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Les trois chercheurs de pistes/Texte entier

La bibliothèque libre.
Bibliothèque à cinq cents (p. Couv-63).
Publié par Poirier, Bessette & Cie, 1540, rue Notre-Dame
Vol. I { Par an
$ 2.50
} Montréal, 6 mai 1886 { Un Numéro
5 Cents
} No5
— « Dieu, » s’écria-t-il dans son agoisse, « mon agonie est terrible, mais qu’est-elle comparée à la douleur que j’éprouve d’être témoin du supplice de mon enfant ! Ma tête va éclater ! Père miséricordieux appelez-le à vous. »

Les Trois Chercheurs de Pistes
ou
TERRIBLE AVENTURE D’UN TRAPPEUR AU TEXAS
(Par le major Sam S. Hall)

CHAPITRE I
LA CRUAUTÉ HUMAINE

Le soleil, comme une grosse boule de feu rouge sang, descendait à l’horizon en jetant ses derniers rayons sur une immense prairie du Texas

L’atmosphère lourde et incertaine semblait remplie d’une poussière fine, presque impalpable, laquelle, rougie par les feux du soleil, fatiguait la vue lorsqu’on regardait vers l’ouest.

L’aspect de cette prairie durement piétinée et entièrement dénuée d’herbes, démontrait qu’elle était comprise dans la grande région du pays des buffles car les bisons par troupeaux nombreux, émigraient vers le sud dans ces immenses plaines, avant qu’on leur fît une guerre à mort.

Cette poussière fine répandue dans l’air prouvait que depuis le matin, un immense troupeau de buffles affolés de terreur, avait passé comme l’éclair à travers cette grande prairie.

Aussi loin qu’il était possible de voir, l’œil ne rencontrait que l’immensité de ces plaines qui paraissaient sans limite ; pas un buisson, pas une pierre, pas un monticule, n’en relevait la monotonie. Mais, vers le nord sur un espace de deux milles, semblable à un long ruban vert foncé se déroulait un affluent du Rio Concho. Ce n’était qu’un ruisseau ombragé de chaque côté par des branches qui s’entrelaçaient et préservaient ainsi les eaux de l’ardeur du soleil.

Ces branches étaient couvertes de mousse et de vignes en fleurs lesquelles, en se penchant sur les eaux, les empêchaient d’être chaudes et insipides.

Aussi aride que le grand désert américain, cette vaste prairie absolument plane ressemblait à une mer morte. Cependant, quelques semaines auparavant elle était couverte d’herbes, de fleurs et de trèfle à buffles.

Personne, en regardant cette vaste étendue, n’aurait cru ce que je déclare ici, à moins qu’il fût un habitué des plaines et qu’il eût vu des troupeaux de buffles dévaster une prairie en fleurs et la laisser piétinée aussi dure qu’un chemin fréquenté.

Au loin, vers l’est, l’horizon paraissait sombre, contrastant avec l’ouest rougi par Les feux du soleil, dont les rayons semblaient impuissants à pénétrer la poussière lourde de l’air. La traînée lumineuse diminuant peu à peu, se mêlait magnifiquement avec les teintes opaques de l’est.

Mais au milieu de tout cela n’y avait-il donc aucun signe de vie ? Regardez à l’horizon ces petits points noirs qui s’agitent, ce sont des vautours, des busards rouges-gorges volant en cercle, sans aucun mouvement des ailes, allant lentement et d’un vol alourdi. Un homme des plaines aurait su de suite, à l’apparition de ces oiseaux, que leur instinct les avait amenés là. Et un habitué des prairies aurait pu dire que la proie qu’ils convoitaient était encore vivante. S’il avait été autrement ils seraient de suite descendus sur la plaine pour se gorger de leur pâture.

La hauteur où planaient quelques uns d’entre eux et les mouvements des plus gros indiquaient que leur fête en perspective n’était pas encore prête.

Faible ou blessée, la proie attendue devait leur échoir. Mais cette proie qu’était-elle ? Dans cette plaine, étendu sur le dos et dans une position de torture, les membres écartés du corps attaché par les poignets et la cheville des pieds à de petits pieux de six pouces au-dessus de terre, est un homme robuste bien bâti et de haute raille.

Ses pieds, ses bras, et son corps nu jusqu’à la ceinture, sont brûlés par le soleil et couverts d’ampoules. Des blessures nombreuses et des lambeaux de chair montrent qu’il y a eu un violent combat entre lui et les ennemis barbares qui l’ont ainsi attaché.

Ses cheveux noirs, longs et ondoyants sont à présent couverts de poussière. Dans ses yeux brille un éclair sauvage.

Les lanières de peau de buffle qui l’attachent aux pieux ont pénétré dans ses bras et dans ses jambes et les chairs se sont enflées autour.

Sa bouche est ouverte ; ses dents, remarquablement blanches sont serrées et grincent de temps en temps.

Sa large poitrine se soulève, et ses muscles se gonflent quand il essaye, mais en vain, de briser les liens cruels qui le retiennent prisonnier.

Son mâle visage qui n’indique que vingt ou vingt-deux printemps, est maintenant crispé par l’agonie.

De temps en temps quelques sons arrivant à lui semblent le percer comme un poignard aigu, et il essaye de regarder dans la direction d’où ils proviennent. À voir l’expression d’angoisse que ces cris produisent sur la figure de cet homme, on croirait qu’ils viennent de quelqu’un qui lui est tellement cher que sa propre agonie n’est rien comparée à l’horrible souffrance qu’il éprouve en les entendant.

Qui pourrait penser, un moment, que la voix d’un tout jeune enfant pouvait être entendue dans un tel endroit ? Et cependant c’était là le bruit qui rompait l’affreuse tranquillité de cette plaine aride, et chaque cri était accueilli par un gémissement de mortelle angoisse par le malheureux qui gisait là.

À dix pieds de la victime liée est étendu un jeune enfant : son petit visage et ses bras délicats sont exposés au soleil brûlant.

Sa robe, ses mains, ses cheveux blonds et bouclés sont noircis par la poussière de la prairie, car il s’est roulé maintes fois par terre, agonisant de faim, de soif et de chaleur. Ses yeux bleus sont maintenant vitrés et ses faibles cris prouvent qu’il en est rendu à un état d’épuisement complet.

Parfois il se soulève un instant et se traîne, sa tête touchant presque terre, vers l’homme gémissant et attaché. Cet homme c’est le père de cet enfant.

— « Dieu » s’écrie-t-il dans son angoisse, « mon agonie est terrible, mais qu’est-elle, comparée à la douleur que j’éprouve d’être témoin du supplice de mon enfant ! Ma tête va éclater ! Père miséricordieux, appelez-le à vous. »

Ainsi priait le malheureux père, en regardant le ciel.

Tout à coup son corps se contracta en voyant les oiseaux de proie qui lui annonçaient bien clairement le sort affreux qui les attendait, lui et son enfant.

Les cruels ennemis qui s’étaient rendus maîtres de cet homme savaient que c’était là le plus grand supplice qu’ils pouvaient lui faire endurer, et les démons Apaches seuls pouvaient inventer une telle torture.

Et c’était en effet à ces maraudeurs meurtriers des montagnes, et à ces pirates des prairies que cet homme et cet enfant devaient leurs inexprimables souffrances.


CHAPITRE II
LE DÉSESPOIR ET LA DÉLIVRANCE

Le soleil descendait lentement à l’horizon, et l’homme torturé était toujours attaché dans la plaine ; les plaintes du petit enfant n’étaient plus que de faibles soupirs qui navraient l’âme du malheureux père.

Plusieurs fois le petit être s’était laissé tomber dans la poussière, et après s’être reposé s’était traîné jusqu’à l’impuissante victime. Là, ses yeux bleus regardaient fixement dans ceux de son père si pleins de la plus profonde angoisse.

Cet homme ne pouvait plus pleurer, car toutes les larmes de ses yeux étaient taries.

Lentement l’enfant se traîna jusqu’à ce que sa petite main fût placée sur la poitrine meurtrie de son père, sur laquelle il tomba avec un soupir de soulagement.

La large poitrine du père se souleva comme si son cœur allait en sortir.

Les muscles de ses bras semblaient se nouer et s’entremêler comme des serpents dans sa peau au milieu des efforts qu’il faisait pour s’arracher de ces pieux cruels, afin de presser sur son cœur l’enfant qui se cramponnait à lui.

Mais les courroies tenaient fermes, et avec un dernier gémissement, l’homme abandonna la lutte ; sa respiration s’exhalait en faibles soupirs.

L’enfant reposait comme s’il avait été mort, et la prière intérieure du père demandait que l’âme de ce petit martyr quittât son enveloppé terrestre.

Pour un temps il crut sa prière exaucée, et il fit appel à toute sa force de volonté pour supporter cette nouvelle agonie.

Aucun espoir de délivrance n’apparaissait, et cependant en dépit de tout il continuait à espérer. Il ne priait pas pour demander la mort, comme tout autre homme aurait fait à sa place, au contraire il luttait contre la mort, car longtemps avant d’être témoin du supplice de son enfant il avait juré de se venger.

Aucun homme n’avait jamais eu plus de raisons de faire ce serment, et c’est ce que la suite de notre histoire prouvera.

Si quelqu’un avait pu entendre les paroles murmurées par les lèvres sanglantes de ce père malheureux quand il crut son enfant mort, il aurait prévu une cruelle vengeance. Il espérait toujours et priait pour être délivré.

— « Je ne mourrai pas ! disait-il. Je vivrai pour sauver ma femme des mains de ces barbares ! Oui, je vivrai pour la vengeance ! Il le faut !

Oh ! mon Dieu, soutenez ma pauvre raison, et laissez-moi aller la délivrer ! Pour cela seulement délivrez-moi du sort qui m’attend. »

Ses yeux élevés au ciel étaient fixés comme si dans son imagination, il eut vu sa femme entre les mains des rouges démons apaches. Cette scène imaginaire lui parut tellement réelle qu’il fit un effort herculéen pour bondir en avant et rejeta de sa poitrine le corps de son enfant. Il poussa un cri sauvage, ses nerfs se détendirent, et il tomba sans connaissance délivré de toute souffrance.

Dans un engourdissement semblable à la mort reposait l’enfant à l’endroit où il était tombé, à côté de son père. Les rayons rougeâtres du soleil couchant jetaient une lueur sanglante sur les deux visages inanimés.

Ils restèrent ainsi quelque temps comme morts, mais bientôt la diminution de la chaleur et de la lumière sembla les ranimer, et peu à peu ils reprirent leurs sens. Les yeux de l’homme s’ouvrirent avec une expression étrange : il semblait ne rien se rappeler.

L’enfant, avec un cri pitoyable, se traîna vers lui comme pour reprendre sa place sur la poitrine de son père.

Cet effort fit recouvrer la raison au père qui se mit à gémir et à regretter amèrement que son enfant vécût et souffrît encore. C’était pour le malheureux père le coup le plus terrible.

Cette nouvelle souffrance fut suivie d’une autre qui fit frissonner d’horreur la victime. Elle venait d’entendre le hurlement prolongé du loup de prairie.

Ce hurlement était le présage d’un sort affreux.

Les vautours volaient de plus en plus près de terre. Un autre hurlement retentit, et les busards, comme s’ils craignaient que leur proie ne leur fût enlevée, descendirent si près, que l’infortuné put voir leurs yeux repoussants à la lueur du crépuscule.

Il tournait la tête de tous côtés, regardant les oiseaux de proie qui volaient en demi-cercle dans l’obscurité à cinquante pieds au-dessus de lui. Ce spectacle devenait effrayant pour le pauvre père. Il poussa un cri terrible comme pour effrayer les vautours et les bêtes féroces qui venaient les dévorer.

Aussitôt l’expression de sa figure changea, car à peine le cri avait-il retenti dans l’air qu’il fut suivi du hurlement de guerre d’un Indien. Les loups se rapprochaient toujours, remplissant l’air de hurlements encore plus féroces. L’homme agonisant vit qu’ils allaient fondre ensemble sur lui et son enfant, alors il ferma les yeux, comme pour la dernière fois de sa vie. Mais il les rouvrit bientôt avec un grand cri.

C’était un cri de joie, cette fois, et en même temps un bruit épouvantable frappa son oreille. Des cris de guerre évidemment poussés par des Sauvages, mêlés à des hurlements de bêtes blessées d’à des détonations d’armes à feu, firent retentir les échos d’alentour. À travers tout ce vacarme, on distinguait parfaitement le galop d’un cheval lancé à toute vitesse.

Le pauvre torturé sut qu’il était sauvé.

Le changement fut si subit, si inattendu, qu’il s’évanouit encore au milieu des sons discordants qui retentissaient dans l’ombre, autour de lui.


CHAPITRE III
SUR LA FRONTIÈRE

Nous avons déjà parlé d’un ruisseau boisé situé vers le nord à peu de distance du lieu où l’homme torturé avait été exposé à mourir de faim et de soif avec son enfant, à être dévoré par les loups ou écrasé par des troupeaux de buffles.

Ce ruisseau était un affluent du Rio Concho, et sur la rive nord, à quinze milles de l’endroit que nous venons de quitter, se trouvait le camp Johnston, poste du gouvernement sur la frontière.

Vers l’est, à dix-huit milles plus loin, les eaux de cette petite anse rejoignaient celles du Rio Concho.

Sur le triangle boisé formé par la réunion de ces deux cours d’eau était située une maison de billots complètement cachée à la vue et placée à un endroit qui semblait la mettre à l’abri des rouges maraudeurs des plaines.

Une bande armée aurait pu camper sur la rive opposée du Concho, et même pour les maraudeurs des montagnes apaches, la maison de billots aurait été invisible, car elle se trouvait située dans un petit rond-point naturel, à mi-chemin entre les ruisseaux et la ligne extérieure du bois, et aussi à une petite distance de la rivière et de son affluent.

Des mousses pendantes, d’épais taillis et du feuillage formaient une voûte et un mur complets au-dessus et autour de la demeure.

Cependant, c’était loin d’être un lieu sûr pour y établir sa résidence, et à l’époque de notre histoire, c’était sur la frontière l’habitation la plus éloignée.

Cette petite maisonnette, enfoncée comme un nid dans son épais feuillage et décorée d’un petit balcon, avait fait la meilleure impression sur Marion Munroe lorsque son jeune époux l’y avait amenée. C’était après un long et fatigant voyage du Fort Mason, où Munroe, étant employé comme éclaireur et comme chasseur, avait su gagner l’affection et s’assurer la main de cette perle de l’ouest.

Il y avait un an qu’ils habitaient là quand notre histoire commence, et pendant ce temps un joli petit garçon leur avait été donné pour faire la joie de la famille et embellir la maisonnette isolée.

Madison Munroe était renommé comme éclaireur et comme coureur de plaines : il était généralement appelé Munroe « l’Enragé » à cause de la fureur avec laquelle il se battait contre les Sauvages. Il avait de bonnes raisons pour la haine qu’il portait à ces bouchers des plaines, car ses parents avaient été tués et mutilés par eux et leur demeure brûlée alors qu’il était encore tout jeune. Munroe avait échappé au sort de son père et de sa mère parce qu’à ce moment il était absent, étant allé à la pêche. Il entendit cependant les cris féroces des Sauvages et se traîna à travers les bois, se cachant prudemment dans les taillis, car il se voyait exposé à une mort certaine si les démons rouges le découvraient.

De sa cachette il avait été témoin du meurtre de ses parents et de la destruction du foyer paternel ; quoique jeune encore il avait juré qu’il les vengerait, serment qu’il n’oublia jamais, comme ceux qui furent ses compagnons peuvent en rendre témoignage. Un oncle l’avait envoyé à l’école à San Antonio, et vu sa remarquable intelligence il n’avait pris que très peu de temps à s’instruire. Il retourna bientôt sur les frontières, pensant toujours à son serment. C’était pour accomplir ce vœu que le jeune Munroe avait adopté la vie d’éclaireur, préférablement à la vie retirée et paisible qui lui était offerte.

Il avait déjà recueilli maintes chevelures d’Apaches et de Comanches, trophées d’habileté et de bravoure, lorsqu’il rencontra Marion St-Clair. Le père de la jeune fille était « ranchero » près du Fort Mason quand Munroe était au service du commandant de ce poste.

Au mariage du jeune couple présidé par le chapelain du vieux et honorable bataillon, le 8e d’Infanterie, il y avait eu une joyeuse célébration dans les casernes, et les habitants des environs y étaient venus avec leurs familles.

Peu de temps après, l’officier commandant reçut l’ordre de placer un détachement d’hommes au camp Johnston, quoique ce poste eut été abandonné quelque temps auparavant. Il avait aussi ordre de dépêcher çà et là des éclaireurs parce que les tribus hostiles étaient devenues dangereuses pour les enclos à bétail.

C’est ainsi que Madison Munroe fut obligé de quitter sa jeune et charmante femme pour servir de guide et d’éclaireur à ce détachement de troupe.

En arrivant au camp Johnston, Munroe avait résolu que Marion le rejoindrait ; le jeune homme se sentit isolé et malheureux sans elle et il chercha un endroit sûr et convenable pour bâtir une demeure pour celle qu’il chérissait ; car tout annonçait qu’il serait obligé de rester quelque temps sur le haut du Rio-Concho.

Il finit par trouver à quelques milles de la station, la retraite qu’il cherchait et choisit l’endroit dont nous avons parlé ; il avait érigé seul presque en entier la maison de billots que nous avons décrite. Son aide principal fut un de ses vieux compagnons de prairie appelé « Vieux Rocher » et qui figurera dans les chapitres suivants comme habile éclaireur et ennemi dangereux des sauvages.

Quand tout fut en place dans la petite habitation, « Vieux Rocher » et un sauvage ami de la tribu des Caddo, appelé «  Chat Rampant, » que nous connaîtrons plus tard, avaient insisté pour accompagner Munroe jusqu’au Fort Mason, afin de protéger et de guider la jeune femme jusqu’à sa nouvelle demeure.

Le vieil éclaireur et le Caddo avaient essayé de persuader Munroe de ne pas amener sa femme dans une localité aussi dangereuse, mais hélas ! ils ne réussirent pas. Le jeune homme s’obstina et leur assura que Marion serait aussi en sûreté sur le bord du Concho qu’au fort Mason.

Il pensait qu’il était absurde de croire que les tribus hostiles pouvaient découvrir sa maison, car tous tes sentiers de guerre prenaient la direction du bas du pays, laissant loin derrière eux le camp Johnston et ses environs.


CHAPITRE IV
LA PISTE DU SERPENT

Les deux compagnons de Munroe furent obligés de se rendre aux raisons du jeune homme.

Néanmoins, lorsque l’heureux couple fut établi dans sa nouvelle demeure, « Vieux Rocher » et « Chat Rampant » résolurent en conciliabule secret, qu’ils se souviendraient, dans leurs courses à travers la prairie, qu’il était très possible pour la jeune femme d’être découverte par les Sauvages, et ils s’entendirent alors pour aller souvent à la maison et s’assurer que tout allait bien. Ils furent encore plus inquiets quand le bébé fut ajouté à la petite famille.

Munroe ne s’absentant que pour de courts intervalles, n’était pas encore dans la nécessité de laisser sa femme et son enfant seuls pendant toute une nuit. Quand, de temps en temps, il était appelé à guider un détachement à une distance éloignée, « Yeux d’étoiles » la femme de « Chat Rampant, » restait avec Marion jusqu’à ce que le mari de cette dernière fut revenu.

« Vieux Rocher » et « Chat rampant » rôdaient sans cesse à travers les plaines, à la recherche de chevelures sauvages et pour assouvir leur soif de vengeance ; ils n’étaient attachés à aucun homme et à aucun corps d’hommes. Ils ne pouvaient pas être gagnés à servir le gouvernement ou les États-Unis comme guides ou éclaireurs, quoique souvent ils fissent ce service, mais comme simples volontaires. Libres comme l’air de la prairie qu’ils respiraient, ils allaient et venaient comme bon leur semblait.

À présent que nous avons présenté nos nouveaux personnages et amené le lecteur à une autre scène, nous dirons d’abord que le captif torturé et son enfant étaient Munroe et son fils.

Nous allons maintenant dire comment il arriva qu’ils furent ainsi abandonnés tous les deux.

La femme du jeune éclaireur était très belle et n’avait que dix-huit ans. Elle était l’image de la santé et du bonheur, n’ayant jamais rien eu pour lui causer de la peine et de la fatigue, et vivant sans peur ni appréhension des Sauvages ennemis.

Elle se fiait entièrement au jugement de son mari et aurait bravé les plus grands dangers plutôt que de rester loin de lui. Elle l’aimait véritablement, profondément, et adorait son petit garçon.

S’il lui avait été permis de pénétrer l’avenir, elle aurait été paralysée d’horreur ; mais par bonheur pour elle, comme pour nous tous, elle ne savait pas ce que le lendemain lui réservait de douleur.

C’était la veille du jour où l’éclaireur infortuné et son enfant nous ont été montrés dans la plaine ; le petit enfant reposait dans les bras de sa mère, riant, gazouillant et s’amusant, pendant que Marion le berçait sur le balcon entouré de vignes de sa petite maison.

À ce moment, Marion espérait entendre d’un moment à l’autre, le bruit des sabots du cheval de son mari, sur le sentier étroit qui traversait le fond du bois, car Munroe descendait le ruisseau, après avoir fait son devoir au camp Johnston.

Considérant la distance qui les séparait des autres établissements, la loge forestière des Munroe était bien et proprement meublée. Un goût artistique avait été déployé dans l’arrangement d’une grande chambre dont les murs étaient ornés de cornes d’antilopes et de daims, de plumes d’oiseaux magnifiques, d’herbes et de mousses curieuses.

Marion, tout avertie qu’elle était que sa maison se trouvait dans un endroit dangereux sur la frontière, demeurait convaincue qu’elle devait être à l’abri de toute découverte, à cause de son isolement et de sa position à la fourche des ruisseaux, où seulement par hasard un ennemi pouvait entrer.

Si la demeure avait été située cinq milles plus haut ou plus bas sur le Concho, Marion n’aurait pas osé y demeurer une seule nuit, et certes son mari ne l’aurait pas voulu.

L’on verra aussi que si la maison avait été à cinquante verges plus loin sur le côté opposé de la rivière elle aurait été visiblement en danger d’être découverte à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Mais la difficulté de passer la rivière à gué lui était d’un grand avantage. Tout ceci, Munroe l’avait expliqué à sa femme, et celle-ci s’était entièrement confiée au jugement et à la discrétion de son mari.

Marion était ravissante telle que nous la voyons à présent, assise avec son enfant entre deux piliers couverts de vignes sous une voûte naturelle de branches d’où pendaient des festons de mousse, et éclairée par la lumière douce et mourante du soleil couchant ; ainsi encadrée dans la verdure elle était charmante à voir, surtout pour Madison Munroe au retour d’une longue journée de travail.

Hélas ! cette charmante maisonnette, vrai paradis sur terre, devait être envahie par les rouges démons du Rio Pécos.

Plus heureuse demeure n’avait jamais existé nulle part. La vie du jeune couple jusque-là avait été douce comme un beau rêve d’été, et ni l’un ni l’autre ne pensait que ce songe béni allait être changé en un horrible cauchemar, qu’ils étaient destinés tous les deux à souffrir dix mille morts, à endurer une agonie morale et physique des plus affreuses, et que même leur enfant bien-aimé devait être torturé jusqu’aux portes de la mort.

Si Marion avait été moins heureuse et moins préoccupée de douces pensées relativement au retour de son mari, elle aurait peut-être été oppressée par les ombres que projetaient les branches garnies de mousses, et par les murmures plaintifs que faisait entendre la rivière en passant à travers les roseaux de la rive.

À mesure que le soleil baissait le spectacle devenait plus lugubre, et quelqu’un qui serait venu errer en cet endroit n’aurait jamais soupçonné qu’il y avait là une habitation humaine.

Cependant, Marion attendait toujours assise sur son balcon, prêtant l’oreille de temps en temps et regardant du côté des taillis, en haut du ruisseau, à travers lesquels elle avait, jusque-là, espéré voir apparaître son époux monté sur son coursier favori. Munroe, toutefois, ne paraissait pas.

Le petit enfant, les bras autour du cou de sa mère et la tête sur son épaule, était tombé dans un paisible sommeil.

Embrasse tendrement ton enfant, Marion, car il s’écoulera bien du temps, une éternité en apparence, avant qu’il repose encore ainsi dans tes bras !

À part les bruissements prolongés du feuillage agité au-dessus de la tête de la jeune femme, et le murmure monotone des eaux courantes, tout était silencieux comme durant toute l’après-midi. À une imagination nerveuse ce silence de mort aurait pu présager un grand malheur.

Mais la jeune femme était habituée à cette solitude naturelle, et seule, l’absence prolongée de son mari la préoccupait en ce moment.

Tout à coup, un vautour vint planer au-dessus de la maisonnette. Cet oiseau de mauvais augure semblait avoir été choisi par un sort cruel pour donner le signal d’un terrible changement.

L’oiseau qui venait évidemment de se gorger de la chair de quelque animal blessé essayait de voler, d’arbre en arbre, mais soudain il tomba, avec un grand battement d’ailes à travers le feuillage et vint s’abattre sur la pelouse en fleurs, devant la maison, à dix pieds du balcon sur lequel la jeune femme était assise. Celle-ci fut étonnée de la soudaine apparition de cet oiseau de proie et du bruit qu’il avait causé.

Le gros busard restait là, ses yeux repoussants fixés sur Marion. C’était un spectacle dégoûtant, et propre en même temps à causer de l’effroi ; le bec et les plumes du vautour étaient couverts de sang figé et exhalaient une odeur infecte.

Marion ne songeait guère que cet oiseau, par sa chute, devait attirer sur elle l’attention d’un espion Apache, barbouillé et hideux, et que ce busard était destiné à faire fondre sur elle et les siens, des malheurs comme peu de mortels ont jamais été appelés à en endurer.

Il devait en être ainsi malheureusement.

À peine l’oiseau s’était-il abattu sur la pelouse, qu’à travers le taillis qui entourait le rond-point, s’élança un Apache, au visage affreusement peint. En apercevant la jeune femme et l’enfant, une exclamation de joie et d’étonnement sortit en même temps de ses lèvres.

— « Ugh » ! s’écria-t-il.

À cette exclamation, Marion répondit par un cri de vive terreur.


CHAPITRE V
MUNROE L’ENRAGÉ ET LES MARAUDEURS

Il était arrivé qu’un parti de guerre Apache avait établi son camp de l’autre côté du Concho, juste en face de l’habitation de Munroe ; un accident des plus ordinaires fit découvrir la maison de nos amis. Un des Apaches qui se trouvait sur la rive sud du fleuve, vit sur le rivage opposé, un cerf qui se désaltérait. Il était impossible pour le sauvage de le viser juste de l’endroit où il était placé ; il attendit donc que l’animal eut fini de boire et qu’il se fut retourné pour regagner les épais taillis.

Aussitôt, l’Indien se mit à traverser la rivière à la nage, tenant son carquois et ses flèches au-dessus de l’eau, gagnant ainsi la rive opposée. Il se mit alors à suivre son gibier à la piste, et l’animal prit un chemin peu couvert qui le força à passer près de l’endroit où était la maison de Munroe.

C’était pendant que l’Apache courait le long de ce chemin à la poursuite du cerf, que le bruit causé par l’oiseau de proie attira son attention ; il s’élança à travers la haie de buissons, découvrant à son grand étonnement et à sa joie, la maison de billots d’un de ses ennemis blancs qu’il craignait et détestait.

Le cri de la pauvre Marion en voyant cet Apache hideux suffit pour alarmer le camp au-delà de la rivière, mais le sauvage y ajouta son cri d’appel qui fit traverser le ruisseau à une vingtaine de ses compagnons.

Munroe avait été retenu à la station militaire quelques heures de plus que d’ordinaire, mais il arriva qu’il se trouvait assez près de chez lui pour entendre le cri de sa femme et le signal d’appel du sauvage Apache. Le cœur du jeune homme bondit et il eut un instant le vertige, quand ces cris, aussi terribles que la mort même, vinrent frapper son oreille. Son visage bruni par le soleil devint affreusement pâle, ses dents s’entrechoquèrent, et sa figure porta en un instant l’empreinte de l’appréhension et de la douleur la plus terrible.

Il reprit bientôt son sang froid, et enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval, il s’élança à travers les touffes d’arbres le long de la crique vers le Rio Concho et sa demeure. Comment exprimer l’émotion du jeune éclaireur qui, à l’instant où les cris des sauvages parvinrent à lui, savait déjà que sa femme et son enfant étaient perdus.

Qu’allait-il faire ?

Devait-il s’élancer à l’encontre du danger et s’exposer à être pris et livré à la torture puis à la mort ?

Il ne considérait pas le danger en ce moment : les êtres qui lui étaient chers occupaient seuls sa pensée.

Il savait bien qu’aucun indien ne se trouvait seul, loin de son camp, dans cette région du pays, et bien qu’il n’eut entendu que le cri d’un seul sauvage, il était convaincu qu’il devait y en avoir d’autres à portée d’entendre le signal. Alors le jeune homme maudit amèrement l’égoïsme qui l’avait poussé à amener sa femme sur cette frontière exposée. Il regretta profondément de n’avoir pas pris l’avis de « Vieux Rocher » et de « Chat Rampant, » son ami Caddo.

Mais il était trop tard !

Munroe traversait l’espace comme l’éclair sur son noble coursier, courant à la délivrance de ceux qu’il aimait ou à la mort avec eux !

Mais hélas ! le malheureux arrivait quelques moments trop tard !

La jeune femme avait été si terrifiée en voyant le hideux sauvage, qu’après s’être élancée de sa chaise pour reculer de terreur, elle resta comme paralysée, pressant son enfant sur sa poitrine. La pauvre femme était incapable de faire le moindre mouvement.

Quoique élevée sur la frontière, Marion pour la première fois voyait un sauvage ennemi ; les yeux de serpent de l’horrible Apache semblaient la transpercer et lui glacer le sang dans les veines. Elle se sentit perdue. Cependant elle ne pensait pas à elle-même. Elle pressentait que son enfant lui serait arraché des bras et qu’on lui fracasserait le crâne en sa présence.

Elle songeait aussi que beaucoup d’autres démons rouges devaient être dans les environs et que son mari serait tué, ou ce qui est pis encore, capturé. Elle n’osa pas réfléchir à son sort, de peur de perdre complètement la raison.

Si Munroe était assez près pour entendre son cri, il accourrait à son aide, courant lui-même à la mort.

Tout ceci vint à l’esprit de Marion pendant que l’affreux sauvage la regardait comme une bête fauve prête à fondre sur sa proie.

Soudain la jeune femme, poussée par l’énergie du désespoir, résolut de vendre chèrement sa vie et celle de son enfant. Il lui vint l’idée de se précipiter dans la maison, de saisir un fusil et de tuer le sauvage, puis de s’élancer à travers le taillis avec son enfant, et d’essayer ainsi de s’échapper, avant l’arrivée du gros de l’ennemi.

Murmurant une prière pour son salut, Marion n’hésita plus.

Mais au moment où elle bondit de sa place, l’Apache s’élança en avant avec un hurlement de surprise et de rage, tenant ferme son grand coutelas, la figure hideusement contorsionnée par la soif du sang.

La présence d’esprit de Marion était extraordinaire. Son enfant était maintenant éveillé et pleurait à chaudes larmes en se cramponnant à son cou, au moment où elle se précipitait dans la chaumière.

La jeune femme vit que son salut ne dépendait plus que d’un instant. Elle savait où la carabine était accrochée au mur, mais il commençait à faire sombre dans la maison. Ne pouvant agir promptement avec son enfant elle dénoua les petits bras qui entouraient son cou, et vivement elle le plaça par terre près du mur, et cherchant plus haut elle saisit de suite le fusil, sa seule espérance. Elle se retourna, avec l’arme dans la main, l’arma et visa son adversaire mais elle tremblait tant qu’elle craignit de manquer son coup.

Il n’y avait cependant pas le temps de délibérer, car l’Apache, avec un nouveau cri de fureur, bondit vers la porte. Là l’obscurité de la maison le força à s’arrêter.

Cette halte fut le salut de Marion et la mort de l’Indien.

Encadré dans la porte, se tenait le hideux assassin, et sans une autre seconde d’hésitation, Marion leva le fusil et tira.

Une forte détonation retentit suivie d’un cri horrible, et l’Apache tomba lourdement sur le plancher de billots, le sang s’échappant à flots de sa poitrine.

Immédiatement Marion jeta par terre son arme, saisit son enfant et courut à la porte, passant en frissonnant sur le corps repoussant du sauvage.

À ce moment, une dizaine d’Apaches hurlants s’élancèrent des taillis du côté-est de l’habitation, et accoururent avec des cris de triomphe et de fureur vers la chaumière.

Marion les attendait, car au moment où le cri de sa victime avait retenti, elle avait entendu les exclamations des sauvages qui s’approchaient et allaient rendre sa fuite impossible.

Saisie d’une inexprimable horreur, elle se mit à courir pour s’échapper quand même. Soudain un cri strident et particulier retentit dans l’espace et arrêta la horde d’Apaches qui parut saisie d’étonnement et de crainte. Ils pouvaient en effet avoir peur, car ils connaissaient tous ce cri pour l’avoir souvent entendu quand leurs frères tombaient au milieu du carnage qui s’en suivait toujours.

C’était le cri de guerre bien connu de Munroe l’enragé, à ce moment dix fois plus furieux et plus menaçant, car l’éclaireur avait entendu les hurlements qui lui disaient que sa famille était en grand danger, sinon déjà égorgée.

Marion aussi avait entendu ce signal de guerre qui avait fait connaître et redouter son mari par les tribus ennemies de la frontière du Texas.

Pour la jeune femme dans son affreuse position, ce cri fut comme un coup de poignard et lui enleva le reste de ses forces, car elle était maintenant certaine que son mari était perdu avec elle et son enfant.

Instinctivement cependant elle s’élança pour fuir.

Les armes à la main, et des cris de triomphe sur les lèvres, les Apaches la suivirent, convaincus d’avoir en leur pouvoir la femme et l’enfant de leur plus mortel ennemi, Madison Munroe.


CHAPITRE VI
FEU ET SABRE

Non seulement les sauvages se sentaient maîtres de ces deux captifs sans défense, mais aussi de l’éclaireur tant redouté qui avait tué les plus braves de leur tribu.

Un instant après, un véritable prince des plaines, le fils des héros des frontières, un revolver à chaque main et les dents serrées, bondissait par-dessus les taillis sur son magnifique cheval noir, maintenant couvert d’écume.

Son cri de guerre perçant retentit encore, et la flamme de deux coups de feu illumina la scène. Ses balles se logèrent dans la masse des Apaches, étourdis par le coup d’audace et de courage du jeune éclaireur.

Marion, tenant son enfant serré sur sa poitrine, courut se placer derrière le cheval de son mari ; les yeux de celui-ci s’illuminèrent de joie et de soulagement, car il venait de voir que sa femme et son enfant n’avaient pas encore succombé.

Pendant que son mari luttait ainsi contre la mort, Marion serrait son enfant plus étroitement et restait debout, sa pâle figure tournée vers le ciel, pendant que des prières montaient de ses lèvres tremblantes et décolorées.

La scène était terrible. Des frissons convulsifs secouèrent tout son être, et Marion ferma les yeux pour ne pas voir le spectacle horrible.

Les cris d’enfer et les hurlements des peaux rouges mêlés aux détonations des revolvers, le sifflement des balles et des flèches, le cri de guerre de Munroe et le hennissement du cheval qui piétinait les corps des Apaches tombés, tous ces sons semblaient figer le sang dans les veines de Marion, et la remplissaient d’une horreur indescriptible.

Il lui aurait été très facile de fuir pendant l’excitation du combat, elle aurait pu trouver une retraite dans quelque touffe d’arbres, mais elle restait clouée au sol et incapable de bouger. Elle savait, en outre, que son mari était dans les mains d’ennemis sans pitié, et la vie n’était plus rien pour elle. Au contraire la vie, dans ce cas, serait une torture sans fin.

Marion rouvrit les yeux au moment où un concert de cris triomphants retentissait à travers les voûtes naturelles d’arbres qui semblaient maintenant remplis de ces démons rouges.

Elle fut presque aveuglée par les flammes qui montaient à travers les arbres garnis de mousse, et qui illuminaient tout l’emplacement et le bois d’alentour d’une lueur sinistre. Sa chaumière était enveloppée de flammes.

Le spectacle était affreux. Les démons rouges dans leurs couleurs de guerre et avec leurs plumes flottantes dansaient follement autour d’elle.

Cette lumière aveugla d’abord Marion, et elle ne vit pas ce qu’il y avait en face d’elle, à peu de distance du lieu où elle se trouvait.

Quand son regard se porta vers l’endroit où son mari s’était élancé au milieu des Apaches, la pauvre femme voulut crier, mais un faible son sortit seul de ses lèvres desséchées. Ses yeux, paralysés d’horreur, exprimèrent encore l’angoisse la plus profonde, quand son regard tomba sur le corps ensanglanté du noir coursier et sur celui qui l’avait monté… son mari, le héros de tout à l’heure ! Oui, Munroe reposait là comme un cadavre, entouré par une dizaine de morts et de blessés.

Marion aie regarda qu’un instant ce lugubre tableau. Une main rouge se plaça sur son épaule, et comme si cet attouchement l’avait foudroyée, la malheureuse s’affaissa sur le sol.

Madison Munroe, sa femme, son enfant et son coursier, gisaient comme sans vie sur le gazon, en face de leur demeure encore si récemment toute pleine de charme.

La lueur de l’incendie de la chaumière jouant sur leurs figures et sur les cadavres des hideux Apaches barbouillés, illuminait en même temps les traits repoussants des survivants.

Ces derniers dansaient encore avec une joie diabolique et des hurlements de triomphe autour de la maison en feu de Madison Munroe.


CHAPITRE VII
FEU ET ENNEMIS

Il est probable qu’aucun homme ne souffrit jamais de plus poignante angoisse que Munroe durant sa course furibonde vers sa demeure, après qu’il eut entendu le signal de l’Apache qui avait découvert la maison.

La vitesse effrayante de son cheval lui paraissait lente comme la marche d’une tortue.

Quand Munroe bondit pardessus les taillis il vit tout l’emplacement rempli d’Apaches hideux.

Des ennemis sortaient de tous les bouquets d’arbres. Il vit Marion et son enfant et tourna vivement son cheval pour ne pas les fouler aux pieds.

Quand il les eut dépassés, il partit comme un trait, sachant qu’il lui était impossible d’arrêter son cheval à ce moment pour saisir sa femme et son enfant afin de fuir. Ils auraient été tués tous les deux avant de pouvoir accomplir cet acte téméraire.

Munroe savait bien que la fuite était impossible pour Marion. Il n’ignorait pas non plus que son sort était scellé quand son cheval se précipita au milieu de la horde d’Apaches. Mais il résolut que le cri de mort des Apaches retentirait souvent avant que leurs flèches vinssent à lui percer les entrailles.

Il savait que les sauvages l’avaient reconnu à son cri de guerre ; par conséquent ils essayeraient de le capturer pour le torturer, mais avant d’arriver à ce but, Munroe se proposait de leur tuer le plus de guerriers possible.

Les signaux du chef prouvèrent que Madison pensait vrai, car il comprenait chaque cri et chaque hurlement de ses ennemis.

Alors il n’essaya plus de retenir ou de guider son cheval.

Il pointa ses revolvers à droite et à gauche et tira aussi vite qu’il put le faire.

La horde Apache recula, effrayée par cette héroïque attaque. Chaque cabriole du cheval faisait sortir des jets de feu des canons meurtriers, qui semaient la mort parmi les sauvages. C’était un spectacle frappant et terrible que ce vengeur se battant contre ces soixante guerriers sauvages au milieu des cris et des hurlements les plus féroces.

Les Apaches bariolés, la tête ornée de plumes flottantes, levaient les bras au ciel, pressant encore leurs armes dans l’étreinte de l’agonie et la figure contorsionnée, tombaient en exhalant leur dernier cri avec leur dernier soupir.

Les flèches volaient drues dans l’air, toutes paraissant dirigées sur le cheval de Munroe qui en reçut une vingtaine dans les flancs et le cou. Le sang de toutes ces blessures jaillit sur les blessés et sur les corps des victimes du jeune éclaireur.

Alors des flammes s’élancèrent de la maison, et le noble coursier de Madison s’abattit. En même temps une douzaine d’Apaches s’élançaient sur Munroe, qui lança sur eux avec une force terrible, ses révolvers vides et inutiles.

Il saisit alors son coutelas, et se battit avec fureur jusqu’à ce qu’il fut blessé d’un coup de hache.

Quand il tomba sans connaissance et couvert de sang il n’avait cependant pas encore reçu de blessure sérieuse.

De nouveaux hurlements de triomphe suivirent la chute de l’éclaireur détesté mais fort redouté.

Rien n’aurait pu décider les Apaches à donner la mort à leur ennemi. Il s’était montré grand guerrier, chef sans peur, et pour cela il méritait la mort lente d’un brave, mort qui éprouverait son courage jusqu’à la fin.

Très peu de chagrin fut manifesté par les sauvages pour la mort de leurs frères, car aucun n’avait été scalpé, ce qui devait leur donner droit d’entrer dans la belle vallée de la lune, où, d’après les croyances Apaches « l’herbe est toujours verte, les rivières éternelles, le gibier abondant et les mustangs aussi légers que le vent. »

Les Apaches étaient justement transportés de joie, car ils venaient de faire un pillage en règle chez les habitants du Rio Llano et de San Saba et pour comble ils avaient capturé un ennemi implacable et longtemps redouté. En outre sa femme et son enfant étaient en leur pouvoir, et sa demeure avait été pillée et brûlée.

Tout ceci se passait A moins d’une heure de marche du camp Johnston où un détachement de « longs couteaux » (la cavalerie) attendait une saison favorable pour envahir les terrains de chasse des sauvages, et ce détachement devait être guidé par ce même éclaireur qu’ils venaient de capturer. Le succès était en effet inouï pour les Apaches, qui n’en pouvaient cesser leurs danses devant la maison en feu de leurs victimes.

Ils lièrent d’abord Munroe qu’ils qualifièrent « Grand Médecin » parce qu’il s’était montré presque invincible.

Deux jeunes sauvages gardèrent Marion, qui perdit connaissance quand la main de l’un d’eux se plaça sur son épaule. Elle fut attachée, et l’un des misérables allait fracasser le crâne de son enfant contre un arbre quand le chef « Loup Rouge » intervint et donna des ordres à ce sujet qui parurent satisfaire les principaux guerriers.

Marion fut placée près de son mari et l’enfant à ses côtés : un guerrier fut préposé à leur garde, quoique l’éclaireur et sa femme fussent encore sans connaissance. Le butin pris dans la maison, fut transporté ainsi que les morts, et plus tard les captifs, de l’autre côté du Rio Concho sur un radeau de bois flottant construit pour cet objet.

Le déménagement fut vite opéré, car les sauvages craignaient que la lueur de l’incendie ne fut aperçue du camp Johnston. Dans ce cas, un détachement de troupe serait envoyé pour en rechercher la cause.

Les captifs furent liés à terre dans le camp indien, et immédiatement les Apaches résolurent de faire une course nocturne afin de prévenir une attaque des « longs couteaux. »

Munroe et Marion recouvrèrent bientôt connaissance et regrettèrent tous deux de n’avoir pas été tués, en voyant leur affreuse position.

L’éclaireur savait bien le sort terrible qui lui était réservé, mais il ne pensait qu’à sa pauvre femme et à son enfant ; la destinée probable de Marion le rendait presque fou.

Il avait été surpris, en recouvrant connaissance, d’entendre les faibles cris de son enfant. Il avait cru qu’il serait tué de suite comme c’était l’usage ordinaire parmi les sauvages. Les jeunes enfants avaient le crâne fracassé de peur que leurs cris ne trahissent leurs capteurs. Si Munroe avait connu le plan infernal que le chef avait conçu pour son enfant, son agonie morale aurait encore augmenté, quoique cela parut impossible dans les conditions où il se trouvait.

En recouvrant connaissance Marion avait été au comble de la joie. Son mari vivait encore et n’était pas grièvement blessé, mais la douleur peinte sur sa figure, et l’expression affreuse de ses yeux, fit regretter à la pauvre femme d’avoir été épargné tous les deux.

La mort les aurait délivrés du sort affreux qu’ils ne pouvaient éviter. Leur entourage était si épouvantable et leur position si désespérée, qu’aucun d’eux ne parlait, bien que leurs yeux exprimassent beaucoup.

Madison ne crut pas que la lueur de l’incendie de sa maison pût être vue du camp Johnston, à cause des arbres élevés situés à l’est du poste, ou, si elle l’était, on l’attribuerait probablement à un simple feu de prairie si commun dans ces régions de l’ouest. Par conséquent il n’y avait aucun secours à espérer des troupes.

L’absence de Munroe, le lendemain, éveillerait les soupçons, et le commandant enverrait sans doute un soldat pour en savoir la cause. Mais alors, cela ne serait que de très peu d’utilité. Les Apaches seraient alors trop loin pour être rejoints et leurs pistes, s’ils se dirigeaient vers l’ouest, seraient déjà effacées par les troupeaux de buffles. Enfin, il y avait si peu d’espoir de délivrance que même si l’on venait au secours, Munroe et les siens seraient tués avant que les soldats pussent arriver à eux.

Le brave éclaireur ne pouvait que par un effort surhumain, réprimer des gémissements de désespoir. Mais ce désespoir n’était pas provoqué par l’idée de son propre sort. Il pensait à sa femme, à son pauvre enfant et aux tortures auxquelles ce dernier serait condamné par ces horribles démons rouges.

Sa seule espérance était que son enfant se mit à crier et à pleurer au point de provoquer les Sauvages et de les forcer à le tuer de suite, ce qui le sauverait de la mort lente, qui lui était sans doute réservée.

Le soleil était descendu à l’horizon et la course de nuit se continua au clair de la lune.

Munroe fut brusquement jeté en travers d’un cheval et lié à l’animal au milieu des cris et des railleries de la bande sauvage ; il ne dit pas un mot, ne proféra pas une plainte. Le silence de Madison exaspéra tellement les sauvages qu’ils saisirent Marion par les bras et la traînèrent par terre jusqu’au cheval sur lequel elle devait être attachée, puis la jetant rudement sur l’animal, ils la lièrent fortement en lui causant de vives douleurs.

Pendant cette scène, un autre sauvage tenait l’enfant par une jambe, la tête en bas et le petit criait terriblement de peur et de douleur.

Munroe écumait de rage. Il grinçait des dents avec fureur et ses yeux brillaient d’un éclat sauvage. Il se tordait et faisait des efforts inouïs pour rompre ses liens.

— « Chiens, loups de prairie, lâches » criait-t-il « déliez-moi et je vous rosserai tous. Les Apaches sont des femmes qui n’osent pas se battre avec des hommes. Les loups des Pécos devraient mettre des jupons et n’aller jamais à la guerre : ils ne peuvent se battre qu’avec des femmes et des enfants. Je crache sur vous ! Les cris de vos guerriers mourants sont de la musique à mes oreilles, et ma maison était remplie de chevelures apaches avant que vous l’ayez brûlée. « Mauvais Médecin » va être sur vos pistes, car vous avez brûlé les chevelures de beaucoup de guerriers haut placés dans le conseil de vos tribus de chiens lâches. Munroe l’Enragé entendra votre dernier cri avant qu’il meure. Vous ne pouvez pas me tuer. Le « Grand Esprit » enverra les « Longs couteaux » sur vos traces. À présent mes paroles ont retenti et j’ai fini de parler ! »

L’éclaireur parla d’un ton si menaçant que les sauvages commencèrent à croire que le malheur allait les suivre pour avoir brûlé les chevelures de leurs frères. Le chef était furieux contre ses hommes parcequ’ils n’avaient pas mieux examiné la maison avant d’y mettre le feu.

Ils auraient alors trouvé les chevelures et les auraient enterrées avec les morts afin que ceux-ci pussent les emporter sur « le rivage noir » et cesser d’y errer pour avoir été dépourvus de leur chevelure sans laquelle ils ne pouvaient entrer dans la « Vallée bienheureuse. »

On ne fit plus aucun mal aux captifs. Les Apaches semblaient pressentir un grand danger parce que les chevelures de leurs braves avaient été brûlées par leur propre faute. La bande indienne sortit du camp sur une longue ligne suivie des captifs qui étaient séparés, Munroe marchant en avant et Marion en arrière avec son enfant.

Ils s’avancèrent ainsi, à travers les ténèbres, suivant pendant quelques milles les bois qui bordent le Rio Concho. Puis ils traversèrent le ruisseau à gué et continuèrent vers l’ouest à travers les prairies, dans la direction de la grande région du pays des buffles.

CHAPITRE VIII
LA SÉPARATION

Qui pourrait se faire une idée de la douleur de Munroe quand il vit traîner sa femme par terre et la jeter brutalement sur le dos d’un mustang.

Qui pourrait peindre la torture du malheureux père quand il vit un de ces démons rouges tenir son enfant par une jambe et le lancer sur les genoux de sa mère captive.

Après de vains efforts pour rompre ses liens, Munroe resta silencieux, tremblant de la tête aux pieds.

Cette seule violente émotion que montra le captif causa la plus grande joie aux sauvages et donna peut-être à « Loup Rouge » une idée de la manière dont il pouvait mieux faire souffrir son prisonnier.

Quand la capture avait été faite, le chef apache avait résolu d’épargner la vie de Marion : elle serait son esclave et ne pouvait pas, par conséquent, servir au supplice de Munroe. Personne autre qu’un sauvage avide de sang n’aurait pu imaginer le plan infernal que le chef apache avait résolu d’exécuter.

Si l’éclaireur avait été seul captif il aurait tout supporté avec courage et rendu railleries pour railleries. Mais que cet homme, qui s’était montré si brave, manifestât tant d’émotion au sujet de sa femme et de son enfant, surprit les Apaches. Pour la première fois ils le regardaient avec dédain.

Cependant sa brave défense et son audace étaient encore présentes à leur esprit, et tous durent convenir, malgré « la faiblesse de femme » qu’il avait eue, qu’il était encore digne de mourir de la mort d’un guerrier, c’est-à-dire d’une mort lente. Le chef décida que cela lui était dû.

Quand les sauvages avaient commencé la marche de nuit, l’éclaireur captif avait eu les yeux bandés, et avait été placé à quelque distance de sa femme et de son enfant : les Apaches savaient s’y prendre pour le faire souffrir.

Le lendemain aussi, quand les sauvages campèrent dans le bois ; Marion et l’enfant furent cachés au prisonnier. Pour satisfaire leur cruauté, les sauvages ne voulaient permettre au jeune éclaireur de voir sa femme qu’au moment Où ils seraient séparés pour toujours.

Marion savait que son mari était toujours parmi les guerriers, ce qui était une grande consolation pour la pauvre femme.

Quand le soleil fut monté haut à l’horizon, à l’heure de midi, les sauvages préparèrent leurs mustangs, lièrent les captifs comme auparavant et, quittèrent l’ombre frais des arbres pour la plaine brûlante.

Arrivés à quelque distance de ce lieu sur la plaine aride, un signal fut donné par « Loup Rouge » et de suite les chevaux sur lesquels les captifs étaient liés furent amenés en avant près du chef : les guerriers formaient un vaste cercle, assis sur leurs mustangs, offrant un tableau sauvage des plus affreux. À un signe de la main de « Loup Rouge » les deux guerriers qui avaient conduit les chevaux des captifs et qui les tenaient encore, attachèrent ensemble les deux mustangs et coupèrent alors les liens qui retenaient Munroe à l’animal en le jetant brusquement par terre.

Un cri de douleur de Marion fit alors sortir une exclamation de joie des lèvres de « Loup Rouge » et un gémissement involontaire de la poitrine de Munroe, qui était sûr que cette halte avait été faite pour le torturer en présence de sa femme.

Il connaissait le caractère de ces monstres inhumains, et il était sûr que Marion était vouée à un sort encore plus triste que le sien.

Il venait d’entendre un cri de son enfant qui lui avait percé le cœur comme une flèche. Il ne pouvait pas croire que ces brutes d’Apaches laisseraient l’enfant si longtemps près de sa mère, mais, hélas ! il ne connaissait pas encore tout ce qui lui était réservé.

Ils étaient maintenant sur la plaine brûlante et les Sauvages ne devaient pas rester longtemps ainsi exposés à cette chaleur intense. De plus ils s’exposaient à être découverts par des soldats ou des chasseurs du camp Johnston.

Ainsi raisonna Munroe, et un soupçon du sort terrible qui l’attendait lui traversa l’esprit.

Mais il ne devait pas rester longtemps en suspens : ses soupçons furent confirmés même avant qu’on lui enlevât son bandeau des yeux, car tout près de lui on enfonçait des pieux en terre.

Marion regardait son mari avec une expression de profonde douleur. Elle n’avait aucune idée de l’objet pour lequel on enfonçait ces pieux.

Sa torture morale était alors trop intense pour lui permettre de verser des larmes. Ses beaux yeux exprimaient un désespoir qui aurait fait fondre un cœur de pierre, mais ces cruels hommes des bois n’avaient aucune pitié.

Les pieux ne dépassèrent bientôt la terre que de quelques pouces. Tous les coups qui les avaient frappés semblaient l’avoir été sur la tête de Munroe.

Bien qu’il n’y eut plus même une seule lueur d’espérance, Munroe n’avait pas encore cessé d’espérer. Quand l’ouvrage fut terminé, deux guerriers saisirent Munroe par les bras et par les pieds et le jetèrent avec force entre les pieux auxquels ils l’attachèrent au moyen de fortes lanières de peau de buffle.

Les pieux ne restèrent plus un mystère pour Marion. L’infortunée était pénétrée de l’horreur la plus profonde.

Un des cinq Sauvages tira son long couteau et coupa les liens qui retenaient encore ensemble les bras et les jambes du captif, car on avait eu bien soin de ne pas le libérer auparavant. Celui-ci choisit le moment, et, réunissant toutes ses forces dans un suprême effort, bondit en avant et secoua si violemment les quatre Sauvages qui se cramponnaient aux lanières préalablement attachées à ses membres qu’ils faillirent être renversés. L’un d’eux aurait planté son couteau dans la poitrine du captif, si le chef « Loup Rouge, » ne fût intervenu. Le chef ordonnait en même temps à six autres de ses hommes de venir au secours en toute hâte. Il était temps. Le jeune homme et les cinq Sauvages ne formaient plus qu’une grappe humaine mouvante et se tordant sur elle-même. Les poings libérés du captif tombaient comme des coups de massue sur la tête des Apaches, dont deux furent renversés presque sans vie. Des murmures d’admiration s’élevèrent parmi les Sauvages restés sur leurs mustangs. La force et le courage que Munroe déployait les forçaient à l’admirer comme un grand guerrier et ils jugèrent que le genre de mort qui l’attendait lui était de plus en plus méritée.

Les six nouveaux guerriers bondirent sur Madison, et il fut renversé sur le dos entre les quatre pieux ; ses membres furent tirés, tendus affreusement et liés aux pieux.

Ainsi attaché était Madison. Munroe resta étendu comme sans vie.

Alors seulement son bandeau lui fut enlevé, et il put regarder pour la dernière fois sa femme et son enfant.

Comment peindre son émotion !

Des démons sans cœur pouvaient seuls voir ces deux infortunés d’un œil indifférent, et ne pas les rendre l’un à l’autre.

Le chef fit entendre un second signal.

Alors l’enfant fut enlevé des bras de sa mère qui demeura muette d’effroi. On le déposa près de son père, et, les guerriers sautant en selle, se remirent en route.

— Ô Marion ! Ô ma femme ! s’écria le malheureux Munroe, nous ne nous rencontrerons plus ! Je dois mourir ici avec notre enfant ! »

Sa voix était rauque et n’avait plus l’accent humain. Sa femme voulut lui répondre, mais les Sauvages poussèrent l’allure de son cheval, et elle ne put que pousser des cris de désespoir.

Le silence se fit ensuite dans la plaine. On n’entendit plus, dans le lointain, que le bruit des sabots des mustangs sur le sol dur de la prairie. La bande d’assassins courait vers Apacheria.

Marion perdit heureusement connaissance, mais quel terrible réveil pour elle en se voyant seule, au pouvoir de ces monstres des montagnes Apaches !

Munroe et son enfant étaient condamnés à mourir de faim ou de soif, exposés à une chaleur torride, à moins d’être écrasés par les troupeaux de buffles.


CHAPITRE IX
«  Vieux Rocher »

À peu près au même temps où Munroe quittait le camp Johnston pour revenir chez lui, on pouvait voir un cavalier traversant la prairie qui s’étend au sud-est du Concho.

Cet homme paraissait âgé d’environ cinquante ans. La peau de son visage était cuivrée et ridée, et ses cheveux long et noirs laissaient entrevoir des filets argentés. Maigre et de taille moyenne il paraissait cependant plein de vigueur et très musculeux. L’agilité qu’il montrait en selle l’aurait fait remarquer, car il se retournait constamment et avec rapidité de tous côtés.

Ses yeux bleus, et perçants semblaient pénétrer l’ombre épaisse qui s’étendait en avant de lui pendant qu’il rejetait nerveusement de sa bouche et à de courts intervalles, le jus du tabac qu’il mâchait.

Sa culotte en peau de daim était déchirée et couverte de taches, ainsi que sa chemise de flanelle bleue, dont le large col ouvert par derrière laissait voir une peau brûlée et aussi brune que celle d’un sauvage.

Son « sombrero » de feutre noir à large bord était jeté sur le derrière de sa tête, et à en juger par son apparence malpropre il avait dû quelquefois servir à essuyer la poêle à frire et souffler le feu des camps.

Ses yeux étaient profonds, ses sourcils épais, son nez effilé ; une barbe épaisse de la même couleur que ses cheveux, cachait son menton et ses lèvres, lesquelles, découvertes, auraient montré tous les signes d’une volonté ferme et d’un esprit indomptable. Une personne possédant à peine quelques notions de physiologie aurait pu voir de suite que ce vieux coureur de plaines, était un homme véritablement honnête, sur lequel on pouvait compter jusqu’à la mort pour une bonne cause.

Ceci était bien vrai, car le vieil éclaireur que nous venons de présenter n’était autre que « Vieux Rocher, » un des plus grands ennemis des sauvages, et le plus célèbre coureur de plaines du Sud-ouest, il y a vingt ans.

« Vieux Rocher » était monté sur un cheval robuste, aux jambes fines, aux yeux grands et intelligents comme ceux de son maître, et qui semblait toujours flairer le danger. L’animal n’était pas beau mais convenait parfaitement à celui qui le montait, à cause de sa force et de sa rapidité. Sans lui, le vieil éclaireur ne se serait pas ainsi promené sur la frontière la plus dangereuse du Texas, où la vie des coureurs de plaines dépend le plus souvent de la vitesse et de la force de leur coursier.

Évidemment « Vieux Rocher » n’était pas pressé ce jour-là, car il écartait les éperons et laissait les rênes flotter sur le cou de son cheval.

Ses armes consistaient en une carabine Colt à cinq chambres, qui portaient chacune une balle conique d’une once, en une pairie de revolvers de la même fabrique et en un long coutelas.

Son sac à balles, sa ceinture, ses rênes, sa selle et les coutures extérieures de son pantalon étaient garnies de franges représentées par des chevelures sauvages. Il portait aussi sur sa selle le nécessaire d’un camp, et se trouvait parfaitement équipé pour les plus longues courses.

Nous ayons dit que « Vieux Rocher » et un sauvage ami de la tribu des Caddo appelé « Chat Rampant » étaient compagnons de Munroe, et qu’ils avaient toujours redouté quelque malheur depuis que le jeune homme avait amené sa femme sur les bords du Rio Concho. Ils s’étaient promis tous deux de surveiller la petite maison de leur ami, et depuis la naissance de l’enfant, leurs visites à la demeure de Munroe avaient été plus fréquentes, car l’excellente jeune femme avait su gagner la sincère amitié de ces deux généreux trappeurs, qui se seraient fait tuer pour elle.

« Vieux Rocher » s’en allait à la rencontre de son ami, le sauvage, suivant une convention faite d’avance, et tous deux devaient monter le Concho, le jour suivant, pour aller voir la famille de Munroe, et aussi pour porter du gibier à Marion. Le rendez-vous était pour le matin suivant, par conséquent, le vieil éclaireur était en avance.

Si cette rencontre avait eu lieu un jour plus tôt, c’est-à-dire le matin de la journée où nous rencontrons « Vieux Rocher, » les événements que nous venons de relater n’auraient certainement pas été aussi sérieux.

Mais il n’en devait pas être ainsi.

Le vieil éclaireur ne paraissait pas le même ce jour-là. Il avait peut-être un pressentiment des événements affreux qui devaient se passer à l’habitation de Munroe.

Nul doute qu’il regrettait d’avoir promis de rencontrer le Caddo, car il aurait préféré pousser, ce soir-là, sa course jusqu’en haut du fleuve, mais l’eut-il fait, qu’il serait arrivé trop tard pour secourir ses amis.

L’expression de son honnête figure, lorsqu’il jetait les yeux avec une certaine inquiétude vers le haut du Rio Concho, dépeignait clairement les émotions que nous venons de signaler.

S’il avait été doué de la vue du busard, et avait pu s’élever dans l’air, il aurait aperçu au loin, vers le sud, une bande d’Apaches aussi rapprochée que lui des rives boisées du Concho et un peu en avant de la maison de Munroe, mais de l’autre côté de la rivière.

Heureusement, le vieil éclaireur n’était pas inquiété par ce spectacle, car en eût-il été témoin, qu’il n’aurait pas pu arriver assez tôt pour prêter son aide.

Si son cheval n’avait pas été aussi fatigué par une longue journée de marche sous le soleil brûlant, il aurait peut-être laissé un signe ou un indice de son passage pour « Chat Rampant », et alors il aurait continué à monter la rivière jusqu’à la maison de billots, mais, se résignant à attendre, il s’avança vers le bois, et y entrant, trouva de suite un endroit couvert d’herbes, situé tout près de la rivière. Le cheval dévora avec avidité les têtes de seigle sauvage, avant même qu’on lui eût enlevé sa bride, mais l’éclaireur ne manifesta aucune fatigue, quoiqu’il eut passé tout le jour en selle. Il sauta lestement à terre et débarrassa son cheval de sa selle et de sa bride, et se mettant à lui parler comme à un ami, il lui dit :

— « Pieds Légers, » vieux compagnon, on a l’air morfondu, n’est-ce pas ? V’là une bonne quantité de nourriture, et la rivière est là qui murmure pour t’inviter à y aller boire. Pour moi j’suis prêt à dîner ici et j’ai hâte de mâcher quelque chose.

Le Caddo ne ramp’ra pas par ici avant le soleil levé, j’pense, et j’vas aller faire un p’tit tour avant que l’heure arrive. Cré nom de chiens, que j’suis devenu bilieux depuis que mes amis sont établis sur le Rio Concho ! et du diable si j’sais pourquoi ! j’ai déjà été embêté comme j’suis aujourd’hui, et il s’est toujours passé quelque chose de sérieux ensuite. J’espère que rien ne va mal là bas, mais on n’peut pas toujours dire quand un mauvais vent du nord va se lever pour nous geler les os.

C’est ainsi que ça se passe sur notre boule de boue, mon vieux « Pieds légers, » le malheur nous tombe dessus lorsqu’on y est le moins préparé.

Eh bien ! allons boire, ensuite tu pourras sauter dans ce seigle sauvage et ronfler fort ce soir, car je veux manger des punaises pendant les six prochaines lunes s’il ne m’arrive pas malheur ou à un de mes compagnons, avant que le soleil paraisse encore deux fois.

J’sens des Apaches dans l’air, et j’gagerais qu’il va y avoir une grosse moisson de chevelures pour moi et « Chat Rampant. » Les rayons du soleil paraissent pleins de sang. J’voudrais que le Caddo vint rôder par ici avant midi. Je ne m’ennuie pas ordinairement, mais aujourd’hui j’suis pas bon à grand’chose.

Pendant que l’éclaireur parlait ainsi, « Pieds légers » avait réussi à trouver un endroit sur la rive où il put boire, et il était revenu manger l’herbe avec une satisfaction évidente. De temps en temps cependant il levait la tête et regardait « Vieux Rocher » comme s’il eut voulu écouter avec plus d’attention quelques passages particuliers du monologue de son maître.

Le vieil éclaireur s’était occupé à ramasser du bois sec pour allumer son feu, puis ouvrant son sac, il avait commencé à préparer son frugal repas.

Comme le cheval, l’homme restait de temps en temps sans remuer, écoutant attentivement pour essayer de saisir les bruits inaccoutumés ou suspects qui pourraient indiquer la présence du danger, pendant que ses yeux perçants scrutaient les ombrages d’alentour.

« Vieux Rocher » comptait beaucoup sur l’instinct de son cheval. Souvent celui-ci, pendant leurs courses, sentait l’approche du danger et ne manquait jamais d’avertir son maître, qu’il fut endormi ou éveillé.

« Vieux Rocher » ayant préparé son souper, le mangea avec appétit, arrosant ses aliments d’une bonne tasse de café (breuvage favori de l’homme des plaines).

Ceci fait, le vieil éclaireur éteignit son feu, après avoir allumé sa pipe de bois, puis s’assit sur sa selle, tout près des couvertures qu’il avait étendues sur l’herbe.

Il fuma silencieusement, jouissant énormément de ce repos bienfaisant après une longue marche.

À part le bruit que faisait « Pieds légers » en tondant l’herbe abondante de la prairie, et à part le murmure des eaux et le hurlement d’une panthère ou le cri d’un hibou, le silence le plus complet régnait autour de lui.

« Vieux Rocher » resta ainsi environ une heure, muet et immobile, pendant que les ténèbres envahissaient le bois, mais la lune éclaira bientôt de sa lumière argentée tout le camp du vieil éclaireur.

Soudain, un sifflement semblable à celui d’un oiseau retentit au-delà du Rio Concho.

« Pieds légers » leva vivement la tête en faisant entendre un ronflement particulier et « Vieux Rocher » sauta sur ses pieds comme s’il eut reçu un choc électrique.

— Du diable, si ce n’est pas le Caddo ! s’écria-t-il, transporté de joie. Allons-nous en faire une chasse et brûler un peu de poudre aux dépens de messieurs les Apaches ! Allons, « Pieds légers » ! v’là « Chat rampant, » donne la patte, mon ami.

Le noble animal parut comprendre parfaitement ce que son maître lui disait et se hâta de tendre le pied, que celui-ci secoua vivement.

« Vieux Rocher » répondit ensuite au signal donné.


CHAPITRE X
« CHAT RAMPANT, » LE CADDO

Immédiatement, cette réponse fut suivie du bruit de deux corps lourds plongeant dans la rivière, comme si deux chevaux s’y étaient jetés, l’un après l’autre.

La figure du vieux trappeur exprima beaucoup de surprise et de curiosité. Cependant, cela ne l’empêcha pas de danser une sorte de danse de nègre, tant était grande la joie qu’il éprouvait à l’arrivée d’un homme, qui, bien que sauvage, avait su mériter son respect et son admiration par sa bravoure et sa fidélité.

« Vieux Rocher » s’attendait que le Caddo viendrait seul mais le bruit semblait indiquer qu’il avait un compagnon.

Il ne fut pas longtemps à attendre.

Bientôt retentit le bruit fait par deux chevaux grimpant sur la rive en déclin, puis le piétinement des sabots, et enfin le bruissement du feuillage et des branches.

« Pieds Légers » avait cessé de manger depuis le moment où le signal du Caddo avait retenti, et il était allé se placer à côté de son maître, tourné vers la rivière, et montrant par son regard autant d’intérêt et de curiosité que le vieil éclaireur.

Les bruits se rapprochèrent, et bientôt la tête d’un cheval noir aux grands yeux brillants et aux longues oreilles fines pointées en avant, parut à travers le feuillage ; la tête demeura immobile un instant, encadrée dans la verdure, pendant que le coursier faisait entendre un hennissement étouffé.

« Pieds Légers » répondit sur le même ton, comme si les deux intelligents quadrupèdes semblaient comprendra qu’il serait imprudent de se saluer avec bruit. Il était évident que les deux coursiers se reconnaissaient, et que souvent ils avaient été compagnons et avaient voyagé ensemble.

Le cheval noir sortit d’un bond du taillis. C’était un animal de grande beauté.

Sur son dos se tenait un sauvage peint et la tête ornée de plumes.

L’homme rouge sauta à terre et son cheval alla faire des caresses à « Pieds Légers. »

Le fils de la forêt se tenait droit comme un pin des montagnes, les bras croisés sur sa large poitrine nue et bariolée de rouge. Trois plumes d’aigle surmontaient sa tête protégée par de longs cheveux noirs nattés et ornés de coquillages, de dents de bêtes sauvages et de breloques argentées qui brillaient au clair de la lune.

Des raies vermillon et noir entremêlées de blanches sillonnaient sa poitrine et lui donnaient une apparence presque hideuse. Mêmes lignes d’ocre et de vermillon mais plus minces sous ses yeux noirs et perçants.

Ses traits étaient moins accentués que ceux des autres sauvages d’Amérique. Il était nu jusqu’à la ceinture et portait un revolver et un couteau à scalper.

Il portait aussi des guêtres de peau de daim et une culotte d’une étoffe de couleur voyante. Ses pieds étaient petits pour ceux d’un sauvage et chaussés de mocassins garnis de perles.

Une carabine, un carquois, des flèches et un arc reposaient sur son dos. Le carquois, les guêtres et la ceinture étaient frangés de chevelures noires évidemment enlevées des têtes de sauvages hostiles à sa tribu.

— « Chat Rampant » est venu ! Son cœur est content, car il a trouvé son frère blanc ! dit-il, en rompant, le premier, le silence.

« Vieux Rocher » tendit sa main et elle fut pressée sur la poitrine bariolée du Caddo ; l’éclaireur imita cet acte, signe de paix et de gratitude dans la prairie.

— J’suis si content de voir ton joli minois, dit « Vieux Rocher » et de te serrer la patte ! J’suis arrivé un peu avant le temps ! Y a-t-il du nouveau dans le pays d’en haut ?

— Les Comanches chassent buffles. Se battent pas ! Mon frère blanc a-t-il passé sur la piste des Apaches ?

J’n’ai pas vu de trace de mocassins apaches ici ni une marque de mustangs pécos. Pourquoi ? Penses-tu que j’ai arraché un cheveu depuis que nous nous sommes serrés la main et séparés.

Le Caddo, ne paraissant pas entendre les derniers mots de son compagnon blanc, demanda vivement et avec plus d’anxiété que d’ordinaire :

— « Vieux Rocher » a-t-il vu nos amis blancs des bords du Concho ?

— Non ! comment les voir, j’arrive d’en bas du pays ! Pourquoi ? As-tu entendu dire que quelque chose leur était arrivé ?

— Mon frère blanc n’a pas vu feu en haut du Concho après soleil couché ?

— J’ai pas vu de feu, Caddo ! De quoi veux-tu parler, morbleu ! Allons, crache-le vite ! Que veux-tu dire ? Et qui était avec toi quand tu as traversé l’eau tout à l’heure ?

La réponse à cette question fut l’apparition d’une belle jeune femme indienne qui était restée jusque-là derrière les buissons, assise sur son cheval. Son mustang bondit en avant et vint se placer près des deux trappeurs. La figure de « Vieux Rocher » prit une expression de vif plaisir mêlé de surprise en l’apercevant, mais de suite il lui tendit la main en disant :

— J’veux manger des serpents et de la chair de busard pendant des siècles si ce n’est pas là « Yeux d’étoiles » ! T’as causé une rude surprise au bonhomme, tout de même, ma fille.

— J’ai cru avoir entendu la voix de mon ange gardien me souffler à l’oreille que « Vieux Rocher » devait se mettre en route et même sur le sentier de la guerre, répondit l’indienne.

— Es-tu partie toi-même en guerre avec « Chat rampant ? » continua le vieux trappeur à qui l’arrivée de « Yeux d’étoiles » avait fait oublier l’allusion à l’incendie des bords du Concho.

Rien d’étonnant que cet oubli, à une pareille apparition, car la jeune indienne frappait toujours par sa beauté. C’était une vraie Vénus au teint bronzé, mais d’un bronze bien rosé. Une couronne de fleurs aux teintes vives ornait sa jolie tête, qui soutenait en outre toute une moisson de magnifiques cheveux d’un noir d’ébène tressés et arrangés avec goût.

Elle était bien digne d’être la femme du chef Caddo.

Son corsage, sa jupe courte, ses guêtres et ses mocassins étaient de fine peau de faon, richement garnie de poils de porc-épic, de perles et d’autres ornements, et des bracelets d’argent brillaient à ses bras.

Elle était montée sur un de ces mustangs tachetés, fort appréciés au Texas et au Mexique.

Ses armes, très coquettes, comprenaient des flèches, un arc, un revolver et un couteau.

Le Caddo était évidemment fier de sa femme et l’aimait tendrement, mais sa figure ne le disait pas dans le moment.

Il y eut un regard de surprise dans ses yeux quand « Vieux Rocher, » après avoir paru ému et intéressé au sujet de l’incendie du haut de la rivière, oublia subitement ce fait pour s’amuser à saluer l’arrivée de la jeune indienne.

Un faible sourire courut sur les lèvres de « Yeux d’étoiles » à la dernière question de « Vieux Rocher » et aussi à son regard un peu comique qui exprimait peut-être un peu trop clairement l’admiration qu’il avait pour elle :

— « Chat Rampant » s’est revêtu de la peinture de guerre, répondit-elle, mais les joues de « Yeux d’étoiles » sont comme le Grand Esprit les a peintes. Mon chef désirait que  « Yeux d’étoiles » allât voir la femme de Munroe et « Yeux d’étoiles » est en route.

— J’suis content que tu y ailles, reprit « Vieux Rocher » vivement. J’ai hâte que l’soleil soit levé, pour qu’on puisse continuer notre voyage.

— Frère blanc a oublié, reprit le chef, que « Chat Rampant » a vu le feu. Montait vers les étoiles. C’était là où est la maison de Munroe.

C’était loin, mais l’œil du Caddo est perçant. « Chat Rampant » dira pas que Apaches sont près Concho, mais campera pas tant que croira danger à loge de Munroe.

— Jéricho doublée de Jérusalem ! cria « Vieux Rocher » étonné et inquiet. Pourquoi n’as-tu pas dit ça quand je te l’ai demandé ? J’vas devenir fou furieux, si ça continue. J’t’ai dit que j’avais été bilieux et j’suis toujours comme ça quand un malheur va arriver à mes amis.

Si c’est pas leur maison qui brûle, qu’est-ce que c’est ? Allons, le camp est levé. « Pieds légers » il faut aller vite voir si ces maudits Apaches ont fait quelques coups de travers.

— Voyons, vieil ami, glisse ou pose-toi des ailes, mais en route ; tu peux prendre le chemin que tu voudras.

Par Jupiter ! J’vas scalper mille têtes d’Apaches si ces Pécos d’enfer ont fait du mal à Marion et au petit !

Tout en marmottant ces mots, « Vieux Rocher » sellait son cheval à la hâte. Il paraissait avoir complètement perdu la tête depuis la communication du Caddo concernant Marion, car il y avait peu de personnes au monde que le vieil éclaireur aimât et respectât autant que la famille Munroe.

Par le fait que « Chat Rampant » et sa femme étaient venus vers le Concho par le nord-ouest, ils avaient été plus à même de voir la lueur de l’incendie, car la maison de Munroe était située juste à l’endroit où le Concho se détourne pour fuir vers l’ouest.

« Yeux d’étoiles » ne descendit pas de cheval et ne parla plus dès que son chef se mit à converser avec « Vieux Rocher. »

Le Caddo, en attendant ce dernier, scruta de l’œil les ombrages d’alentour, écoutant attentivement comme il en avait l’habitude en temps de guerre.

L’éclaireur, à l’arrivée du chef sauvage, s’était bien aperçu qu’il avait revêtu ses couleurs de guerre, et cela seul indiquait qu’il avait trouvé des signes de la présence de l’ennemi, mais « Vieux Rocher » n’avait pas demandé d’explication de suite, sachant bien que le Caddo révèlerait tout à temps.

Les deux sauvages n’eurent pas longtemps à attendre ; le vieil éclaireur fut bientôt en selle et prêt à partir. Il était devenu soudain aussi silencieux et aussi préoccupé que ses deux amis, car il savait très bien que le Caddo ne devait pas s’être trompé, et que le feu avait dû avoir lieu près de chez Munroe ou même chez lui, puisque « Chat Rampant » l’affirmait.

C’était terrible que cette nouvelle pour « Vieux Rocher. » D’après lui, la maison de Madison n’avait pas pris feu par accident ; de plus, il savait que Munroe devait être avec sa famille, à l’heure du soleil couchant.

Sans mot dire, le chef sauta sur son cheval et se dirigea vers la rivière. « Yeux d’étoiles » le suivit, puis « Vieux Rocher » ferma la marche.

Ils traversèrent la rivière, passèrent à travers les bois sur le côté ouest et débouchèrent enfin dans la grande plaine.

À ce moment, la maison de Munroe était presque consumée ; quelques jets de flamme s’élevaient encore dans les airs en répandant une faible lueur au-dessus des grands arbres dont la hauteur et l’épais feuillage avaient jusque-là protégé la maison qu’ils entouraient.

Un coup d’œil suffit, à « Vieux Rocher » pour tout deviner. La lueur était juste au confluent du ruisseau et du Concho et par conséquent ce devait être la maison de ses amis qui brûlait.

Tous les trois savaient aussi à quoi s’en tenir sur l’origine, du feu : ils étaient convaincus que c’était l’œuvre des Apaches.

Quel avait donc été le sort de Munroe et de sa famille ?

Un geste du Caddo montra le sud. Ce fut assez, avec un regard significatif, pour faire comprendre ce qu’il y avait à faire.

«  Chat Rampant » et « Yeux d’étoiles » partirent à toute vitesse, suivis de près par « Vieux Rocher, » qui faisait tout bas des menaces terribles contre les Apaches.

Ils galopèrent ainsi tous trois le long du Concho, dans la direction de la lueur, qui dominait encore la longue ligne noirâtre marquant le cours du ruisseau.


CHAPITRE XI
SUR LA PISTE

L’endroit où quelques heures auparavant se trouvait la maisonnette couverte de vignes et dans laquelle Marion avait bercé son enfant, en attendant le retour de son mari, n’était plus qu’un espace couvert de ruines fumantes lorsque nos trois amis ; « Vieux Rocher, » « Chat Rampant » et « Yeux d’Étoiles, » sur leurs coursiers blancs d’écume, y arrivèrent.

La vue du triste spectacle les navra, et ils ne purent proférer une seule parole.

Depuis longtemps ils étaient à peu près convaincus que la demeure de leurs amis avait été détruite, mais à présent leurs craintes étaient tout à fait réalisées.

Les chevaux s’étaient arrêtés comme s’ils avaient su que leur longue course était au terme. Il avaient été poussés avec la même vigueur que si la vie de leurs maîtres avait dépendu de leur vitesse et ils étaient presque rendus.

« Pieds légers » paraissait le plus abattu des trois et tremblait de tous ses membres.

Le chef sauvage ne dit pas un mot, mais donnant la bride de son cheval à tenir à sa femme, il sauta par terre, ainsi que son compagnon blanc.

Ils commencèrent tous les deux à examiner avec soin le terrain.

De temps en temps quelque parole ressemblant à un juron s’échappait de la bouche du vieux trappeur, ou un uhg ! de surprise ou de satisfaction disait que « Chat Rampant » trouvait quelque chose. Les pistes des sauvages étaient aussi visibles pour eux que les caractères d’un livre pour une personne instruite.

À la fin ils se retrouvèrent tout près de « Yeux d’Étoiles, » ayant entièrement examiné le terrain et les touffes d’herbes environnantes.

— La bande apache allée sur la grande piste noire ! Bon ! dit le Caddo avec satisfaction. Munroe grand brave. Ferait bon chef. Battu pour femme, battu pour enfant mais prisonnier. Apaches nombreux comme feuilles des arbres. Pris frère blanc avec femme et enfant pour torture. C’est mauvais. Que dit « Vieux Rocher » ?

Le vieux trappeur jeta autour de lui un regard égaré. Il était encore muet de douleur et d’appréhension.

Puis il frissonna et répondit à son compagnon à voix basse :

— T’as raison, Caddo. Il y a eu grande bataille, et tant qu’il a pu tirer son revolver et tenir son couteau, notre ami s’est battu ; ces démons ont pillé sa demeure et l’ont fait captif, avec la pauvre Marion et le petit aussi. Oh ! il me faut ces maudits Apaches ! Ce que je dis, c’est qu’il faut suivre la piste de ces fils de Satan, et les envoyer jusque chez leur père, s’il veut les reprendre. Je sauverai Munroe ou j’aurai la tête scalpée et les oreilles coupées comme un chien de Pécos. J’arriverai peut être trop tard pour les délivrer de la torture, mais dans ce cas je t’assure que je leur en percerai des poumons à ces Apaches endiablés. Je ne te demande pas de venir, Caddo, car « Yeux d’Étoiles » est avec toi et ça ne ferait pas. J’vas laisser mon cheval manger un peu d’herbe et j’vas aller examiner les pistes de l’autre côté de la rivière. Au soleil couchant, « Pieds légers » sera reposé, j’pense, et nous commencerons la poursuite. Il n’y a pas d’autre moyen à prendre. Que le Seigneur garde Marion et son enfant ! J’irais ben au camp Johnston chercher de l’aide et un cheval frais mais ça me ferait perdre du temps ; et si les soldats se mettent de la partie, et que les sauvages les voient, nos amis sont morts.

N’avions-nous pas dit aussi à Munroe que c’était risqué que d’amener sa famille ici. Mais il est têtu comme une mule mexicaine. Maintenant il est perdu, hormis que je reçoive mon coup de mort en les enlevant du camp Apache, ce qui est risqué et pas facile à faire.

Pour le chef, ce discours était long et inutile, mais il comprenait les sentiments de « Vieux Rocher » et savait qu’il était presque fou de chagrin et d’anxiété.

Quand le vieil éclaireur eut fini, le Caddo parla ainsi :

— « Chat Rampant » est sur le sentier de la guerre. Apaches ont pris ses amis blancs. Un chef Caddo ne s’assied pas quand ses frères blancs sont dans camp ennemi. « Chat Rampant » va aller sur piste des Apaches. « Yeux d’Étoiles » ira sur piste aussi car elle aime beaucoup femme blanche et petit aussi. Nous allons sauver Munroe et sa femme. Sauver le petit aussi. Viens ! Mon frère blanc cherchera piste l’autre côté de Concho pendant que « Yeux d’Étoiles » restera avec mustangs. « Chat Rampant » cherchera traces avec frère blanc. J’ai parlé.

— Que le Grand Esprit te bénisse, Caddo, reprit « Vieux Rocher. J’savais que tu étais bon et droit, mais j’ne voulais pas te demander de te mettre sur la piste des Apaches. « Yeux d’Étoiles » ne doit pas venir, qu’elle aille au camp Johnston attendre notre retour.

— « Yeux d’Étoiles » ira avec son chef, reprit la jeune indienne d’un ton décidé.

Cette réplique mit fin à la discussion.

Le Caddo et le vieil éclaireur traversèrent alors la rivière pour aller examiner les traces laissées par les Apaches. Ils virent que Munroe avait tué un grand nombre d’Apaches, mais qu’il avait été fait captif pour être torturé tandis que sa femme devait être réservée à un sort encore pire ; ils crurent aussi que l’enfant serait tué aussitôt que ses cris incommoderaient les sauvages.

Les Apaches amèneraient-ils les captifs dans leur village pour les torturer ou accompliraient-ils cette œuvre diabolique à leur premier campement ?

Dans le premier cas il y avait espoir de délivrance ; dans le second les secours arriveraient trop tard.

Le Caddo et « Vieux Rocher » furent d’opinion que les Apaches avaient suivi le cours du Concho et qu’ils continueraient ainsi jusqu’à ce qu’ils fussent assez loin pour camper sans danger.

Il était probable que les sauvages feraient halte dans le bois, alors nos deux amis en profiteraient pour examiner leur camp à distance. Cachés dans les grandes herbes, ils pourraient peut-être approcher et délivrer les captifs.

« Vieux Rocher » et « Chat Rampant » savaient que les mustangs des Apaches étaient très fatigués, car ces derniers venaient de se livrer au pillage dans le bas du pays, et ils n’avaient passé sur les bords du Concho que pour se reposer. Ayant découvert accidentellement la maison de Munroe et fait des prisonniers, ils avaient été obligés de fuir sans avoir eu le temps de prendre de repos. Un retard les exposait à être découverts et poursuivis par les « longs couteaux. »

Le Caddo et « Vieux Rocher » retournèrent bientôt auprès de « Yeux d’Étoiles » qu’ils ramenèrent avec eux de l’autre côté du fleuve.

Arrivés là, ils s’enveloppèrent tous les trois dans leurs couvertures de laine et songèrent à se reposer. Ils avaient besoin de forces pour accomplir, le jour suivant, la tâche périlleuse qu’ils avaient résolu d’entreprendre.

Le lendemain, au jour levant, ils étaient tous trois débout, et pendant que « Yeux d’Étoiles » préparait le déjeuner, les deux hommes examinaient encore les traces des sauvages à la clarté du matin.

Ils parvinrent, par leurs nombreuses observations, à se rendre compte des tristes scènes de la veille comme s’ils en avaient été témoins.

Le repas terminé, nos chercheurs de pistes préparèrent les chevaux et cachèrent dans des touffes d’herbes tout ce qui pouvait les embarrasser pendant leur voyage.

Une heure après, ils étaient déjà à l’endroit où les Apaches avaient tourné pour prendre la rivière.

Aucun indice de la présence des Apaches ne se manifesta, et tout le jour s’écoula ainsi. Mais vers le soir, au loin, du côté du sud, ils aperçurent la bande des Apaches, ainsi que des traces indiquant qu’elle avait campé quelques heures, sous les arbres qui bordaient la rivière.

Nos trois amis étaient furieux, car ils étaient obligés de camper pour faire reposer leurs chevaux et il était probable qu’un troupeau de buffles effacerait la piste de leurs ennemis. À moins d’un mille du bois, l’herbe avait été toute foulée par des troupeaux de bisons qui s’étaient dirigés vers le sud.

« Vieux Rocher » et le Caddo étaient loin de s’imaginer

Le Caddo et « Vieux Rocher » furent alors surpris et désappointés de voir que les Apaches s’étaient dirigés du côté de l’ouest vers la grande région des buffles.

Ils ne savaient que penser du projet des sauvages. Le chemin que ces derniers avaient pris indiquait qu’ils n’avaient pas craint une attaque des troupes du camp Johnston qui auraient pu facilement les voir dans la grande plaine.

Une idée du Caddo ranima un peu leur courage.

Il était probable que les Apaches avaient voulu avancer plus à l’ouest jusqu’à la région des buffles ; de là ils se dirigeraient vers le Rio Pécos en comptant sur les troupeaux de bisons pour effacer leurs traces et dépister ceux qui tenteraient de les poursuivre.

Ceci parut raisonnable au vieux trappeur mais si les pistes des sauvages étaient effacées, il n’y avait plus de possibilité de tenter une délivrance.

Sur délibération, les deux éclaireurs conclurent que les pistes empreintes sur la prairie avaient été faites à dessein de les tromper.

Ils abandonnèrent donc la piste et continuèrent leur course à travers le bois, courant de temps en temps vers le bord pour voir dans la plaine.

Aucun indice de la présence des Apaches ne se manifesta, et tout le jour s’écoula ainsi. Mais vers le soir, au loin, du côté du sud, ils aperçurent la bande des Apaches, ainsi que des traces indiquant qu’elle avait campé quelques heures, sous les arbres qui bordaient la rivière.

Nos trois amis étaient furieux, car ils étaient obligés de camper pour faire reposer leurs chevaux et il était probable qu’un troupeau de buffles effacerait la piste de leurs ennemis. À moins d’un mille du bois, l’herbe avait été toute foulée par des troupeaux de bisons qui s’étaient dirigés vers le sud.

« Vieux Rocher » et le Caddo étaient loin de s’imaginer qu’à une petite distance d’eux, Munroe se mourait en ce moment de faim et de soif avec son enfant exposé à une chaleur torride.

L’heure de la délivrance n’était donc pas encore sonnée.


CHAPITRE XII
ARRACHÉS À LA MORT

«  Vieux Rocher » et « Chat Rampant » décidèrent de ne pas s’aventurer dans la plaine avant le coucher du soleil. En outre, leurs chevaux avaient besoin de manger et de se reposer. Tout annonçant une course fort longue à travers l’immense prairie.

Il était probable que les Apaches camperaient sur le haut
…La chaumière était enveloppée de flammes. Le spectacle était affreux. Les démons rouges dans leurs couleurs de guerre et avec leurs plumes flottantes dansaient follement autour d’elle.
du Rio Concho, et là seulement on pourrait tenter un grand coup.

Après le coucher du soleil, nos trois amis sortirent du bois du côté du sud et marchèrent longtemps sans prononcer une seule parole.

«  Vieux Rocher » était presqu’au désespoir.

Tout à coup « Chat Rampant » arrêta son cheval et dit, en montrant le sud :

— Que voit frère blanc ?

— Des busards et d’autres oiseaux de proie ! Qu’est-ce que cela fait ? répondit le vieil éclaireur.

— Pourquoi les busards volent-ils toujours à la même place ?

— Parce qu’ils ont là quelque chose à manger ! Me prends-tu donc pour un veau nouveau-né ?

— Pourquoi descendent pas pour manger ? demanda le chef, sans faire attention à la dernière remarque de son ami.

— Sapristi, tu m’embêtes, Caddo, je crois que tu perds la tête ! J’pensais qu’on était à la recherche de Munroe. C’n’est pas le temps de regarder ces sales oiseaux.

— Écoute ! dit le chef en regardant le nord avec inquiétude.

— Ce sont des loups, dit « Vieux Rocher. »

— Hurlements de loups, busards volant même place, signe ont faim mais proie pas encore morte. Caddo a oreilles fines. Entend autre chose que cris de loups. Viens ! Apaches et prisonniers peut-être là.

Et « Chat Rampant, » montrant le point d’où venaient les hurlements des loups, lança son cheval au galop, suivi de « Yeux d’Étoiles. »

— Que diable faites-vous ? grogna le vieux trappeur. Caddo est fou, c’est sûr ! Il doit y avoir quelque chose dans l’air. Allons, « Pieds Légers, » en avant !

« Vieux Rocher ” rejoignit bientôt ses deux amis.

Ils n’avaient pas parcouru l’espace d’un demi-mille que le vieil éclaireur cria d’une voix vibrante :

— J’veux être mis en chair à pâté, si les busards ne t’ont pas parlé à l’oreille, Caddo. Regarde là-bas !

— Waugh ! répondit le chef.

Et les deux hommes éperonnèrent leurs chevaux en s’armant de leurs pistolets, les coursiers se lancèrent à bride abattue à travers la plaine.

Bientôt, le bruit des coups de feu retentît dans l’air, mêlé aux hurlements des loups qui tombaient de tous côtés, sous les balles du Caddo et de son compagnon. Ils étaient arrivés juste à temps pour sauver Munroe et son enfant de leurs horribles morsures.

« Vieux Rocher » et « Yeux d’Étoiles » furent à terre en un clin d’œil, et cette dernière pressa le petit enfant sur son sein, pendant que le vieux trappeur se jetait comme un forcené sur les liens qui retenait aux pieux son ami infortuné, et les frappait à grands coups de couteau.

Le corps inanimé et sanglant du jeune homme fut relevé et mis sur son séant, puis le sauvage, qui avait apporté de sa selle une gourde, versa un peu d’eau entre les lèvres desséchées de Munroe.

« Yeux d’Étoiles » en fit autant pour l’enfant.

— Merci, mon Dieu, que nous soyons arrivés à temps ! s’écria « Vieux Rocher. » « Chat Rampant, » tu es un homme et je n’suis qu’un âne, moins les oreilles. Si t’avais pas remarqué les busards, notre ami serait mort ici tout aussi sûrement que s’il avait été massacré. Mais le pis n’est pas encore fait, il faut se remettre à l’œuvre ; ces fils d’enfer ont emmené Marion. Munroe n’est pas mort, oh non ! et j’veux manger quelques centaines de scorpions si ces maudits Apaches ne s’imaginent pas que le diable est à leurs trousses avant peu. Comment va le petit ?

— S’il a lait, ne mourra pas, mais longue marche jusqu’au camp Johnston ! Peut-être mourra avant que « Yeux d’Étoiles » arrive.

— Vas-y tout de même, dit l’éclaireur. C’est heureux que tu sois venue avec nous car nous aurions été embarrassés de prendre soin du pauvre petit. Cours au camp !

L’enfant reposait presque inanimé dans les bras de l’Indienne.

Madison Munroe, d’un autre côté, ne paraissait aucunement reprendre ses sens et gisait comme mort.

Soudain, « Chat Rampant, » qui tenait les trois chevaux par la bride, poussa une exclamation et dit :

— Regarde là-bas ! Lait pour petit !

— Oui, je le crois, confirma « Vieux Rocher » et peut-être plus qu’on en voudra. C’est la mort sans réserve pour nous tous, si nous ne décampons pas au plus tôt.

Il était bien inutile pour le Caddo de dire aux autres de regarder, car il n’y avait que ses yeux d’aigle qui pussent distinguer quelque chose au nord de la plaine.

En prêtant l’oreille, ils entendirent un bruit étrange et sourd accompagné d’un léger tremblement de terre.

Le vieil éclaireur comprit qu’un immense troupeau de buffles affolés de terreur approchait ; il coucha Munroe sur le sol et se leva.

Les chevaux, effrayés, dressaient les oreilles et regardaient dans la direction d’où venaient les bruits étranges, montrant qu’ils connaissaient le danger auquel ils étaient exposés.

— Il faut gagner l’bois, dit « Vieux Rocher » ou nous allons être écrasés. Mais que faire de Munroe ? S’il pouvait reprendre connaissance. Il n’est pas sérieusement blessé : il a plutôt souffert d’la faim et d’la soif. Allons, « Pieds légers » tu vas avoir une double charge cette fois. V’là une bande de buffles qui arrive comme l’éclair, et si on ne se sauve pas, elle va nous piétiner et nous enterrer tous les deux à la fois. Les funérailles ne seront pas longues.

Un grondement semblable au souffle d’un fort vent du nord se faisait alors entendre, et la terre tremblait sous eux.

— « Vieux Rocher » parle bien, dit le chef, mais il faut partir vite. Regarde ! Notre frère blanc revient du « rivage noir. »

Le vieil éclaireur se retourna vivement.

Munroe s’était assis lui-même et regardait son enfant sans paraître voir ceux qui étaient là.

— Hourra ! s’écria « Vieux Rocher. » Caddo, aide-moi à le mettre sur mon cheval.

Le chef lui aida, et Munroe se laissa mettre en sellé comme quelqu’un qui n’a pas conscience de ce qui se passe autour de lui.

— Monte sur ton mustang « Yeux d’Étoiles » cria « Vieux Rocher » en lui ôtant l’enfant. La mort est sur le passage des buffles. Les voilà qui arrivent aussi nombreux que les chardons d’là prairie.

Sans mot dire, l’Indienne sauta sur son mustang et reprit le petit enfant. Elle le tint d’un bras sur sa poitrine, saisit la bride de l’autre, et pour la première fois, regarda en arrière pour s’assurer de l’imminence du danger.


CHAPITRE XIII
SAUVÉS DES BUFFLES

On apercevait au loin comme une immense mer noire, et le bruit s’était augmenté au point de ressembler au grondement du tonnerre.

«  Vieux Rocher » monta derrière Munroe, et « Chat Rampant » donna le signal du départ.

Ils galopèrent ainsi vers la rangée d’arbres qui bordait le cours du ruisseau près duquel ils avaient campé tout récemment, et alors commença une course pour la vie. Ils avaient attendu trop longtemps pour échapper facilement au danger. Tout dépendait de la partie la plus rapprochée de l’immense troupeau, laquelle si elle se tenait en rangs compacts ne serait pas poussée par la pression près du ruisseau, et nos amis auraient la chance de se sauver.

« Vieux Rocher » dut éperonner souvent son cheval qui galopait difficilement avec sa double charge. Il suivait d’aussi près que possible la jeune Indienne, dont le cheval fougueux menaçait de s’emporter, et « Chat Rampant » fermait la marche.

La scène prenait un caractère aussi imposant que terrible.

L’immense plaine, aussi loin que l’œil pouvait porter, paraissait recouverte de buffles furieux et s’avançant tête baissée dans une masse compacte, leur galop inégal imprimant à tout le troupeau un mouvement qui ressemblait aux ondulations de la mer. Au tremblement violent du terrain se joignait un bruit assourdissant qui aurait étouffé le cri le plus perçant, et les buffles gagnaient toujours du terrain sur les fuyards.’

Nos amis paraissaient voués à une mort horrible.

Un cheval fut-il tombé alors, son cavalier était perdu sans espoir.

Dans ce danger imminent, le chef Caddo seul conservait l’air de l’indifférence la plus parfaite ; son cheval aussi semblait être le seul des trois qui ne fût pas frappé de terreur, bien qu’il fût le plus exposé au péril.

Les buffles paraissaient augmenter de vitesse dans cette course vertigineuse, et ils approchaient toujours avec une rapidité effrayante.

« Vieux Rocher » excitait son cheval de la voix et poussait des cris qui n’avaient plus rien d’humain.

Soudain, ces cris se changèrent en vives acclamations.

Les cavaliers avaient atteint les grandes herbes et pénétraient dans le bois, pendant que les bisons, continuant leur course dans la plaine, passaient près d’eux comme un torrent, les yeux enflammés et brillant comme des chardons ardents.

«  Chat Rampant, » sans perdre de temps, épaula sa carabine et abattit d’un coup de feu une vache buffle qui courait sur le rebord du bois suivie de son veau, puis sautant à terre, il tint son couteau et enleva avec dextérité le pis de l’animal.

« Yeux d’Étoiles, » comprenant tous les mouvements de son chef, descendit de son mustang, au moment où le Caddo courait vers elle en disant :

— Tiens ! Lait pour petit. Sauvé, sûr.

— Hourra encore pour le Caddo ! s’écria « Vieux Rocher. » Ça sera un jour extraordinaire que celui où « Chat Rampant » sera embêté par quelque chose. On l’a échappé belle, mais faut voir si nous avons couru. J’crois ben qu’y serait bon de descendre un peu notre ami de la selle et d’lui parler d’affaires sérieuses. Il y a ben des choses à faire encore avant de pouvoir tirer Marion de leurs serres infernales. Nous avons fait que d’l’ouvrage d’enfant jusqu’à c’te heure, mais ça va changer. Y a un gros paquet de chevelures à prendre et de suite.

Ils assirent alors Munroe sur l’herbe et on lui baigna la tête avec de l’eau fraîche pendant que le vieil éclaireur lui faisait boire un peu d’eau-de-vie.

« Yeux d’Étoiles, » de son côté, versait du lait dans la bouche de l’enfant, qui l’avalait sans trop de difficulté. Elle baigna aussi avec du lait les membres brûlés du pauvre petit.


CHAPITRE XIV
POUR L’AMOUR ET LA VENGEANCE

« Yeux d’Étoiles » se recula ensuite avec l’enfant afin de ne pas être vue de suite par Munroe qui reprenait peu à peu ses sens.

« Vieux Rocher » lava le sang et la poussière qui couvraient la tête du jeune homme et versa de l’eau sur ses membres meurtris.

L’eau-de-vie parut bientôt faire effet. Pas un mot ne sortit des lèvres du jeune éclaireur, mais il passa la main sur son front et sur ses yeux comme pour essayer de rappeler le passé et de se rendre compte de son état présent.

L’enfant revînt vite à la vie, grâce aux soins intelligent de « Yeux d’Étoiles. » La jeune Indienne en fut toute joyeuse et mit de suite à exécution un projet qu’elle venait de concevoir. Elle se leva et alla se mettre derrière Munroe qui avait encore les mains sur les yeux.

Elle plaça alors l’enfant à genoux près de lui.

Le petit se mit à regarder son père et aussitôt le jeune éclaireur baissa les mains et jeta les yeux sur lui.

— Dieu du ciel, merci ! Ah merci ! s’écria-t-il. Mon enfant ! Mon pauvre enfant ! Mais où est Marion ? Ma tête est toute en feu.

En disant ces mots il serra son enfant sur sa poitrine et resta en proie à une émotion indescriptible.

— Doucement, ami Madison, doucement, dit le vieil éclaireur, il a couru une bonne chance de mourir, mais il s’en est tiré sans avoir un seul os de cassé. Vous n’êtes ni l’un ni l’autre gravement blessé, mais ç’a rasé, je t’assure que ç’a rasé. Nous attendons que tu sois mieux, parce qu’y a encore d’l’ouvrage tout chaud qui nous attend.

— Quant à « Chat Rampant » ici présent, sans lui, tu aurais passé de l’autre côté, pour sûr. Y aurait pas eu de reste de toi et de ton p’tit assez pour amorcer une ligne.

Munroe tremblait de tous ses membres. Il essayait en vain de se lever seul, tout en tenant son enfant dans ses bras. Il donna ce dernier à « Yeux d’Étoiles » et tendit une main à chacun de ses amis en disant :

— Que le ciel vous bénisse, mes vrais et bons amis ! J’ai éprouvé des tortures à faire perdre la raison à un homme. Il me semble que c’est plutôt un rêve horrible qu’une réalité, mais, hélas ! je sens trop bien que c’est vrai. Je sais que ma femme est au pouvoir des mêmes démons qui nous ont condamnés, moi et mon enfant, à une mort horrible.

Mon Dieu ! Je vous demande la force de pouvoir suivre la piste de ces monstres.

« Chat Rampant » et « Vieux Rocher, » continua vivement le jeune homme en regardant ses deux amis, écoutez-moi ! Je jure d’arracher Marion des mains des Apaches, seraient-ils des milliers contre moi !

Je la sauverai ou tous deux nous mourrons par leurs mains. Donnez-moi l’un de vos chevaux et dites-moi quel chemin ils ont pris, dans quelle direction ils sont partis. Vous ferez cela pour moi, n’est-ce pas ? Me faudrait-il marcher jusqu’aux genoux dans le sang que je la sauverai !

Le jeune éclaireur était en proie à une émotion fébrile et ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire. Il ne pouvait plus tenir en place, et on eut dit qu’il allait devenir fou si la poursuite ne commençait pas sans délai.

Penses-tu qu’on n’est pas de la partie nous autres ? demanda avec surprise « Vieux Rocher. » J’voudrais ben voir qui va nous empêcher de finir notre besogne ? Cré nom d’un chien ! j’donnerais pas ma chance de scalper des Apaches pour toute une section du Texas, l’herbe par-dessus le marché. Et « Chat Rampant » donc, y se scalperait lui-même s’il ne retrouvait pas leurs pistes. Mais y a pas de moyen d’avancer pour toi, Madison, hormis que tu montes un buffle. Quant à ce bétail-là, y en a une masse, pas loin d’ici.

« Vieux Rocher » avait à peine fini de parler que « Yeux d’Étoiles » s’approcha et donnant à Munroe les rênes de sa monture, dit :

— Voici, bon cheval pour frère blanc. Cours vite pour Marion. « Yeux d’Étoiles » marchera jusqu’au camp Johnston. Portera petit.

Le vieil éclaireur resta un moment muet de surprise et d’admiration.

— En effet, dit-il, ensuite. Qui aurait pensé à ça ? C’est le seul moyen de tout arranger. « Yeux d’Étoiles » tu es aussi jolie qu’un ange et plus un chef qu’une femme, quand on arrive à une passe malaisée. Si tu peux aller jusqu’au camp, nous sommes corrects pour la poursuite. Mais, avec quoi te battras-tu, Munroe ?

Sans dire une parole, la jeune indienne passa son revolver et son couteau à Madison, lequel, cependant, ne voulut accepter ces armes qu’après l’intervention de « Chat Rampant. »

— Bon ! dit le Caddo, « Yeux d’Étoiles » a arc et flèches. Viens ! Guerre est ouverte. Le cri de guerre est sur lèvres de « Chat Rampant. »

En prononçant ces derniers mots, le chef sauta sur son cheval.

— Parbleu ! dit « Vieux Rocher, » les choses s’arrangent ben et nous n’avons plus qu’à aller taquiner ces fils enfumés de Satan. Y a une odeur de sang d’Apache dans l’air. J’sens des cheveux d’Apaches entre mes doigts ! Les buffles sont passés, c’est bon signe. Bonjour, « Yeux d’Étoiles. » Prends ben soin du bébé !

Munroe et « Chat Rampant » étaient déjà dans la plaine que le vieil éclaireur n’avait pas encore fini de parler.

Le chef fit un signe d’adieu à l’Indienne, laquelle partit avec l’enfant, sans jeter qu’un coup d’œil sur le trio qui s’éloignait rapidement

Le troupeau de buffles était disparu et le chemin se trouvait libre pour Munroe qui, connaissant la route que les Apaches avaient prise, galopa vers le Concho afin de traverser ce fleuve un peu au-dessous de l’endroit où il croyait le camp des maraudeurs établi. Si les chercheurs de pistes parvenaient à trouver ce camp ils s’y glisseraient en rampant dans les taillis, car ce n’était que par stratagème qu’ils pouvaient sauver la jeune prisonnière.

Le Caddo et « Vieux Rocher » étaient inquiets devant la précipitation de Munroe ; ils espéraient que la longue course qu’ils avaient encore à faire calmerait le cerveau du jeune homme, et qu’alors ils pourraient raisonner avec lui et lui montrer qu’il risquait la vie de sa femme et la sienne en allant trop vite.

Durant des heures entières, la course se fit en silence. Le bruit du galop des trois chevaux retentissait seul dans la plaine immense. Rien autre chose ne préoccupait ces trois hommes qui couraient au-devant d’un danger terrible que le salut de l’infortunée Marion.

Leur plan était d’atteindre le Rio Concho, et de là gagner le voisinage du camp ennemi aux premières heures du jour.

Quand le Rio Concho fut en vue, nos trois amis ralentirent leur marche et regardèrent de tous côtés pour découvrir un feu de camp, mais ils n’en virent aucun.

Le Caddo, cependant, aperçut une étincelle à travers les arbres et, se guidant sur cet indice, il avança avec prudence suivi de ses deux amis.

CHAPITRE XV
CHEZ LES APACHES

La nuit est plus avancée. La lune dans tout son plein, inonde de sa lumière argentée un petit espace libre sur la rive supérieure du Rio Concho.

Des guirlandes de feuillage et de mousse d’une espèce toute particulière s’enchevêtrent dans les branches des arbres d’alentour et les revêtent de festons gracieux. Seuls, les taillis et les buissons résistent à la lumière de l’astre de la nuit et offrent une retraite sûre par leurs ombres épaisses.

C’est une nature sauvage que celle de cet endroit, et elle l’est encore plus à l’œil de l’observateur depuis que l’homme des bois s’y est réfugié.

C’est là en effet que le chef des Apaches « Loup Rouge » a établi son camp.

À gauche, se trouvent les mustangs que trois gardiens empêchent de s’éloigner ou d’aller troubler le sommeil de leurs maîtres.

Du côté opposé, étendus sur l’herbe, cinquante guerriers, dont les mains ont si souvent trempé dans les plus horribles assassinats, dorment du sommeil du juste. À ce moment où la lune éclaire leurs poitrines et leurs figures barbouillées de peintures, ils sont affreux à voir. Ils reposent sur des couvertures de laine aussi bariolées que leurs propres personnes.

Ici, des lances plantées en terre sont entourées de boucliers, de carquois et d’arcs ornés de chevelures de toutes couleurs.

Les feux du camp sont presque éteints.

Trois gardes seulement sont sur pied, preuve que les Apaches ne craignent aucunement d’être poursuivis. Ils savent que les buffles ont effacé leurs traces.

À l’entrée du camp, attachée à un arbre, on aperçoit Marion Munroe, dont la figure est tournée vers le ciel. Sa tête est appuyée contre l’arbre et ses lèvres remuent comme dans une prière. Ses cheveux dénoués tombent en désordre sur ses épaules. Ses habits sont en haillons. Ses yeux vitrés et fixes peignent le désespoir le plus profond. Spectacle navrant s’il en fût ; et quel contraste que cette belle captive avec son entourage de démons hideux.

En ce moment un rayon de la lune donne sur la figure de Marion, et montre à trois personnes celle qu’ils désirent enlever Ces trois personnes, le lecteur les connaît, sont Munroe, «  Vieux Rocher » et « Chat Rampant. » En apercevant Marion, le Caddo et le vieil éclaireur retiennent Munroe par le bras.

— Allons, murmura « Vieux Rocher, » doucement ou tout est gâté, et Marion est perdue. C’qu’on a à faire doit être bien fait.

— « Chat Rampant, » dit le Sauvage, va aller de ce côté et remuer buisson. Apache viendra et le couteau de Caddo trouvera son cœur. « Vieux Rocher » remuera buisson ici et tuera autre Apache. Munroe va aller à femme et couper cordes. Si guerriers crient, courir à mustangs et partir dans plaine. « Vieux Rocher » et « Chat Rampant » reviendront vite si pas scalpés. Longues paroles pas bonnes en guerre. C’est assez. J’ai parlé.

Tout rentra alors dans le silence.

Munroe, les yeux fixés sur sa femme, rampa à travers les taillis avec la p]us grande précaution, et « Chat Rampant » fit un détour pour aller de l’autre côté du camp.

Un léger bruissement du feuillage causé par « Vieux Rocher » annonça au Caddo que l’œuvre était commencée.

« Vieux Rocher » attendit patiemment que la sentinelle la plus rapprochée de lui vint voir la cause du bruissement, et il en vit une autre se diriger vers la cachette du Caddo.

La troisième était occupée à dégager la jambe d’un mustang qui s’était embarrassé dans sa corde.

Inconscient du danger et sans songer un seul instant à un ennemi, le jeune guerrier s’approcha du buisson et de « Vieux Rocher, » son couteau à la main, croyant avoir affaire à un lapin.

Quand l’Apache se fut assez enfoncé dans le taillis pour ne pas être aperçu du camp, « Vieux Rocher » vit que le temps d’agir était arrivé.

CHAPITRE XVI
LE SERMENT ACCOMPLI

Le vieil éclaireur fit un bond de panthère, et saisissant le sauvage à la gorge, lui enfonça la lame de son couteau jusqu’au manche dans le dos.

Un jet de sang tacheta le feuillage, une contorsion du blessé, et un soupir accompagné d’un son rauque sortant de ses lèvres, puis tout rentra dans le silence.

Le jeune guerrier était bien parti pour « le rivage noir. »

« Vieux Rocher » mit le corps à terre et attendit.

La sentinelle qui restait se dirigea vers la rivière, pensant que son compagnon était allé chercher de l’eau et qu’il lui était arrivé un accident. Une minute après, le corps de ce nouvel Apache était étendu près de l’autre. Les mustangs et les guerriers de « Loup Rouge » n’étaient plus surveillés, car le Caddo avait aussi tué son homme.

«  Chat Rampant » revint bientôt avec un magnifique cheval qu’il avait capturé dans le camp, et qu’il destinait à Marion. D’un coup d’œil « Vieux Rocher » vit aussi que Munroe avait réussi, car Marion n’était plus attachée à l’arbre. Alors il retourna à son point de départ et y trouva Munroe, sa femme et le Caddo.

Jusque-là, tout allait bien, mais nos amis n’étaient pas encore hors de danger, et d’un autre côté ils n’avaient pas oublié leur serment de vengeance.

Marion fut placée sur le cheval que « Yeux d’Étoiles » avait donné à Munroe, et reçut ordre de prendre la plaine et de se diriger vers le nord : ses trois compagnons promirent de la rejoindre bientôt.

Quoique tremblante à l’idée du nouveau péril auquel son mari s’exposait, Marion obéit sans hésiter.

Alors nos trois amis songèrent à accomplir leur serment.

Montant en selle, ils allèrent se placer sans bruit sur le côté nord du camp où il y avait un passage pour descendre dans la plaine.

Alors tirant leurs revolvers ils visèrent les sauvages les plus près d’eux.

Tous pressèrent la détente ensemble.

Une détonation formidable, accompagnée de clameurs effroyables, retentit alors dans la nuit et mit tout le camp en émoi. En même temps, une fusillade nourrie succédait à ce premier signal d’attaque.

Les mustangs des sauvages bondirent dans la plaine affolés de terreur.

Les Apaches, réveillés en sursaut et aveuglés par cette grêle de balles, se précipitèrent tous ensemble sur leurs armes, se bousculant et se tuant les uns les autres, au milieu de la décharge des armes à feu et des cris féroces du Caddo et de ses deux compagnons. Les morts et les blessés culbutaient pêle-mêle avec les vivants dans une confusion indescriptible.

Nos amis ne s’enfuirent que lorsque leurs armes furent vides. Ils rejoignirent bientôt Marion, que les détonations d’armes à feu avaient effrayée et qui s’était arrêtée.

Le danger était passé, car les Apaches ne pouvaient se mettre à la poursuite, n’ayant pas de chevaux.

Le Caddo, Munroe et « Chat Rampant » venaient d’accomplir l’acte le plus audacieux et le plus dangereux qui eût encore été tenté sur la frontière.

À trois, ils avaient tué une dizaine d’Apaches, blessé un grand nombre d’autres, et pris tous les mustangs. Et tout cela après l’enlèvement de Marion qui était, à lui seul, un acte héroïque.

Après avoir rejoint la jeune femme, ils se dirigèrent vers l’ouest, emmenant avec eux les mustangs des sauvages qu’ils n’eurent pas de peine à rejoindre.

La bande apache se montra bientôt au sortir du bois ; les sauvages avaient reconnu Munroe, et cette apparition d’un homme qu’ils croyaient mort les remplit de terreur.

Les mustangs capturés furent vendus, et les trois éclaireurs s’en partagèrent l’argent.

La joie de Marion fut, comme on le pense bien immense, en se retrouvant dans les bras de son mari qu’elle avait cru écrasé par les buffles, et lorsque « Yeux d’Étoiles » lui remit son enfant elle pleura de bonheur.

La barbe de « Vieux Rocher » était mouillée de larmes lorsqu’il contemplait ce spectacle.

Ç’a été une affaire à vous donner de la bile, mais je suis maintenant plus malade qu’un loup de prairie après qu’il a trop mangé.

Inutile de dire que Munroe amena sa famille au Fort Mason et ne l’exposa plus sur la frontière.

« Chef Rampant, » « Vieux Rocher » et « Yeux d’Étoiles» reçurent les félicitations qu’ils méritaient des officiers du camp Johnston, avec les remerciements et l’amitié éternelle de la famille Munroe.

Les trois amis ne se séparèrent pas, et plus d’une fois encore ils accomplirent ensemble des prouesses remarquables dans ces plaines de l’Ouest, où le danger et la mort surgissent à chaque pas.

Fin