Les trois cocus/Chapitre VIII

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Librairie populaire (p. 54-59).


CHAPITRE VIII

L’AMOUR EN PARTIE TRIPLE.


Bienheureux sur cette terre le veinard qui n’a aucun cheveu dans son existence !

Robert Laripette avait beau être le plus jovial des bons vivants, le plus gai des joyeux drilles, il avait son cheveu. Ce cheveu s’appelait sir Ship Chandler de la False-Bay.

Drôle de particulier que ce particulier-là.

Il était Anglais et plusieurs fois millionnaire. Il possédait au Cap une mine de diamants.

Le père de Robert Laripette avait été un de ses intimes amis. Les mauvaises langues du Cap prétendaient qu’il y avait un mystère dans les relations entre M. Laripette père et sir Ship Chandler de la False-Bay. Le fait est, qu’à un moment donné, ils avaient exploité ensemble la mine de diamants dont l’Anglais était resté définitivement propriétaire.

Sir Ship Chandler était un long bonhomme qui n’en finissait plus, tellement il était grand. Quand il avait la migraine, il était obligé de rester une heure dans son bain de pieds, pour donner au sang le temps de descendre de la tête aux orteils.

Cet interminable personnage avait une fille qui était bien la créature la plus parfaite que l’on pût rêver. Jolie au possible, spirituelle en diable et bonne comme le pain, elle n’avait qu’un défaut : celui de s’appeler Briséis. Son père, admirateur fanatique du vieil Homère, lui avait infligé ce prénom-là.

En quoi, allez-vous me demander, sir Ship Chandler était-il un cheveu dans l’existence de Robert Laripette ?

En ce que notre Anglais s’était mis dans la tête de marier sa fille au jeune docteur.

Oh ! Robert la trouvait charmante, adorable. Mais, d’abord, il ne voulait à aucun prix se laisser imposer une femme ; et, ensuite, il avait en si profonde exécration l’Iliade et les autres poèmes grecs qui vous rendent fou lorsqu’on est au collège, qu’il ne pouvait se faire à l’idée d’appeler sa femme « Briséis » au moment d’un épanchement amoureux.

Autant Laripette était opposé à ce mariage, autant sir Ship Chandler y tenait. Et notre homme était un crampon de première force.

Quand Robert voyageait de Londres au Cap et du Cap à Londres, sir Ship Chandler s’était arrangé, à chaque parcours, pour faire route sur le même paquebot que le fils de son défunt ami.

Le soir, tandis que tous les passagers prenaient le bon air sur le pont, il faisait appeler le docteur du bord. Robert arrivait.

— Eh bien ! quoi ? qu’avez-vous ? êtes-vous indisposé ?

— Pas le moins du monde, Je désire causer avec vous de mes projets de mariage.

— Je ne veux pas me marier.

— Vous avez tort. Robert. Ma fille est riche, je lui donne une dot de deux millions ; elle est jolie, intelligente, douer ; elle vous irait comme un gant ; elle a de l’inclination pour vous. Voyons, Robert, laissez-vous faire violence ; dites oui ; je vous réponds que vous serez le plus heureux des maris.

Laripette imaginait toutes sortes de bonnes raisons pour refuser les avances de sir Ship Chandler.

Il reconnaissait à Mlle Briséis toutes les qualités imaginables : mais il était, disait il, décidé à ne jamais se marier. Beauté, bonté, esprit, fortune, rien n’était capable de le faire manquer à la promesse qu’il s’était faite.

L’Anglais était navré, mais il ne perdait pas courage. Il suivait Robert partout. En vain celui-ci cherchait à lui échapper, sir Ship Chandler le poursuivait, s’attachait à ses pas, surgissait auprès de lui à l’instant où il s’y attendait le moins.

J’ai dit qu’en amour le docteur professait une théorie curieuse, empruntée à un livre de M. Alfred Naquet. C’est ici le cas d’exposer ladite théorie.

Ouvrez le livre de M. Naquet, qui est intitulé : Religion, Propriété, Famille, et vous verrez que le philosophe et savant sénateur du Vaucluse admet qu’un homme peut aimer sincèrement plusieurs femmes à la fois.

M. Auquel, après avoir posé ce principe qu’il y a trois sortes de beautés bien distinctes : la beauté physique, la beauté sentimentale et la beauté intellectuelle, dit ceci (3e étude, chap. II) :

« Est-il possible que l’amour s’exerce simultanément d’un homme à plusieurs femmes ou d’une femme à plusieurs hommes ?… Au premier abord, cette idée de la simultanéité en amour paraît monstrueuse à cause de son opposition avec nos mœurs, opposition qui n’est au fond que dans la publicité de la chose… Pourtant, s’il est vrai que l’équilibre des diverses fonctions ne se rencontre jamais, ne peut-il arriver à un homme de trouver dans une femme un complément physique à peu près parfait, sans être aussi bien complété par elle intellectuellement et sentimentalement, bien qu’au fond cet autre complément existe assez pour que la passion de cet homme soit de l’amour ?… Ceci ne me paraît pas douteux.

« Si ce premier fait est possible, ne peut-on aussi admettre que le même homme puisse rencontrer dans une autre femme les conditions inverses, c’est-à-dire un complément intellectuel ou sentimental à peu près parfait, uni à un complément physique trop faible pour lui suffire, quoique assez fort pour permettre parfois l’union entre ces deux êtres ?

« Mais alors, cet homme, au lieu de trouver à se compléter entièrement par une seule femme, se compléterait par deux femmes différentes. L’amour en lui se trouverait dédoublé. »

M. Naquet poursuit son raisonnement et termine par cette conclusion : c’est que la simultanéité en amour n’a rien d’illogique ni de contre nature.

Or, comme il reconnaît trois sortes de beautés bien distinctes, il s’ensuit que très sincèrement un homme peut aimer au moins trois femmes à la fois.

Robert Laripette était partisan de ce système.

— Une femme, disait-il, est très jolie, sans être cependant ni bête ni méchante ; je puis l’aimer pour sa beauté physique. Une autre est bonne à l’excès, sans être cependant ni laide, ni bête ; je puis l’aimer pour sa beauté sentimentale. Enfin, une troisième est spirituelle comme tout, sans être cependant ni méchante, ni laide ; je puis l’aimer pour sa beauté intellectuelle. Total : trois amours simultanés qui ne se contredisent pas.

D’autre part, notre jeune docteur tenait essentiellement à sa liberté, ha seule idée du mariage lui donnait un froid dans le dos.

bu reste, avec sa théorie des trois amours simultanés, il lui était impossible de se marier en Europe, la polygamie y étant partout interdite, sauf en Turquie ; mais Robert n’aimait pas les musulmanes.

Ne voulant donc pas se mettre dans le cas d’être à un moment quelconque contraint d’épouser, il avait résolu de ne brûler sa flamme qu’auprès de dames déjà bel et bien mariées.

Le soir de son dîner en tête-à-tête avec la colonelle chez Isnardon, à Marseille, il s’était dit, en dévorant des yeux la charmante Pauline :

— Voilà ma beauté intellectuelle, amour numéro 1.

Il lui restait a trouver ses deux autres compléments, — pour nous servir du terme de M. Naquet, — beauté physique et beauté sentimentale, amours numéro 2 et numéro 3. Il lui fallait créer dans son entourage une trinité de cocus.

Pauline, en le quittant, avait refusé de lui donner son adresse à Paris. Robert n’avait pas hésité, Il avait commencé par vérifier l’exactitude du peu que lui avait confié la belle : savoir, qu’elle se nommait Pauline Campistron de Bellonnet et quelle était l’épouse légitime d’un colonel en retraite. Pour cette vérification, il n’eut qu’à interroger adroitement l’épicière la plus à proximité de la maison habitée par les Garoutte. Puis, quand il fut bien certain de l’identité de son amour numéro 1, il fila prestement à Paris, devançant l’arrivée de Pauline. Ouvrir le Didot-Bottin, y prendre l’adresse d’une agence de renseignements confidentiels, courir à l’agence et déposer au directeur une somme de cinquante francs, en disant :

— J’ai besoin d’un renseignement très pressé : où demeure à Paris M. Campistron de Bellonnet, colonel en retraite ?

Tout cela fut l’affaire d’une heure à peine.

Le lendemain, il recevait du directeur de l’agence, qui était allé puiser ses indications au ministère de la guerre et à la Légion d’honneur, un mot de billet ainsi conçu :

— Domicile demandé : boulevard Saint-Michel, 47, au troisième.

Comme il se frotta joyeusement les mains, ce jour-là !… Ah ! Mme la colonelle avait refusé de lui faire connaître son domicile ! Le soir du 5 juin, elle lui avait dit avec une moue délicieuse :

— Non, monsieur, non, vous ne saurez pas mon adresse… Ce n’est pas parce que j’ai été légère ce soir qu’il faut que je perpétue ma faute… Péché isolé n’existe guère ; mais péché répété est un crime…

— Et moi, chère Pauline, je vous dis que je veux être criminel jusqu’au bout, tout le temps, avec aggravation de nombreuses récidives…

— Taisez-vous, vous êtes un vaurien.

Elle lui avait dit ce mot de vaurien si gentiment !…

— Vous m’interdisez l’accès de la forteresse conjugale ? avait-il répliqué. Vous ne voulez seulement pas me donner la carte d’état-major indiquant la topographie, la position ?

— Cherchez, Paris est grand.

Tel fut son dernier mot, qu’elle accompagna d’un joyeux éclat de rire.

Il avait cherché et il n’avait pas mis grand temps à trouver. « Je suis dans la forteresse », avait lu le colonel en parcourant son Figaro ; car, grâce à un second versement de cinquante francs, Robert avait été mis, par l’agence de renseignements confidentiels, au courant de toutes les habitudes de Campistron. Et Pauline avait pensé avec un petit effroi mêlé de plaisir :

— Déjà dans la forteresse !… Il va bien, mon ami Robert !…

Par exemple, ce qui le jeta dans la stupéfaction, ce fut la mission du Placide. Le colonel désirait faire sa connaissance, et cela tout de suite. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

L’entrevue le rassura promptement.

Mais il était écrit qu’il ne sortirait d’une surprise que pour tomber dans une autre. Il était à peine installé dans son appartement, et déjà il recevait d’une dame mariée un rendez-vous pour le lendemain ! et c’était le colonel en personne qui servait d’intermédiaire en cette amoureuse et lui !

Rien n’était plus étrange.

Rentré chez lui, il fit coucher Pélagie. Puis, il s’assit auprès de sa lampe, tournant et retournant la mystérieuse carte entre ses mains.

— Madame Gilda Pain cuit, disait-il, je ne connais personne de ce nom. Pas le moindre Paincuit dans mon passé…

Il fouilla tous ses souvenirs d’étudiant. Peut-être avait-il eu une amourette de quelques jours avec une Gilda, au temps où il suivait les cours de la Faculté ; sans doute, cette Gilda s’était mariée depuis ; de grisette folâtrant avec les jeunes gens du quartier latin, elle était tombée entre les bras d’un plumassier. Ce ne pouvait être que cela. Ce nom de Gilda ne lui revenait pas à la pensée ; mais cela n’avait rien d’étonnant, ses souvenirs en matière amoureuse étaient très confus, surtout ceux de cette époque. Gilda devait avoir meilleure mémoire : il n’avait pas changé de nom, lui ; il s’appelait toujours Robert Laripette ; il n’avait pas été oublié, quoi ! et on le réclamait.

À quoi bon, après tout, se mettre la cervelle à l’envers ?

Le lendemain, il saurait à quoi s’en tenir. Il se mit au lit, agréablement préoccupé. Le lendemain, à trois heures précises de l’après-midi, il sonnait à la porte des Paincuit. Une soubrette accorte vint ouvrir et, sans lui demander son nom, alla droit au salon où était la jolie plumassière.

— Madame, c’est le monsieur de l’autruche !

— Seul ? demanda Mme Paincuit avec émoi.

— Oui, Madame, seul.

— À la bonne heure… Faites entrer ce monsieur.

Robert salua. Mme Paincuit lui rendit sa révérence et lui indiqua un siège, en disant :

— Vous venez, sans doute, Monsieur, me prier de ne pas intervenir auprès du propriétaire pour l’obliger à résilier votre bail, comme va le faire M. le président Mortier ?

Laripette n’écoutait pas la question ; il examinait attentivement la plumassière ; il la trouvait jolie, jolie, mais ses traits ne revenaient pas à sa mémoire :

— Inconnue au bataillon, pensait-il.

Mme Paincuit réitéra sa question, très étonnée cependant de n’avoir pas été comprise. Cette fois, Robert répondit :

— Madame, je viens pour cela et pour autre chose… Monsieur votre mari est bien absent, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur ; il est à son magasin de la rue Saint-Denis ; mais pourquoi me demandez-vous cela ?

La plumassière était intriguée, mais non inquiète ; car Laripette n’avait pas le moins du monde l’air dangereux. Le jeune docteur tira de son portefeuille la carte de visite que le colonel lui avait remise la veille et la tendit à Mme Paincuit du côté de l’imprimé.

— Ma carte de visite ! fit la dame.

— Veuillez lire ce qui est écrit au verso, fit Robert.

Mme Paincuit retourna la carte, lut et dit :

— Oh ! par exemple !…

Robert la considérait en silence :

— Beauté physique, amour numéro 2, conclut-il mentalement.