Les sept pendues de Barbe-Bleue

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LES HUIT PENDUES

de

BARBE-BLEUE












PERSONNAGES

LE COMTE BARBE-BLEUE, 70 ans.

ÉVELINE BARBE-BLEUE, sa femme, 15 ans.

LA SŒUR ANNE.

LES SEPT PENDUES.

UN PAGE.

Séparateur


LES HUIT PENDUES
DE
BARBE-BLEUE


MORALITÉ



Le château de Barbe-Bleue. — Salle très-haute et très-noire. — Au-dessus de la cheminée, un énorme crucifix en cuivre. — Tentures sombres. — Trophées suspendus aux murailles. — Neuf heures du soir.

Scène PREMIÈRE


barbe-bleue.
(Il marche de long en large d’un air préoccupé, puis s’arrête tout à coup devant le Christ et se découvre.)

Mon Dieu, je vous remercie de la joie que vous faites à mes vieilles années, en mettant près de moi cette gracieuse et douce compagnie ; la présence de ma nouvelle épouse égayera mon foyer et va suffire, — toute mignonne qu’est mon Éveline, — à remplir de liesse et d’amour cette maison sombre et dévastée comme une ruine, ce cœur plus sombre encore et plus dévasté. Mon Dieu, vous savez quel excellent mari je puis faire et les trésors d’affection que je tiens enfouis là dedans ; — vous savez que j’ai lutté de toutes mes forces avant de céder aux dures lois de ma destinée. Sept fois vous avez vu la sueur de sang qui couvrait mon visage ; — sept fois vous avez vu mes larmes couler et mes pauvres mains trembler, en étranglant toutes ces belles créatures. Seigneur, Seigneur, m’avez-vous pardonné et dois-je considérer comme un gage de miséricorde l’union que je contracte aujourd’hui avec mon cher petit Évelinon ? — S’il en est ainsi, mon Dieu, — je jure par les pieds divins du grand crucifié que mes lèvres ne frôleront pas les cheveux de ma femme avant mon retour de la ville sainte, où je vais me purifier de mes crimes entre les mains de votre vicaire bien-aimé. — J’ai dit. (Il se couvre et frappe sur un timbre.) Holà, sœur Anne ! (Entre sœur Anne.)

sœur anne

Me voici, mon frère.

barbe-bleue

Fourbissez ma cuirasse sur l’heure, et visitez les courroies de mon armure ; je vais partir à l’instant même.

sœur anne

Oui, mon frère.

barbe-bleue

Vous voilà froide et tranquille comme l’eau qui dort dans nos viviers. Ce départ subit n’a donc rien qui vous étonne ?

sœur anne

Non, mon frère.

barbe-bleue

Vous trouvez naturel qu’un mari s’en aille comme cela, la nuit même de son mariage ?

sœur anne

Vous êtes le maître, mon frère, et ce n’est pas moi qui me gratterai jamais où cela ne me démange point.

barbe-bleue

Bien parlé, sœur Anne. Venez çà, maintenant, que je vous ouvre mon cœur ; vous êtes entrée depuis ce matin dans la maison avec votre sœur Éveline, et déjà vous m’avez su plaire par vos vices comme par vos vertus. Vous êtes grande, maigre, osseuse, très-laide au surplus, toutes les qualités d’une intendante et d’une sœur aînée ; vous ressemblez énormément, en fin de compte, à cette Cousine Bette, dont il est parlé dans les Parents pauvres de monsieur de Balzac.

sœur anne

Vous me flattez, mon frère.

barbe-bleue

Sur l’honneur, vous m’allez comme un casque, et je m’en vais vous donner une preuve de mon affection en vous laissant la direction du château pendant mon absence ; vous aurez l’œil aux pots de groseille de notre office et vous épierez les actions de ma femme : du tout vous tiendrez un compte exact, que vous me présenterez au retour. Sur quoi, approchez et nous baisez la main. Adieu, sœur Anne.

sœur anne

Adieu, mon frère. (Sœur Anne sort par la gauche, Barbe-Bleue allume un candélabre et sort par la droite.)


Scène II


La chambre d’Éveline. — Un petit lit à rideaux blancs. — Un prie-Dieu.


éveline, mi-vêtue ; elle fait ses nattes devant une glace.

Dire pourtant que je suis une dame, une très-grande dame, et qu’il a fallu si peu de choses pour cela ! Monsieur l’abbé nous a donné des bénédictions, monsieur le comte un baiser et une bague, monsieur le chef un bon diner, et voilà ! Je me marierais volontiers tous les jours si l’on voulait. Ce pauvre Barbe-Bleue ! Il est bien vieux et bien laid ! mais, il parle si bien, il a une voix si douce, il me regarde si benoîtement, que je me sens prête à l’aimer de toute mon âme. Ces diables de cheveux qui ne veulent pas tenir ! Allons donc ! En vérité, je suis très-gentille, ce soir. (On frappe). Ah ! mon Dieu !

barbe-bleue, du dehors.

Éveline, chère Éveline, ouvrez-moi…

éveline, ouvrant.

Entrez, monseigneur.

barbe-bleue

Vous faisiez sans doute vos prières, ma mie ; pardonnez-moi de troubler ainsi vos saintes méditations. Vous plairait-il de prier ensemble ?

éveline

De grand cœur, monseigneur.

barbe-bleue

Où en étiez-vous ?

éveline

J’allais commencer mon Pater quand vous êtes entré.

barbe-bleue

Commencez-le donc et que le ciel vous écoute. (Ils se mettent à genoux.)

éveline

Pater noster qui es in cœlis…

barbe-bleue

Sanctificetur nomen tuum…

éveline, s’interrompant.

À propos, monseigneur, pourquoi vous appelle-t-on Barbe-Bleue ? Vous n’avez pas un seul poil de la barbe qui ne soit blanc comme neige.

barbe-bleue, indigné.

Adveniat regnum tuum, fiat volontas tua.

éveline, achevant le Pater.

Libera nos à malo. Amen.

barbe-bleue

Sachez, mon enfant, que si ma barbe est blanche, ce sont les chagrins qui l’ont blanchie.

éveline, toujours à genoux, se rapproche de lui.

Dites-moi vos chagrins, monseigneur, pour que je m’essaye à vous consoler.

barbe-bleue

Plus tard, plus tard.

éveline

Et dites-moi, monseigneur, quelle est cette grande tourelle inhabitée qu’on voit confusément à l’extrémité de la cour ?

barbe-bleue, se troublant.

Passons à l’Ave Maria.

éveline

Ave Maria, gratia… Mais vous me direz après… ?

barbe-bleue

Dominus tecum… (On entend, à sept reprises, sept grands cris lugubres qui viennent du fond de la cour.)

éveline, se levant épouvantée.

Doux Jésus ! qu’est-ce que cela ?

barbe-bleue, très-pâle.

Rien, mon enfant, rien. L’esprit du mal habite cette aile du château et s’y promène, en hurlant, toutes les nuits, voilà tout.

éveline

Oh ! j’ai peur !

barbe-bleue

Rassurez-vous ; je pars cette nuit même pour Rome ; je vais prier notre saint-père le pape de conjurer ce cruel maléfice et de nous débarrasser de ce turbulent visiteur.

éveline

Vous me laissez seule ?

barbe-bleue

Vous garderez près de vous sœur Anne et mon petit page.

éveline

Embrassez-moi donc et que la bonne Vierge vous protège.

barbe-bleue

Je ne puis pas vous embrasser.

éveline

Tiens ! et pourquoi donc ?

barbe-bleue, lui prenant les mains.

Je vous ferai remarquer, mon Éveline, que vous en êtes à m’adresser votre dixième question depuis cinq minutes. Prenez garde d’être curieuse ! c’est un défaut qui mène loin. Adieu, ma femme, et soyez sage jusqu’à mon retour. (Il sort.)


Scène III


La tourelle. — Un salon tendu de bleu. — Le vent s’engouffre par les croisées, brisées pour la plupart. — Tout autour de la salle, sept femmes sont pendues à de longs clous.
première pendue.

Savez-vous la grande nouvelle, mesdames ? Barbe-Bleue s’est remarié.

chœur de pendues.

De qui tenez-vous cela, grand Dieu ?

première pendue.

Les cloches de la chapelle me l’ont appris ce matin.

deuxième pendue.

Allons, tant mieux ! une de plus !

première pendue.

Bah ! pourquoi voulez-vous qu’elle ait le même sort que nous toutes ? D’ailleurs, sous quel prétexte le farouche Barbe-Bleue s’en débarrasserait-il ? Nous autres, cela se concevait ; mais cette enfant…

deuxième pendue.

Vous savez que c’est une enfant ?

première pendue.

De mon clou, je la voyais tantôt se dévêtir dans sa chambre… Cela vous a quinze ans, des cheveux longs comme une chappe, et de l’innocence !…

deuxième pendue.

Ta ! ta ! ta ! Vous voulez rire avec votre innocence ; comme s’il n’y avait pas au monde d’autres péchés que les sept péchés capitaux, et d’autres gueuses que nous sept.

septième pendue.

Après tout, il est si facile de déplaire à ce Barbe-Bleue. Pour ma part, le vieux monstre m’a pendue parce que j’aimais trop à dormir. Il me dit, un matin : « Tu es une paresseuse ! » et il m’étouffa.

première pendue.

Moi, j’avais le malheur de faire adresser mes lettres à madame de Barbe-Bleue, au lieu de Barbe-Bleue tout court ; l’horrible homme me passa le cordon autour du cou, en me criant : « Tu es une orgueilleuse, sors d’ici ! »

sixième pendue.

Moi, j’aimais un peu trop les petits écus ; monseigneur me fit venir un jour dans son cabinet : « Je te connais, dit-il, tu t’appelles l’Avarice ! » Et crac !…

cinquième pendue.

Même accident m’arriva pour quelques malheureuses compotes dérobées à l’office.

quatrième pendue.

J’en ai eu autant pour avoir permis à un lansquenet de me rattacher ma jarretière.

troisième pendue.

Moi, pour une gifle que j’allongeai, dans un moment de vivacité, à ma sœur Anne.

première pendue.

Tiens ! vous aviez donc une sœur Anne, vous aussi ? C’est comme moi.

chœur de pendues.

Et comme moi !

première pendue.

Hélas ! toutes les jolies femmes ont près d’elles une sœur Anne, pour leur servir de chaperon ; et c’est la sœur Anne qui les perd toujours.

deuxième pendue.

Enfin, mes chères dames, j’en reviens à mon idée, et vous parie mon clou contre les vôtres, qu’avant qu’il soit deux jours la nouvelle mariée sera venue nous rejoindre. À nous sept, nous formons un assez joli assortiment de vices, mais l’assortiment n’est pas complet, il manque une perle à l’écrin…

chœur de pendues.

Laquelle ? laquelle ?

deuxième pendue.

À notre collection manque le roi des vices féminins, un vice qui a perdu, perd et perdra tant de créatures ; un vice qui résume et contient tous les autres…

chœur de pendues.

Quoi donc ? quoi donc ?

deuxième pendue.

Chut ! quelqu’un a marché dans le corridor.

chœur de pendues.

Non ! c’est le vent !… Non ! une chauve-souris !

deuxième pendue.

Eh bien ! ce vice terrible… c’est… la curiosité… et le voici ! (La clef tourne dans la serrure. — La porte s’entrouvre. — Éveline se penche et jette un regard fugitif dans la salle. — Elle tient à la main une petite lampe.)


Scène IV

La chambre d’Éveline.
éveline, couchée.

L’affreuse nuit que j’ai passée, mon Dieu ! l’affreuse nuit ! Cette course à tâtons dans des couloirs obscurs, humides ; ces affreuses bêtes de nuit dont les ailes me léchaient la figure ; cette maudite lampe qui s’éteignait à chaque instant. Cette grande porte sculptée, et puis la salle noire, immense, et les sept clous !… Brrr ! j’en suis encore frissonnante. Quel méchant homme que ce seigneur Barbe-Bleue ! Sept femmes à lui tout seul, c’est effrayant… Je sais bien que ces dames de là-haut ne valaient pas grand’chose, et que moi, je n’ai rien à craindre de semblable, puisque je n’ai aucun de leurs vices monstrueux… (On frappe.) Qui va là ?

sœur anne.

C’est moi, ma sœur… (Elle entre.) Miséricorde ! encore au lit, à midi passé ! Mais c’est épouvantable ! Vous qui étiez toujours sur pieds avec l’aube.

éveline, regardant l’horloge.

Tiens ! il faut croire que j’avais grand besoin de dormir.

sœur anne.

Voici votre café au lait, ma sœur.

éveline

Fort bien !… Pouah ! quelle chicorée ! Holà ! hé, sœur Anne ! holà !

sœur anne., accourant.

Ma sœur ! eh bien, ma sœur ?

éveline

Qui m’a préparé cette horrible tisane ? Il est détestable votre café au lait et vous pouvez bien l’aller porter à vos lapins, s’il vous plaît ainsi.

sœur anne.

J’y ai pourtant mis ce que j’y mets d’habitude : du café, du sucre et le reste.

éveline.

Mettez-m’y trois morceaux de sucre de plus.

sœur anne.

Plaît-il ?… trois morceaux de sucre de plus !…

éveline.

Eh bien ! oui. M’entendez-vous, grande perche ?

sœur anne.

Grande perche, moi !

éveline.

Oui, vous ! Donnez-moi ce sucrier. (Elle renverse le sucrier et le casse.)

sœur anne, bas, ramassant les morceaux.

M’est avis qu’il y a du nouveau à la maison.

éveline.

Dites donc, sœur Anne, d’où tirez-vous cette jolie robe ?

sœur anne.

Mais, ma sœur, c’est celle que vous avez portée si longtemps et dont vous n’avez plus voulu.

éveline.

Je n’en voulais plus hier, elle me plaît aujourd’hui ; faites-moi le plaisir de quitter cette robe et de me la rendre.

sœur anne, avant de sortir.

Ma sœur, le vieux Clopinet est là dans l’antichambre et réclame son denier de toutes les semaines.

éveline.

Allez au diable, vous et Clopinet ! Je n’ai pas trop de mes deniers pour les partager avec tous les pouilleux des environs. À propos, sœur Anne, quel est ce petit blondin qui jouait aux osselets tantôt sous ma fenêtre ?

sœur anne.

C’est le page de monseigneur.

éveline.

Dites-lui de monter ; il est gentil. (Sur un signe de sœur Anne, entre le page.) Approche-toi du lit, mon mignot. Quel âge as-tu ?

le page.

Quinze ans deux mois, madame.

éveline.

Mais rapproche-toi donc, qu’on te regarde ! plus près, plus près ! — Il a les yeux d’un bleu ! — Pourquoi es-tu si rouge que cela ? — Il a la peau presque aussi fine que la mienne. — Sœur Anne, allez donc voir ce que devient la poule blanche. (Sort sœur Anne.) Hé ! hé ! le petit page !

le page, reculant.

Oh ! madame !…


Scène V

Même appartement qu’au premier tableau. — Barbe-Bleue dans un grand fauteuil, sœur Anne debout derrière lui, Éveline à genoux à ses pieds.
barbe-bleue.

Suis-je assez malheureux !

éveline, sanglotant.

Hélas !

barbe-bleue.

La dernière devait être la plus coupable.

éveline

Hélas !

barbe-bleue.

Les autres du moins n’avaient qu’un vice à la fois, celle-ci les a tous ensemble. — Mais défends-toi, défends-toi donc, malheureuse. — Dis-moi donc que sœur Anne a menti. — Que j’arrache la gorge à cette mégère !

éveline.

Hélas !

barbe-bleue, lisant le rapport de sœur Anne.

« Restée au lit jusqu’à midi : Paresse !

« Trois morceaux de sucre dans son café : Gourmandise !

« Refus du denier au père Clopinet : Avarice !

« Entretien particulier avec mon page : Luxure ! » Et l’orgueil et l’envie, et la colère ; tout y est ! Comment cela s’est-il donc fait ? toi si pieuse, toi si vertueuse !

éveline.

Hélas ! mon doux seigneur, vous m’aviez bien avertie. La curiosité mène loin ; moi, elle m’a conduite jusqu’au salon bleu, et dès que ma clef a eu fait deux tours dans la serrure, je me suis sentie corrompue comme une compagnie d’arquebusiers.

barbe-bleue

Oui, les plus vertueuses se perdent de la sorte. Un tour de clef suffit… Mais enfin, mon enfant, à quoi dois-je me résoudre ?

éveline

Tuez-moi, monseigneur ; car, je vous l’ai dit, je suis terriblement dépravée.

barbe-bleue, sanglotant.

Prépare-toi donc, mon pauvre Évelin ! Sœur Anne, allez chercher un clou, un marteau et une corde.

sœur anne, tirant le tout de sa poche.

Voici, mon frère.

barbe-bleue, passe la corde autour du cou de sa femme.

Holà ! mon Dieu ! que je suis donc à plaindre !

éveline

Hi ! (Elle meurt.)

barbe-bleue, entraînant le cadavre.

Sœur Anne, ne montez pas sur la tourelle ; c’est entièrement inutile, vous ne verriez rien venir. Nous jouons ici un drame sérieux, et nous n’avons que faire de la tradition. — Et de huit ! (Se tournant vers mes lectrices.) Avis aux dames.


fin