs même ne vivent que de meurtres et de rapines. Leur occupation la plus ordinaire est de faire des rizières et de planter des cocotiers et autres arbres fruitiers. Ils sont mahométans, mais leur ignorance de la loi du Coran est extrême… Dernièrement je m’adressai à un homme de cette nation pour le prier de me transcrire en caractères malais la bulle de l’Immaculée Conception que j’avais été chargé de traduire en cette langue pour l’envoyer au Souverain-Pontife. Après avoir admiré les louanges données à la sainte Vierge, il me dit : « Mais, Père, nous croyons tout cela aussi, nous autres musulmans. Marie est la femme par excellence : c’est la Vierge sans tache ; on ne peut mêler son nom avec l’idée de péché. » Puis, un moment après, il reprit : « Est-ce que les protestants ne nient pas que Marie soit toujours demeurée Vierge ? — Hélas ! oui, répondis-je. — Eh bien ! reprit-il, notre religion est plus pure que la leur. » Malgré ces belles paroles, il est bien rare de voir ces gens se convertir, soit difficulté de rompre leurs habitudes, soit crainte de ne pouvoir échapper à la fureur de leurs parents.

Parmi les choses remarquables de l’île, il faut citer le collège, qui est l’honneur et le soutien de nos missions. Situé à quelques pas de ma maison, il a été établi pour l’instruction du clergé indigène : on y enseigne tout, depuis l’alphabet jusqu’à la théologie ; il est dirigé par sept prêtres et compte cent trente élèves de tous les pays de l’extrême Orient. Il s’y trouve en effet des Coréens, des Chinois, des Tonquinois, des Cochinchinois, des Cambogiens, des Siamois, des Birmans, etc. ; ces jeunes gens se préparent au sacerdoce. C’est de là que sortent la plupart de ces prêtres indigènes qui, après avoir fini leurs cours de théologie, sont envoyés à leurs vicaires apostoliques respectifs. Que de martyrs sont déjà sortis de cet établissement ! La dernière persécution de Cochinchine nous l’a rendu encore beaucoup plus précieux ; sans lui, où serait l’espérance pour cette mission désolée ? Heureusement mous avons là une bonne ressource : à tout moment nous pouvons envoyer du renfort. Ce collège a été fondé en 1808 et s’est toujours soutenu depuis ; il a déjà fourni aux missionnaires des centaines de prêtres.

Parlons maintenant de l’état de la religion dans cette île. On peut dire que ce sont les Anglais qui l’ont ouverte aux chrétiens : il y en avait une petite colonie dans le royaume de Quédah, et le gouverneur de l’île fut très heureux de les avoir pour commencer son établissement. Ils vinrent donc s’y fixer sous la conduite d’un missionnaire. Le chef anglais leur donna des terres et renta même une école catholique, d’où il prit ensuite tous ses employés ; et même jusqu’à présent on a continué de payer à cette école cent roupies par mois (cette monnaie vaut un peu plus de deux francs). Les chrétiens qui venaient de Quédah étaient tous des métis, descendants de Portugais, de Français, d’Espagnols, etc. ; leur langage était le siamois ; mais peu à peu ils l’abandonnèrent pour le malais et l’anglais. L’île de Pinang est le siège du Vicaire apostolique, et se trouve divisée en trois paroisses : celle de la ville, celle de Pulo-Diken et celle de Batra-Kavare, qui n’est pas dans l’île, mais sur le continent, tout près de Pulo-Pinang. La paroisse de la ville compte environ huit cents individus, presque tous métis : on y remarque seulement quelques Anglais, Irlandais et Chinois ; ils ont une belle église, nouvellement achevée, une école, tenue par les Frères de la Doctrine chrétienne, et une autre, par des Sœurs du Saint-Enfant-Jésus : ces Dames ont aussi un orphelinat de 80 enfants, ce qui, avec ceux des classes, leur donne 150 élèves. Les Frères en ont environ 120. Ces écoles font beaucoup de bien et donnent du relief à la mission. Les Anglais ont aussi une école de garçons, fréquentée par plus de 250 enfants, presque tous païens : cette école se nomme libre ; on n’y enseigne que l’anglais ; la religion n’y figure en rien, si ce n’est pour les enfants qui se trouvent à l’orphelinat protestant. Ici comme ailleurs, le protestantisme affiche la division qui le caractérise : dans cette petite île, il n’ya pas moins de trois sectes, l’épiscopalienne, la presbytérienne eL l’anabaptiste, mais elles sont assez bien ensemble, et les Anglais fréquentent indifféremment les trois églises, selon que les ministres leur plaisent. Nous n’avons pas beaucoup à souffrir de la part de ces ministres ; ils ne s’occupent guère que de leurs compatriotes ; l’anabaptiste est le plus entreprenant : il a maître d’école et catéchiste : il pénètre dans les familles et y débite force calomnies contre nous ; mais c’est avec peu de succès. On n’aime point ici les prédicateurs avec femmes et enfants…

Notre paroisse de la ville, que je connais, parce que j’y ai travaillé trois ans, est généralement bonne, eu égard à ce pays où le mélange des païens de toute espèce exerce toujours une influence défavorable : l’église est assez fréquentée, et le devoir pascal s’y remplit convenablement ; elle est maintenant desservie par un prêtre de Lyon, nommé M. Monissol. Celle où je suis actuellement s’appelle Pulo-Diken ; le nombre des chrétiens y est de neuf cents, dont la moitié métis et la moitié Chinois. J’ai à desservir deux chapelles ; à une grande distance l’une de l’autre, et plus de la moitié de la route est dans les montagnes ; ainsi, je suis missionnaire montagnard, et j’ai beaucoup de fatigues : un prêtre chinois les partage avec moi. C’est à Pulo-Diken qu’est le centre de ma chrétienté. Ma succursale s’appelle Balek-Pulau, c’est-à-dire Outre-Mont : il ne s’y trouve que des Chinois, au nombre seulement de deux cent douze ; mais de nouvelles familles commencent à s’y établir, et, dans peu d’années, le nombre aura beaucoup augmenté. Le dernier baptême qui s’y est fait a été administré par Mgr Pellerin, dont je vous parlerai bientôt. Tous les Chinois de cette chrétienté sont cultivateurs ; et quoique très éloignés de l’église, pour la plupart, ils sont assez fidèles à se rendre à l’office divin. Mes chrétiens sont éparpillés dans l’île, et quelquefois dans des lieux presque inaccessibles ; mais ces courses que je suis obligé de faire soutiennent ma santé.

À Balek-Pulau, je viens d’établir une école de filles. Je fais venir les garçons au pensionnat chinois que j’ai fondé à Pulo-Diken. Dans ce dernier lieu, j’ai trois écoles : une pour les petits garçons descendants des Européens ; elle compte 36 élèves ; une école malaise pour les petites filles, 50 élèves ; enfin une école chinoise pour les garçons. Tous ces établissements entraînent de grandes dépenses. Je suis même obligé de nourrir beaucoup de ces enfants, que les parents n’ont pas le moyen d’entretenir. D’un autre côté, mon maître d’école anglaise me coûte quinze piastres par mois. C’est plus que je reçois de la Propagation de la Foi. Ajoutez à cela les dépenses pour presbytères, catéchuménat, maisons d’école, maisons de retraite pour les vieux Chinois ; c’est un état de choses qui réduit bien vite un missionnaire à la pauvreté. Son zèle ici ne peut guère s’exercer qu’à l’égard des Chinois. Chez eux seulement ils trouvent quelque espoir de conversion. Ce sont eux qui donnent un peu de vie aux missions de la Malaisie. Leur esprit curieux et avide d’instruction s’attache aux vérités de la foi. Ils montrent du goût pour la prière vocale ; il faut avouer qu’ils ont une manière de prier vraiment entrainante. C’est un chant harmonieux. Voilà pourquoi j’exerce beaucoup mes petits Chinois à la mesure et à l’harmonie ; et lorsque dans l’église ils exécutent bien leurs parties, je ne me lasse pas de les entendre.

Les Chinois prient longtemps et toujours à genoux. Le dimanche, ils répètent trois fois cet exercice à l’église, et ont du goût pour la fréquentation des sacrements. Mais ici deux choses nuisent beaucoup aux succès de la mission : c’est l’état changeant et passager de la population, et la multiplicité des langues. Il faut qu’un missionnaire en sache plusieurs ; il doit apprendre le malais, l’anglais, deux dialectes chinois, le malabare, etc. Ainsi, avant qu’il soit à même de faire quelque chose, il est obligé de passer trois ou quatre ans, souvent cinq ou six, à les étudier ; et ce n’est pas une petite peine.

Je vous ai promis quelques mots sur monseigneur Pellerin. Ce prélat nous honora d’une visite à la fin de l’année dernière. Il passa deux mois à Pulo-Pinang ; puis, retourna à Singapour, pour être plus à portée de sa mission, afin de saisir la première occasion favorable d’y rentrer. Il n’était pas bien quand il arriva, mais l’air de Pinang le remit. Lorsqu’il fut de retour à Singapour, son indisposition revint. Les sollicitudes et les chagrins que lui causait sa mission désolée, ne contribuèrent pas peu à augmenter le mal. Il passa près de quatre mois dans cet état. Le médecin lui conseilla le changement d’air. Il revint à Pinang, mais il était tout changé. Sa barbe était toute blanche, son teint blême et ses lèvres décolorées. Il portait l’empreinte de la mort. « Je viens, nous dit-il en arrivant, vous apporter mes os. Je viens mourir au milieu de vous. » On lui fit prendre l’air frais de la montagne, mais il ne lui fit aucun bien. Quelques jours avant sa mort, je lui dis que j’allais vous écrire : « Oh ! me répondit-il, faites-lui bien mes amitiés. Je connais beaucoup M. Limon. »

Pendant tout le temps de sa maladie, quelle force d’âme il montra ! Il ne proféra pas une plainte ; il était tout confus des attentions que nous avions pour lui. Enfin, le 13 septembre, à six heures du soir, il expira entre nos bras.

» Le lendemain eurent lieu les cérémonies de la sépulture, et il fut inhumé dans la chapelle du collége général de nos missions. C’est lui qui en avait béni la première pierre neuf ans auparavant. »


FIN.


LIMOGES et ISLE. — Imprimeries de Louis et Eugène Ardant frères.
  1. Un savant missionnaire qui habite le Japon depuis plusieurs années, M. l’abbé Mermet, a adressé à une feuille religieuse des lettres dont nous extrairons quelques passages qui compléteront les réflexions de l’auteur de ce livre.
    (Note des Éditeurs.)
  2. Deux-Sabres, c’est le nom d’une milice japonaise.
  3. Conseil suprême de l’administration, composé de cinq membres, dont deux sont spécialement chargés des affaires étrangères.
  4. Ce mot signifie : le noble et grand vieillard.
  5. L’ambassade japonaise que nous avons vue à Paris dernièrement.
  6. Nous n’avons pas reçu cette lettre. (Note du journaliste.)