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Les sources du Nil, journal d’un voyage de découvertes/05

La bibliothèque libre.
Cinquième livraison
Traduction par E. D. Forgues.
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 337-352).
Cinquième livraison


LES SOURCES DU NIL, JOURNAL D’UN VOYAGE DE DÉCOUVERTES,

PAR LE CAPITAINE SPEKE[1].
1860-1863. — TRADUCTION INÉDITE — DESSINS EXÉCUTÉS D’APRÈS LES ILLUSTRATIONS ORIGINALES DE L’ÉDITION ANGLAISE.


IX


Arrivée au palais de l’Ouganda. — Le roi Mtésa et sa cour.

Du 9 au 13 février, ce merveilleux pays m’offrit le même aspect de fécondité. Sur notre chemin le nombre des cours d’eau ne diminue guère, mais il gêne moins le voyageur attendu que, sur beaucoup d’entre eux, on a jeté des passerelles de bambous ou des troncs de palmiers.

Le 13, nous rencontrâmes un cours d’eau large d’au moins trois cents yards (deux cent soixante-quatorze mètres). C’était la rivière Mwarango, dont l’aspect leva toutes les incertitudes qui me restaient encore sur la véritable direction des torrents que j’avais traversés depuis le bassin de la Katonga. Ici, plus de doutes, car cette masse d’eau allait bien évidemment vers le nord. J’avais donc atteint la pente septentrionale du continent et découvert, selon toute apparence, une des branches par lesquelles le Nil débouche du N’yanza. Je fis observer à Bombay la direction du courant, et, rassemblant les gens du pays, je discutai la question avec eux, au fond bien persuadé que le N’yanza seul pouvait alimenter un courant de cette importance. Tous se rallièrent à cette idée et m’assurèrent en outre que la Mwarango se dirigeait dans l’Ounyoro, vers le palais de Kamrasi, et que là elle se jetait dans le N’yanza, c’est-à-dire, vu la confusion des termes qu’ils emploient, dans le Nil lui-même, considéré comme une annexe et un prolongement du Grand-Lac.

Le 19, enfin, une journée de marche nous conduisit en vue du Kibuga ou palais royal de l’Ouganda, situé dans la province de Bandawarogo, sous le 0° 21′ 19″ de latitude nord et le 30° 20′de longitude est. Il nous offrait un spectacle imposant. Toute une colline était couverte de huttes élevées dont je n’avais pas encore vu les pareilles sur le continent africain. Je voulais me rendre immédiatement au palais, mais les officiers chargés de ma personne s’y opposèrent énergiquement. « Non, disaient ils, ce serait là, selon les idées reçues dans notre pays, une inconvenance grave. Il faut ranger vos hommes en bataille et leur faire tirer une salve de mousqueterie, afin que le roi vous sache arrivé ; nous vous conduirons ensuite à la résidence qui vous est assignée, et le roi vous enverra sans doute chercher demain, car la pluie l’empêche pour le moment de tenir son lever habituel. » Je commandai à mes hommes de faire feu, et nous fûmes immédiatement menés vers un groupe de huttes passablement malpropres qui ont été tout spécialement construites, à ce qu’on m’assure, pour loger les hôtes du roi. C’est ici que les Arabes s’arrêtent invariablement lors de leurs visites périodiques, et je dois, m’assure-t-on, faire comme eux.

Kibuga ou résidence du souverain de l’Ouganda. — Dessin de A. de Bar.

Cette assimilation ne me convenant guère, je me mis à revendiquer mes droits de prince étranger, dont le sang royal n’était pas fait pour de pareilles ignominies. Le palais du souverain était ma véritable sphère, et si je n’y pouvais obtenir une hutte, je m’en retournerais sans avoir vu le roi.

Terrifié par ce langage altier, N’yamgundu se prosterna devant moi et me supplia de ne pas me compromettre par une démarche précipitée. « Le roi ne comprenait pas encore ce que je pouvais être, et pour le moment demeurait inabordable. Je devais donc, écoutant sa prière, me contenter provisoirement de ce qui m’était offert, et plus tard, sans aucun doute, le prince, mieux informé, satisferait à mon désir, bien que nul étranger n’ait été encore admis à résider dans la royale enceinte. »

Je cédai aux supplications de ce brave homme et fis nettoyer ma hutte à grand renfort de torches qu’on promenait sur le sol, attendu que dans ces régions caniculaires les habitations sont toutes plus ou moins infectées de ces petits insectes sauteurs que les Russes qualifient de « hussards noirs. » Une fois que j’y fus installé, les pages de la maison royale vinrent au galop me rendre visite et me dire de la part du roi que, « désolé de n’avoir pu me recevoir à cause de la pluie, il me verrait dès le lendemain avec la joie la plus vive. »

Irungu, avec toute l’ambassade de Suwarora, vint occuper plus tard une réunion de huttes voisine de celle que j’occupais, et dans le courant de la nuit, ne s’inquiétant guère de troubler mon sommeil, Irungu entra chez moi, suivi de toutes ses femmes, pour me demander des verroteries.

S. M. Mtésa, roi de l’Ouganda. — Dessin de Godefroy Durand.

20 févr. — Le roi m’ayant fait prévenir qu’il tiendrait aujourd’hui un lever en mon honneur, je préparai une toilette de circonstance, mais je dois avouer qu’elle faisait une assez pauvre figure quand on la comparait à celle des Vouaganda, toujours recherchés dans leur parure. Sur leur premier manteau d’écorce, dont l’étoffe rappelle nos plus fins croisés de laine jaune et se maintient comme si elle était légèrement empesée, ils portent, en manière de surtout, un second manteau de peaux d’antilope cousues ensemble avec une habileté dont nos meilleurs gantiers pourraient être jaloux. Leurs turbans ou plutôt leurs couronnes, généralement en tiges d’abrus[2] tressées, sont décorés de défenses de sanglier polies avec soin, de baguettes à talismans, de graines colorées, de verroteries ou de coquillages. Ils ont au cou, sur les bras, autour des chevilles, soit des ouvrages de bois qui représentent des charmes, soit de petites cornes garnies de poudre magique et retenues par des ficelles ordinairement revêtues de peaux de serpent. Avec leurs boucliers à houppe et leur longue lance au fer énorme, ces barbares ont quelque chose d’imposant qui fait ressortir le caractère étriqué de nos habits d’Europe.

N’yamgundu et Maula continuaient à réclamer, comme un privilége de leur office, l’inspection préalable des présents destinés au roi. Sur mon refus, ils essayèrent d’élever une autre difficulté. Selon eux, il fallait absolument que chaque présent fût enveloppé dans un morceau d’indienne, les convenances ne permettant pas de laisser à découvert les objets qu’on offrait au monarque. Quand nous eûmes aplani ce petit obstacle, les articles énumérés dans la note ci-dessous[3] furent portés au palais avec tout le cérémonial de rigueur. L’Union-Jack, l’étendard des trois royaumes, ouvrait la marche. Il était dans les mains du kirangozi, à côté duquel nous étions groupés, N’yamgundu, les pages et moi. Suivait la garde d’honneur, composée de douze soldats en manteaux de flanelle rouge, l’arme sous le bras et la baïonnette au bout du fusil. Le reste de mes hommes venait derrière, chacun portant un des objets que j’allais déposer aux pieds de mon nouvel hôte.

Sur tout son passage, notre cortége soulevait des cris d’admiration ; parmi les spectateurs, les uns de leurs deux mains se prenaient la tête, les autres, au contraire, s’en faisant un porte-voix, criaient à qui mieux mieux dans leur extase : « Irungi ! Irungi ! » ce qui équivaut pour eux au bravo le plus énergique. Toutes choses allaient donc selon moi aussi bien que possible quand je m’aperçus, désagréable surprise, que les gens chargés du hongo (ou offrande) de Suwarora, se tenaient en tête du cortége et prenaient ainsi le pas sur moi. Ce déboire était d’autant plus amer, que ce présent, composé de fil d’archal en quantité considérable, était au nombre des objets que Suwarora m’avait arrachés dans l’Ousui ; mais j’eus beau me plaindre, beau protester, les vouakungu, ou nobles, chargés de m’escorter, semblaient sourds à mes griefs. Nous remontâmes ainsi la grande route jusqu’à une place, ouverte entre le domaine de Mtésa et celui de son kamraviona ou commandant en chef. Là, nous entrâmes dans la cour, et ma surprise revint tout entière à la vue de ces grandes huttes gazonnées, dont la toiture en chaume semblait avoir passé par les ciseaux d’un de nos coiffeurs. De l’une à l’autre et divisant en compartiments réguliers l’enclos de chacune d’elles, couraient des claies à la fois solides et légères, faites de cette espèce de roseaux très-communs dans l’Ouganda, et qui portent le nom « d’herbe à tigre » (tiger-grass). C’est ici qu’habitent pour la plupart les trois ou quatre cents femmes de Mtésa. Le reste à ses quartiers auprès de la n’yamasoré ou reine mère. Elles se tenaient par petits groupes devant les portes, faisant leurs remarques et paraissant s’égayer, je dois le dire, de notre procession triomphale. Les officiers de garde à chaque issue, ouvrant et refermant les portes, faisaient tinter les cloches dont elles sont garnies et qui ne permettent pas de se glisser à petit bruit dans la royale enceinte.

La première cour une fois franchie, les exigences de l’étiquette semblèrent se compliquer. Les grands officiers venaient me saluer chacun à son tour en habits de fête. Des groupes d’hommes, de femmes, de taureaux, de chiens et de chèvres défilaient de tous côtés, et les petits pages, leurs turbans de corde autour de la tête, passaient en courant comme si leur vie eût dépendu de la promptitude avec laquelle serait rempli le message dont ils étaient porteurs ; pas un d’eux, toutefois, qui n’eût soin de tenir bien clos son manteau de peau d’antilope, afin de ne pas laisser entrevoir un seul instant ses jambes nues.

La cour où nous étions maintenant précède celle des réceptions, et il m’eût semblé naturel d’entrer sous la hutte où étaient les musiciens, qui tout en chantant jouaient de l’harmonica et de leurs harpes à neuf cordes, pareilles à la tambira nubienne ; mais les maîtres de cérémonie, qui s’obstinaient à nous mettre sur le pied des trafiquants arabes, me requirent de m’asseoir à terre en dehors de cette hutte, avec tous mes gens. Or, j’étais bien résolu à ne pas suivre, à cet égard, l’exemple des Indous et des Arabes, encore que ceux-ci m’eussent averti qu’ils n’avaient pas osé enfreindre les usages de la cour. Je comprenais fort bien que, faute d’affirmer mon indépendance et ma valeur sociale, je perdrais pour tout le reste de ma visite les avantages que me donnaient jusqu’alors ma supériorité sur le commun des trafiquants et le rôle princier dont je revendiquais les priviléges. Cependant, pour éviter le reproche de précipitation, et vu la crainte que manifestaient mes serviteurs en me voyant si rebelle aux prescriptions de l’étiquette, j’accordai cinq minutes de réflexion aux gens de la cour, les prévenant que « faute d’un accueil plus convenable, je me retirerais à l’expiration de ce délai. »

Les Vouaganda, stupéfaits, ne bougeaient non plus que des poteaux. Mes gens qui me connaissaient homme de parole, commençaient à me croire perdu. Les cinq minutes écoulées, ne voyant rien changer à l’ordre établi, je repris le chemin de ma hutte, après avoir enjoint à Bombay de me suivre, en laissant déposés à terre les présents que nous avions apportés.

Bien que le souverain soit réputé inaccessible, si ce n’est dans les occasions assez rares où il lui passe par la tête de tenir cour plénière, il apprit sans retard que je venais de m’éloigner dans un transport d’indignation. Son premier mouvement fut de s’élancer hors de son cabinet de toilette et de courir après moi. Mais comme je marchais fort vite-et que j’étais déjà loin, il changea d’avis et me dépêcha un certain nombre de vouakungu. Ces pauvres diables, galopant de leur mieux, finirent par me rejoindre, et me supplièrent, agenouillés, de revenir au plus vite, « attendu que le monarque, à jeun depuis la veille, ne voulait manger qu’après m’avoir vu. » Leurs touchants appels, dont je ne comprenais pas un traître mot, me causaient cependant une certaine émotion ; j’y répondis en posant ma main sur mon cœur et en secouant la tête d’un air pénétré, — mais je n’en marchai que plus vite.

À peine dans ma hutte, j’y vis arriver, tout en nage, Bombay et plusieurs autres de mes hommes chargés de m’apprendre que mes plaintes avaient été portées devant le roi. Le hongo de Suwarora était ajourné jusqu’à nouvel ordre ; et, dans son désir de me témoigner tous les égards qui m’étaient dus, le roi m’autorisait à faire apporter avec moi mon propre siége, bien que ce fût là un des attributs exclusifs de la royauté.

Ayant ainsi cause gagnée, je me calmai à loisir au moyen d’une pipe et d’une tasse de thé. Ce qui me touchait le plus dans ma victoire était l’humiliation de Suwarora. Lorsque je reparus dans la seconde enceinte que je venais de quitter, j’y trouvai une agitation et un trouble extraordinaires, personne ne sachant au juste quelles pourraient être les conséquences d’une témérité comme la mienne. Les maîtres de cérémonie me supplièrent, avec les formes les plus courtoises, de m’asseoir sur le tabouret pliant que j’avais apporté ; d’autres officiers se hâtèrent d’aller annoncer mon retour. Je n’attendis pas plus de quelques minutes, pendant lesquelles les musiciens, vêtus de peaux de chèvres à longs poils et dansant à peu près comme les ours de la foire, s’efforcèrent de charmer mes loisirs. Ils jouaient pour la plupart sur des instruments de roseau enjolivés de verroteries, et auxquels pendaient, en manière de pavillons, des peaux de chats pards ; la mesure était battue sur des tambours de forme oblongue.

On m’annonça bientôt que le tout-puissant monarque siégeait sur son trône dans la hutte de cérémonie située au centre de la troisième enceinte. Je m’avançai donc, le chapeau à la main, suivi de ma garde d’honneur, à qui j’avais ordonné d’ouvrir les rangs et derrière laquelle marchaient en bon ordre les porteurs de mon présent. Au lieu d’aller droit à Sa Majesté, comme pour lui serrer la main, je restai à l’extérieur de l’espèce d’enceinte que formaient les vouakungu, accroupis sur les trois côtés d’un carré. Tous étaient vêtus de peaux, la plupart de peaux de vaches ; quelques-uns, en très-petit nombre, avaient des peaux de chats-pards nouées autour de la taille, indice du sang royal qui coulait dans leurs veines. Je fus requis de faire halte à l’endroit où je m’étais placé moi-même, et de m’asseoir par conséquent en plein soleil ; aussi me hâtai-je de mettre mon chapeau et d’ouvrir mon parasol — phénomène qui, par parenthèse, excita l’admiration et l’hilarité universelles — puis je commandai à ma garde de serrer les rangs. Je m’assis enfin pour contempler à mon aise un spectacle si nouveau pour moi. Il avait quelque chose d’éminemment dramatique. Le roi, grand jeune homme de vingt-cinq ans, doué d’une physionomie avenante, taillé dans de belles proportions, ayant disposé avec le soin le plus scrupuleux les plis de sa toge en mbugu tout battant neuf, siégeait sur une couverture rouge recouvrant une plate-forme carrée qu’entourait un clayonnage d’herbe à tigre. Sa chevelure était coupée de fort près, sauf au sommet de la tête, où, de l’occiput au sinciput, elle dessinait un relief pareil à celui du cimier de certains casques, et, si l’on nous permet une comparaison moins noble, à celui d’une crête de coq. Un large collier plat, — une cravate, si l’on veut, — de petites perles agencées avec goût, un bracelet pareil, des anneaux alternés de bronze et de cuivre à chaque doigt et à chaque orteil, au-dessus des chevilles et jusqu’à la moitié du mollet des bas ou guêtres en verroteries de la plus belle qualité, lui composaient un costume à la fois léger, correct et véritablement élégant. Il avait pour mouchoir une « écorce » soigneusement pliée, et tenait à la main une écharpe de soie brodée d’or derrière laquelle il abritait à chaque instant son large sourire, ou dont il se servait pour essuyer ses lèvres après avoir bu le vin de bananes que lui versaient à longs traits, dans de petites gourdes taillées en coupes, les dames de son entourage, à la fois ses sœurs et ses femmes. Placés près de lui, un chien blanc, une lance, un bouclier, une femme, représentaient le blason national, le symbole héraldique de l’Ouganda. Il y avait aussi sur la même plate-forme, à la droite du roi, un groupe d’officiers d’état-major avec lesquels il semblait bavarder volontiers ; de l’autre, une bande de ces wichwési, ou sorcières, toujours attachées aux cours de ces contrées.

Un noble de l’Ouganda.

Au bout d’un certain temps, je fus prié d’entrer dans l’espèce de carré formé par l’assistance, et au centre duquel se trouvaient, sur un tapis de peaux de léopards, une énorme timbale de cuivre garnie de clochettes en bronze disposées sur des arceaux de fil d’archal, plus deux tambours de moindres dimensions recouverts de coquilles cauries et de verroteries artistement travaillées. Je brûlais d’engager l’entretien, mais d abord la langue du pays m’était inconnue, pas un de mes voisins n’eût osé parler, et pas un ne se fut hasardé à lever les yeux, de peur qu’on ne l’accusât de lorgner les femmes. Aussi demeurâmes nous, Mtésa et moi, pendant plus d’une heure nous contemplant l’un l’autre, sans échanger une parole ; réduit pour ma part à un silence complet, je l’entendais discourir avec ses voisins sur la nouveauté de mon appareil, l’uniforme de ma garde etc. On vint même me demander en son nom, pendant qu’il se livrait à ces commentaires, tantôt d’ôter mon chapeau, tantôt de refermer et d’ouvrir mon parasol, et mes gardes reçurent ordre de se retourner pour qu’on pût admirer leurs manteaux rouges, l’Ouganda n’ayant jamais rien vu de pareil.

Enfin, comme le jour baissait, Sa Majesté m’expédia Maula, qui vint s’informer « si j’avais vu le monarque. » Je répondis que je prenais ce plaisir depuis une heure entière, et dès que ces paroles lui eurent été transmises, il se leva, la lance à la main, pour se retirer avec son chien, qu’il tenait en lesse, dans les huttes de la quatrième enceinte. Le jour étant consacré à un lever de pure étiquette, aucune affaire ne devait être traitée entre nous. La démarche du roi, au moment où il prenait ainsi congé de nous sans la moindre cérémonie, devait, paraît-il, nous sembler majestueuse. C’est une allure traditionnelle de sa race, qui, au dire des flatteurs, rappelle le pas du lion, son premier ancêtre. Je dois convenir cependant que cette manière de jeter la jambe, à droite et à gauche me faisait songer au dandinement maladroit des palmipèdes de basse-cour, et loin de me frapper de terreur, m’empêchait de prendre Sa Majesté tout à fait au sérieux.

Un nouveau délai m’était imposé, mais l’humanité cette fois ne me permettait pas de m’en plaindre : on m’avait révélé, sous le sceau du secret, que le roi, lié par son serment de ne pas rompre le jeûne avant de m’avoir vu, venait d’aller prendre son premier repas. Dès que cette réfection fut achevée, nous passâmes à une autre exhibition des splendeurs de sa cour. Je fus invité à l’aller trouver avec tous mes hommes, ses propres officiers, à l’exception de mes deux guides, restant exclus de cette audience particulière. Il était debout sur une couverture rouge, adossé à l’une des portes de la hutte, causant et plaisantant, mouchoir en main, avec une centaine de ses femmes vêtues de mbugu neufs, et qui, partagées en deux groupes, s’étaient accroupies à ses pieds. Mes gens n’osaient pas avancer en gardant leur attitude ordinaire, encore moins risquer le plus léger coup d’œil du côté des femmes ; courbés en deux, la tête basse, le regard oblique, ils rampaient derrière moi. Ne me doutant guère du sujet de leurs craintes, je m’impatientais de cette position qui les faisait ressembler à des oisons effarouchés, et après les avoir rabroués à haute voix, je restai debout, le chapeau à la main, l’œil fixé sur ces dames, jusqu’au moment où je reçus l’ordre de m’asseoir et de me couvrir.

Mtésa s’étant alors informé de ce qu’on avait à lui dire au nom de Rumanika, Maula, évidemment flatté de parler directement au roi, répondit qu’on avait signalé au souverain du Karagué l’arrivée de certains Anglais qui, remontant le Nil, étaient parvenus jusqu’au Gani et au Kidi. Le roi reconnut la vérité de cette nouvelle, qui lui avait également été transmise, et là-dessus les deux vouakungu, selon l’usage de l’Ouganda, remercièrent leur maître avec un enthousiasme, des génuflexions, une ferveur d’humilité qui semblaient inépuisables. « N’yanzig, N’yanzig, hai, N’yanzing, Mkama Wangi, » répétaient-ils à tout bout de champ. Puis, lorsqu’ils jugèrent en avoir assez fait, ils se jetèrent à plat ventre, déjà tout en nage, et se tournant par de brusques soubresauts, comme le poisson sur la grève, ils continuèrent à répéter les mêmes paroles qu’ils prononçaient encore au moment où ils se relevèrent, la face barbouillée de fange. — Il faut tout cela dans l’Ouganda pour satisfaire aux exigences de la suprématie monarchique. Cet entretien terminé, le roi, qui s’était remis à me considérer et à bavarder avec ses femmes, termina ce qu’on pourrait appeler le second acte de la comédie. Le jour baissait rapidement, et la troisième cérémonie fut menée avec moins de lenteurs. Mtésa se transporta tout simplement dans une autre hutte, où, s’étant assis sur son trône et toujours entouré de ses femmes, il me fit m’approcher et m’asseoir aussi près de lui que le permettait l’étiquette. Après quoi il me demanda « si je l’avais vu, » question qui impliquait de sa part un sentiment intime d’orgueil satisfait. Aussi m’empressai-je, saisissant l’occasion, d’ouvrir nos conférences en lui parlant de sa grande renommée qui m’avait attiré vers lui, et des obstacles que j’avais eus à surmonter pour contenter une curiosité devenue peu à peu l’unique objet de mes désirs. Retirant en même temps de mon doigt un anneau d’or : « Voici, lui dis-je en le lui présentant, un léger gage d’amitié ; vous pouvez voir qu’il affecte la forme d’un collier de chien, et comme l’or dont il est fait est le roi des métaux, il me semble de tout point approprié à votre illustre race. — Puisque c’est mon amitié que vous recherchez, répliqua-t-il, que diriez vous si je vous indiquais une route par laquelle vous pourriez en un mois retourner chez vous ? » Je n’eusse pas mieux demandé que de répondre à cette question, mais ce que j’avais à dire, communiqué d’abord à Bombay et transmis par lui à Nasib, le seul de mes gens qui parlât le kiganda[4], devait l’être ensuite soit à Maula, soit à N’yamgundu, et n’arriver que par eux à l’oreille du roi, dont les officiers seuls sont autorisés à lui servir d’intermédiaires. Ceci n’était guère favorable à une conversation suivie, aux difficultés de laquelle venaient s’ajouter encore le débit rapide et l’humeur impétueuse qui caractérisent les Vouaganda. Mtésa, qui déjà sans doute avait oublié sa question, changea brusquement de sujet : « Quelle espèce de fusils avez-vous apportée ? demanda-t-il… Voyons celui dont vous vous servez habituellement… » Mon désappointement était extrême, et je voulus revenir sur son premier propos, que je devinais avoir trait à une route directe pour se rendre à Zanzibar par le pays des Masai. J’aurais également désiré traiter immédiatement ce qui avait rapport à Petherick et à Grant ; mais je ne trouvai personne qui voulût se charger de mes interpellations. Je me bornai donc à répondre « que j’avais apporté les meilleurs fusils du monde, entr’autres le fusil rayé de Whitworth, que je le prierais d’accepter avec quelques autres bagatelles ; s’il voulait bien le permettre je les déposerais à ses pieds sur un tapis, selon l’usage de mon pays quand on rend visite aux sultans. » Il consentit, renvoya toutes ses femmes, et fit dérouler un mbugu, sur lequel Bombay, par mes ordres, commença par étendre une couverture rouge ; ensuite il défit l’un après l’autre chaque paquet, et Nasib, prenant un à un les objets offerts, tantôt les caressait de ses mains malpropres, tantôt les frottait de ses joues enfumées — suivant une coutume mentionnée plus haut — pour bien prouver au roi qu’ils ne renfermaient ni poison caché ni sorcellerie. Mtésa, qui semblait émerveillé, tournait et retournait avec mille remarques puériles tous les articles sur lesquels se portaient tour à tour ses mains avides, et, comme un véritable enfant, ne pouvait s’arracher à leur contemplation. La nuit vint cependant, il fallut allumer des torches, et alors les fusils, les pistolets, la poudre, les caisses, les outils, les verroteries, bref, tout ce que j’avais apporté, fut entassé pêle-mêle, roulé dans des mbugu et enlevé par les pages.

« Il se fait tard, disait Mtésa, il est temps de nous séparer… Quelle espèce de provisions désirez-vous ?

— Un peu de chacune, répondis-je, et pas constamment les mêmes.

— Vous serait-l’agréable de me voir demain ?

— Certainement, tous les jours.

— Demain, la chose ne sera pas possible, j’ai trop à faire ; mais le jour d’après, si cela vous convient. Maintenant vous pouvez partir et emporter avec vous ces six pots de vin de bananes ; mes gens s’occuperont demain à vous procurer des aliments.

21 févr. — Dans la matinée, sous une pluie battante, des pages nous amènent vingt vaches et dix chèvres ; ils sont porteurs d’un message verbal, par lequel le roi me témoigne, en style métaphorique, la satisfaction qu’il a éprouvée à me voir ; il espère que je voudrai bien accepter « ces quelques poulets » d’ici à ce qu’il puisse m’en envoyer d’autres. Maula et N’yamgundu, sur qui doit rejaillir une partie de la faveur accordée à l’hôte qu’ils ont amené, me félicitent à perte de vue sur les bonnes chances que me garantit la protection de leur roi. La pluie qui tombe est considérée à la cour comme d’un bon augure et le monarque, assure-t-on, ne se connaît plus de joie. Toujours pressé de l’entretenir au sujet de Petherick et de Grant, je lui détache aussitôt les deux vouakungu pour le remercier de son présent et lui demander une entrevue dans le plus bref délai possible. Arrêtée au passage par les prescriptions inflexibles du cérémonial qu’affectent ces monarques sauvages, — aussi rigoureux sous ce rapport que les empereurs d’Orient, — ma requête n’a pu parvenir jusqu’à Mtésa. J’ai su qu’il avait employé la journée à recevoir le tribut du Suwarora. Ce tribut, comme on sait, se composait de fil d’archal, et le roi s’est enquis des moyens par lesquels Suwarora s’est procuré cette sorte de marchandise, fabriquée exclusivement par les hommes de race blanche. « Il fallait qu’il me l’eût dérobée, à moi ou à tout autre, et c’était par ces pratiques abusives qu’on empêchait les visiteurs d’arriver jusqu’à Mtésa. » L’officier chargé des présents a répondu : « que Suwarora ne voyait pas la nécessité de traiter avec égard les hommes de race blanche, attendu que c’étaient des sorciers qui, au lieu de dormir la nuit sous un toit, s’envolaient la cime des montagnes, pour s’y livrer aux enchantements les plus abominables. »

À ceci, le prince a répliqué avec un sans-gêne tout à fait africain : « Vous mentez ; je ne puis rien découvrir de mauvais dans les procédés de cet homme blanc ; si c’eût été un méchant, Rumanika ne nous l’aurait pas adressé. »

Le soir, déjà couché, on m’est venu demander de la part du roi de lui prêter un fusil pour compléter la demi-douzaine, avec ceux que je lui ai donnés. Il sollicite ceci au nom de notre amitié, voulant, le lendemain, faire une tournée chez ses parents. Au lieu d’un fusil, je lui en fais tenir trois, car je crois comprendre que je ne perdrai rien à me montrer généreux.

22 févr. — Le roi est allé chez tous les membres de sa famille étaler les magnifiques cadeaux qu’il a reçus de « l’homme blanc. » Ceci prouve, selon lui, que les Esprits l’ont en faveur singulière, attendu qu’aucun de ses ancêtres n’a joui de priviléges pareils, et par là se trouvent établis ses droits légitimes sur le trône de l’Ouganda. Vers minuit, les trois fusils m’ont été rapportés, et la promptitude, la loyauté du jeune prince m’ont tellement charmé que je l’ai prié de vouloir bien les accepter de moi.

23 févr. — Les pages de Mtésa sont venus vers midi m’inviter à me rendre au palais. J’y suis effectivement allé avec une garde d’honneur et mon siége ; mais il m’a fallu attendre près de trois heures, avec le commandant en chef et d’autres grands officiers, que Sa Majesté fût prête à me recevoir. Pour charmer nos loisirs, nous avions les musiciens Vouasoga, dont les harpes étaient accompagnées par le son de l’harmonie. Cependant un petit page, pliant presque sous un faix d’herbes, est venu me trouver et m’a dit : « Le roi compte bien que vous ne vous formaliserez pas, si on vous demande de prendre ceci pour vous asseoir devant lui ; personne dans l’Ouganda, même les fonctionnaires les plus élevés, n’a jamais la permission de se placer sur quoi que ce soit au-dessus du sol ; personne, si ce n’est le roi, ne peut s’asseoir sur du foin comme celui-ci ; son trône même n’est pas fait d’autre chose. S’il a souffert le premier jour que vous vous servissiez de votre siége habituel, c’était uniquement pour apaiser la colère où il vous voyait. »

Dès que j’eus consenti, moyennant les égards qui m’étaient ainsi témoignés, à me conformer aux usages du pays, je fus introduit sans plus de retard. La cour offrait le même aspect qu’au jour de la première entrevue, si ce n’est que les vouakungu accroupis s’y trouvaient beaucoup moins nombreux, et qu’au lieu de sa douzaine d’anneaux en bronze et en cuivre, le prince portait tout simplement mon anneau d’or au troisième doigt. La journée semblait d’ailleurs consacrée aux affaires ; car, outre les grands officiers, on voyait paraître à chaque instant et défiler sous les yeux du monarque des lots de femmes, de vaches, de chèvres, de volailles, produit de diverses confiscations ; des paniers de poissons, des antilopes en cage, des porcs-épics, des rats d’espèce particulière pris et apportés par les garde-chasse de la couronne. Les tisserands arrivaient avec leurs mbugu, les magiciens avec leurs terres de couleur et leurs baguettes charmées ; mais, sur ces entrefaites, il se mit à pleuvoir, les courtisans se dispersèrent, et il ne me resta plus qu’à me promener çà et là sous mon parapluie, non sans quelque rancune contre cet hôte orgueilleux qui ne songeait même pas à m’offrir l’abri de sa hutte.

Lorsque, l’orage dissipé, nous nous rassemblâmes de nouveau, je le trouvai siégeant comme naguère ; mais cette fois, il avait devant lui la tête d’un taureau noir, à côté de laquelle gisait une des cornes, abattue d’un coup de masse. Quatre vaches en liberté circulaient autour de l’assistance. Je fus requis de les tuer en aussi peu de temps qu’il me serait possible ; mais, n’ayant pas de balles pour mon fusil, il me fallut emprunter à Mtésa le revolver dont je lui avais fait présent et, en quelques secondes, les vaches étaient par terre ; la dernière pourtant, que j’avais seulement blessée du premier coup, fit mine de se jeter sur moi, et je dus l’achever avec la cinquième balle du revolver, — haut fait merveilleux, qui me valut de bruyants applaudissements, et à la suite duquel les quatre animaux tués furent donnés à mes gens.

Le roi se mit ensuite à charger de ses propres mains une des carabines que je lui avais données et, la remettant tout armée à un page, lui enjoignit « d’aller tuer un homme dans l’autre cour. » Le marmot partit, nous entendîmes la détonation, et nous le vîmes revenir presque aussitôt avec la même grimace de satisfaction, le même air de malice heureuse que s’il eût déniché un oiseau, trouvé une truite au bout de sa ligne, bref, exécuté quelqu’un de ces tours d’adresse dont les enfants firent si volontiers vanité.

« Et vous vous en êtes bien acquitté ? lui dit le roi.

— À merveille ! » repartit l’apprenti bourreau.

Il ne mentait pas, bien certainement ; son maître n’entendait pas, raillerie. Mais l’incident ne parut intéresser personne ; aucun des assistants ne me dit et ne semblait désirer savoir quel individu avait reçu la mort des mains de ce petit drôle.


X


La cour de’Ouganda (suite). — La reine mère.

Comme on a déjà pu le remarquer souvent par ce qui précède, et comme on pourra le remarquer souvent encore dans la suite de ce récit, le temps n’est compté pour rien dans les préoccupations des monarques africains. Il me fallut bien des jours de diplomatie et de luttes contre l’étiquette avant que j’eusse obtenu de Mtésa un officier de l’Ouganda et un guide du Kidi pour accompagner Mabruki et Bilal, deux de mes gens, chargés des lettres et des cartes géographiques que j’adressais à Petherick ; ils emportèrent aussi une charge de verroteries pour défrayer leur voyage, et reçurent les ordres les plus stricts de suivre autant que possible le cours du Nil. Aussitôt après les avoir mis en route, je me suis rendu chez le roi pour régler avec lui certains arrangements relatifs à Grant et aussi pour me plaindre de ma résidence actuelle, qui n’est ni commode ni salubre, ni en rapport avec mon rang, très-supérieur à celui des marchands arabes pour lesquels elle a été construite. Une fois logé comme Je devrais l’être, dans le voisinage plus immédiat du palais, j’ai manifesté l’espoir que les dignitaires de la cour n’auraient plus honte de me rendre visite. Quand il ne sait que dire, le roi se renferme dans un silence provoquant. Au lieu de répondre à mon pressant appel il s’est livré d’abord à une dissertation géographique et m’a conseillé ensuite d’aller voir sa mère, la n’yamasoré, dans son palais de Masorisori (vulgairement appelé Soli Soli), car elle a besoin d’une médecine. J’ai de plus été prévenu pour l’avenir que, selon l’étiquette de l’Ouganda, je ne devais jamais manquer de visiter le roi deux jours de suite et de consacrer le troisième à sa mère. Ce sont là leurs priviléges respectifs.

Antilope n’samma, des bords du N’yanza (Ouganda).

Jusqu’à présent, les lois du pays m’avaient interdit d’aller voir personne, si ce n’est le roi lui-même. Je n’avais eu occasion de mettre qui que ce fût dans mes intérêts par des générosités bien entendues ; nulle visite ne m’arrivait si ce n’est celle des pages à cocardes, et par ordre exprès du souverain ; personne enfin n’était autorisé à me vendre des provisions, de telle sorte que mes gens en étaient réduits pour se nourrir, tantôt à mettre au pillage tels ou tels jardins que leur désignaient les officiers du roi, tantôt à s’emparer du pombé ou des bananes apportées par les Vouaganda qu’ils rencontraient sur la route du palais. Ce système particulier de « non intervention, » un des traits de la politique royale, avait pour but de réserver au souverain le monopole de l’exploitation à pratiquer sur ses hôtes.

Pour donner à ma première visite chez la reine mère toute la solennité requise, je pris avec moi, outre ma pharmacie portative, une offrande composée de huit bracelets de bronze et cuivre, trente grosses perles « œufs de pigeon » de couleur bleue, un paquet de menues verroteries et seize coudées d’indienne. J’emmenai aussi ma petite garde d’honneur, sans oublier mon trône de foin royal. Le palais où je me rendais est à un mille et demi par delà celui du monarque ; mais la grande route m’était interdite, vu qu’il est regardé comme incivil de passer devant la porte de ce dernier sans entrer chez lui. Aussi, faisant le tour des jardins extérieurs et des faubourgs de Bandawarogo, je débouchai sur le chemin public, presque en face la résidence de S. M. douairière, ou se trouvaient reproduites, sur une moindre échelle, les dispositions intérieures du Louvre de Mtésa. Un grand espace séparait la demeure de la reine de celle de son kamraviona ou commandant en chef ; les enclos extérieurs et les diverses cours avaient de même, pour palissades, un clayonnage d’herbe à tigre ; les huttes n’étaient ni aussi nombreuses, ni aussi grandes que chez le roi, mais on les avait construites sur le même modèle. Des gardes veillaient aux portes, garnies de grosses cloches d’alarme, et les officiers de service occupaient avec les musiciens les salles de réception. Toutes les autres huttes étaient remplies de femmes. On me fit asseoir, dès mon entrée, dans une hutte servant d’antichambre, mais je n’y restai pas longtemps ; car la reine, prévenue, était prête à me recevoir et, plus affable que son fils, elle me gardait, au lieu d’un accueil d’apparat, un lever de simple distraction. Aussitôt qu’on eut poussé la porte devant moi, je m’avançai vers la « hutte du trône, » chapeau bas, il est vrai, mais à l’ombre de mon parasol toujours ouvert, et je ne m’arrêtai que pour m’asseoir en face de Sa Majesté sur l’espèce de « pouf » tout à fait rustique dont j’avais été gratifié par son fils.

L’auge au pombé. — Manière de se rafraîchir à la cour de l’Ouganda. — Dessin de Émile Bayard.

Arrivée à la pleine maturité de l’âge et de l’embonpoint[5], simplement vêtue de mbugu, assise à terre sur un tapis, le coude nonchalamment appuyé sur un coussin revêtu de la même étoffe, elle avait pour tout ornement un collier d’abrus et un fichu de mbugu roulé autour de la tête. Un miroir à compartiments, fatigué par un fréquent usage, était ouvert à côté d’elle. Devant l’entrée de la hutte, une longue tige de fer, en forme de broche, portant à son extrémité supérieure une coupe remplie de poudre magique, dominait quelques autres talismans du même genre ; à l’intérieur, quatre sorcières mabandwa (exorcistes femelles) dans le costume le plus fantastique, et un grand nombre de femmes se pressaient autour de leur maîtresse. Nous demeurâmes quelque temps à distance l’un de l’autre, échangeant des regards curieux ; puis on renvoya l’assistance féminine et, comme pour varier le tableau, un orchestre fut introduit ainsi qu’une foule de vouakungu appelés à faire leur cour. Je fus invité à m’approcher et à m’asseoir devant la reine, dans l’intérieur de la hutte. Le meilleur pombé de l’Ouganda circula de mains en mains, sablé d’abord par la reine, puis par moi et enfin par les grands officiers, chacun à son tour. La n’yamasoré se mit ensuite à fumer sa pipe et me pria d’en faire autant. Le signal fut donné aux musiciens, qui, vêtus de leurs peaux de chèvres à longs poils, commencèrent immédiatement leurs danses d’ours. On battit consécutivement plusieurs tambours, et je fus questionné sur le point de savoir si je reconnaissais leurs différents tons.

La reine, dont l’humeur était joyeuse, se leva tout à coup et, me laissant sur mon siége, passa dans une hutte voisine, où elle changea son mbugu contre un déolé. Après quoi, elle revint s’étaler à notre admiration et, lorsqu’elle eut assez joui de l’effet qu’elle était certaine d’avoir produit, fit pour la seconde fois évacuer la salle du trône, où il ne resta que trois ou quatre vouakungu plus particulièrement admis dans son intimité. Elle prit alors un petit faisceau de bâtonnets fort proprement arrangés et, mettant à part trois d’entre eux, elle me déclara que j’aurais à la guérir de trois différentes maladies :

« Ce premier bâton, disait-elle, représente mon estomac, dont je souffre beaucoup ; le second que voici est mon foie qui m’envoie de tous côtés dans le corps des douleurs lancinantes ; et ce troisième est mon cœur, auquel je dois chaque nuit des rêves fâcheux, à propos de Sunna, mon défunt mari. »

Je répondis d’abord que les rêves et les insomnies dont elle se plaignait, lui étaient communs avec la plupart des veuves, et ne dissiperaient que dans le cas où Sa Majesté se résignerait à contracter un second hymen. Quant à ses souffrances physiques, il me fallait, avant que je pusse risquer la moindre prescription, regarder sa langue, tâter son pouls et peut-être même, au besoin, poser mes mains sur ses augustes flancs. Les vouakungu se récrièrent à ces derniers mots : « Ceci, disaient-ils, ne peut se faire qu’avec l’autorisation du roi. » Mais la n’yamasoré, se soulevant sur son trône, rejeta de bien haut l’idée de consulter « un pareil jouvenceau », et se soumit d’avance à l’examen nécessaire.

J’exhibai alors deux pilules dont je laissai goûter la poudre aux vouakungu pour les rassurer contre les sortiléges du docteur, et je prescrivis à la malade de les avaler le soir, en lui recommandant de se priver de nourriture et de pombé jusqu’à nouvelle consultation. Je constatais avec grand plaisir les progrès de mon influence sur elle, influence qui devait s’étendre indirectement jusqu’au jeune roi, et je l’entendis avec satisfaction me dire que « tout en moi lui avait plu, sauf l’interdiction de sa liqueur favorite. »

La présentation des cadeaux eut ensuite lieu avec les formalités accoutumées : « Jamais, disait-elle naïvement on ne lui avait donné de trésors pareils » et ses officiers, d’une voix enthousiaste, la proclamaient « la plus heureuse des reines. » En retour, obéissant à un instinct de reconnaissance qui lui faisait honneur, elle me pria d’accepter un de ces longs tubes artistement travaillés qui servent à pomper la bière du pays ; et tout le monde reconnut dans ce présent purement honorifique la plus haute marque de distinction qui pût m’être conférée.

Ceci ne lui suffisait pas ; elle me força, malgré ma résistance, de choisir un certain nombre de sambo ou anneaux de poil de girafe, tressés avec de menus fils de fer ou de cuivre et qu’on porte autour de la cheville. Toutes ces libéralités furent couronnées par le don de plusieurs cruches de pombé, d’une vache et d’un paquet de poissons séchés appartenant à l’espèce particulière que mes gens désignent sous le nom de samaki-kambari. Cette affaire réglée, elle me pria de lui montrer mes dessins, et ils la divertirent tellement, qu’elle convoqua aussitôt ses sorcières et le reste de ses femmes pour leur faire partager le plaisir qu’elle prenait ainsi. Nous échangeâmes alors de chaleureux compliments, qui aboutirent à un minutieux examen tant de mes bagues que du contenu de mes poches et de ma montre surtout, que la reine appelait lubari — expression équivalente à celles de temple, idole ou talisman[6]. Elle me répétait à chaque instant qu’elle « n’avait pas assez de moi, qu’il faudrait revenir dans deux jours, que je lui plaisais beaucoup — excessivement, — au delà de ce qu’elle pourrait dire — mais, que la journée étant finie, j’étais libre de me retirer. » Sur cet adieu bizarre, elle se leva et me laissa seul avec mes gens.

Le kambari, poisson de l’Ouganda.

28 févr. — Je ne songeais plus qu’à obtenir une hutte à l’intérieur du palais, aussi bien dans l’intérêt de ma dignité personnelle et de mon influence à la cour, que pour être à même d’étudier de plus près les mœurs et les coutumes de ce peuple étrange. Aussi n’étais-je pas fâché de me voir convoqué par le monarque à des audiences presque quotidiennes, cet empressement de bon augure pouvant me fournir l’occasion de revendiquer le privilége auquel j’aspirais.

C’est ainsi que ce matin, au lieu de me rendre à l’appel de ses pages, je lui envoyai Bombay et quelques-uns de mes hommes, alléguant que « malgré mon désir de le voir tous les jours, je ne saurais m’exposer si souvent aux rayons du soleil. Dans les autres pays par moi traversés, on m’avait reconnu le droit d’habiter un palais égal à celui du roi ; me traiter différemment, c’était me témoigner un certain mépris. Si j’insistais, d’ailleurs, pour qu’une demeure me fût assignée l’intérieur de l’enclos royal, c’est que je désirais me trouver le plus fréquemment possible auprès de Sa Majesté, l’entretenir à toute heure du jour et lui expliquer en détail l’usage des divers objets que je lui avais offerts. » D’après ce que me dit Bombay, le roi comprend à merveille les motifs de mon humble requête. « Il n’eût pas mieux demandé, assurait-il, que de garder sans cesse auprès de lui le Bana (on sait que j’étais désigné sous ce titre) ; mais ses huttes étaient remplies de femmes, ce qui rendait la chose impossible. Si cependant le Bana voulait prendre patience, on lui élèverait, aux environs, une habitation spéciale, honneur qui n’avait été fait à aucun des hôtes précédents. » Puis, changeant de sujet et passant la revue de mes hommes, il s’éprit tellement de leurs petits fez rouges, qu’il m’envoya ses pages pour m’en demander un échantillon. Je leur en remis plusieurs, ce qui le fit se confondre en témoignages de reconnaissance pour mes généreux procédés et consulter Bombay, séance tenante, sur ce qu’il pourrait m’offrir de plus agréable en échange de ce présent. Mon Indou, stylé d’avance, répondit « que le Bana, grand personnage dans son pays, ne recherchait aucun des profits que donne le commerce de l’ivoire et des esclaves ; tout au plus pourrait-on lui faire accepter une lance, un bouclier, un tambour, objets sans valeur en eux-mêmes, qu’il rapporterait chez lui comme un échantillon des manufactures de l’Ouganda et comme un souvenir agréable de sa visite.

— Si c’est la tout ce qu’il désire, a répondu Mtésa, j’espère combler ses vœux, car je lui donnerai les deux lances avec lesquelles j’ai conquis tout le pays, et dont l’une, en cette occasion, perça trois hommes du même coup… Maintenant, poursuivit-il, dois-je croire que le Bana, comme on l’assure, a grande envie de chasser avec moi ? »

Bombay a répliqué affirmativement, non sans exalter mes prouesses cynégétiques et sans insinuer à Sa Majesté que je serais heureux de lui donner quelques leçons.

Le roi, de plus en plus satisfait, a promu N’yamgundu et Maula au grade de centurion « pour lui avoir amené un visiteur tel que moi. » Aussi, dès qu’ils en ont eu le loisir, sont-ils venus me trouver tous les deux pour me raconter leur bonne fortune, prosternés à mes pieds et n’yanzigeant à qui mieux mieux. Ils suppliaient en outre ma Grandeur de leur prêter quelques vaches, qu’ils offriraient au roi pour reconnaître la faveur dont ils étaient l’objet. Je leur répondis « que mes vaches venaient toutes du roi, et qu’il n’était pas dans nos usages, à nous autres hommes blancs, de donner d’une main ce que nous avons reçu de l’autre. Cependant, comme l’honneur de leur avancement rejaillissait en quelque sorte sur moi, je mettais à la disposition de chacun d’eux un bracelet de fil d’archal pour rendre leur salaam digne de la circonstance. »

C’était tout ce qu’ils souhaitaient ; ils se sont grisés tout aussitôt, et nous ont donné une sérénade aux tambours qui a duré toute la journée. Le soir, à ma grande surprise, j’ai reçu du commandant en chef, avec force compliments, une matrone Mganda, destinée, me dit-il. à « porter mon eau. » Il ajoute, par manière de post-scriptum, que si je ne la trouve pas assez jolie, je pourrai choisir parmi une dizaine d’autres de « toutes couleurs, » y comprises des Vouahuma, qui attendent mes ordres dans son palais.

N’ayant pas prévu cette agréable addition au personnel de mon camp, je me suis senti, je l’avoue, dans un certain embarras. Refuser d’emblée eût été trop désobligeant ; aussi gardai-je provisoirement la belle, me promettant de la renvoyer le lendemain matin avec un collier de perles bleues comme fiche de consolation ; mais elle m’a tiré d’inquiétude en s’échappant cette nuit, ce qui n’étonne nullement Bombay, attendu qu’elle provenait sans doute de quelque domaine confisqué par le prince, et n’était pas en peine de trouver un protecteur.

14 mars. — Après toutes les vaines démarches que j’ai faites pour obtenir une résidence plus convenable, je viens enfin d’y réussir, grâce à un judicieux emploi de cette corruption administrative qui fleurit, paraît-il, dans tous les pays, mais que je n’avais pu employer encore sous les yeux et le contrôle de cette cour jalouse. Quinze pintes de rassades mêlées, vingt grosses perles bleues et cinq bracelets de cuivre, envoyés au commandant en chef comme gage d’amitié, ont mis à ma disposition l’influence de ce haut fonctionnaire. Aussi m’a-t-on assigné presque aussitôt un groupe de huttes situées dans un grand jardin de bananiers, sur le penchant d’une colline, et donnant sur la grande route qu’elles dominent. Aucuns visiteurs, à l’exception des ambassadeurs Vouahinda, n’a encore occupé cette résidence tout à fait aristocratique. De là j’ai vue sur le palais ; la musique qu’on y fait arrive à mes oreilles ; je vois entrer et sortir les foules qui affluent de tous côtés vers le séjour royal. Aussi n’ai-je pas retardé d’une minute mon installation, réservant pour moi la meilleure hutte, distribuant les autres à mes trois officiers, et enjoignant à mes hommes de se construire un double rang de baraques, qui formeront une avenue de nos huttes au grand chemin. Reste à bâtir, pour me conformer aux lois somptuaires de l’Ouganda, l’annexe destinée aux réunions d’amis et aux réceptions officielles. Sous ce rapport, cette race de nègres pourrait donner l’exemple aux autres.

17 mars. — Je me suis rendu ce matin chez le kamraviona. Pour s’attester à lui-même son importance, il n’a pas craint de me faire faire antichambre avant de m’admettre dans une cour intérieure ou je l’ai trouvé assis avec quelques « anciens, » tandis que les ménestrels Vonasaga célébraient par leurs chants, en s’accompagnant de leurs petites harpes, et la grandeur du monarque et la venue du noble étranger, ses beaux habits, sa magnificence, etc., etc. Le jeune chef, — beau garçon, d’ailleurs, et qui n’a pas vingt ans, — affecta d’abord de ne pas lever la tête à mon approche ; puis en me priant de m’asseoir, et même en s’informant de ma santé, il semblait vouloir exprimer par son accent une sorte de condescendance hautaine et de lassitude distraite. Cependant cette mauvaise plaisanterie ne se prolongea pas au delà de quelques minutes, et son attitude fut tout autre dès que j’eus pris la parole pour témoigner le désir d’être présenté à tous les assistants. Parmi eux étaient un certain Mgéma, vieillard d’un aspect majestueux, qui avait eu jadis l’honneur de prêter ses épaules au feu roi Sunna, dont il était le Bucépale attitré ; Mpungu, jadis cuisinier de Sunna, et qui tient également à la cour un rang élevé ; puis Usungu et Kunza, deux bourreaux très-bien placés et possédant toute la confiance du roi ; finalement Jumba et Natiga, qui font remonter leur généalogie au temps des premiers rois de l’Ouganda. À mesure que je prenais note de leurs différents noms, je les voyais se réjouir d’être inscrits ainsi sur mes tablettes. Kunza, l’un des deux bourreaux, sollicita de moi, comme une grande faveur, que je voulusse bien plaider la cause de son fils auprès du roi, et faire révoquer un arrêt de mort prononcé dernièrement contre ce pauvre diable. J’ai cru devoir tout d’abord, dans l’intérêt de ma dignité, soulever quelques objections, basées sur ce « qu’un homme tel que moi ne peut s’exposer à la chance d’un refus. » Mais sur les assurances du kamraviona, « que je ne risquais rien de pareil, » opinion que partageaient tous les assistants, je répondis que j’aurais grand plaisir à intercéder pour lui, et le vieillard me serra la main dans un véritable transport de joie.

Les « fidèles » des capitaines Speke et Grant. — D’après une photographie.

En conséquence, étant allé le sur lendemain, dans l’après-midi, faire visite au roi, chez lequel le signal de mon arrivée a fait aussitôt affluer une foule de courtisans, et Kunza, le vieux bourreau, se trouvant parmi eux, j’ai demandé au roi le pardon de son fils.

« Eh quoi, s’est écrié Mtésa tout surpris, est-il bien possible que le Bana sollicite une pareille faveur ? »

Ceci lui étant confirmé, il a donné l’ordre de mise en liberté, au milieu des rires de l’assistance tout entière, moins toutefois le pauvre vieillard, qui, tout ému, les yeux pleins de larmes, est venu tomber à mes pieds pour me témoigner sa reconnaissance. Le roi, que cet incident venait de mettre en belle humeur, m’emmena peu après au milieu d’une trentaine de frères qu’il a et qui vivent autour de lui dans une espèce de demi-captivité, sous le rigoureux contrôle d’un officier spécialement chargé d’empêcher toute intrigue. Les uns sont adultes, les autres encore enfants. Il en est qui portent des menottes, il en est qui sont à peu près prisonniers sur parole. Tous me voyaient pour la première fois, et j’étais signalé d’avance à leur admiration curieuse. Aussi, dans les intervalles du concert qu’ils exécutaient eux-mêmes pour nous distraire, il a fallu leur montrer mes cheveux, ôter mes souliers, qu’ils ont inspecté minutieusement, retrousser mes pantalons pour les convaincre que la peau de mon corps était blanche comme celle de mon visage. Sur ces entrefaites, Bomhay apparut, chargé de bananes, et venant me rendre compte d’une mission relative à l’approvisionnement de notre camp. Son arrivée, opportune s’il en fut, a provoqué les questions du roi, et j’ai pu m’assurer, témoin de sa surprise indignée, qu’il avait ignoré jusqu’alors la situation difficile que nous faisait journellement la question des vivres.

« Il m’est arrivé, s’écria-t-il, de faire tuer jusqu’à cent vouakungu dans la même journée ; je suis tout prêt à recommencer, s’ils ne prennent pas mieux soin de nourrir mes hôtes, car je sais comment on guérit la désobéissance. »

24 mars. — Visite au palais sur invitation formelle. J’y trouve le monarque entouré de ses femmes et vêtu à l’Européenne, avec des pantalons que la veille il m’avait empruntés tout exprès. Dieu sait comme lui va ce costume qui lui inspire un orgueil extraordinaire. Le pantalon est trop court, les manches de la veste sont également trop courtes ; les pieds et les mains de ce géant nègre se projettent au dehors de ses vêtements comme font les extrémités de ces quadrumanes qu’on voit gambader sur la vielle de nos musiciens nomades ; d’un autre côté, l’espèce de crête de coq qui se hérisse sur sa tête gêne singulièrement l’installation du fez appelé dans cette occasion à lui servir de couronne.

On fit ensuite défiler devant nous une vingtaine de demoiselles dans le costume de notre mère Ève, chacune portant, en guise de feuille de figuier, un très-insuffisant tablier de mbugu. Toutes filles de vouakungu, toutes frottées de graisse et reluisantes comme des miroirs, elles allaient prendre place dans le harem, tandis que leurs pères, se roulant aux pieds du roi, manifestaient par des n’yanzig insensés, leur reconnaissance et leur bonheur. Cette procession cythéréenne au milieu de mes gens, dont pas un n’osait lever la tête pour la regarder, me parut d’un effet si plaisant, que je partis d’un éclat de rire, et Mtésa, que mon hilarité gagnait, y répondit à l’instant de la manière la plus bruyante ; mais nous n’en restâmes pas là, car les pages, cédant pour une fois à leur instinct naturel, se mirent à éclater aussi ; mes gens pouffaient en dessous presque malgré eux ; et les femmes elles-mêmes, portant les deux mains à leur bouche afin de n’être pas aperçues, s’associaient à cette gaieté contagieuse. Une vieille matrone, grave et posée, se leva pourtant de l’endroit où elle était accroupie, et son impérieux « par file à gauche, en avant ! » mit fin à cette scène grotesque.

Grotesque, ai-je dit ; mais dans ce milieu d’esclavage sans limites et de despotisme sans frein, le sort de ces femmes tourne souvent au tragique. Voici déjà quelque temps que j’habite l’enceinte de la demeure royale, et que, par conséquent, les usages de la cour ne sont plus pour moi lettre close. Me croira-t-on cependant si j’affirme que, depuis mon changement de résidence, il ne s’est pas passé de jour où je n’aie vu conduire à la mort quelquefois une, quelquefois deux et jusqu’à trois ou quatre de ces malheureuses femmes qui composent le harem de Mtésa ? Une corde roulée autour du poignet, traînées ou tirées par le garde du corps qui les conduit à l’abattoir, ces pauvres créatures, les yeux pleins de larmes, poussent des gémissements à fendre le cœur : « Hai, minangé (ô mon seigneur), mkama ! (mon roi !) hai n’yawio ! (ô ma mère !) ; et malgré ces appels déchirants à la pitié publique, pas une main ne se lève pour les arracher au bourreau, bien qu’on entende çà et là quelque spectateur préconiser à voix basse la beauté de ces jeunes victimes sacrifiées à je ne sais quelle superstition ou quelle vengeance.

Femmes du palais de S. M. Mtésa conduites au supplice. — Dessin de Godefroy Durand.

Aucune cérémonie n’accompagne les mariages dans l’Ouganda. Quand un Mkungu dont la fille est jolie a commis quelque faute, il peut céder cette fille au roi pour éviter d’être puni ; que quelque souverain du voisinage ait une fille assez bien douée pour que le roi de l’Ouganda la désire, il devra la livrer à titre de tribut. Les Ouakungu reçoivent leurs femmes de la main du monarque, selon leurs mérites ; et ces femmes sont ou des captives faites en guerre, ou des épouses d’officiers récalcitrants. Cependant la femme, en général, ne constitue pas ici une véritable propriété, bien que des pères échangent souvent leurs filles et que des maris vendent comme esclaves, livrent à la flagellation ou aux travaux les plus serviles les épouses dont la conduite laisse à désirer.

Le 29 mars, étant allé faire une visite à Congow, chef militaire qui revenait d’une expédition dans la direction du nord, le long du Bahr-el-Abiad, il me reçoit au milieu de ses femmes, bien plus nombreuses que belles. Ma visite paraît lui faire grand plaisir. Il me montre ses huttes qui forment un groupe considérable, ses jardins admirablement tenus, et, revenant à ses femmes, qu’il dépouille l’une après l’autre jusqu’à la ceinture, il désire savoir ce que j’en pense. Au lieu de répondre à cette question embarrassante, je lui demande à quoi lui sert d’en avoir un si grand nombre.

« À rien, me réplique-t-il aussitôt. Le roi nous les attribue pour soutenir notre rang… Il lui arrive parfois de nous en donner cent à la fois, et tout refus est impossible… Nous sommes libres seulement de faire d’elles, à notre gré, soit des épouses, soit des domestiques. »

Ma visite à peine achevée, je reçus ordre d’aller avec tous mes vouanguana et tous mes fusils rejoindre le roi qui était à la chasse. Je le trouvai à la tête d’un nombreux état-major, femmes, officiers et pages, dans un jardin de bananiers, où il guettait assidûment le passage des oiseaux, tandis que ses musiciens s’épuisaient à le distraire. Il avait ajouté un turban à son costume anglais, et se plaignait que l’éclat du soleil lui fît mal aux yeux — manière indirecte de me demander un chapeau de feutre mou, à larges bords, pareil à celui dont j’étais coiffé.

Soudain, comme si cette idée venait de peindre dans son cerveau : « Où donc, s’écria-t-il, a-t-on logé mon ami le Bana ? Je veux qu’on m’y conduise sur l’heure. »

À peine ces mots prononcés, vouakungu, femmes et le reste se précipitèrent d’un même élan, à travers tous les obstacles, dans la direction de ma hutte. Parmi les gens qui couraient ainsi pêle-mêle, si quelqu’un n’avançait pas assez vite, entravé par les moissons dont les champs étaient couverts — que ce fût le kamraviona ou un simple page, peu importe — il recevait dans les reins un bon coup de poing, capable au besoin de le renverser par terre ; mais loin de s’en inquiéter, et regardant comme une faveur cette bourrade royale, ils accompagnaient de quelques n’yanzig leur trot devenu plus rapide. En les traitant comme autant de chiens, on eût dit que Mtésa les élevait dans leur propre estime.

Arrivé chez moi, le prince ôta son turban de même que j’ôtais mon chapeau, et prit place sur mon tabouret. Les femmes, de prime abord, reçurent ordre de s’accroupir en dehors de la hutte. On leur permit cependant, à la longue, de venir contempler le Bana dans son antre, et je leur offris deux sacs de verroteries, présent que l’étiquette rendait indispensable, et d’autant plus impérieusement exigé que personne, parmi mes hôtes, ne voulait jusques-là boire dans ma coupe.

Le roi, se levant bientôt et vagabondant çà et là selon les inspirations de sa capricieuse curiosité, arriva près d’un grand arbre ou la veille un marabou femelle avait été tué. Un de ses petits vivait encore dans le nid maternel. Faute de plomb, il fallait le tirer à balles ; mais le prince, soigneux de sa renommée, me pria de faire feu en même temps que lui. À la première décharge mon coup frappa seulement la branche sur laquelle le nid était posé ; à la seconde, la balle traversa le nid sans atteindre l’oiseau ; j’empruntai alors au roi son rifle Whitworth, à la sous-garde duquel on avait fixé une petite baguette magique, destinée sans doute à rectifier la direction du coup. Cette fois je cassai une des pattes de la bête et l’envoyai à moitié hors du nid. Montrant alors au roi le petit talisman que j’avais remarqué : « Voici, lui dis-je en plaisantant, voici pourquoi la balle a si bien porté. »

Mais loin de rire avec moi de sa propre absurdité, il prit la chose au grand sérieux et se mit à commenter avec ses hommes la puissance infaillible du talisman. Pendant qu’il discourait ainsi, je pris un autre fusil et j’abattis l’oiseau, cette fois pour tout de bon, au milieu des woh ! woh ! du roi, qui sautait en battant des mains, et répétait à chaque instant : Bana ! bana ! tandis que les tambours battaient et que l’assistance faisait chorus. Comme il me demandait de tuer un autre mundo, sans pouvoir m’indiquer où nous le trouverions, je lui conseillai d’envoyer chercher son télescope, dont il n’avait pas encore eu l’occasion de se servir. On juge de son étonnement :

« Je comprends enfin, dit-il à ses vouakungu, l’usage de cet instrument que je tenais enfermé au palais. Sur cet arbre là-bas, je puis distinguer trois vautours. À sa droite est une hutte, et à l’intérieur du portail se tient une femme assise. Tout autour paissent des chèvres ; je les vois aussi grandes, aussi distinctes que si j’étais auprès d’elles. »

Peu après ce changement de résidence, je fus témoin, pour la première fois, de la manière dont le roi procède quand il rassemble son armée. Toutes les grandes routes sont encombrées de guerriers vouaganda : peints de diverses couleurs, ceints autour du front de feuilles de bananiers, autour des reins de petites peaux de chèvre, ils portent le bouclier, brandissent la lance et chantent le Tamburé, marche dont le refrain ramène incessamment le mot mkavia, qui signifie monarque. Au dire de Bombay, ils surpassent en nombre les troupes et les bandits enrôlés par notre ami le sultan Majid, quand Sayid-Swéni menaçait de l’attaquer dans Zanzibar ; nulle part Bombay n’a vu d’armée aussi considérable. Mtésa, qui s’était rendu au palais de la reine-mère, changea, par respect pour elle, son costume européen contre une peau de chevreau, et, nous laissant dehors, entra pour faire sa visite. Pendant ce temps, le colonel Congow, revêtu de son uniforme le plus complet, arrivait sur la place avec son régiment aligné pour la revue. Le roi, instruit de l’approche des troupes, sortit avec lance et bouclier, et précédé par son héron favori ; puis il se tint debout, ses armes à la main, près de l’entrée du palais, au milieu de son état-major accroupi en rond, autour de l’oiseau vénéré. En face de nous s’étendait la vaste place bordée par les demeures de la reine et du kamraviona. Le régiment, comprenant environ trois compagnies de deux cents hommes chacune, reçut l’ordre de se porter au pas de course, sur une seule file, de la gauche du champ de manœuvre à l’extrémité opposée, pour s’y reformer aussitôt.

Le colonel Congow et son régiment, passés en revue par le roi Mtésa. — Dessin de Émile Bayard.

L’imagination n’invente rien d’aussi sauvage et d’aussi fantastique que le spectacle que j’eus alors sous les yeux : des hommes presque nus, recouverts seulement de peaux de chèvre ou de bêtes félines attachées à la ceinture, barbouillés de couleurs, chacun selon sa fantaisie, les uns ayant la moitié du corps colorée en rouge, les autres en noir, les autres en bleu, mêlés sans ordre, et de façon à produire les contrastes les plus violents. Chaque guerrier avait les mêmes armes : deux lances et un bouclier qu’il tenait comme dans la bataille, et tous s’avançaient de la sorte sur trois lignes séparées par une distance de quinze à vingt pieds, avec la même animation, le même pas allongé. Une fois tous les hommes en branle, les capitaines des compagnies partirent à leur tour, revêtus de costumes encore plus extravagants ; le grand colonel Congow fermait la marche ; vrai Robinson Crusoé, il portait de longues peaux de chèvres à poil blanc, un bouclier de cuivre ayant la forme d’un violon à six pointes sur lesquelles flottaient des touffes de poils blancs ; à ses genoux pendaient d’autres longues houppes de poils ; son casque enfin, couvert de riches verroteries de toutes couleurs et d’un excellent goût, était surmonté d’un bouquet de plumes rouges, d’où s’élançait une espèce de tige recourbée portant à son extrémité une aigrette de poils de chèvre. Après le défilé, les guerriers chargèrent par compagnies, s’avançant et reculant tour à tour ; enfin les officiers les plus âgés vinrent jusqu’auprès du roi lui faire de violentes protestations de fidélité qui furent, comme de droit, fort applaudies ; après quoi, la parade achevée, chacun se retira chez soi.

Traduit par E. D. Forgues.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 273, 289, 305 et 321.
  2. L’abrus est une plante médicinale du genre glycine.
  3. Une boîte de fer-blanc, quatre belles écharpes de soie, un fusil rayé de Whitworth, un chronomètre d’or, un pistolet revolver, trois carabines rayées, trois sabres-baïonnettes, une caisse de poudre, une de balles, une de capsules, un télescope, un fauteuil de fer, dix paquets des plus belles verroteries, un service de table, couteaux, cuillers et fourchettes.
  4. Nous avons déjà dit que la préfixe ki, avant un nom de pays, indique l’idiome qu’on y parle.
  5. Fat, fair, and forty five, dit le texte anglais, dont nous ne pouvons reproduire l’allitération proverbiale.
  6. L’emploi du même mot pour désigner plusieurs objets analogues est un des traits caractéristiques de toute langue à l’état d’enfance. Nous l’avons déjà vu pour le mbugu, qui est à la fois un arbre, l’écorce de cet arbre, l’étoffe fabriquée avec cette écorce, le vêtement fait de cette étoffe.