Les tendres épigrammes de Cydno la Lesbienne/00

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(pseudonyme)
Traduction par Ibykos de Rhodes (pseudonyme).
Bibliothèque des curieux (p. 1-10).


VIE DE CYDNO
LA LESBIENNE


Ma vénérable amie Cydno de Mytilène s’est éteinte, le 23 juin 1910 (vieux style), dans ma bienheureuse patrie, la Rhodes ensoleillée d’Horace et de Martial.

Cydno la Lesbienne avait quarante-cinq ans, il y a huit lustres, quand son yacht Artémis, venant de Mytilène, jeta l’ancre dans notre port.

Elle se fit aussitôt bâtir un palais non loin de la villa de mes parents. Je naquis douze ans après son arrivée.

Elle avait déjà soixante-cinq ans lorsque nous commençâmes à causer en camarades, et elle m’étonna par sa beauté : elle avait conservé des traits purs, des dents éblouissantes, des lèvres rouges, une taille svelte, et la fraîcheur de ses joues contrastait avec ses cheveux blancs. Quant à ses yeux, ils me charmaient, en m’effrayant un peu.

Le « Palais du Souvenir » était une maison étrange : Ibykos est, si je ne me trompe, le seul mâle qui, durant vingt années de suite, en ait franchi le seuil ; on y rencontrait des servantes, toutes plus jolies les unes que les autres, qui avaient l’air d’adorer leur maîtresse et fuyaient mon regard d’enfant, puis de jouvenceau.

Je compris vite ce que cela voulait dire.

Il y avait une grande sympathie entre Cydno et moi, à cause de mes dispositions pour la musique.

La Lesbienne m’apprit à jouer du barbiton et à faire des vers. Elle m’inspira l’amour intransigeant de la beauté.

Quand j’eus mes treize ans, elle m’offrit, par un soir d’hiver aux souffles de printanière matinée, la plus jeune de ses parfumeuses, Amaryllis blanche et blonde. Mais je refusai la petite, en avouant que le brun Korydon aux bras forts possédait tout mon cœur.

Alors Cydno me sourit intimement, me fit asseoir à côté d’elle, sur un divan turc, et m’honora de confidences.

Elle me raconta comment, héritière d’un commerçant qui avait gagné une fortune fabuleuse à San-Francisco et à Changhaï, elle s’était plu à restaurer, vingt-sept années durant, dans sa Lesbos natale, l’enseignement de la divine Sapphô.

Jamais elle n’eût d’histoires avec une famille : elle faisait bien prononcer aux adeptes des vœux perpétuels, mais elle les renvoyait, dotées, dès l’âge de vingt ans. Et, avant de quitter Mytilène, elle répandit une pluie d’or, pour prendre congé.

Quelles soirées nous passâmes, Cydno et moi, en causeries esthétiques, sur la terrasse du Palais du Souvenir !

L’air, diaphane, sentait le jardin, le verger, le myrte, le lentisque et la forêt de pins murmurante.

On voyait les fleurs blanches et bleues de l’agnus-castus.

On entendait le dialogue du vent et du cyprès, le torrent, là-bas, entre les lauriers-roses, la fontaine, à nos pieds.

On écoutait les oracles des vieux corbeaux.

Puis, tout en buvant le raki au clair de la lune, on parlait : Cydno me disait le paradis lesbien, les bois pleins de fleurs et d’eau, les coteaux chargés de vignes, les vins innocents de Métymne et d’Érèse ; elle m’expliquait ses poètes favoris, Sapphô, Archiloque, Homère, Pindare, Alcée, Anacréon, Théocrite, Horace et Virgile.

Cydno avait pour âme une quintessence d’hellénisme : elle n’en comprenait pas moins le mérite et le charme personnels des deux inspirés latins. Elle appelait Horace « le sage des sages ». Elle proclamait que Virgile, romain et moderne, a fait les plus beaux vers, et aussi les plus touchants, de la littérature antique.

On achevait la nuit en sommeillant sur la terrasse, chacun de son côté.

Le 23 juin 1910 (vieux style) fut une de ces journées trop délicieuses qui provoquent la jalousie assassine de la mort.

Le soleil allait se coucher : la féerie occidentale commençait. Nous fumions des cigarettes de Sultane, fabriquées sur commande, avec un tabac spécial, par un magicien du Kaire, Cydno venait de me réciter deux Païdika de Théocrite. Sa voix brisée, mais suave encore à quatre-vingt-cinq ans, fredonnait :


Dulce ridentem Lalagen amabo, dulce loquentem

Tout à coup, ma vénérable amie se tut, laissa tomber sa cigarette et pencha la tête sur la poitrine.

Alors, je frappai trois fois ma paume droite avec les doigts de la main gauche et les servantes accoururent. Mais nous essayâmes vainement de réveiller Cydno.

La Lesbienne m’a légué ses derniers millions et ses manuscrits.

Son testament ordonnait de brûler sa dépouille : nous obéîmes. Ensuite, je mis moi-même la cendre dans un tombeau de porphyre, où je gravai cette épitaphe :

Profane, va-t’en ! Passant religieux, arrête-toi en songeant à la beauté, à l’amour, à la musique, à la poésie. L’âme qui divinisa la cendre ci-incluse avait ressuscité Sapphô tout entière, à Mytilène.

Mon ami Korydon, sculpteur, termine un sphinx en bronze qui symbolisera l’immortalité sur le tombeau de ma bienfaitrice.

Cydno, dans sa vieillesse, abhorrait notre époque : elle n’a donc point autorisé la publication de ses ouvrages. C’est pour mon plaisir égoïste qu’elle m’a légué ses odes, ses satires, ses épîtres, ses iambes et ses élégies.

Par bonheur, le testament ne spécifie pas l’interdiction en ce qui concerne le livre des Tendres Épigrammes qui, presque toutes, méritent amplement leur titre. Je profite de l’omission pour offrir aux délicates des deux mondes ce bréviaire de sapphisme.

La traduction est d’une exactitude scrupuleuse. Le tour en paraîtra-t-il français ? J’ose l’espérer : ma mère naquit en Champagne, j’ai flâné trois ans au quartier Latin et ici, dans mon île, je ne me lasse pas de relire, en compagnie d’un docte moine, mes auteurs de prédilection, Rabelais et Montaigne, Ronsard et Du Bellay.


Ibykos de Rhodes.