Les sources du Nil, journal d’un voyage de découvertes/04

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Quatrième livraison
Traduction par E. D. Forgues.
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 321-336).
Quatrième livraison


LES SOURCES DU NIL, JOURNAL D’UN VOYAGE DE DÉCOUVERTES,

PAR LE CAPITAINE SPEKE[1].
1860-1863. — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS EXÉCUTÉS D’APRÈS LES ILLUSTRATIONS ORIGINALES DE L’ÉDITION ANGLAISE.


VIII


Le Karagué (suite).

3 décembre. — Rumanika est parti ce matin pour une montagne située au delà du « petit Windermere, » laquelle domine l’Ingézi-Kagéra, c’est-à-dire la rivière qui sépare le Kishakka du Karagué. J’ai manifesté le désir d’étudier à fond le système hydraulique des montagnes de la Lune, et mon hôte veut me montrer comment la Kitangulé s’alimente aux dépens de plusieurs petits lacs et de vastes marécages. Parti à la pointe du jour, il a pris la route de terre, mais il m’engage à le suivre en canot, et je trouve en effet, au bord du lac, mes embarcations déjà prêtes. Elles sont si petites, qu’en sus des deux rameurs, c’est à peine si deux personnes peuvent y trouver place. Nous nous frayons passage, avec plus ou moins de peine, à travers l’épaisse forêt de roseaux qui recouvre cette partie du lac ; mais une fois en pleine eau, nous jouissons d’un spectacle magnifique. Un épais gazon recouvre la croupe des monts qui nous entourent ; çà et là on voit des massifs d’acacias aux formes indécises et presque nuageuses, et sur un sol plus haut, par conséquent plus dans le lointain, quelques beaux arbres isolés, parmi lesquels se distingue, disséminé de part et d’autre, le gigantesque aloès médicinal. Arrivés dans le second lac, au pied de la montagne que nous devons explorer (la Moga-Namirinzi), un dernier coup de rame nous lance sur la plage où nous attendent plusieurs rangées de spectateurs respectueux, à la tête desquels est Nnanaji. Je débarque avec la gravité d’un souverain, au bruit d’une musique assourdissante et, précédés par elle, nous nous rendons auprès de Rumanika, installé, pour nous recevoir, dans son palais des frontières. Drapé dans une peau d’antilope nzoé, il nous accueille avec son sourire habituel. Le dîner, servi à l’instant, se compose de bananes cuites et de pombé ; au dessert, une pipe d’excellent tabac. Rumanika n’est pas insensible à l’idée de voir son nom popularisé par mes écrits ; il semble pris d’un beau zèle pour la géographie et me conduit au bord de la kagéra, où nous retrouvons, à ma grande surprise, les canots que nous avions laissés sur le lac, de l’autre côté de la montagne. Ceci démontre d’une manière victorieuse, et par le fait même de la navigation, les rapports qui existent entre ces réservoirs des hautes terres et les rivières par lesquelles s’assèchent les différents pics des montagnes de la Lune. L’Ingézi-Kagéra est, par elle-même, un cours d’eau profond et bien alimenté ; cependant elle est loin de jouer le principal rôle parmi ceux qui déversent dans la Kitangulé le trop plein des vallées montagneuses ; je pus donc juger au premier coup d’œil quel puissant tributaire possède le Victoria N’yanza, dans la seconde des rivières que je viens de nommer.

Comblé de joie par toutes ces découvertes que je devais à Rumanika, je cherchais un moyen de lui faire partager mon bonheur, et je m’adressai au docteur K’yengo pour savoir de lui ce que je pourrais trouver de plus agréable à Sa Majesté, parmi tous les objets dont elle me savait propriétaire. J’appris alors, qu’une carabine-revolver, destinée d’abord à Mtésa, était l’objet de ses désirs les plus vifs. Il me l’aurait même demandée, n’eussent été certains scrupules de délicatesse hospitalière. Je me promis aussitôt de la lui offrir, et ce fut avec cette idée que je le quittai pour aller rejoindre Grant, tandis qu’il passait la nuit auprès du tombeau de son père Dagara, s’étant décidé à lui sacrifier un bœuf dès le lendemain matin.

4 déc. — Rumanika est rentré chez lui dans son carosse de cérémonie, lequel consiste en un grand panier couvert, fixé à deux très-longues perches, et porté sur les épaules des gens de l’escorte. Je suis allé lui offrir ma carabine ainsi qu’un bon assortiment de munitions. C’est avec une joie sans bornes qu’il est devenu le possesseur d’une arme si extraordinaire. Elle lui garantit, semble-t-il penser, un irrésistible ascendant sur ses ennemis en général, et en particulier sur son frère Rogéro, contre lequel sa rancune subsiste tout entière. Il a voulu m’y associer en me racontant, sous le sceau du secret, certains détails qui se rattachent d’une manière plus ou moins authentique à l’histoire moderne du Karagué. Il paraît qu’à la mort de Dagara, son cadavre, comme ceux de tous ses prédécesseurs, fut cousu dans une peau de vache et placé dans une barque abandonnée ensuite aux eaux du lac. Trois jours après, la décomposition étant commencée, on alla chercher trois des vers qu’elle avait engendrés pour les rapporter au palais, où ils furent placés sous la garde de l’héritier présomptif ; mais, au lieu de rester ce qu’ils étaient, l’un d’eux fut métamorphosé en lion, l’autre en léopard, le troisième en un bâton ; après quoi le corps du roi fut porté sur la montagne Moga-Namirinzi, où le peuple, au lieu de l’enfouir, construisit une hutte au-dessus de lui. On y fit entrer de force cinq jeunes filles et cinquante vaches, et toutes les issues solidement barricadées, on les y laissa mourir de faim.

Vint ensuite la question de la succession à la couronne. Devant les trois prétendants, — Rumanika, Nnanaji et Rogéro, — les dépositaires provisoires de l’autorité royale firent apporter un petit tambour symbolique, léger, à vrai dire, comme une plume, mais qui, une fois chargé de talismans, devint tout à coup d’un poids trop considérable pour que personne pût le soulever de terre, excepté l’homme en qui les Esprits reconnaîtraient l’héritier légitime du roi défunt. Or, Rumanika fut le seul des trois frères à qui réussit cette épreuve décisive : tandis que les deux autres s’épuisaient en vains efforts, il enlevait de terre, sans la moindre peine et du bout du doigt, le tambour mystérieux.

Le docteur K’yengo, supposant que tous ces prodiges ne suffisaient pas pour constater à nos yeux la légitimité de son souverain, crut nécessaire de renchérir sur cette mythologie douteuse. Il me raconta que, même après l’épreuve du tambour, on avait obligé les compétiteurs à s’asseoir l’un après l’autre sur un point du territoire national, où le sol, en pareil cas, s’élevant comme un télescope qu’on ouvre, les porte graduellement jusqu’au ciel. Une fois là, celui dont les Esprits ratifient la prétention au trône redescend vers la terre par une série d’affaissements qui n’a rien de périlleux. Lorsqu’il en est autrement, la cime élastique retombe tout à coup, et le prétendant que les Esprits renient risque fort d’être écrasé dans sa chute. Rumanika, confirmant les paroles du docteur, avouait s’être tiré de là le plus heureusement du monde. Je me permis de lui demander si, une fois parvenu dans les hautes régions atmosphériques, il n’avait pas ressenti un froid assez vif. Et comme il répondait par l’affirmative à cette question, dont la bizarrerie le faisait rire, je le priai de m’expliquer les lois naturelles qu’une occasion si favorable l’avait mis à même de constater. Ceci rendit le roi et le docteur tout à fait perplexes, et le dernier, s’apercevant bien que je raillais, crut remédier à quelque bévue en revenant sur ce qu’avait dit son prince : « Non, non, reprit-il, c’est une grande chaleur que vous avez dû éprouver, car plus vous montiez, plus vous vous rapprochiez du soleil. »

5 déc. — Rumanika, ce matin, m’a fait remettre un jeune nzoé mâle (water-bock ou tragelaphus Spekii), que ses bateliers avaient pris tout exprès pour moi, par ordre de leur maître, dans les grands roseaux qui encombrent la partie supérieure du lac. Je désirais particulièrement examiner cet animal, sur le compte duquel Musa et les Arabes de Kaseh m’avaient fait des contes assez étranges. Je le trouvai, après examen, fort proche parent du léché, ou antilope d’eau, signalé par Livingstone sur le lac Ngami ; seulement, au lieu d’être zébrée, sa robe offrait quelques légères mouchetures, et la longueur de sa pince[2] doit lui rendre à peu près impossible de courir sur la terre sèche. Sa fourrure, en revanche, parfaitement adaptée à l’humide élément où il aime à vivre, est d’une longueur et d’une solidité remarquables. Les indigènes la préfèrent comme durée à celle de toute autre espèce d’antilope. Le nzoé se nourrit exclusivement de ces épis ébouriffés que produisent les grands roseaux du genre papyrus ; il boit et mange sans la moindre gêne, gardant habituellement une attitude assez paisible, mais chargeant avec une sorte de férocité toute personne qui s’aventure dans son voisinage trop immédiat. <includeonlu>

Antilopes de marais (tragelaphus Spekii). — Dessin de Wolff.

Dans la soirée, Rumanika nous pria, Grant et moi, d’assister à son « lever de la nouvelle lune ; » c’est une cérémonie qui se renouvelle chaque mois, en vue de constater combien, parmi les sujets du roi, lui gardent une irréprochable loyauté. À notre arrivée dans l’enclos du palais, nous vîmes tout d’abord une corne d’antilope bleue (blue-bock), garnie par K’yengo de poudre magique, et piquée dans le sol, la base tournée du côté des domaines de Rogéro. Dans la seconde cour, nous trouvâmes trente-cinq-tambours rangés sur le sol, et derrière chacun desquels se tenait un homme armé de deux baguettes. Nous étions attendus par un groupe de jeunes princes et de grands dignitaires tout prêts à nous accompagner dans le troisième enclos, ou Rumanika était accroupi par terre sur le seuil de sa principale hutte, nous laissant entrevoir, à demi cachée par le portail, sa physionomie toujours souriante. Il avait sur la tête une tiare de verroteries, du centre de laquelle, juste au-dessus du front, s’élevait un panache de plumes rouges. Deux mentonnières, également en verroteries, descendant de ses tempes, allaient s’enrouler autour de son cou, de manière à former une espèce de cravate. On nous fit signe de nous asseoir à terre près de Nnanaji, qui remplissait les fonctions de maître des cérémonies, et du groupe de grands officiers qui se tenait à l’intérieur du porche. Les trente-cinq tambours alors se mirent à battre ensemble de très-bon accord, et quand cessa leur tapage, un orchestre moins nombreux, composé de tambours portatifs et de flûtes de roseaux, vint à son tour charmer nos oreilles.

Chez Rumanika. — Le lever royal de la nouvelle lune. — Dessin de Émile Bayard.

Lorsque les musiciens furent à bout d’haleine, cette seconde partie du divertissement dut prendre fin. Les cérémonies officielles commencèrent. Chaque officier de district l’un après l’autre, s’avançant d’abord sur la pointe du pied, puis s’arrêtant pour imprimer à son corps toutes sortes de contorsions et de vibrations étranges, se rapprochait ensuite par petits bonds, les bras étendus et tordus comme pour les arracher de leurs jointures. Durant toute cette pantomime, ils avaient à la main soit des baguettes de tambour, soit des rameaux, et, avec de folles clameurs, protestaient de leur zèle, de leur dévouement au roi, lui demandant de leur faire trancher la tête si jamais ils reculaient devant ses ennemis ; ensuite, agenouillés à ses pieds, ils tendaient vers lui les baguettes ou les rameaux symboliques pour qu’il daignât les honorer d’un léger contact. Les génuflexions alternant ainsi avec la musique, la musique avec les génuflexions, — sans autre trêve qu’une danse exécutée par un certain nombre de jeunes filles, dont les gambades un peu primitives nous rappelaient le « fling » des foires écossaises, — la solennité parvint à son terme.

6 et 7 déc. — Rumanika, ne pouvant me faire entrer dans ses vues hostiles à Rogéro, se borne à me demander un charme qui prolonge sa vie et lui assure une postérité plus nombreuse. Je me débarrasse de ses instances en lui donnant un vésicatoire. Après quoi, changeant de sujet, nous parlons de la création du monde, et je le trouve plus attentif que je n’aurais cru. Ses questions, d’ailleurs, témoignent d’une assez rare intelligence ; il s’enquiert des effets et des causes ; il voudrait savoir pourquoi les empires se démembrent. « Le Karagué, par exemple, comprenait autrefois l’Ourundi, le Ruanda, le Kishakka ; c’était alors le royaume de Meru gouverné par un seul prince. D’où vient que tout cela est changé ? » Je tâche, en répondant à cette question, de lui faire comprendre l’influence des doctrines chrétiennes sur la stabilité, la puissance des gouvernements. Il convient sans trop de peine, moyennant les détails dans lesquels je suis entré, que l’ascendant de la plume doit être supérieur à celui des armes, et que la machine à vapeur, le télégraphe électrique, etc., dépassent de beaucoup les merveilles dont il a jamais entendu parler.

Il ne tiendrait qu’à moi d’accepter, en ivoire, de très-magnifiques présents ; mais je décline aussi poliment que possible ces offres royales. « Les personnes notables de mon pays, quand elles font un voyage d’agrément, ne veulent y trouver aucun profit mercenaire. Ma résidence dans le Karagué m’aura laissé de bons souvenirs que mes livres transmettront à la postérité la plus reculée ; mais en mémoire de l’heureux temps que j’ai passé auprès de lui, je n’accepterai qu’un objet de curiosité sans valeur aucune, par exemple une corne de vache. » Celle qu’il m’a donnée, séance tenante, mesure une longueur de trois pieds cinq pouces, et sa circonférence, à la base, est de dix-huit pouces trois quarts. Il m’a également offert une couverture faite de très-petites peaux d’antilopes n’yéra, préparées et assemblées avec un soin minutieux ; mais comme il m’avait dit l’avoir reçue en présent, je l’ai refusée par le motif que « nous mettons notre orgueil à ne nous séparer jamais de ce qu’un ami nous a donné. » Cette idée lui a singulièrement plu, et il m’a promis de conserver toujours ce qu’il tenait de moi.

8 et 9 déc. — Je suis allé voir le roi auquel j’ai fait présent d’un jeu de cartes ; il l’a immédiatement déposé dans son trésor des curiosités. Sur ma demande expresse, il m’a énuméré ce que ses hôtes à venir pourraient lui apporter de plus agréable, par exemple une étoffe brodée d’or et d’argent ; mais ce qu’il préfère à tout, ce sont des jouets d’enfants, des marionnettes, des boîtes à surprise, des soldats de plomb, des poupées, des modèles d’animaux, des voitures, etc. La grande merveille, à ses yeux, est un de ces coucous américains dont le cadran, inséré dans une effigie humaine, y tient la place du ventre et dont le balancier imprime aux yeux une oscillation régulière, qui leur donne une apparence de vie.

Le 9, une chasse a été organisée pour me mettre à même de tuer quelques rhinocéros, selon le désir que j’en avais manifesté. Nous nous sommes dirigés, au point du jour, vers les hauteurs qui dominent l’extrémité supérieure du petit lac Windermere. Tous les hommes du pays avaient été convoqués pour une battue générale, et après qu’on m’eût assigné le poste le plus favorable, ils commencèrent à chasser de mon côté tout ce qu’abritaient les différents couverts. Nous vîmes bientôt paraître un beau rhinocéros mâle qui se rapprochait de moi, mais sans savoir encore au juste dans quelle direction prendre son élan. Pendant qu’il était livré à cette perplexité, je me glissai vers lui à travers les broussailles et, l’apercevant à côté d’un arbre où il semblait attaché, je lui envoyai en plein flanc le contenu de mon fusil Blissett. Il n’était pas d’un tempérament à supporter une pareille atteinte, et s’éloigna tout d’abord d’une allure assez rapide ; mais peu à peu, affaibli par la perte de son sang, il ralentit sa marche et finit par se coucher à terre, ce qui me permit de l’achever.

Attirés par le bruit du coup, les jeunes princes accoururent presque aussitôt pour s’enquérir de ce qui s’était passé. C’est à peine si, tout d’abord, ils voulaient en croire leurs yeux ; mais ensuite, — avec l’instinct des bienséances qui est l’apanage du vrai gentleman, — ils me félicitèrent en me serrant la main de pouvoir aborder avec tant de calme un si formidable animal.

Ils parlaient encore, quand un cri lointain nous signala un autre rhinocéros caché dans le fourré. En arrivant où on m’appelait, je vis que je pourrais tout au plus me faire accompagner de deux hommes portant mes fusils de rechange, dans cet épais taillis que les fortes épines de l’acacia rendaient presque impénétrable, si ce n’est aux endroits frayés par les animaux mêmes dont ils sont le refuge. Me guidant comme je pouvais et littéralement plié en deux, j’étais arrivé à mi-chemin de l’endroit vers lequel je me dirigeais, lorsque je vis déboucher devant moi tout soudainement, avec un sourd bruissement d’haleine et de pas, une énorme femelle suivie de son petit. Dans cette conjoncture embarrassante, il fallut absolument se jeter de côté, malgré les épines qui me déchiraient le visage ; mais je lui envoyai dans la tête une balle qui la poussa hors de mon chemin et la contraignit à chercher son salut en rase campagne. Là, je la poursuivis et la blessai de nouveau. Elle gagna la montagne et me mena, toujours courant après elle, dans une autre fourré non moins épais que le premier, qui fermait l’entrée d’un étroit vallon. J’y trouvai trois autres rhinocéros qui, dès qu’ils m’éventèrent, me chargèrent de front tous à la fois. Mes deux porte-mousquets, fort heureusement, ne m’avaient pas abandonné ; je pus donc, à force de crochets et de sauts de côté, frapper alternativement mes trois ennemis. L’un d’eux tomba mort à peu de distance ; mais les autres ne purent s’arrêter qu’au bas de la pente sur laquelle ils étaient lancés. Pour mon compte, je me sentais satisfait ; toutefois, à la requête des princes, je continuai la chasse. Un des deux rhinocéros, bien évidemment, avait la jambe cassée. Je m’adressai à celui qui me paraissait intact, et je lui envoyai une autre balle qui le détermina simplement à s’éloigner. Revenant alors vers le premier atteint, que j’avais mis hors d’état de s’enfuir, je demandai aux Vouanyambo de l’achever avec leurs flèches et leurs lances, pour me faire une idée de leurs chasses habituelles. L’animal, cependant, nous chargea si vigoureusement lorsque nous approchâmes de lui, qu’il leur fut impossible de l’aborder. Un second coup le força au repos. Quand il fut incapable de se défendre, nos hommes se jetèrent sur lui pour tout de bon, et jamais je n’ai assisté à un dénoûment plus sauvage. Chacun venait tour à tour plonger sa lance, son assagaie ou sa flèche dans les flancs de la victime immobile, dont le corps finit par ressembler à celui d’un porc-épic. Je partis alors, laissant l’ordre de couper les deux têtes et de les porter au souverain comme un trophée des chasseurs blancs.

Speke présentant ses trophées de chasse à S. M. Rumanika. — Dessin de Émile Bayard.

« Ceci, dit Rumanika, a dû être produit par quelque chose de plus fort que la poudre. Ni les Arabes, ni mon frère Nnanaji, bien qu’ils se targuent volontiers de leurs prouesses, ne m’ont habitué à rien de pareil. Il n’est pas étonnant que les Anglais soient le premier peuple du monde. »

14 déc. — Je suis allé chez une des belles-sœurs du roi pour étudier de plus près un de ces phénomènes d’obésité, dont j’ai déjà entretenu mes lecteurs. Celle-ci, comme l’autre, ne peut marcher qu’à la façon des quadrupèdes. Pour l’amener à se laisser examiner en détail et à permettre que je prenne la mesure exacte de toutes ses dimensions, je lui propose de lui montrer mes bras et mes jambes à l’état de nature. Cette fille d’Ève mord à la pomme, et lorsque serpentant et se traînant je l’ai fait arriver au milieu de la hutte, je prends sur elle, ma promesse tenue, les mesures suivantes : tour du bras, un pied onze pouces ; buste, quatre pieds quatre pouces ; cuisse, deux pieds sept pouces ; mollet, un pied huit pouces ; hauteur du sujet, cinq pieds huit pouces[3]. Pendant cette opération, la fille de la princesse, qui achève sa seizième année, se tenait assise devant nous dans un état de nudité complète, absorbant à petites gorgées un pot de lait sous l’œil de son père qui, baguette en main, et prêt à la châtier pour l’y contraindre, préside à cette monstrueuse déformation que la mode impose aux femmes de ce pays. Je me permis avec cette Hébé, déjà fort dodue, quelques innocentes agaceries ; elle se leva pour moi, elle me donna même une poignée de main. Ses traits étaient agréables, mais son corps tendait trop évidemment à s’arrondir plus que de raison.

17 déc. — On me présente une vieille femme née dans l’île de Gasi, sur le lac Luta-Nzigé ; Kamrasi la donna jadis à son voisin Rumanika qui, l’ayant reçue comme curiosité, en a fait depuis une des domestiques du palais. Cette bonne vieille est d’une laideur achevée. On lui a enlevé naguère les incisives de ses deux mâchoires, et sa lèvre supérieure est perforée d’une foule de petits trous qui s’étendent en arcade d’une commissure à l’autre. Un homme de Ruanda nous parle des Vouilyanwantu (mangeurs d’hommes) qui, en fait d’aliments n’estiment que la chair humaine. Rumanika confirme le fait. Bien que nos doutes subsistent encore à cet égard, nous remarquons, — la coïncidence est curieuse, — qu’on assigne pour séjour à ces peuplades les mêmes régions où M. Petherick a signalé l’existence des Nyam Nyams ou anthropophages.

Un autre des serviteurs de Kamrasi, né dans l’Amara, me fournit des renseignements plus dignes d’intérêt sur ses compatriotes que M. Léon des Avanchères, missionnaire français, a représentés comme professant la religion du Christ. D’après lui, leurs deux lèvres et les lobes de leurs deux oreilles sont percés d’un seul trou central dans lequel ils passent de petits anneaux de bronze. Ils habitent le voisinage du N’yanza, là ou il communique par un détroit avec un lac d’eau salée et déborde dans une rivière qui s’écoule vers le nord[4]. Leurs habitations, bien bâties, ressemblent aux tembés de l’Ounyamuézi. Lorsqu’ils immolent une vache, ils s’agenouillent dans l’attitude de la prière joignant leurs deux mains et tournant la paume du côté du ciel ; ils articulent en même temps le mot zu, dont la signification lui est parfaitement inconnue. Mon informateur est incapable de m’apprendre si ce monosyllabe doit s’interpréter en un sens plus ou moins chrétien, et si par hasard ce serait une corruption du mot Jésus. Tout ce qu’il peut me dire, c’est que la circoncision n’est point pratiquée dans son pays et qu’on ne s’y fait aucune idée ni de Dieu, ni de l’âme humaine. Une tribu appelée Vouakuavi, composée d’hommes à peau blanche qui me ressemblent assez, vient souvent par eau faire des razzias de bétail. Leur arme principale est un simé (grand couteau) à double tranchant. Plus d’une fois les Vouamara ont cherché à punir ces audacieuses tentatives et, lancés à la poursuite de l’ennemi, ont pénétré jusqu’à une ville appelée Kisiguisi ou les habitants portent des robes de drap rouge. Les grains importés dans l’Amara proviennent, à ce qu’ils pensent, tantôt de l’orient, tantôt de l’Oukidi. Cette enquête à laquelle Rumanika prenait part comme interprète, et qui paraissait l’intéresser vivement, l’a plus que jamais confirmé dans l’idée que je viens en effet des pays du nord et que, ces pays fournissant des verroteries à l’Amara, je pourrais bien, comme je l’en ai flatté, frayer la voie à de nouveaux visiteurs.

Du 19 au 22 déc. — Nous sommes allés à plusieurs reprises, les jeunes princes et moi, — car Grant persiste à ne pas se rétablir, — pêcher sur le lac, et de préférence autour de la petite île Conty qu’on prétend être la résidence favorite des hippopotames. Nous y trouvâmes bon nombre de crocodiles se chauffant au soleil, mais pas un hippopotame ne se montrait. Les princes, me prenant sans doute pour un novice, me dirent que l’endroit était probablement ensorcelé, mais qu’au moyen de quelques paroles magiques, ils feraient arriver jusqu’à mes pieds le gibier dont j’avais envie. Le fait est qu’appelés d’une certaine façon, nous vîmes bientôt paraître cinq hippopotames, dont quatre vieux et un jeune. C’était presque un péché de tirer sur ces pauvres animaux si dociles et si naïfs. Néanmoins, à la requête réitérée du roi, j’envoyai une balle dans la tête de l’un d’eux, qui disparut sur le coup et n’a plus été retrouvé depuis. K’yengo attribue ceci à la rancune des démons aquatiques dont j’ai envahi les domaines sans leur offrir le moindre sacrifice. Dans le cours d’une discussion astronomique, le roi m’a demandé si c’était le même soleil qu’on revoyait chaque jour, ou si un nouvel astre naissait à chaque aurore. Il s’inquiète aussi des intentions de la lune quand elle change de forme, et croit qu’elle se rit ainsi de la simplicité des mortels.

Un détachement de Vouaziwa, venant du Kidi et porteurs d’une certaine quantité d’ivoire, s’est présenté chez mon hôte pour lui rendre hommage. « Ils ont vu naguère, disent-ils en répondant à mes questions, dans le pays d’où ils arrivent, des hommes ressemblant à mes Vouanguana. Mais bien que ces étrangers fussent pourvus d’armes à feu, ils furent tous mis à mort par les gens du Kidi. » Précieux renseignement que venait corroborer une conviction bien arrêtée chez moi, mais bien difficile à faire pénétrer dans l’esprit des autres, à savoir que les trafiquants peuvent remonter par le Nil jusqu’au Kidi.

Je crois pouvoir désormais garantir à mon hôte que, d’ici à quelques années, le commerce de son pays avec le nord prendra plus d’importance que n’en pourrait jamais acquérir celui qui se fait avec Zanzibar. La route une fois ouverte, ces hardis négociants dont on nous parle s’y jetteront toujours plus nombreux. Rumanika se moque, en revanche, de l’ardeur que je mets à pénétrer dans des pays où on nous dit que tous les étrangers ont jusqu’à présent trouvé la mort. Il juge ma témérité parfaitement insensée et je commence à craindre que, par amitié pure, il ne contre-carre tous mes projets. Un mot de lui suffirait pour effrayer mon escorte et m’enlever les moyens de marcher en avant. Je m’efforce donc, en bonne politique, de lui ôter une idée dont il est imbu ; c’est qu’il détient pour ainsi dire la clef de l’Afrique intérieure. Tantôt je lui parle des visites que je lui ferai plus tard en remontant le Nil, tantôt d’une route à ouvrir entre la côte et le Karagué par le pays des Masai : « Pour l’une ou l’autre de ces entreprises, me fait-il remarquer, il vous faudrait au moins deux cents fusils. Nous verrons, du reste, quand vous serez revenu de l’Ouganda. Mtésa et Kamrasi ont en moi la plus grande confiance. Je les amènerai peut-être à servir vos projets. »

Voici un échantillon des mœurs du Karagué. Deux hommes, époux de la même femme, font valoir leurs droits à la propriété d’un enfant qu’elle vient de mettre au monde, et qui, étant mâle, peut être revendiqué par le père. Baraka, choisi pour arbitre, se décide d’après la ressemblance de l’enfant avec une des deux parties adverses. Son arrêt, approuvé de tous si ce n’est du perdant, provoque les rires joyeux de l’assistance. Il faut peu de chose aux Vouanguana pour stimuler leur avide curiosité, leur hilarité toujours prête.

29 et 30 déc. — À propos de cet incident, Rumanika m’en raconte beaucoup d’autres d’où je dois conclure qu’en général les mariages, dans le Karagué, sont des transactions purement pécuniaires. Le père reçoit en échange de sa fille un certain nombre de vaches, de moutons et d’esclaves ; mais celle-ci, mécontente du marché, peut s’affranchir du joug conjugal en restituant l’équivalent de ce douaire. Les Vouahuma, du reste, bien qu’ils entretiennent des esclaves et parfois épousent des négresses pur sang, ne souffrent point que leurs filles contribuent à faire dégénérer leur race en se mariant en dehors de leur tribu. C’est également en vertu de leur culte pour cette origine spéciale dont ils sont si fiers, que la peine de mort n’est jamais infligée dans le Karagué, pas même à l’homme coupable de meurtre, pas même à celui qui a lâché pied dans le combat : tous les crimes s’expient au moyen d’amendes proportionnées à leur importance, et qui consistent en un nombre plus ou moins grand de vaches laitières.

31 déc. — À la suite d’une de ces discussions théologiques auxquelles mon hôte semble se complaire depuis que j’ai fait remonter son origine abyssinienne jusqu’au roi David, « dont les cheveux étaient aussi droits que les miens, » je me permets de lui demander pourquoi, n’ayant aucune idée de Dieu ni d’une vie future, il immole tous les ans une vache devant le tombeau de son père : « Je ne sais pas, me répond-il en riant, mais il me semble qu’en agissant ainsi j’obtiendrai de meilleures moissons. C’est aussi pour cela que je place devant une des grosses pierres de la montagne, une certaine quantité de grain et de pombé, bien que je la sache incapable de manger ou de boire. Les hommes de la côte, et à vrai dire tous les indigènes, pour autant que j’en sache, pratiquent les mêmes rites. Pas un Africain ne révoque en doute le pouvoir des talismans et de la magie. Lorsque je conduis mes troupes au combat, si j’entendais l’aboiement d’un renard, je battrais immédiatement en retraite, pareil pronostic me présageant une défaite. Beaucoup d’autres animaux, les oiseaux en particulier, possèdent ainsi une vertu favorable ou contraire. »

Je tâchai de lui faire comprendre que s’il avait affaire à des incrédules, ne se confiant comme nous qu’à leur courage et à leur tactique, ces superstitions lui joueraient de mauvais tours, ce que Baraka lui confirma tout aussitôt en invoquant le souvenir des campagnes qu’il a faites dans l’Inde. Mon hôte m’écoute assez volontiers, convaincu peu à peu de la supériorité des hommes blancs. « Après tout, dit-il, les Arabes en conviennent eux-mêmes, c’est de la terre des Vouazungu que nous arrivent les perles et les étoffes. »

1, 2 et 3 janvier 1862. — Nous inaugurons la nouvelle année sous les auspices les plus favorables : tout nous donne à croire que M. Petherick, venant à notre rencontre, a bien réellement remonté le Nil. Kamrasi, le roi de l’Ounyoro, a fait informer Rumanika, — par manière de fanfaronnade, — qu’il avait, lui aussi, des visiteurs étrangers. « Ils n’étaient pas encore dans l’Ounyoro, à la vérité, mais dans le Gani, qui en dépend, et remontaient le Nil sur leur navire. Les gens du Gani, attaquant ces nouveaux venus, les avaient tout d’abord repoussés en dépit de leurs canons, qui brisaient les arbres sur le bord du fleuve, et leur avaient pris beaucoup de marchandises, dont une partie lui avait été fidèlement apportée ; aussi venait-il d’expédier des ordres en vertu desquels ses sujets devaient respecter les étrangers et les laisser parvenir jusqu’à lui. » Rumanika, auquel j’avais parlé de la promesse de Petherick, comprend toute l’importance que ces nouvelles ont pour moi, et m’aidera volontiers, dit-il, à les vérifier. « Kamrasi est son beau-frère et se prête facilement à tout ce qu’il lui demande. Je pourrai donc sans inconvénient expédier quelques-uns de mes gens avec les messagers du roi de l’Ounyoro, quand ces derniers s’en retourneront chez leur maître. »

4 janv. — Cette mission est proposée à Baraka. Il la refuserait s’il l’osait ; mais, honteux de sa couardise, il demande seulement « qu’on lui laisse choisir un compagnon fidèle, qui, s’il venait à tomber malade, ne le laisse pas mourir seul dans la jungle. » — En accédant à son désir, nous atténuons autant qu’il est en nous ce qu’il y a de trop funèbre dans ces préoccupations chimériques. Rumanika d’ailleurs nous répond de sa vie et lui fournit, ainsi qu’à son compagnon, un costume pareil à celui de ses officiers. Ce déguisement leur permettra de traverser, sans courir trop de périls, certaines portions de l’Ouddu, récemment et mal annexées au royaume d’Ouganda.

OUGANDA : ARMES ET ORNEMENTS. — Dessins du capitaine Grant.
1 Guerrier. — 2 Anneaux d’ivoire pour jambes. — 3 Ornements de jambes du roi. — 4 et 5 Ornements de tête, diadèmes et guirlandes pour hommes. — 6 et 15 Bouclier et javelines. — 7, 8 et 10 Colliers. — 9 Bracelet-amulette du roi. — 11 Poignard de femme. — 12, 13 et 14 Amulettes. — 16 Nœud de corde en peau de serpent.

5 et 6 janv. — Saidi, un de mes gens, autrefois esclave, capturé dans le Voualâmo, sur les frontières de l’Abyssinie, confirme à Rumanika, par un témoignage direct, ce que je lui disais naguère touchant l’origine des Vouahuma. Cet homme, en effet, rapporte que le bétail élevé par sa tribu est pourvu de cornes énormes, comme celui qu’on trouve ici ; le même usage y existe de boire, dans les principaux repas, un mélange de sang et de lait.

Nous avons en hier soir une demi-éclipse de lune, pendant laquelle tous les Vouanguana n’ont fait que circuler des huttes de Rumanika aux huttes de Nnanaji, chantant et frappant notre vaisselle de fer-blanc pour terrifier l’Esprit du soleil et l’empêcher de dévorer complétement l’astre des nuits, objet d’un culte plus respectueux et plus fervent.

7 janv. — Un métis indou, Souahili, qui est allé visiter le roi de l’Ouganda et s’en revient avec de riches présents en ivoire et en esclaves, nous annonce l’arrivée des officiers que Mtésa nous envoie pour nous conduire immédiatement auprès de lui. Cette excellente nouvelle exalte les espérances de Rumanika presque autant que les nôtres. Il voit déjà l’Afrique ouverte et son nom immortel, regrettant seulement que je ne lui permette pas de compenser en quelque mesure les frais énormes de mon voyage. Le fait est que je viens d’acheter encore aux Arabes des verroteries qui me coûtent plus de quatre cents livres sterling (dix mille francs), et sans lesquelles il me serait impossible, au sortir de l’Ouganda, de pousser jusqu’à Gondokoro. Il le fallait cependant, car toutes les nouvelles de l’Ounyamuézi tendaient à représenter comme de plus en plus critique la situation des trafiquants arabes. Sheik Saïd s’y trouvait encore, retenu avec mes pauvres miliciens hottentots, dans l’impossibilité de se frayer un chemin jusqu’à la côte.

Du 8 au 10 janv. — Enfin le tambour de l’Ouganda s’est fait entendre. Maula, le messager royal, avec sa nombreuse escorte d’hommes, de femmes et d’enfants bien vêtus, menant, suivant les us de sa nation, leurs chiens en laisse et soufflant dans leurs flûtes de roseaux, transmet à nos oreilles avides le bienveillant appel dont il est chargé. Informé du désir que nous avions de le voir et, de son côté, fort curieux d’offrir l’hospitalité à des « hommes blancs, » Mtésa nous demande de l’aller trouver sans retard. Ses officiers sont chargés, dit Maula, de nous fournir gratuitement tout ce dont nous aurons besoin, une fois entrés dans ses domaines.

Une seule circonstance, désormais, gêne ma marche ; c’est la santé de Grant, pire que jamais, et qui ne promet pas de s’améliorer avant un ou deux mois. Il est impossible de faire attendre ici une escorte aussi nombreuse ; mille autres considérations me font regarder un prompt départ comme l’unique moyen de mener à bon terme notre important voyage. Aussi, faisant taire les remords que m’impose cette nouvelle séparation, je confie aux bons soins de Rumanika mon fidèle compagnon, près duquel je laissais un certain nombre de Vouanguana. Dix charges de verroteries et trente de fil de cuivre furent mises de côté pour mes dépenses dans l’Ouganda. Baraka et son compagnon reçurent, en même temps que la lettre dont je les chargeais pour Petherick, une quantité de perles équivalant aux fonds nécessaires pour les faire vivre pendant six mois, plus un présent pour Kamrasi et un autre pour le chef du Gani, que je ne connaissais pas encore de nom. Je confiai à Nsangéz, le collègue de Masudi, mes collections de naturaliste et mes rapports adressés à la Société géographique, qu’il se chargea de transporter à Kaseh, chez le sheik Saïd, qui lui-même, à son tour, les acheminerait vers Zanzibar.

Toutes ces affaires réglées, je fis partir mes hommes et me rendis au palais pour prendre congé de Rumanika. Un de ses officiers, nommé Rosaro, était désigné pour me conduire partout où je voudrais dans l’Ouganda, et devait ensuite me ramener sain et sauf. D’après les conseils de mon hôte, je remis au page du roi Mtésa, qui avait ordre de les lui rapporter au plus vite, des munitions pour les armes à feu. Je donnai enfin à Maula, toujours suivant les mêmes conseils, deux paquets de fil de laiton et cinq de verroteries variées, et je partis alors bien convaincu que je ne tarderais pas à résoudre définitivement le grand problème des sources du Nil. Ma seule inquiétude était de savoir si Grant serait en état de venir me rejoindre avant l’époque de mon retour. Je n’osais en effet présumer que je pourrais me risquer au delà des frontières nord de l’Ouganda, Rumanika m’ayant affirmé que, depuis l’époque où ce pays avait été séparé de l’Ounyoro, une guerre continuelle, des razzias sans cesse réitérées, le mettaient aux prises avec toutes les contrées limitrophes.


IX


Départ pour l’Ouganda.

Partis le 10 janvier 1862, nous campâmes le lendemain à Luandalo, où Rosaro vint nous rejoindre pour m’accompagner, suivant les instructions de Rumanika. L’ajournement de son départ avait eu pour but de réunir un grand nombre de Vouanyambo, appelés à partager l’existence gratuite sur laquelle croient pouvoir compter ces voyageurs primitifs, dans des conditions pareilles aux nôtres.

Arrivés le 12 à Kisaho, dans ces montagnes de l’Ouhaiya renommées pour leur ivoire et leur café, je fus informé qu’il fallait y attendre Maula, que notre hôte avait retenu pour lui offrir en présent la sœur de Rosaro, mandée tout exprès. Elle était, il est vrai, l’épouse d’un autre et l’avait déjà rendu père de deux enfants ; mais ceci n’importait guère, car ce dernier avait encouru par je ne sais quel délit la confiscation de tous ses biens. La halte du 13 se passa tant bien que mal au milieu d’une population uniquement occupée à boire du pombé ; puis, quand Maula m’eut rejoint, nous nous remîmes en marche au son du fifre et du tambour. Ce fut ainsi que nous descendîmes des montagnes de la Lune pour arriver le 15, par une longue plaine d’alluvion, à cet établissement de Kitangulé, dont nous avions tant de fois entendu parler, et où Rumanika tient en réserve des milliers de vaches. Ces plaines humides sont entourées de marécages où croissent d’épaisses forêts jadis peuplées d’éléphants ; mais depuis que le commerce de l’ivoire s’est développé, ces animaux, harcelés sans cesse, ont fini par se réfugier dans les montagnes du Kisiwa et de l’Ouhaiya.

Rives de la Kitangulé. — Dessin de A. de Bar.

16 janv. Ndongo. — Nous sommes arrivés aujourd’hui au bord de la Kagéra-Kitangulé, rivière qui, — je m’en étais assuré en 1858, — se jette à l’ouest dans le Victoria-N’yanza. Par malheur, au moment de la traversée, la pluie se mit à tomber et jeta le désordre dans nos rangs ; je ne pus ni dessiner la rivière (ce que Grant fit plus tard) ni mesurer exactement sa largeur ou sa profondeur. Il fallut même soutenir une longue discussion avec les superstitieux bateliers pour qu’ils me permissent de monter dans leur canot avec mes chasseurs. Ces pauvres diables s’imaginaient que leur Neptune, irrité d’un procédé si leste, les ferait chavirer ou tarirait les sources du fleuve. Tout ce que je puis dire de la Kitangulé, c’est qu’elle doit avoir une largeur moyenne de quatre-vingts pieds (vingt-quatre ou vingt-cinq mètres), qu’elle est encaissée entre deux hautes rives, et que les crocs de nos bateliers n’en touchaient pas le fond. La rapidité de son cours peut être évaluée à quatre nœuds par heure. Je ne la voyais pas sans quelque orgueil, pouvant ainsi vérifier l’exactitude des raisonnements scientifiques d’après lesquels j’avais conclu qu’elle devait être alimentée par des sources placées sur les hauteurs des montagnes de la Lune, et qu’il fallait évaluer leur altitude, d’après la masse de ce courant, à huit mille pieds pour le moins[5], précisément celle que nous leur voyons dans le Ruanda. Je me répétai ce que je m’étais dit chez Rumanika, lorsque m’apparurent pour la première fois les cônes élevés du Mfumbiro et en présence des renseignements géographiques réunis par moi de toutes parts, à savoir que ces hautes montagnes de la Lune, continuellement saturées de pluie, donnent naissance au Congo tout aussi bien qu’au Nil, et de plus sans doute à cette branche du Zambèze qui porte le nom de Shiré.

Ndongo, notre étape suivante, est un véritable jardin de bananiers et l’aspect de la contrée, généralement parlant, témoigne d’une fertilité surprenante. Dans ce sol humide, sous ce climat tempéré, toutes les cultures se font sans peine et donnent de merveilleux résultats. C’est un véritable paradis de nègres, et je dois dire au surplus que l’entretien des huttes et des jardins dénote des habitudes d’ordre, de propreté, de travail.

Nous y fîmes halte tout un jour, et j’aurais pu y tuer mainte et mainte antilope si je ne me fusse obstiné a courir des buffles que je ne rencontrais point. Revenu de la chasse, j’écrivis à Rumanika que si Grant ne m’avait pas rejoint à une certaine date, je tenterais la navigation du N’yanza, et reviendrais le trouver en remontant la Kitangulé.

13 janv. Ngambézi. — Nasib m’a montré un petit éperon montagneux qui, du royaume de Nkolé à notre gauche, se prolonge vers le N’yanza. À l’extrémité de l’éperon, sur notre droite, s’étend à perte de vue, dans la direction de N’yanza, une plaine bien boisée et marécageuse, parsemée de vastes étangs qui, m’assure-t-on, portaient bateau il y a peu d’années, mais se dessèchent maintenant par degrés, comme le lac Ourigi. Je suis porté à croire que le N’yanza baignait originairement le pied de ces montagnes et s’est trouvé réduit à ses limites actuelles par un abaissement progressif de son niveau.

Ngambézi me frappa d’admiration aussi bien par la propreté, le bon ordre des habitations que par la richesse du sol et la beauté des paysages. Sous ce double rapport, ni le Bengale, ni Zanzibar n’ont rien de mieux à offrir. Un des oncles de Mtésa, épargné par le feu roi Sunna lors de l’avénement de ce dernier, est le possesseur de ce beau fief. Son absence me laissa un certain regret, bien que l’espèce d’intendant chargé de le remplacer me logeât dans sa baraza (hutte de réception), et nonobstant force excuses sur les lacunes involontaires de son hospitalité, me gratifiât sans cesse de chèvres, de volailles, de patates douces, d’ignames, de bananes, de cannes à sucre et de maïs. Il y gagna, cela va sans le dire, quelques paquets de verroteries.

Habitation d’un chef dans l’Ouganda. — Dessin de Godefroid Durand.

19 janv. Sémizabi. — Nous nous arrêtons chez Isamgévi, un des vouakungu ou délégués de Rumanika. Sa résidence était aussi bien tenue que celle de l’oncle de Mtésa. Mais au lieu d’avoir une baraza devant sa maison, il y avait construit ce qui, selon les notions nègres, équivaut à une église, à savoir un étroit enclos avec trois petites huttes, ainsi mises à part afin de servir aux exercices du culte. Il fit danser devant nous quelques mendiantes (vouishvézi selon les uns, mabandwa selon les autres), qui, bizarrement vêtues de mbugu, couvertes de verroteries, de petites baguettes peintes, nous débitèrent en même temps une chanson comique ; le refrain, pour lequel on interrompait la danse, consistait en une sorte de roucoulement aigu infiniment prolongé. Les fonctions que ces femmes remplissent participent de l’obscurité qui règne chez les nègres en toute matière concernant la religion. Suivant les uns, elles chassent les démons ; suivant les autres, elles préservent du « mauvais œil. » En somme, elles prélèvent une taxe sur ces êtres naïfs qui éprouvent le besoin de s’imposer un sacrifice quelconque pour se concilier une divinité qu’ils ne sauraient définir, mais qu’ils supposent capable d’influer en bien ou en mal sur leurs destinées en ce bas monde.

20 janv. Kisuéré. — Nous touchons aux frontières de Rumanika. Derrière le groupe de montagnes sur lequel s’élève Kisuéré, commence, au nord, le royaume d’Ounyoro. C’est ici que Baraka doit me quitter pour se rendre chez Kamrasi. Maula, dont la résidence n’est qu’à une journée de marche, me plante là, comme un drôle qu’il est, sous prétexte d’avertir Mtésa par un message, ainsi qu’il en a reçu l’ordre, afin que le monarque avise aux moyens de protéger notre marche. « Les Vouaganda, me dit-il, sont une race turbulente que la crainte du bourreau peut seule tenir en respect ; et dès que je lui serai signalé, Mtésa fera sans doute couper la tête à un certain nombre de ses sujets pour inspirer aux autres une terreur salutaire. » Je savais fort bien le néant de ces jactances, et je ne lui dissimulai pas mon incrédulité à cet égard ; mais, du moment où il m’abandonnait ainsi à moi-même, il fallut bien faire halte.

Du 20 au 24 janv. — Le 23, un autre officier nommé Maribu vient m’avertir que Mtésa, incité par son désir de voir des « hommes blancs, » l’a chargé d’aller chercher Grant qu’on lui dit être resté dans le Karagué à cause de sa maladie, et de le lui amener, coûte que coûte. Je profite de cette occasion pour écrire à mon compagnon de se mettre en route, s’il le peut, avec nos marchandises les plus précieuses. Il devra se méfier des propos de Rumanika sur les difficultés du voyage dans l’Ouganda. Les malades y sont admis sans le moindre scrupule, et, contrairement à ce que prétendait naguère le roi du Karagué, les ânes y circulent fort bien sans caleçon. S’il est hors d’état de se mouvoir, je le prie d’attendre que je sois arrivé chez Mtésa. Je remonterai le lac et la Kitangulé pour l’aller chercher, ou du moins, je prierai le roi de lui envoyer des barques, un voyage par eau devant nous permettre d’explorer le lac plus à notre aise.

24 janv. N’yagussa. — Deux ou trois messages de plus en plus impérieux ont fini par ramener Maula, que je force enfin à se mettre en marche. Il nous conduit tout droit chez lui, dans une résidence très-agréable, où il met à ma disposition une hutte vaste et bien tenue. Grâce à lui, nous avons, mes hommes et moi, des bananes à discrétion : « Maintenant que nous voici dans l’Ouganda, me dit notre hôte, vous n’aurez plus à payer votre nourriture. Partout ou vous passerez la journée, l’officier du district doit vous pourvoir de bananes ; à défaut de ceci, vos gens pourront en cueillir dans les jardins, car telle est la loi du pays en ce qui concerne les hôtes du roi. Quiconque serait surpris vous faisant payer la moindre chose, soit à vous, soit à vos gens, encourrait un châtiment exemplaire. »

En conséquence, je suspendis immédiatement la distribution quotidienne des rassades. Mais, à peine avais-je pris cette mesure, que tous mes gens se déclarèrent ennemis de la banane. « Les Vouaganda, prétendaient-ils, peuvent se contenter de cette nourriture à laquelle ils sont habitués ; mais un régime pareil ne saurait apaiser notre faim. »

Maula, voyant que je prépare tout pour la marche, me supplie de prendre patience et d’attendre le retour du message envoyé au roi, c’est-à-dire une dizaine de jours tout au plus. Quoique révolté de ce retard absurde, il faut bien me résigner à dresser ma tente ; je refuse en revanche ses bananes, et mes gens, à qui je distribue des verroteries, ont ordre d’acheter chaque jour leur ration de grain. Maula m’annonce qu’il va passer quelque temps chez un de ses amis ; mais il reviendra, sans manquer. Je lui réponds qu’il fera bien, car je suis décidé à ne pas l’attendre. Malgré sa courtoisie affectée et ses perpétuels sourires, notre conférence se termine assez peu amicalement.

26 janv. — Je suis encore assourdi par les tambours, les chants, les cris, les hurlements et les danses bruyantes qui n’ont pas cessé depuis deux jours et deux nuits. Il s’agissait d’expulser un Phépo (un démon) du village qu’il obsédait par sa présence. Toutes les cérémonies ont ici un caractère grotesque. Deux vieillards, homme et femme, barbouillés d’une boue calcaire et tenant sur leurs genoux des pots de pombé, étaient assis devant une des huttes, où on leur apportait sans cesse des paniers remplis de bananes en marmelade et de nouvelles cruches de bière. Dans la cour en face d’eux, plusieurs centaines d’hommes et de femmes vêtus d’élégants mbugu, — les hommes portant en guise de turban des branches de glycine artistement tressées dans lesquelles étaient piquées, appendice menaçant, des défenses de sanglier polies et brillantes. C’étaient là ces gens qui, tous sans exception plongés dans l’ivresse la plus complète, essayaient de chasser le diable par un tapage infernal. Je trouvai parmi eux Kachuchu, cet ambassadeur de Rumanika que j’avais vu partir du palais de Karagué pour annoncer ma visite au roi de l’Ouganda. Il avait avec lui, me dit-il, deux autres Vouakungu de Mtésa, qui avaient ordre d’amener ma caravane et celle du docteur K’yengo. Ce « prince, ajoutait-il, — confirmant en ceci les dires de Maula, — ce prince éprouvait un tel désir de nous voir, qu’à la nouvelle de notre arrivée prochaine, il avait fait exécuter cinquante notables et quatre cents individus de basse extraction, attendu que, selon lui, s’il n’avait pas déjà reçu la visite des hommes blancs, la faute en était aux dispositions querelleuses de ses sujets. »

27 janv. — J’ai vu reparaître N’yamgundu, mon ancienne connaissance de l’Ousui. Il prétend avoir été le premier à informer Mtésa de notre arrivée dans l’Ousui et de la visite que nous lui destinions. « Il est donc bien vrai, s’est écrié le monarque, que le Mzungu veut me voir ! » Et il lui avait fait remettre quatre vaches pour qu’elles me fussent conduites sans retard, en lui recommandant de me ramener au plus vite : « Les vaches, ajoutait N’yamgundu, s’acheminent vers Kisuéré par une autre route, mais je m’arrangerai pour que vous les receviez ici, et tandis que vous continuerez votre voyage, escorté par Maula, je me charge d’aller chercher Grant… »

Ceci ne faisait pas mon compte, et je lui dis naïvement que, las des procédés de Maula, je renonçais à marcher sous sa conduite. N’yamgundu m’offrit alors de me laisser quelques-uns de ses « enfants » qui me serviraient de guides, ajoutant que « les ordres du roi ne seraient pas remplis, si une partie de ma caravane restait en arrière. » Nous argumentâmes ainsi longtemps, moi pour le garder, lui pour exécuter à la lettre la mission dont il était chargé. Je fis valoir en dernier lieu mon autorité, supérieure à celle de mes « enfants, » et ceci termina la discussion. Il fut convenu que nous partirions dès le lendemain matin, aussitôt que les vaches seraient arrivées de Kisuéré.

28 janv. Mashondé. — À l’heure dite, N’yamgundu n’avait pas encore paru. Grande contrariété pour moi, car je craignais que Maula ne vînt le détourner de remplir son engagement. Vers midi, à bout de patience, je prescrivis à Bombay de lever ma tente et de donner l’ordre du départ. « Qui nous guidera ? me demanda-t-il, rechignant ; comment voulez-vous que nous avancions ? Les gens de Rumanika sont tous partis… personne n’est là pour nous montrer le chemin… ? » À ses objections réitérées, je n’avais qu’une seule réponse, toujours la même : — « Cela ne vous regarde pas… Obéissez !… Levez la tente ! » Puis comme il restait immobile, je me mis moi-même à l’œuvre, assisté de quelques-uns de mes hommes, et la tente tomba bientôt sur sa tête ainsi que sur nos marchandises, et sur les femmes qui s’y trouvaient réunies. Bombay, hors de lui, se mit à injurier les gens qui me prêtaient secours, en leur reprochant leur stupide imprudence, « attendu, disait-il, que sous la tente ainsi bousculée, il y avait, à côté du foyer, des caisses de poudre. » Il fallut bien me fâcher à mon tour et malmener ce serviteur récalcitrant, qui, dans sa colère toujours croissante, menaçait de repousser à coups de bâton ceux qui voulaient le faire sauter :

— « Taisez-vous ! lui dis-je, il ne vous appartient pas d’insulter ceux qui n’obéissent et qui valent, par conséquent, mieux que vous. S’il me plaît de faire sauter ce qui est à moi, vous n’avez, ce me semble, rien à y voir… Et si vous persistez méconnaître mes droits, je vous ferai sauter, vous aussi. » Bombay, qui commençait à écumer de rage, déclara qu’il ne souffrirait pas de pareilles insultes : il fallut recourir aux grands moyens, et par manière d’avertissement, je lui administrai un coup de poing sur la tête. Il se mit en position, l’air exaspéré, me toisant d’un regard farouche. Un second coup de poing l’ébranla sur sa base, et comme il tenait bon, un troisième fit couler le sang. Notre homme alors battit en retraite d’un air boudeur, protestant qu’il n’était plus à mon service. Nasib eut ordre de prendre sa place et de nous mettre en route ; mais le bon vieillard détermina Bombay à céder ; et nous partîmes au milieu d’une foule de Vouaganda, réunis pour assister à cette comédie, et qui se distribuaient l’un à l’autre des coups de poing sur la tête, comme pour parodier les étranges façons de « l’homme blanc. » N’yamgundu qui vint alors nous rejoindre, nous demandait encore un jour de répit, sous prétexte de faire venir quelques-unes de ses femmes restées à Kisuéré ; mais Bombay, portant la main à son nez, encore plus camard que d’habitude : « Non, non, lui dit-il, voici ce que m’ont valu vos mensonges… Ce n’est pas moi qui me chargerai désormais de faire valoir auprès du Bana vos raisons de faire halte… Vous pouvez, si cela vous plaît, les lui raconter vous-même… » N’yamgundu, cependant, ne jugea pas à propos de suivre ce conseil, et nous continuâmes la marche comme si de rien n’était. Ce fut la première et la dernière fois que je me ravalai jusqu’à infliger moi-même une correction manuelle, et je dus m’y résoudre sous peine de compromettre le prestige de mon autorité. En effet, s’il m’était arrivé souvent de faire administrer cent ou cent cinquante coups de fouet à tel ou tel de mes gens pour délit de vol, je ne pouvais pas, sans porter une grave atteinte à la subordination hiérarchique, souffrir que Bombay fût frappé par un de ses subalternes ; il fallait donc le châtier moi-même.

Longeant les montagnes à notre gauche et laissant à droite une vaste plaine coupée de nombreux étangs, nous nous arrêtâmes dans un village situé au pied d’une petite montagne du haut de laquelle j’aperçus pour la première fois, depuis mon départ de Kaseh, les eaux du Victoria-N’yanza. N’yamgundu, profitant de la leçon du matin, me traitait avec une courtoisie charmante ; il ne manquait jamais de s’agenouiller en m’adressant la parole, et a mis tous ses « enfants » sur le pied de veiller sans cesse au bien-être du camp.

29 janv. Oulcara. — Sauf la traversée des étangs, pénible quelquefois, et dans tous les cas trop fréquente, le voyage se continue dans d’excellentes conditions, à travers de fertiles plantations dont les maîtres se sauvent au bruit de nos tambours, certains d’être arrêtés et punis s’ils se permettaient de jeter les yeux sur les hôtes du roi. Même à Oukara, pas un habitant n’est visible. Leurs huttes nous sont assignées, à moi et à mes hommes, sans plus de cérémonie. Les Vouanyambo de l’escorte y pillent tout ce qui leur convient, et j’ai grand’peine à les arrêter, « car ce sont là, disent-ils, des représailles qu’ils exercent contre les Vouaganda qui, mainte et mainte fois, dévastèrent le Karagué. » D’ailleurs les lois du pays où nous sommes leur reconnaissent le droit de vivre sur l’habitant, et ils ne me voient pas d’un bon œil restreindre l’exercice de ce droit.

30 janv. — Halte indispensable pour attendre les femmes de N’yamgundu. Une lettre de Grant m’est apportée par un beau jeune homme, ayant, roulée autour de son cou, la peau d’un serval[6], décoration que les individus de race royale ont seuls le privilége de porter. N’yamgundu, blessé de cette usurpation, donne ordre à ses « enfants » d’arracher au messager de Grant le signe honorifique dont il s’est revêtu sans en avoir le droit. Deux compagnons de mauvaise mine lui saisissent aussitôt les mains qu’ils tordent en tout sens plusieurs reprises, de manière à lui déboîter l’articulation. Sans un mot, sans le moindre cri, leur victime résiste, et N’yamgundu finit par leur enjoindre d’en rester là. « Il va, dit-il, entamer une instance régulière et entendre la défense du prévenu. » Celui-ci s’assied à terre entre les deux argousins qui se sont bien gardés de le lâcher, et N’yamgundu, coupant une longue baguette en morceaux d’égales dimensions, chacun représentant un degré généalogique, dresse sous nos yeux la liste complète des ancêtres du jeune homme. Par là demeure établi, sans contestation possible, qu’il n’appartient à aucune des branches de la famille régnante : « Et maintenant, poursuit N’yamgundu, en s’adressant à nous, comment expiera-t-il sa folle présomption ?… Si l’affaire était portée devant Mtésa, nul doute qu’elle ne lui coûtât la tête… Si donc il en est quitte au prix de cent vaches, n’aura-t-il pas fait un bien bon marché ?… » Tout le monde, sur ce point, fut du même avis, même l’accusé qui se soumit au jugement rendu contre lui et se laissa paisiblement enlever par les deux farouches policemen l’ornement illégal qui lui coûtait si cher.

31 janv. Méruka. — Ce village est situé sur d’admirables hauteurs couronnées de la végétation la plus variée. Il sert de résidence à plusieurs grands personnages dont le principal est une tante du roi. Nous avons échangé quelques présents, et je passerais volontiers un mois dans ce beau pays où la température est à souhait, les chemins larges et bien entretenus, les huttes parfaitement propres, les jardins cultivés avec des soins irréprochables. Les promenades que je faisais au hasard me montraient partout l’abondance et ce qui aurait dû être la richesse. Je m’imaginais en regardant ce paysage aux formes paisibles, ces molles ondulations de terrain, que la contrée tout entière avait dû se trouver à une époque antérieure de niveau avec ses sommités actuelles ; c’est l’incessante action des eaux qui sans doute a creusé peu à peu ces vallons charmants et formé des pentes boisées ; en effet, on n’y voit aucune de ces tranchées abruptes, de ces dykes vitrifiés qui dans l’Ousui et le Karagué tranchent par leurs reliefs hardis sur ces formations aqueuses, et signalent la présence d’agents volcaniques.

1er fév. Sangua. — Pour traverser les bas-fonds humides et fangeux qui se présentent à chaque pas, il fallait se déchausser trois ou quatre fois par heure ; j’ai fait une grande partie de la route, mes bas et mes souliers à la main. Les « enfants » de Rosaro, enhardis par l’impunité, sont devenus de plus en plus incommodes. Ils mettent la main sur tout ce qui leur convient dans les huttes des villages que nous traversons. En arrivant à Sangua, j’en trouvai plusieurs que certains habitants, poussés à bout et plus courageux que les autres, avaient fini par mettre en prison. Pour les rendre, on exigeait deux esclaves et une charge de rassades. J’envoyai mes gens s’informer de ce qui était arrivé, avec ordre de m’amener à la fois les plaignants et les prévenus pour faire à tous la partie égale. Mais les drôles, s’attribuant le droit de haute et basse justice, chassèrent à coups de fusil les paysans vouaganda et mirent nos voleurs en liberté. Le principal officier du village dressa une plainte en règle contre N’yamgundu, et je fus sollicité de faire halte ; mais je n’y voulus jamais consentir, et m’en remis, pour trancher le différend, au gouverneur général, monseigneur Pokino, que nous devions rencontrer, m’assurait-on, à la station suivante.

2 févr. Masaka. — Lorsque nous nous présentâmes au siége du gouvernement, — groupe considérable de huttes gazonnées que de vastes enclos séparaient l’une de l’autre, et qui couvraient toute la cime d’un coteau, je fus requis de me retirer à quelque distance, dans certaines habitations qui m’étaient assignées, pour y attendre la visite de Son Excellence, provisoirement absente. Cette visite eut lieu dès le lendemain avec toutes les formes requises. Le gouverneur, suivi d’un grand nombre d’officiers, m’amenait une vache et fit déposer en outre devant ma tente plusieurs pots de pombé, d’énormes cannes à sucre et une bonne provision de café, que le pays produit en abondance. Il y pousse sur des arbres touffus, ou les fèves adhèrent aux branches par paquets semblables à ceux que forment les graines du houx.

Présenté dans toutes les règles, on m’apprit que l’autorité du grand personnage auquel j’avais affaire s’étend sur le pays compris entre les rivières Katonga et Kitangulé. L’affaire de Sangua lui fut soumise aussitôt après les premières formalités, et il donna immédiatement tort aux villageois, qui, d’après les lois de l’Ouganda, ne pouvaient jamais se croire autorisés à mettre la main sur un des hôtes du monarque. Maula, survenu justement alors, maltraita de paroles mon pauvre N’yamgundu. Ceci ne pouvait me convenir, et après un sincère exposé des faits que le lecteur connaît déjà, je priai Pokino d’expulser de mon camp ce guide indocile dont je ne voulais plus à aucun prix. Son Excellence ne jugea pas que cela fût possible, à l’encontre de la nomination royale ; mais, raillant Maula d’avoir ainsi « laissé partir l’oiseau qu’il tenait dans ses mains, » il le rejeta au second rang et décida que nous marcherions sous la conduite de N’yamgundu. En échange d’un paquet de fil d’archal que je me permis d’offrir au gouverneur, il me donna trois grandes couvertures de mbugu, « dont j’aurais besoin, me dit-il, pour traverser les nombreux ruisseaux qui allaient se trouver sur ma route. » Tout ceci réglé, il fallut encore attendre vingt-quatre heures, car plusieurs de mes gens tremblaient la fièvre qu’ils avaient prise, selon toute apparence, dans ces abominables marécages où nous avions pataugé plusieurs jours de suite. Au surplus nous n’étions pas en peine de nourriture. Nulle part encore je n’avais vu tant de bananiers ; leurs fruits jonchaient littéralement le sol, bien que les brasseries et les buveurs du pays fussent en activité du matin au soir, et que les seconds se gorgeassent en outre de bananes cuites.

Nègres buvant du pombé. — Dessin de Émile Bayard.

De Kituntu, où je m’arrêtai toute la journée du 7, la vue est d’une beauté surprenante ; on embrasse du même regard l’Ouganda proprement dit, la nappe immense du lac, et cette grande île ou ce groupe d’îles appelé Sésé, qui sert d’ancrage à une des flottes de bateaux entretenues par le roi. Le lendemain je vois arriver à Mbulé quelques petits garçons qui, à l’exception d’une houppe ronde au-dessus de chaque oreille, ont la tête complétement rasée. Ce sont des pages de Sa Majesté qui m’apportent de sa part trois baguettes, à chacune desquelles je dois, selon l’usage des magiciens du pays, attacher un charme. « Je promis de faire mon possible, aussitôt que je serais rendu au palais ; mais, à cette distance, je craignais devoir avorter tous mes efforts. » Le lendemain, nous descendîmes dans la vallée de la Katonga, ou, au lieu d’un large cours d’eau tel que les Arabes me l’avaient décrit, il me fallut, durant deux longues heures, passer à gué je ne sais combien de fosses, d’étangs et de marécages, séparés l’un de l’autre par des îles boueuses.

Traduit par E. D. Forgues.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 273, 289 et 305.
  2. Partie antérieure du pied.
  3. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de pieds et pouces anglais. Le pied de 12 pouces équivaut à 304 millimètres, le pouce à 25 millimètres et une fraction.
  4. Sur la carte de M. Speke, on trouvera l’Amara séparé du Victoria N’yanza par le district d’Ouvûma, et confinant au lac Baringo, lequel se décharge dans la rivière Asua qui va se jeter elle-même dans le Nil Blanc, au dessus des rapides signalés entre Apuddo et Madi, dans le pays qui porte ce dernier nom.
  5. Ces conjectures sont consignées dans le Blackwood’s Magazine du mois d’août 1859.
  6. Espèce de chat-tigre.