Les sangsues/30

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Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 234-246).

XXX

L’ŒUVRE DES SANGSUES


Aux cris que poussa Délussin, Mme Pioutte, qui se tenait tapie contre la porte du salon, s’efforçant d’entendre les paroles de son frère, s’élança dans le corridor et appela : « Au secours ! » La concierge sortit de sa loge vitrée, Rosita, de la cuisine, M. Augulanty, de sa classe. À eux trois, ils transportèrent l’abbé Barbaroux dans le salon, où ils l’étendirent sur le canapé.

Mme  Pioutte s’efforçait de les aider, mais n’y parvenait guère. Elle éprouvait un assez bizarre mélange de peine à la pensée d’être pour quelque chose dans l’accident survenu à son frère, et de soulagement à songer que, s’il mourait, il la débarrasserait, du moins, d’un témoin gênant et de beaucoup de complications regrettables.

M.  Niolon était allé quérir le docteur Barnier. En l’attendant, on essayait de ranimer l’abbé Barbaroux ; les uns lui glissaient de l’eau de mélisse dans la bouche, les autres lui bassinaient les tempes. Le prêtre avait les yeux ouverts, vitreux, effrayants, comme vidés de toute expression humaine, figés dans une stupeur ahurie ; par moment, il faisait un pénible effort pour parler, mais sa bouche, tordue et affaissée du côté gauche, se refusait à laisser passer le moindre son.

Le docteur Barnier arriva, frétillant, heureux de vivre, sanglé dans un délicieux complet gris. Il se pencha vers l’abbé, assura son lorgnon sur ses yeux clairs et prescrivit des remèdes violents.

Mme  Pioutte raccompagna le médecin à la porte pour le consulter :

M.  Barbaroux vient d’avoir une bonne attaque, madame, dit-il, d’une voix où semblait se lire une profonde satisfaction. Une bonne attaque hémiplégique…

— Est-ce étrange, cela, monsieur ! Mon frère n’était ni gros, ni rouge, on n’aurait jamais pu croire, maigre et nerveux comme il était…

— Bah ! madame, cela n’est pas une raison, s’écria joyeusement le docteur. Une rupture de vaisseau dans la tête, qui peut prévoir cela ? Et ça suffit bien, conclut-il, en riant.

Et il se frotta énergiquement les mains, avec son mouchoir de batiste, comme pour souligner qu’il n’était aucunement responsable des écarts de conduite de ces vaisseaux, que cela se faisait bien sans lui et qu’il se lavait les mains des conséquences de ces accidents.

— Mon frère est-il en danger ? demanda Gaudentie, sur un ton larmoyant.

— Hum, madame… Il a échappé à la première attaque, c’est certain. Mais il peut en survenir une seconde, d’ici à deux à trois jours, et alors, je ne réponds plus de rien…

— S’il guérit ? murmura Mme Pioutte, à travers ses larmes, sera-t-il encore aussi ingambe qu’auparavant ?

— N’y comptez pas, n’y comptez pas ! s’écria le docteur, comme si cette déclaration le comblait d’aise. M. l’abbé aura certainement le côté gauche paralysé…

— Quel affreux malheur, mon Dieu !

Et Mme  Pioutte se mit à pousser des plaintes, qui ressemblaient à des gloussements.

Il fallut alors transporter l’abbé au premier étage. Ce fut difficile. Augulanty le tenait par les épaules, Mathenot, par les pieds, Serpieri lui soutenait les reins. Le cortège monta lentement l’escalier. Et les élèves, mal contenus par Niolon et par Peloutier, débordant sur les paliers, pesant sur les portes, montrant des têtes curieuses et amusées, regardaient défiler ce convoi lugubre, en songeant que cela leur procurerait, sans doute, quelques jours de congé.

On ne pouvait songer à mettre l’abbé Barbaroux dans son lit, puisqu’il couchait dans le dortoir des pensionnaires. On le porta dans la chambre jadis occupée par Cécile, et que Mme Pioutte s’était réservée pour la donner à Charles, quand il viendrait à Marseille. Mme Caillandre ayant enlevé ses meubles, il n’y demeurait qu’un modeste lit de jeune fille, une chaise sans dossier et une table de nuit boiteuse. Sur le papier des murs devenu d’un gris sale, les places, naguère occupées par des tableaux ou des éventails japonais, formaient des taches d’un vert clair, où subsistait le ton primitif de la tapisserie.

Quand le prêtre fut couché, l’abbé Mathenot, Mme Pioutte et la concierge subvinrent aux premiers soins compliqués et pénibles et dont l’effet parut améliorer l’état de Théodore Barbaroux et lui dégager un peu la tête. Il essaya même de parler, mais les syllabes qu’il assembla avec difficulté ne présentaient aucun sens.

Mme  Caillandre, prévenue, accourut une minute, vers midi. Elle ne s’attarda pas, murmura de vagues mots de condoléances et demanda à ne point voir l’abbé. Il lui venait une étrange peur que, s’il la reconnaissait, son oncle lui réclamât son argent et ne lui rappelât le vol. Et, dans le secret de son cœur, elle souhaitait la mort de l’abbé, qui la soulagerait d’une angoisse et la débarrasserait du souci de payer sa dette… Elle s’en fut au plus vite, laissant dans le corridor un exquis parfum de lilas blanc, qui fit cracher Mathenot, sur le carrelage, de dégoût.

Cependant, à deux heures, Augulanty réunit les professeurs, dans la classe du rez-de-chaussée. Déjà, il avait fait son plan, et il espérait retirer son profit, lui aussi, de la débâcle actuelle. Il déclara à ses chers confrères qu’à son avis le pensionnat devait continuer comme si l’abbé Barbaroux était toujours à sa tête. « Rien n’indique que notre excellent directeur ne se relèvera pas rapidement, dit-il. Il faut que l’abbé Barbaroux, en retrouvant la santé, revoie son œuvre tel qu’il l’a laissée. »

Augulanty, supposant que l’abbé n’échapperait pas à la mort, souhaitait se glisser à sa place, à la tête de l’école. Ses grandes ambitions mortes, il croyait garder les élèves, à défaut de Virginie et du local. Il posséderait ainsi un établissement de second ordre, très épuré, et ne retomberait pas dans la misère.

Mais il comptait sans son hôte. L’abbé Mathenot répondit à son rival que, selon lui, il était indispensable de licencier le pensionnat. Il n’était pas convenable que les cours continuassent, quand l’homme qui les avait créés agonisait.

— Ce n’est pas mon avis, répondit Augulanty, avec un sourire contraint et faux, mais comme je représente ici l’abbé Barbaroux…

Mathenot, furibond, se leva :

— Vous n’avez pas le droit de représenter l’abbé Barbaroux.

— Pardon, mon cher confrère, mais vous oubliez que, par ordre hiérarchique, je viens immédiatement après notre directeur et qu’au surplus j’avais toute la confiance de…

— Ce n’est pas vrai, cria Mathenot, exaspéré, l’abbé Barbaroux savait parfaitement depuis quelques jours à quoi s’en tenir sur votre compte… Je vous refuse, moi, le droit de le représenter, vous qui avez contribué à faire de cette sainte maison le cloaque d’immondices et d’ignominies, la Babylone qu’elle est devenue… Si l’abbé meurt, vous aurez votre part de responsabilité dans cette mort, ne l’oubliez pas…

Augulanty, les yeux plissés dans sa figure verdie et papelarde, agitait ses mains molles devant lui :

— Messieurs, je vous prends à témoin… Monsieur Mathenot, expliquez-vous. Je ne saurais supporter plus longtemps…

L’abbé Mathenot continuait :

— Je maintiens tout ce que j’ai dit, je vous en donnerai la preuve quand vous voudrez…

Il s’était approché de son adversaire, et tous deux, ils se regardaient de très près, avec des yeux flamboyants de haine.

— Taisez-vous, messieurs, fit M. Bermès, songez que l’abbé Barbaroux est peut-être mourant à cette heure, il est indigne de continuer ainsi, permettez-moi de vous le dire…

— C’est ignoble, ignoble, criait Serpieri, en frappant son pupitre avec le poing, sans que l’on puisse comprendre à qui et à quoi s’appliquait cette épithète.

L’intervention de Bermès rétablit le calme. Les deux adversaires se turent, Mathenot, par respect pour son maître, Augulanty, parce qu’il était terrifié des sous-entendus de l’abbé. Il fut convenu, d’après l’opinion de M. Bermès, que l’on ferait encore les classes de l’après-midi et que l’on aviserait, le lendemain, aux dispositions à prendre.

Mais, en sortant de la salle, l’abbé Mathenot rencontra Mme Pioutte au seuil de l’escalier et l’apostropha vivement :

— Avez-vous songé, madame, qu’il faut envoyer chercher le directeur de M. Barbaroux ?

— J’y ai pensé, monsieur, mais je me suis bien gardée de le faire, car il faut éviter à mon frère toute émotion, et une nouvelle attaque l’emporterait.

— Votre frère n’aurait eu aucune émotion, il est trop chrétien pour…

— Quelque chrétien que l’on soit, on n’est jamais bien aise de mourir.

Ils se disputaient près de la porte, avec des regards méchants. Mathenot, dans l’emportement d’une nouvelle colère, s’écria :

— Ce n’est pas agir en bonne chrétienne…

— Mais c’est agir en bonne sœur… D’ailleurs, ajouta Mme Pioutte, mon frère n’a aucune connaissance, il ne peut pas parler, comment se confesserait-il ? S’il allait plus mal, vous seriez toujours là pour lui donner l’absolution.

Mathenot se rendit à ces raisons et alla retrouver ses élèves, qui avaient organisé une partie de barres dans leur classe.

Vers trois heures, l’abbé Barbaroux parut revenir quelque peu à lui. Il tordit sa bouche et agita ses lèvres d’où coulait continuellement un mince filet de salive. Rosita, qui le gardait, en lisant un journal illustré, se pencha vers lui. Il essayait d’articuler quelques mots et semblait les mâcher comme s’ils étaient en caoutchouc. La bonne put cependant distinguer quelques syllabes :

— Veu… Veu… Veu… Oudrais… conf… es… un… peu… peu… prêt…

— Un prêtre pour vous confesser ? dit la bonne.

L’abbé baissa ses paupières en signe d’acquiescement. Rosita jeta le journal sur une chaise pour aller chercher madame. Il restait ouvert à une page qui représentait une femme assise, fumant une cigarette, les seins nus, les jambes en chaussettes étalées dans un retroussement de jupons.

On courut à l’église des Réformés. Le confesseur habituel de l’abbé Barbaroux étant absent, ce fut Tacussel qui vint. Il balança ses grands bras devant Mme Pioutte, qui l’attendait à la porte, et précipita ses mots pour exprimer son saisissement et sa douleur. Il emplit l’escalier de ses jérémiades et commença même, en s’appuyant sur la rampe, l’oraison funèbre de l’abbé, comme s’il la répétait pour la réciter au cimetière.

— Mais mon frère n’est pas encore mort, s’écria Mme Pioutte avec colère.

— Ah ! pardon, madame, ce n’est pas ce que je veux dire !

Et l’abbé Tacussel s’engouffra dans la chambre du malade. Quand il en sortit, il ne manqua pas de s’écrier :

— C’est un saint, madame, un saint !

— Avez-vous pu le confesser, monsieur l’abbé ? demanda Mme Pioutte.

— Mais certainement, madame, très bien, l’abbé Barbaroux a toute sa tête.

L’abbé Tacussel était optimiste. À vrai dire, il s’était contenté de poser au vieux prêtre quelques questions auxquelles celui-ci avait répondu tant bien que mal par des hochements de tête ou des murmures confus.

— J’ai demandé à mon vieil ami s’il désirait que je lui porte les derniers sacrements. Il a accepté avec joie. Mais croyez-vous qu’il soit nécessaire de le faire ce soir ? Il me semble qu’il n’y a pas péril en la demeure…

Le docteur arriva sur ces entrefaites. On lui communiqua cette incertitude.

— Je vais voir le malade avant de me prononcer, déclara-t-il.

Il déclara, en revenant, qu’il trouvait le vieux prêtre beaucoup mieux. Il avait pu prononcer quelques mots.

— Il n’est pas nécessaire de lui porter l’extrême-onction, ce soir, acheva-t-il. Ce serait pour lui une grande fatigue, une tension d’esprit dangereuse. Laissons-le reposer. Il ira toujours jusqu’à demain.

— Il n’y a pas de crainte… d’issue fatale d’ici à demain ? interrogea Gaudentie, vous en êtes sûr, docteur ?

— Absolument, madame, fit Barnier, d’un ton peiné, en hochant tristement la tête, comme si c’était pour lui un crève-cœur véritable et une déception personnelle de voir le malade aller jusqu’au lendemain.

— À demain donc, dit l’abbé Tacussel.

Il descendit l’escalier très vite, suivi du docteur Barnier, qui s’essoufflait derrière lui pour le rattraper.

Il était quatre heures et demie. À la porte, ils trouvèrent M. Bermès, qui s’en allait, sa classe finie, l’esprit, comme à son habitude, libre, gai et dispos. Il les arrêta pour leur demander des nouvelles du directeur. Ils sortirent après avoir causé quelques minutes. M. Bermès resta dans le corridor afin d’allumer un cigare. Un coup de vent éteignit l’allumette. La porte, poussée par une main énergique, venait de s’ouvrir brusquement. Une grande fille brune, très belle, l’œil noir et provocant, entra.

— Pardon, monsieur, dit-elle, en s’arrêtant devant M. Bermès, êtes-vous de la maison ?

— Mais comment l’entendez-vous, mademoiselle ? s’écria-t-il avec la politesse galante qu’il arborait, aussitôt qu’il se trouvait devant une jolie femme. Il est certain, par exemple, que j’y viens tous les jours.

— Alors vous pourrez peut-être me renseigner, répondit-elle, avec un petit air très décidé.

— J’ai vu cette tête-là, se disait Bermès en réfléchissant, mais où ça ?

— C’est bien ici que demeure une certaine Virginie Pioutte ?

— Certainement, mademoiselle, fit Bermès, en se rapprochant.

— Est-ce vrai que Félix Augulanty vient ici continuellement ?

— Mais comment donc, ma chère enfant, il est ici à poste fixe !

En voyant pâlir l’inconnue, il se souvint aussitôt du lieu où il avait rencontré cette fine figure hardie et mutine : c’était en compagnie de l’économe, dans les bois de pins, où, le dimanche, il menait lui-même ses passions vieillies, et il se frotta les mains, tout réjoui de l’aubaine.

Émilie Sayaudet, désespérée de la confirmation que ce monsieur respectable donnait aux propos de Mme Ropion, se sentait brisée d’angoisse et de souffrance. Et elle murmurait d’une voix rauque des injures âpres, violentes et grossières à l’adresse du perfide.

— Vous avez de trop jolies lèvres pour parler ainsi, fit M. Bermès, et une figure trop charmante pour vous mettre en colère. Que vous arrive-t-il ?

— Est-ce vrai, s’écria-t-elle, que M. Augulanty va se marier avec Mlle Virginie Pioutte ?

— Hé ! mademoiselle, c’est bien possible, répliqua Bermès, qui se gardait d’apprendre à l’ouvrière le départ de Virginie.

— En avez-vous entendu parler ?

— Cela se chuchote tout au moins.

Émilie Sayaudet éclata en sanglots. Des larmes rondes et pressées descendirent de ses paupières et coulaient sur ses joues mates, tandis que, pour les essuyer, elle cherchait dans sa poche un mouchoir qu’elle n’y trouvait point.

L’aimable Bermès profita de cette circonstance pour emprisonner les bras occupés de la jeune fille, lui enlacer la taille et l’embrasser à pleine bouche, avec des lèvres goulues, qui pressaient les siennes, comme des raisins gonflés d’un sirop enivrant, et qui caressaient longuement ses yeux trempés.

Émilie, d’abord suffoquée par l’étonnement, repoussa enfin le vieillard avec tant de violence qu’il trébucha et faillit tomber.

— En voilà un de vieux saligaud ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce que c’est que cette turne-là !

À ce moment, le digne M. Augulanty, sévère, grave et compassé, sortait de sa classe avec les externes libres dont il surveillait la sortie. À travers la porte vitrée, Émilie reconnut la silhouette de son amant, au milieu des élèves qui l’entouraient. Elle courut à lui. En levant la tête, il la vit et il recula d’épouvante, comme s’il avait eu sous les yeux la tête de Méduse.

Elle arrivait comme une furie, les yeux enflammés, les cheveux en désordre, son pâle visage marqué de larmes, qui y laissaient un sillon noirâtre. Ses mains, abîmées par le travail, se crispaient comme si elles sentaient palpiter sous leurs ongles le cou chaud d’Augulanty. C’était Vénus tout entière à sa proie attachée, et la puissance de sa chair se répandait si violemment autour d’elle que les adolescents, comme M. Bermès, la regardaient avec des yeux brûlés de convoitise.

— Ah ! te voilà, s’écria-t-elle, ah ! tu crois que cela va se passer comme ça, sans chahut ? Tu t’imagines peut-être que je vais me laisser plaquer sans dire ouf ? Ah ! mais non, tu sais, on fait pas des coups pareils. Je me défendrai, ton mariage ne se fera pas. Tu as cru naïvement que tu allais pouvoir me quitter ; non, mon petit, on est ensemble, on y reste…

— Tais-toi, tais-toi, grommelait ce pauvre M. Augulanty, ivre de colère.

— Plus souvent que je me tairai !

Les externes libres resserraient leur cercle curieux autour des deux protagonistes du drame. Ils ricanaient, et, comme un public, se poussaient le coude aux bons endroits.

— Allez-vous-en, vous autres, allez-vous-en, ou vous aurez affaire à moi, leur cria Augulanty, en brandissant une main impuissante et fermée.

Mais ils ne bougeaient pas, ils opposaient à la colère de l’économe leur apathie, inébranlable comme un bloc, et leur curiosité amusée. M. Bermès, son cigare aux lèvres, les mains enfoncées dans les poches de son veston beige, souriait de plaisir à voir enfin humilier la vanité d’Augulanty. Attiré par le bruit, l’abbé Mathenot pencha par-dessus la rampe de l’escalier son visage rude et son corps anguleux ; il comprit vite d’où cela venait.

— Bonne Mme Ropion ! se dit-il. Voilà une femme de confiance ! Ah ! que cette gueuse n’est-elle venue plus tôt ! Cette fois, l’abbé Théodore n’aurait plus eu de doutes. Pauvre abbé ! La seule femme capable de le sauver est venue trop tard… Ah ! toutes ces femelles l’ont tué ! Le jour où les Pioutte sont entrées dans cette maison, il soufflait un vent de catastrophe. La sainteté attire la foudre. Où la femme paraît, le démon trouve la porte ouverte.

Mais quoi, n’avait-il pas, lui aussi, sa part de responsabilité dans la ruine de l’abbé ? Il ne s’en doutait même pas. Aveugle, sourd et stupide, pour mieux sauver l’abbé Barbaroux, il avait contribué à le tuer. À qui s’efforce de vivre avec ses semblables, ne faudrait-il point apprendre combien est inutile et dangereuse la recherche de la vérité ? Au fond, Mathenot n’était qu’un ours campagnard, et à peine léché. Qu’attendre d’un tel ami ?

La dispute devint si tumultueuse que Mme Pioutte sortit de la cuisine. Émilie Sayaudet s’élança vers elle.

— Madame, lui cria-t-elle, vous êtes de la maison, il y a ici une Virginie Pioutte, je veux la voir, où est-elle ? Je veux lui dire quel saligaud c’est que son fiancé. D’abord elle n’a pas le droit de l’épouser. C’est mon amant, il m’a promis le mariage. Dites-lui que si elle se marie avec lui, j’irai à l’église, à la mairie, partout, que je dirai partout que je suis la maîtresse de M. Augulanty, oui, sa maîtresse, sa maîtresse…

Elle criait cela d’une voix de tête, aiguë et perçante. Mme Pioutte, rouge, scandalisée, indignée, cherchait une issue où fuir. Bermès fumait nonchalamment son cigare, les enfants se tordaient de rire. Quant à Augulanty, on aurait dit un noyé.

Il prit tout à coup Émilie par le bras et l’entraîna vers la rue.

— Tu me fais mal, dit-elle.

Il la bouscula avec une telle brutalité qu’en descendant les trois marches du perron elle aurait roulé sur le trottoir, s’il ne l’avait tenue si vigoureusement.

— Lâche-moi, dit-elle, en secouant son bras pour échapper à son étau.

Mais il la serra si fort qu’elle cria, et il allait avec elle, le long de la rue, sans chapeau, blême et les traits convulsés.

— Je te tuerai, dit-il, enfin, tu m’as fait rater mon dernier espoir, je te tuerai, te tue-rai…

— Plus souvent que je te laisserai épouser cette fille ! fit Émilie, en secouant ses épaules comme si elles étaient couvertes de chenilles.

— Imbécile ! cria l’économe, Virginie Pioutte s’est fait enlever cette nuit par un agent de change. Le vieux Barbaroux est mourant et j’allais prendre la suite de sa boîte. Maintenant, après le scandale que tu viens de faire, je suis… fichu ! Tout le monde me repoussera, je ne pourrai peut-être même plus trouver de place. Il faudra que je quitte Marseille. Et tout ça à cause de toi, triple sotte !

Transporté de fureur, il lui donna des coups de pied dans les jambes. Ahurie, étourdie, écrasée par le sentiment de sa maladresse et de son erreur, elle se laissait battre en gémissant.

La rue était vide. Personne pour s’interposer. M. Augulanty frappait avec bonheur. Il dépouillait à présent le vieil homme, cet Augulanty, doux, humble, obséquieux, cauteleux, qui flattait chacun et léchait à tour de langue toutes les mains ; maintenant il mordait ; sa vraie nature, si longtemps comprimée, reprenait le dessus, et la brute reparaissait.

Comme Émilie ne se défendait pas, il la gifla de toutes ses forces, puis, la dépassant, il lui donna du poing en pleine figure si violemment que son nez fut en sang. Ce sang se mêlait à ses pleurs, descendait dans sa bouche, et elle hoquetait de douleur, avec ce goût fade entre ses lèvres meurtries. La vue de cette belle liqueur rouge acheva d’exaspérer Augulanty. Il empoigna d’une main sa maîtresse par le cou, et il abattit l’autre, en cadence, comme un marteau sur une enclume. Étouffée, elle râla. Il la laissa enfin. Elle tomba sur le pas d’une porte aveuglée, geignante, les traits tuméfiés et bleuis, les yeux noirs, la bouche suintante de salive rouge, les cheveux coulant sur les tempes et se collant contre ses larmes. Et le digne M. Augulanty, sombre, contracté, tragique, de la sueur au front, disparaissait au premier tournant.

Maintenant la nuit était venue, et elle prenait une solennité douloureuse et pitoyable en pénétrant dans la chambre de l’abbé Théodore. On eût dit qu’elle entrait sur la pointe du pied pour ne point troubler son sommeil, et, par pudeur, elle dissimulait d’un lourd voile la nudité des murs, l’absence de meubles, la lamentable misère de cette pièce où s’achevait l’existence du vieux prêtre. Elle la tendait de son plus riche velours, mais les courtines dont elle enveloppait son lit étaient déjà mortuaires.

Jusqu’au soir, Mathenot et Rosita s’étaient remplacés au chevet du malade. Cécile n’avait pas reparu. Mme Pioutte entrait le plus rarement possible. Elle craignait toujours que l’abbé revînt à lui, et qu’en la voyant à son côté il ne retrouvât sa mémoire et ces choses cruelles et fortes qui l’avaient fait trembler le matin. Et elle n’osait pas trop regarder ce visage blême, pincé, ces orbites caves, cette bouche tordue, entr’ouverte et retombante comme une peau décollée de sa chair, toute cette défroque d’humanité, qui était, en partie, son œuvre.

Le soir, l’abbé Tacussel envoya son sacristain, M. Ropion, dont c’était le métier nocturne de veiller le sommeil des malades. Ce bel homme, solennel et d’une urbanité excessive, n’était bon à rien, mais il s’acquittait de cette inutilité délicate avec une majesté tranquille et douce et un grand sens de ses obligations.

Il resta seul avec l’agonisant. Un rond de lumière, au-dessus de la veilleuse, vibrait au plafond. Le silence de la nuit s’étendait immensément. La respiration de M. Barbaroux était essoufflée et courte. M. Ropion tournait une cuiller dans une tasse et buvait avec sérénité. Puis il s’endormit.

Quelles douloureuses, quelles harcelantes pensées vinrent toucher d’un doigt mortel la cervelle épuisée du prêtre ? Cherchait-il cette famille qu’il avait crue si longtemps aimante et dévouée ? Attendait-il ces soins affectueux qu’il avait, pendant toute sa vie, escomptés pour ses derniers jours ? Mais dans la chambre déserte, nul n’entrait, ni ne marchait, on n’y entendait rien de ces bruits légers, de ces murmures doux, de ces larmes contraintes qui font à celui qui part comme l’accompagnement des souvenirs et des regrets de ceux qui restent…

Quand M. Ropion se réveilla, une faible lueur de jour perçait aux fenêtres. L’abbé Barbaroux râlait. Sans doute avait-il eu dans la nuit une nouvelle attaque, qui l’emportait. M. Ropion s’approcha du lit.

— Allons, c’est la fin, se dit-il.

Mais, avant d’avertir Mme Pioutte, il supposa qu’il lui restait à remplir un devoir envers ce saint prêtre qu’il avait toujours tenu en grande estime. Il se pencha vers le lit.

— Monsieur l’abbé ! appela-t-il.

Un dernier éclair d’intelligence frappa-t-il le chaos de cette intelligence en ruines ? Il parut à M. Ropion que l’abbé soulevait sa paupière droite et tournait vers lui son regard, comme s’il espérait recevoir un dernier adieu et un dernier baiser de ceux qu’il avait tant aimés sur la terre et dont l’absence, auprès de lui, l’achevait peut-être. Avait-il encore le temps de leur pardonner ? Pourrait-il leur laisser le souvenir de sa miséricorde et d’une âme par l’au-delà ?

— Je remercie beaucoup monsieur l’abbé, dit M. Ropion, avec une solennité mélancolique, de m’avoir permis d’assister à ses derniers moments.


Ier juin — 15 novembre 1901.


FIN