Les sept pendues de Barbe-Bleue
LE COMTE BARBE-BLEUE, 70 ans.
ÉVELINE BARBE-BLEUE, sa femme, 15 ans.
LA SŒUR ANNE.
LES SEPT PENDUES.
UN PAGE.
Scène PREMIÈRE
Mon Dieu, je vous remercie de la joie que vous faites à mes vieilles années, en mettant près de moi cette gracieuse et douce compagnie ; la présence de ma nouvelle épouse égayera mon foyer et va suffire, — toute mignonne qu’est mon Éveline, — à remplir de liesse et d’amour cette maison sombre et dévastée comme une ruine, ce cœur plus sombre encore et plus dévasté. Mon Dieu, vous savez quel excellent mari je puis faire et les trésors d’affection que je tiens enfouis là dedans ; — vous savez que j’ai lutté de toutes mes forces avant de céder aux dures lois de ma destinée. Sept fois vous avez vu la sueur de sang qui couvrait mon visage ; — sept fois vous avez vu mes larmes couler et mes pauvres mains trembler, en étranglant toutes ces belles créatures. Seigneur, Seigneur, m’avez-vous pardonné et dois-je considérer comme un gage de miséricorde l’union que je contracte aujourd’hui avec mon cher petit Évelinon ? — S’il en est ainsi, mon Dieu, — je jure par les pieds divins du grand crucifié que mes lèvres ne frôleront pas les cheveux de ma femme avant mon retour de la ville sainte, où je vais me purifier de mes crimes entre les mains de votre vicaire bien-aimé. — J’ai dit. (Il se couvre et frappe sur un timbre.) Holà, sœur Anne ! (Entre sœur Anne.)
Me voici, mon frère.
Fourbissez ma cuirasse sur l’heure, et visitez les courroies de mon armure ; je vais partir à l’instant même.
Oui, mon frère.
Vous voilà froide et tranquille comme l’eau qui dort dans nos viviers. Ce départ subit n’a donc rien qui vous étonne ?
Non, mon frère.
Vous trouvez naturel qu’un mari s’en aille comme cela, la nuit même de son mariage ?
Vous êtes le maître, mon frère, et ce n’est pas moi qui me gratterai jamais où cela ne me démange point.
Bien parlé, sœur Anne. Venez çà, maintenant, que je vous ouvre mon cœur ; vous êtes entrée depuis ce matin dans la maison avec votre sœur Éveline, et déjà vous m’avez su plaire par vos vices comme par vos vertus. Vous êtes grande, maigre, osseuse, très-laide au surplus, toutes les qualités d’une intendante et d’une sœur aînée ; vous ressemblez énormément, en fin de compte, à cette Cousine Bette, dont il est parlé dans les Parents pauvres de monsieur de Balzac.
Vous me flattez, mon frère.
Sur l’honneur, vous m’allez comme un casque, et je m’en vais vous donner une preuve de mon affection en vous laissant la direction du château pendant mon absence ; vous aurez l’œil aux pots de groseille de notre office et vous épierez les actions de ma femme : du tout vous tiendrez un compte exact, que vous me présenterez au retour. Sur quoi, approchez et nous baisez la main. Adieu, sœur Anne.
Adieu, mon frère. (Sœur Anne sort par la gauche, Barbe-Bleue allume un candélabre et sort par la droite.)
Scène II
Dire pourtant que je suis une dame, une très-grande dame, et qu’il a fallu si peu de choses pour cela ! Monsieur l’abbé nous a donné des bénédictions, monsieur le comte un baiser et une bague, monsieur le chef un bon diner, et voilà ! Je me marierais volontiers tous les jours si l’on voulait. Ce pauvre Barbe-Bleue ! Il est bien vieux et bien laid ! mais, il parle si bien, il a une voix si douce, il me regarde si benoîtement, que je me sens prête à l’aimer de toute mon âme. Ces diables de cheveux qui ne veulent pas tenir ! Allons donc ! En vérité, je suis très-gentille, ce soir. (On frappe). Ah ! mon Dieu !
Éveline, chère Éveline, ouvrez-moi…
Entrez, monseigneur.
Vous faisiez sans doute vos prières, ma mie ; pardonnez-moi de troubler ainsi vos saintes méditations. Vous plairait-il de prier ensemble ?
De grand cœur, monseigneur.
Où en étiez-vous ?
J’allais commencer mon Pater quand vous êtes entré.
Commencez-le donc et que le ciel vous écoute. (Ils se mettent à genoux.)
Pater noster qui es in cœlis…
Sanctificetur nomen tuum…
À propos, monseigneur, pourquoi vous appelle-t-on Barbe-Bleue ? Vous n’avez pas un seul poil de la barbe qui ne soit blanc comme neige.
Adveniat regnum tuum, fiat volontas tua.
Libera nos à malo. Amen.
Sachez, mon enfant, que si ma barbe est blanche, ce sont les chagrins qui l’ont blanchie.
Dites-moi vos chagrins, monseigneur, pour que je m’essaye à vous consoler.
Plus tard, plus tard.
Et dites-moi, monseigneur, quelle est cette grande tourelle inhabitée qu’on voit confusément à l’extrémité de la cour ?
Passons à l’Ave Maria.
Ave Maria, gratia… Mais vous me direz après… ?
Dominus tecum… (On entend, à sept reprises, sept grands cris lugubres qui viennent du fond de la cour.)
Doux Jésus ! qu’est-ce que cela ?
Rien, mon enfant, rien. L’esprit du mal habite cette aile du château et s’y promène, en hurlant, toutes les nuits, voilà tout.
Oh ! j’ai peur !
Rassurez-vous ; je pars cette nuit même pour Rome ; je vais prier notre saint-père le pape de conjurer ce cruel maléfice et de nous débarrasser de ce turbulent visiteur.
Vous me laissez seule ?
Vous garderez près de vous sœur Anne et mon petit page.
Embrassez-moi donc et que la bonne Vierge vous protège.
Je ne puis pas vous embrasser.
Tiens ! et pourquoi donc ?
Je vous ferai remarquer, mon Éveline, que vous en êtes à m’adresser votre dixième question depuis cinq minutes. Prenez garde d’être curieuse ! c’est un défaut qui mène loin. Adieu, ma femme, et soyez sage jusqu’à mon retour. (Il sort.)
Scène III
Savez-vous la grande nouvelle, mesdames ? Barbe-Bleue s’est remarié.
De qui tenez-vous cela, grand Dieu ?
Les cloches de la chapelle me l’ont appris ce matin.
Allons, tant mieux ! une de plus !
Bah ! pourquoi voulez-vous qu’elle ait le même sort que nous toutes ? D’ailleurs, sous quel prétexte le farouche Barbe-Bleue s’en débarrasserait-il ? Nous autres, cela se concevait ; mais cette enfant…
Vous savez que c’est une enfant ?
De mon clou, je la voyais tantôt se dévêtir dans sa chambre… Cela vous a quinze ans, des cheveux longs comme une chappe, et de l’innocence !…
Ta ! ta ! ta ! Vous voulez rire avec votre innocence ; comme s’il n’y avait pas au monde d’autres péchés que les sept péchés capitaux, et d’autres gueuses que nous sept.
Après tout, il est si facile de déplaire à ce Barbe-Bleue. Pour ma part, le vieux monstre m’a pendue parce que j’aimais trop à dormir. Il me dit, un matin : « Tu es une paresseuse ! » et il m’étouffa.
Moi, j’avais le malheur de faire adresser mes lettres à madame de Barbe-Bleue, au lieu de Barbe-Bleue tout court ; l’horrible homme me passa le cordon autour du cou, en me criant : « Tu es une orgueilleuse, sors d’ici ! »
Moi, j’aimais un peu trop les petits écus ; monseigneur me fit venir un jour dans son cabinet : « Je te connais, dit-il, tu t’appelles l’Avarice ! » Et crac !…
Même accident m’arriva pour quelques malheureuses compotes dérobées à l’office.
J’en ai eu autant pour avoir permis à un lansquenet de me rattacher ma jarretière.
Moi, pour une gifle que j’allongeai, dans un moment de vivacité, à ma sœur Anne.
Tiens ! vous aviez donc une sœur Anne, vous aussi ? C’est comme moi.
Et comme moi !
Hélas ! toutes les jolies femmes ont près d’elles une sœur Anne, pour leur servir de chaperon ; et c’est la sœur Anne qui les perd toujours.
Enfin, mes chères dames, j’en reviens à mon idée, et vous parie mon clou contre les vôtres, qu’avant qu’il soit deux jours la nouvelle mariée sera venue nous rejoindre. À nous sept, nous formons un assez joli assortiment de vices, mais l’assortiment n’est pas complet, il manque une perle à l’écrin…
Laquelle ? laquelle ?
À notre collection manque le roi des vices féminins, un vice qui a perdu, perd et perdra tant de créatures ; un vice qui résume et contient tous les autres…
Quoi donc ? quoi donc ?
Chut ! quelqu’un a marché dans le corridor.
Non ! c’est le vent !… Non ! une chauve-souris !
Eh bien ! ce vice terrible… c’est… la curiosité… et le voici ! (La clef tourne dans la serrure. — La porte s’entrouvre. — Éveline se penche et jette un regard fugitif dans la salle. — Elle tient à la main une petite lampe.)
Scène IV
L’affreuse nuit que j’ai passée, mon Dieu ! l’affreuse nuit ! Cette course à tâtons dans des couloirs obscurs, humides ; ces affreuses bêtes de nuit dont les ailes me léchaient la figure ; cette maudite lampe qui s’éteignait à chaque instant. Cette grande porte sculptée, et puis la salle noire, immense, et les sept clous !… Brrr ! j’en suis encore frissonnante. Quel méchant homme que ce seigneur Barbe-Bleue ! Sept femmes à lui tout seul, c’est effrayant… Je sais bien que ces dames de là-haut ne valaient pas grand’chose, et que moi, je n’ai rien à craindre de semblable, puisque je n’ai aucun de leurs vices monstrueux… (On frappe.) Qui va là ?
C’est moi, ma sœur… (Elle entre.) Miséricorde ! encore au lit, à midi passé ! Mais c’est épouvantable ! Vous qui étiez toujours sur pieds avec l’aube.
Tiens ! il faut croire que j’avais grand besoin de dormir.
Voici votre café au lait, ma sœur.
Fort bien !… Pouah ! quelle chicorée ! Holà ! hé, sœur Anne ! holà !
Ma sœur ! eh bien, ma sœur ?
Qui m’a préparé cette horrible tisane ? Il est détestable votre café au lait et vous pouvez bien l’aller porter à vos lapins, s’il vous plaît ainsi.
J’y ai pourtant mis ce que j’y mets d’habitude : du café, du sucre et le reste.
Mettez-m’y trois morceaux de sucre de plus.
Plaît-il ?… trois morceaux de sucre de plus !…
Eh bien ! oui. M’entendez-vous, grande perche ?
Grande perche, moi !
Oui, vous ! Donnez-moi ce sucrier. (Elle renverse le sucrier et le casse.)
M’est avis qu’il y a du nouveau à la maison.
Dites donc, sœur Anne, d’où tirez-vous cette jolie robe ?
Mais, ma sœur, c’est celle que vous avez portée si longtemps et dont vous n’avez plus voulu.
Je n’en voulais plus hier, elle me plaît aujourd’hui ; faites-moi le plaisir de quitter cette robe et de me la rendre.
Ma sœur, le vieux Clopinet est là dans l’antichambre et réclame son denier de toutes les semaines.
Allez au diable, vous et Clopinet ! Je n’ai pas trop de mes deniers pour les partager avec tous les pouilleux des environs. À propos, sœur Anne, quel est ce petit blondin qui jouait aux osselets tantôt sous ma fenêtre ?
C’est le page de monseigneur.
Dites-lui de monter ; il est gentil. (Sur un signe de sœur Anne, entre le page.) Approche-toi du lit, mon mignot. Quel âge as-tu ?
Quinze ans deux mois, madame.
Mais rapproche-toi donc, qu’on te regarde ! plus près, plus près ! — Il a les yeux d’un bleu ! — Pourquoi es-tu si rouge que cela ? — Il a la peau presque aussi fine que la mienne. — Sœur Anne, allez donc voir ce que devient la poule blanche. (Sort sœur Anne.) Hé ! hé ! le petit page !
Oh ! madame !…
Scène V
Suis-je assez malheureux !
Hélas !
La dernière devait être la plus coupable.
Hélas !
Les autres du moins n’avaient qu’un vice à la fois, celle-ci les a tous ensemble. — Mais défends-toi, défends-toi donc, malheureuse. — Dis-moi donc que sœur Anne a menti. — Que j’arrache la gorge à cette mégère !
Hélas !
« Restée au lit jusqu’à midi : Paresse !
« Trois morceaux de sucre dans son café : Gourmandise !
« Refus du denier au père Clopinet : Avarice !
« Entretien particulier avec mon page : Luxure ! » Et l’orgueil et l’envie, et la colère ; tout y est ! Comment cela s’est-il donc fait ? toi si pieuse, toi si vertueuse !
Hélas ! mon doux seigneur, vous m’aviez bien avertie. La curiosité mène loin ; moi, elle m’a conduite jusqu’au salon bleu, et dès que ma clef a eu fait deux tours dans la serrure, je me suis sentie corrompue comme une compagnie d’arquebusiers.
Oui, les plus vertueuses se perdent de la sorte. Un tour de clef suffit… Mais enfin, mon enfant, à quoi dois-je me résoudre ?
Tuez-moi, monseigneur ; car, je vous l’ai dit, je suis terriblement dépravée.
Prépare-toi donc, mon pauvre Évelin ! Sœur Anne, allez chercher un clou, un marteau et une corde.
Voici, mon frère.
Holà ! mon Dieu ! que je suis donc à plaindre !
Hi ! (Elle meurt.)
Sœur Anne, ne montez pas sur la tourelle ; c’est entièrement inutile, vous ne verriez rien venir. Nous jouons ici un drame sérieux, et nous n’avons que faire de la tradition. — Et de huit ! (Se tournant vers mes lectrices.) Avis aux dames.