Les tablettes d’Éloi (La Revue Blanche)/15 mars 1895

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La Revue blancheTome VIII (p. 270-271).

LES TABLETTES D’ÉLOI

Merle !

Dans mon jardin il y a un vieux noyer presque mort qui fait peur aux petits oiseaux. Seul un oiseau noir habite ses dernières feuilles.

Mais le reste du jardin est plein de jeunes arbres fleuris où nichent des oiseaux gais, vifs et de toutes les couleurs.

Et il semble que ces jeunes arbres se moquent du vieux noyer. À chaque instant, ils lui lancent, comme des paroles ailées et taquines, une volée d’oiseaux babillards.

Tour à tour, pierrots, martins, mésanges et chardonnerets le harcèlent. Ils choquent de l’aile la pointe de ses branches. L’air crépite de leurs cris menus ; puis ils se sauvent, et c’est une autre bande importune qui part des jeunes arbres.

Tant qu’elle peut, elle nargue, piaille, siffle et s’égosille.

Ainsi de l’aube au crépuscule, comme des mots railleurs, chardonnerets, mésanges, martins et pierrots s’échappent des jeunes arbres vers le vieux noyer.

Mais parfois il s’impatiente, il remue ses dernières feuilles, lâche son oiseau noir et répond : merle !


L’Armature, par Paul Hervieu.

Éloi à son amie.

Je vous recommande le dernier livre de M. Paul Hervieu. N’ayez pas peur. C’est presque un roman. Il y a des choses pour vous. Par d’habiles prévenances l’auteur désire nous plaire. Chaque fois que vous lirez les noms du baron Saffre, de M. et Mme d’Exireuil, attention ! c’est votre affaire. Vous verrez quel nouveau prétexte une honnête femme peut avoir de tromper son mari, avec la certitude d’être pardonnée. Goûtez cela, tremblez, pleurez, soyez femme. Puis, le livre fermé, redevenez ma femme, et que je vous y prenne !

Le reste de l’Armature est pour moi. Sautez, sautez. Moins bon écrivain, Paul Hervieu serait le plus lu de nos romanciers. Il battrait, doublerait Marcel Prévost sur cent mille. Quel dommage et quelle joie qu’il écrive ! Vous savez ce que j’entends par là : j’entends tout. Je me moque d’une idée directrice, d’un problème moral, des nuages métaphysiques comme de noisettes creuses. Je préfère au beau livre la belle page, et à la belle page la belle phrase. Celle de Paul Hervieu m’excite. Il se montre, en style, téméraire et sûr. Seul Barbey d’Aurevilly jouait aussi prodigieusement de la syntaxe. Je me vante de connaître les procédés de nos jeunes chefs. Je connais les miens jusqu’à l’écœurement. Ceux de Paul Hervieu m’échappent. Non, je ne sais pas comment c’est fait. Il m’irrite même parfois, si je l’admire toujours, et, incapable de lui dérober son secret, je me venge, suivant mes habitudes réalistes, par l’image de mauvais goût que voici :

Vous vous rappelez que lisant une étude de M. Ferdinand Brunetière sur Pascal, il m’arriva de jeter le livre et de m’écrier :

— C’est plein d’escargots en caoutchouc !

Les yeux au parquet, chère amie, vous cherchiez le sens de mes paroles. Elles n’en ont guère. Mais, puisque M. Paul Hervieu qui n’est l’élève de personne s’honore d’être l’ami de M. Brunetière, il me plait de pousser à l’absurde mon image choquante :

Cette phrase de l’Armature lue et relue :

La comtesse de Grommelain ne s’était jamais gênée dans ce que l’on peut faire entendre de compromettant à une fille de service, par le ton des recommandations et des menaces, en la chargeant exclusivement de son courrier à l’arrivée et au départ

et cette autre :

Roger répugnait à se prononcer sur tout ce qu’une femme est capable de se permettre, et qu’il leur est donc présomptueux de professer contradictoirement avec les femmes elles-mêmes

et ces petits bouts d’autres :

un observateur perspicaceun amer rictus où se tordaientle jour régnaitl’émotion régnait

je me permets de regretter qu’un des escargots de Ferdinand Brunetière passe de temps en temps chez Paul Hervieu.