Les sangsues/16

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XVI

DANS LEQUEL MATHENOT EST AIDÉ PAR SA CHANCE,
LE HASARD OU LA PROVIDENCE,
SELON LA CONVICTION DU LECTEUR


Mathenot, plongé dans ses réflexions comme un sanglier dans sa bauge, ne pouvait détacher de son esprit le portefeuille de M. Augulanty. Il y pensait tout le jour, il le voyait dans ses rêves, et il en sortait des papiers multicolores qui proclamaient tous la honte d’Augulanty, les crimes d’Augulanty, la défaite d’Augulanty. Ces images hantaient la pensée du prêtre ; elles déterminaient sa volonté et ses désirs. Le même raisonnement, à leur suite, troublait Mathenot :

— Je me trouve en face de deux faits simples et en apparence sans rapport : l’intimité d’Augulanty et de Mme Pioutte et l’importance du portefeuille d’Augulanty. Or, l’intimité de ces deux personnages est quelque chose d’absurde, en dehors de toute donnée logique. Il faut pour l’expliquer un motif spécial et incompréhensible. Pourquoi ce motif ne serait-il pas enfermé dans le portefeuille d’Augulanty ? Étant en meublé, Augulanty, pour plus de sûreté, porte ses papiers sûrement sur lui, mais depuis qu’il a failli les perdre, il doit les laisser chez lui, persuadé que nul n’ira les y chercher…

De là à former le plan d’y aller soi-même, il n’y avait qu’un pas. Mathenot se proposa de faire chez Augulanty une petite perquisition. S’il ne trouvait rien, tant pis, il en serait pour sa peine, et voilà tout. Afin d’atténuer vis-à-vis de sa conscience ce qu’une telle action avait de répréhensible, Mathenot se rappelait que la grandeur du but en excusait les moyens, qu’il servait la cause de Dieu et qu’il s’agissait d’arracher un pensionnat religieux aux mains d’un libertin, d’un hypocrite et d’un athée.

Ayant appris par hasard, un jeudi, que M. Augulanty passait la journée à Aix, l’abbé Mathenot partit pour les Chartreux.

Au numéro 5 du boulevard Meyer, Mathenot trouvait la pension d’Augulanty, une maison de deux étages et de trois fenêtres de façade, avec un bar à la porte. Deux femmes causaient au seuil, une vieille, en cheveux gris, et une jeune commère, qui allaitait un enfant, sans crainte de montrer dans leur nudité les doubles fruits de sa gorge puissante que le bébé semblait vouloir déshabiller tout entière, tant il écartait la laine du corsage de ses mains mignonnes et crispées.

L’abbé Mathenot baissa les yeux, avec une modestie indignée de tant d’impudeur, et demanda M. Augulanty. La vieille lui répondit qu’il était absent.

— Viendra-t-il bientôt ?

— Je ne pourrai pas dire à monsieur. Il ne m’a rien dit en partant.

Mathenot parut très ennuyé. Il déclara qu’il tenait à le voir et qu’il avait à lui parler. « Comment faire ? répétait-il, d’un air sombre. Ne pourrais-je pas l’attendre un moment chez lui ? » Augulanty laissait toujours sa clef à la logeuse, pour lui permettre de nettoyer sa chambre. Elle ne vit pas de difficultés à la confier à ce prêtre, qui se disait envoyé par l’abbé Barbaroux, le directeur de l’école où M. Augulanty était économe.

La logeuse monta avec l’abbé, ouvrit la porte et laissa le prêtre seul dans la chambre, qui était étroite et longue, très basse de plafond et tapissée d’un papier jadis bleu et devenu d’un gris jaunâtre. Il y avait au fond une alcôve avec un lit, le long des murs, une commode à dessus de marbre, une armoire à glace dont le miroir était assez bizarrement brisé, un divan qui laissait des tire-bouchons de crin pendre par ses déchirures, deux fauteuils, et, au milieu, une table et plusieurs chaises. Mathenot remarqua que M. Augulanty avait peu d’ordre. Ses vêtements gisaient sur le divan, un faux col sale traînait sur la cheminée, les souliers se trouvaient à une lieue l’un de l’autre. Ces détails eurent une très grande importance pour Mathenot. Il y discerna la preuve que M. Augulanty, négligent comme il paraissait l’être, n’avait pas dû cacher son portefeuille avec beaucoup de soin.

Après s’être assuré que la porte était bien fermée, il ouvrit le premier tiroir de la commode. Il contenait des piles de lettres mal rangées, des factures, des photographies, quelques livres, des revues, des papiers en désordre et des cartes postales représentant des actrices si décolletées que l’abbé en rougit violemment et sentit augmenter encore son aversion pour l’imposteur. Il se proposa d’examiner plus longuement ces paperasses, s’il ne trouvait rien ailleurs.

Il vit dans le second tiroir des chaussettes, des mouchoirs, des caleçons, des flanelles, mais, dans le troisième, il n’eut qu’à soulever les chemises empesées pour découvrir, au-dessous, l’objet de ses rêves, ce fameux portefeuille, qui était rouge, usé, flétri et fatigué par un usage quotidien.

Il contenait deux notes acquittées, une photographie de jeune femme qu’il ne connaissait pas et qu’il supposa être Émilie Sayaudet, un instantané d’amateur où figuraient Virginie Pioutte, entre Caillandre, sa femme et Mme Hampy. Un ruban rose et une jarretière mauve s’échappèrent d’un compartiment fermé, avec une lettre pliée en quatre, jaunie et salie aux angles. Mathenot l’ouvrit et la parcourut. Il poussa une légère exclamation de joie, et un frémissement le parcourut. Pas plus qu’Augulanty, quand celui-ci avait appris la disparition des quinze mille francs, Mathenot ne s’était trompé dans ses prévisions, et la lettre, que l’économe avait considérée comme la bouée de sauvetage, allait contribuer à le perdre. Voici ce que lut l’abbé Mathenot, debout, auprès de la fenêtre, et tremblant au moindre bruit d’entendre le pas d’Augulanty ou la logeuse frapper à la porte :


« Mon cher ami,

« Je n’ai pas répondu de suite à ton épistole. Il me fallait du temps pour récolter les documents que tu m’as demandés. Le pari mutuel ne s’est pas fait en un jour ! Et comme étant de mon métier peintre paysagiste, je n’ai pas le moindre tempérament de policier, ça n’a pas marché tout seul… Ah ! fichtre, non ! Enfin, mon vieux Pawn, on ne peut rien te refuser ! J’ai convoqué le ban et l’arrière-ban d’amis que j’ai chez les peintres, — un véritable banc-d’œuvres ! Tu sais, au surplus, que Pioutte est encore à l’École des Beaux-Arts, et que j’ai quitté, moi, la turne de la rue Bonaparte, pour voler de mon propre zèle ! J’en avais soupé de l’enseignement des bonzes de la boutique ! Assez d’académies, de nu et de pompiers ! J’ai gagné la Touraine, et là, j’ai fait quelques études fort bien, je suis allé au bord de l’Indre, et j’y ai pignoché de jolies choses, — des Corots d’eau douce ! Mais revenons à nos moutons, c’est-à-dire à nos tondus, puisque c’est Pioutte qui est le raseur. J’ai peu fréquenté cet individu-là à la boîte ; c’est un bon garçon, mais noceur, paresseux, bavard, prétentieux, poseur, à lui tout seul, comme trois Carolus Duran, et, d’ailleurs, sans un iota de talent. Quoique je me sois aussitôt mis à sa recherche, je ne serais arrivé à rien, si je n’avais eu la veine de mettre la main sur une ancienne à moi, une bonne fille, qui a posé autant d’Andromède, de Jeanne d’Arc, de Vénus et de Mme de Pompadour qu’un siècle de rapins peut en fournir. Elle est délurée, débrouillarde et pas rosse, Je l’ai chargée de me dénicher mon Pioutte. Ah ! ça n’a pas traîné ! Il se trouve qu’elle est l’amie intime de la maîtresse de Pioutte… »

L’abbé sursauta, puis reprit sa lecture :

« Cette fille est également un modèle, elle se nomme Clémentine Jouve, elle a eu comme amants tous les rapins de l’école, elle est fort bien faite, et ses cuisses sont célèbres… »

Le prêtre froissa la lettre avec colère :

« Cette Clémentine, quoique la maîtresse de Pioutte, depuis un an à peu près, continuait à poser pour le nu, le torse… et le reste. Elle y touchait de petits bénéfices qui rentraient dans la caisse commune. Pioutte et elle vivaient avec trois cents francs par mois sur deux cents que touchait Pioutte. Ça a fait à ton ami une jolie réputation, comme tu peux le supposer, jusqu’au moment où il s’est redoré grâce aux carottes qu’il a tirées chez lui. Clémentine, pour se faire épouser, a pris le soin d’être enceinte. Je te donne tous ces détails, mon vieux Commanche, parce que je ne te suppose pas très au courant de tous ces mics-macs-là, où il y a plus de macs que de mies. (Ce jeu de mots est très mauvais, et un peu trop fort pour l’économe d’une boîte à bachot de curés.) » Mathenot bondit d’indignation.

« Donc, ma Pierrette Sigaud, mon agent d’informations, a appris de son amie que Pioutte avait reçu de sa mère au moins quinze mille balles que la vieille s’est procurées, je ne sais comment. Il a vaguement parlé de se marier, mais ça traîne, et Pierrette croit que ça ne se fera jamais. En tout cas, depuis six mois, Pioutte mène la vie à grandes rides et fait danser les picaillons de la maman. D’abord déménagement et installation d’un atelier chic, avec tapisseries, bibelots, divans, le diable et son train de marchandises. Il y a eu pendaison de crémaillère. Pierrette y était avec des rapins de l’école, Courtial, Callonges, Queiretty, Aigrefeuille, et même Vilaldac, qui n’aime pourtant guère ces petites fêtes-là. Mon Pioutte a bien boulotté six mille francs en trois mois, et depuis, il est allé passer l’été quelque part dans un trou marin où il achèvera de manger la forte galette et où son histoire se finira en queue de poisson. Voilà, mon vieil Apache, les renseignements que j’ai extraits sans douleur de la demoiselle Sigaud. Je t’en garantis l’authenticité. Tu peux donc danser de joie, puisque j’ai vaguement compris, à travers les périodes emballées de ta missive, que ces dépenses de Pioutte étaient pour toi une chance de succès. Je ne comprends pas trop comment, par exemple… Si tu as un moment de reste, vieil Iroquois, raconte-moi comment il suffit que tu saches cela pour faire trembler quelqu’un par la révélation d’un vol. Serait-ce le jeune Pioutte qui aurait chipé ça à sa famille ? Cette histoire-là me paraît éminemment curieuse. Je fais donc des vœux pour ta réussite, et je t’envoie les amitiés de ton reconnaissant.

« Jean Badiez. »

En lisant cette lettre, M. Augulanty avait regretté de s’être abandonné à mettre dans la sienne des détails aussi précis et propres à instruire son correspondant de ses hypothèses audacieuses. Il avait pensé à détruire ce papier, puis réfléchi qu’il lui fallait une preuve dans le cas où il rencontrerait chez l’abbé Barbaroux ou chez Mme Pioutte une incrédulité trop complète. Au surplus comment imaginer qu’on vienne un jour la lire chez lui ?

Mathenot plia la missive, la replaça dans le portefeuille, enfonça le tout sous les chemises, à la même place, ferma le tiroir et descendit.

En bas, il dit à la logeuse :

M. Augulanty tarde bien à venir. Je n’ai pas le temps de l’attendre plus longtemps.

Il s’en alla.

— Je ne m’étais pas trompé, songeait-il, en marchant. La personne que fait trembler Augulanty est Mme Pioutte. Il la tient avec cette lettre. C’est donc elle qui a volé quinze mille francs. Mais où ? Comment ? C’est insensé ! Il n’y a donc partout que des hypocrites et des trompeurs ? Pauvre abbé ! Il faut qu’il sache tout. Mais que puis-je lui dire ? Je ne sais pas où Mme Pioutte a pris cet argent… Et même est-il bien sûr que ce soit elle ? Ce Badiez n’en parle pas nettement. Pourtant, l’attitude de Mme Pioutte avec Augulanty ? Mais si c’est Pioutte qui a volé, l’attitude s’explique aussi bien et… Mais c’est Mme Pioutte qui a envoyé l’argent à son fils ! Je m’y perds. Voyons, un peu de clarté ! Un vol a été commis, c’est Charles qui a profité de l’argent, c’est donc Mme Pioutte qui le lui a procuré. Mais où ? Comment ? Qui a été volé ? Quel imbroglio ! Je n’en sais pas plus qu’avant !

L’abbé Mathenot fouillait sa cervelle comme un terrain aurifère ; il n’y voyait rien qui pût l’éclairer. Soudain, comme il se trouvait au coin de la rue Saint-Savournin, il se rappela un des nombreux propos de M. Bermès. Le vieux professeur ne lui avait-il pas dit que l’abbé Barbaroux avait donné une dot de vingt mille francs à Cécile ? Ces mots traversèrent avec une brusque lumière l’intelligence de Mathenot. Deux idées jusqu’ici disjointes se réunirent et se touchèrent : celle de la dot et celle du vol.

Mathenot réfléchit plus intensément. Tout coïncidait. Il crut avoir enfin trouvé la vérité, ce secret honteux qui empoisonnait l’air de l’école Saint-Louis-de-Gonzague. En deux minutes, son plan fut fait. Il redescendit en ville et alla trouver M. Caillandre, au Crédit Parisien. Là, il tâcha de dresser à quelque amabilité sa rudesse native, d’assouplir son allure et d’adoucir sa voix. Ce paysan du Danube voulut paraître un abbé de la Seine. Il demanda fort maladroitement quelques conseils à M. Caillandre touchant le cours de certaines actions qu’il avait un jour entendu citer par l’abbé Barbaroux à Augulanty, comme lui appartenant. Il se donna comme envoyé par l’oncle de Caillandre lui-même pour lui demander quelques conseils. Ses mensonges, qu’il faisait avec répugnance, naissaient bien mal conformés. Les prêtres sont aussi inhabiles à mentir franchement qu’adroits à dissimuler la vérité. Louis Caillandre s’étant montré fort affable, Mathenot arriva enfin au but réel de son étrange visite. Il demanda au caissier de lui communiquer la liste des actions qui constituaient la dot de sa femme, toujours au nom de l’abbé Barbaroux, qui, disait Mathenot, se plaisait à observer les fluctuations de la Bourse et tenait à voir si sa nièce gagnait de l’argent. Tous ces détails, d’une absurdité si monstrueuse pour qui connaissait Barbaroux, eussent éclairé un observateur et lui eussent donné quelque méfiance. Mais Caillandre, n’ayant aucun sens du caractère des gens, s’en fiait simplement à ce qu’on disait. Mathenot jouait gros jeu en se compromettant une fois de plus dans la journée avec une hardiesse si maladroite. Il comptait que Dieu l’aiderait, et, au surplus, il jouait son sort à pile ou face, avec la témérité d’un maniaque qui se dit : « Si je perds tout, tant pis ! »

De fait, l’incapacité de Caillandre l’aida, il eut sa liste et put s’assurer que la dot de Cécile n’était que de cinq mille francs.

Dehors, il respira. Il se sentait heureux et dispos. Maintenant, il tenait la victoire. Les suppôts de Satan laisseraient enfin l’école Saint-Louis-de-Gonzague ; non seulement, Augulanty disparaîtrait, mais encore ce serait la ruine des Pioutte. Plus rien n’offenserait Dieu en ce lieu que sanctifiait l’abbé Barbaroux.

Le lendemain, Augulanty lui demanda s’il n’était pas venu boulevard Meyer, et s’il n’était pas resté une heure chez lui. Mathenot répondit que non.

— Qui donc ça peut-il bien être ? murmura Augulanty, au portrait que m’a fait ma logeuse, j’ai bien cru que c’était vous.

Mathenot fit un nouveau mensonge, et, le soir même, alla se confesser de tant d’iniquités dont il n’avait pourtant assumé la responsabilité que dans un bon but. Le dimanche, il dit une messe d’action de grâces pour remercier Dieu de l’avoir aidé à mener à bien son entreprise et de l’avoir choisi pour rétablir son empire, si contesté dans ce pensionnat que souillaient l’hypocrisie et le libertinage de M. Augulanty, les malhonnêtetés de Mme Pioutte, et aussi, selon lui, la simple féminité de Virginie, à qui il attribuait, dans sa mysogénie mystique, autant d’influence démoniaque qu’à l’athéisme prudemment caché de l’un et aux vilenies inconnues de l’autre.