Les trois cocus/Chapitre XXVI

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Librairie populaire (p. 189-194).


CHAPITRE XXVI

OÙ LE LECTEUR REVOIT PÉLAGIE


— Parbleu ! c’est Pélagie ! s’était écrié Laripette, tandis que le faux Groussofski débitait son exorcisme.

Ce qui avait fait pousser cette exclamation à notre ami Robert était sans rapport direct, ni même indirect, avec l’opération de Scholastique, puisque le lavement à l’eau de Lourdes s’administrait rue Copernic, tandis que l’exclamation du propriétaire de Pélagie était poussée boulevard Saint-Michel.

Il n’y avait, dans ces deux faits, qu’une simple coïncidence de jour et d’heure.

Laripette lisait un journal.

Ses regards étaient tombés sur le fait-divers suivant :

« Une autruche merveilleuse. — Le Sentinelle de Tarbes signale le passage, dans le département des Hautes-Pyrénées, d’une troupe de saltimbanques nomades qui exhibent une autruche réellement remarquable. Cet animal, paraît-il, accomplit des tours étonnants. Fumer la pipe ne lui est qu’un jeu… »

Etc., etc., etc.

Robert n’avait pas eu besoin d’en lire davantage.

Il descendit comme une trombe chez le père Orifice, et, lui mettant les deux poings sous le nez, il lui dit :

— Scélérat de portier ! tu n’as pas tué Pélagie, mais tu l’as vendue à des saltimbanques ! dis-moi le nom du receleur ou je t’étrangle !

Le père Orifice regarda Laripette d’un air hébété, puis il se mit à aboyer.

Le locataire de l’entresol, voyant qu’il ne pourrait rien tirer de ce concierge abruti, lui allongea un renfoncement sur sa barrette en velours et regrimpa chez lui.

Là, il s’enferma dans sa chambre et se promena longtemps, s’abandonnant à de nombreuses réflexions…

…Il ne s’était pas trompé ; c’était bien Pélagie.

Elle avait suivi, comme on sait, quelques Zoulous, ses compatriotes, qui, de passage à Paris, étaient venus pour serrer la main à Robert et ne l’avaient point trouvé. Le père Orifice leur avait même donné à entendre que Laripette était mort. Ces Zoulous avaient fait la rencontre d’une troupe de montreurs de curiosités vivantes : un bon prix avait été offert de Pélagie, et l’autruche était devenue ainsi la propriété de la troupe Athanase Perrimet.

Tandis que Robert lisait les nouvelles reproduites d’après la Sentinelle de Tarbes, les saltimbanques venaient de leurs tentes à Argelès, chef-lieu d’arrondissement des Hautes-Pyrénées.

Athanase Perrimet était un ancien peseur de commerce de Bordeaux, bâti en hercule ; il s’était engagé dans une troupe foraine, où il jonglait avec des poids, ce qui lui faisait dire qu’il n’avait pas changé de métier. La femme du directeur était une colosse. Son mari étant trépassé, elle donna son cœur, sa main et ses formidables mollets à Perrimet, qui fut mis ainsi à la tête de la troupe.

Notre homme avait un caractère grincheux en diable ; mais cela ne l’empêchait pas d’avoir quelquefois des idées.

Ainsi, il imagina de transformer sa femme en négresse. La belle Rosalinde, dite la Pyramide d’Auvergne, devint la superbe Tatakoukoum, dite la Colosse du Soudan.

Le matin de chaque représentation, Athanase, armé d’un pot de noir et d’une brosse, cirait consciencieusement sa plantureuse moitié.

Un jour, il arriva à nos saltimbanques une bien curieuse aventure.

Perrimet et Tatakoukoum avaient vidé ensemble un nombre respectacle de bouteilles, et le cirage de madame n’avait, bien certainement, pas été fait avec toute l’attention nécessaire.

Le moment de l’exhibition arrive.

Le rideau se lève, la superbe Tatakoukoum paraît sur la scène.

— Mesdames et Messieurs, ainsi que vous, nobles militaires, commence-t-elle d’une voix flûtée, je suis la colosse du Soudan. Née au centre même de l’Afrique, je n’ai pas connu mon père ni ma mère ; comme Moïse, dont il est parlé dans les livres du moyen âge et des temps encore plus reculés, j’ai été abandonnée aux bords du Nil, mais dans les environs des sources mystérieuses de ce fleuve sans précédent dans l’histoire. Un couple de crocodiles, dont le fils unique avait été dévoré au sortir de l’œuf par un léopard carnassier, me prit en affection et m’adopta ; je tétai du lait de crocodile. C’est pour cela, mesdames et messieurs, ainsi que vous, nobles militaires, c’est pour cela, dis-je, que j’ai dans les veines un sang indomptable, tout en étant d’une sensibilité vraiment extraordinaire ; car le crocodile est un animal très calomnié, et, moi qui ai eu deux de ces amphibies pour père et mère nourriciers, je puis dire que le crocodile n’a pas la cruauté qu’on lui attribue, qu’il est d’un naturel facile à émouvoir, et même qu’il pleure comme un enfant en bas âge.

À ce passage du boniment, Tatakoukoum s’interrompt et se met à pleurer pour imiter le crocodile. Après une minute de cet exercice, qui a le don d’attendrir les nourrices de l’auditoire, elle reprend :

— Mesdames et Messieurs, ainsi que vous, nobles militaires, vous voyez en moi la créature la plus robuste qu’aient enfantée l’Afrique centrale et les sables brillants du grand désert. Le sang de mes veines est indomptable, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire ; le docteur Livingstone, dont j’ai guidé les pas pendant sa recherche des sources du Nil, affirme, dans ses Mémoires, que, m’ayant pratiqué une saignée, il ne saurait comparer mon sang qu’à de la lave du Vésuve.

Mouvement d’admiration du côté des sapeurs.

— À onze ans, je fendis un palmier en deux comme s’il s’était agi d’un simple fétu de paille, et, le fils du roi de La tribu des Krikochouchou m’ayant manqué de respect dans une cérémonie publique, je le pris par un pied, le fis tournoyer à travers l’espace et le projetai à soixante mètres, ce qui occasionna sa mort ; car, dans sa chute, il se brisa le crâne sur la pointe d’un obélisque planté au milieu d’une oasis en mémoire d’une bataille célèbre où les Krikochouchou avaient battu à plate couture les Bomb-Akoko. Je fus alors l’occasion et le prétexte d’une nouvelle guerre. Les Krikochouchou m’ayant capturée traîtreusement pour venger le trépas lamentable du fils de leur roi, les Bomb-Akoko, qui avaient pour moi une grande estime, relevèrent le gant, se ruèrent sur leurs ennemis et me délivrèrent. Vous voyez, par ce rapide aperçu de mon histoire, que j’ai eu une enfance très accidentée. Je ne vous raconterai pas mes autres péripéties et aventures, à la suite desquelles je vins en France pour m’instruire dans l’art de la civilisation et les belles-lettres, noble pays qui est devenu ma seconde patrie et où j’ai reçu le saint baptême, sans compter celui qui est administré aux passagers des navires en traversant l’Equateur. Mais je n’abuserai pas de vos instants précieux, mesdames et messieurs, ainsi que vous, nobles militaires, et, pour combler les vœux de vos légitimes impatiences, je vais avoir l’avantage de vous montrer l’un des mollets, admirables de souplesse, de vigueur et de carnation, dont la Providence, dans sa toute-puissante générosité, m’a fait la grâce de me doter.

Le boniment fini, Tatakoukoum relève un côté de sa jupe et exhibe l’un de ses mollets.

L’assistance se pâme et s’extasie.

On crie : — Bravo !

Un vieux sergent affirme n’avoir jamais vu un mollet « aussi corpulent ».

Mais un amateur, insatiable d’exhibitions, a la baroque idée de réclamer l’autre mollet.

Tatakoukoum, esquissant son plus gracieux sourire, retrousse l’autre côté de sa jupe et montre… un mollet blanc. Athanase Perrimet avait oublié de le cirer.

La vue de ces mollets dépareillés provoque dans l’assemblée une explosion de fou rire, qui est bientôt suivie des murmures des mauvais coucheurs.

— Nous sommes volés, disent les paysans à tempérament hargneux, rendez l’argent !

Perrimet, qui tient à la recette, ne perd pas la carte. Il s’élance sur la scène et beugle d’une voix de Stentor :

— Non, mesdames ! non, messieurs ! non, vertueux et nobles militaires ! non, vous n’êtes pas volés ! Vous Clés en présence d’un des mystères insondables de la nature. Vous avez tous appris dès le berceau que les grandes frayeurs produisent un étrange phénomène en blanchissant instantanément, en tout ou en partie, les individus qui les éprouvent. C’est ainsi que des jeunes bruns, à la chevelure d’un noir de corbeau, ont eu subitement leur crinière blanc de neige à ta suite d’une épouvante, parce que chez eux la frayeur s’était poilée dans les cheveux. Eh bien ! un phénomène analogue s’est produit, il y a six ans, sur la superbe Tatakoukoum, mon épouse, et c’est ce qu’elle allait avoir l’honneur de vous expliquer si elle n’avait été interrompue : ma cage aux serpents avait été laissée ouverte la nuit par mégarde, et le matin Tatakoukoum se réveilla brusquement, enlacée par les reptiles. N’étant pas préparée à cette surprise, elle éprouva dans son sang la révolution dont je viens de parler ; seulement, chez elle toute la frayeur s’est portée vers la jambe gauche. Voilà pourquoi son mollet gauche est blanc. Et, comme quelques matins faisaient mine de ne pas être convaincus, Athanase Perrimet ajouta :

— Afin, messieurs, dames et militaires, que vous vous rendiez compte par vous-mêmes de l’effet que peut produire sur des personnes non préparées à la surprise une subite invasion de reptiles, je vais lâcher mes serpents… Allons, Tirelampion, ouvre la cage !

Tirelampion était un des acteurs de la troupe

À peine Athanase avait-il donné l’ordre d’ouvrir la cage aux reptiles, qu’une demi-douzaine de serpents tirent irruption sur la scène en sifflant et agitant leurs têtes plates.

Ce fut un sauve-qui-peut général ; personne ne demanda son reste. Perrimet, riant de bon cœur, en fut quitte pour faire rentrer sa ménagerie, car ses serpents étaient inoffensifs et apprivoisés.

Néanmoins, il ne séjourna pas plus longtemps dans la localité, et, dès le soir même, il pliait bagage.

Grâce à cette anecdote, voilà nos saltimbanques suffisamment présentés au lecteur.

J’aurai tout dit quand j’aurai ajouté que l’autruche de Laripette faisait partie de la troupe depuis seulement six semaines, et que le personnel du théâtre ambulant d’Athanase Perrimet se composait, outre Tatakoukoum et Tirelampion, de trois musiciens, d’un homme-caoutchouc, d’un jongleur indien, d’une jeune danseuse de corde nommée mademoiselle Zodiaque, et de quelques chiens et singes savants.

Dans les grandes occasions, la troupe ne se contentait pas de vulgaires exhibitions Elle jouait aussi le drame, et spécialement la Tour de Neste, remaniée par Athanase Perri met. Le rôle île Marguerite de Bourgogne, transformée en reine négresse, était tenu par Tatakoukoum ; le jongleur indien jouait celui d’Orsini ; l’homme-caoutchouc et Tirelampion devenaient les deux frères d’Aulnay ; mademoiselle Zodiaque était la compagne des débauches de Marguerite.

Quant à Athanase, c’était lui qui se chargeait de Buridan, et pour rendre son personnage encore plus dramatique, à la scène du cachot il avalait des étoupes en feu. Les autres rôles étaient supprimés. Par contre, dans un acte, Perrimet avait introduit un divertissement exécuté par les chiens et les singes, et, à l’orgie de la tour, on voyait apparaître les serpents. Jamais le drame d’Alexandre Dumas ne donna autant le frisson. Le mari de la colosse du Soudan projetait même de mettre en scène l’autruche, pour ajouter à l’œuvre encore plus de relief.

À Luz-Saint-Sauveur, la troupe avait obtenu de grands succès. De là, elle était venue à Argelès. Ensuite, elle comptait passer par Lourdes, Bagnères-de-Bigorre, Saint-Gaudens ; car elle exploitait en ce moment le sud-ouest, et particulièrement la région des Pyrénées.

Pélagie, dont Perrimet ignorait le nom, avait été gratifiée de celui de Cachemire.

Les affiches du saltimbanque, ex-peseur de commerce, étaient alléchantes ; elles portaient ceci ;

« Habitants d’Argelès et des communes voisines !

« Toute la haute société de votre canton ne manquera pas de se donner rendez-vous dans le coquet théâtre d’Athanase Perrimet, ne serait-ce que pour voir et admirer la gracieuse Cachemire, autruche du Cap, qui fume la pipe et avale des lapins tout crus, et la superbe Tatakoukoum, dite la Colosse du Soudan, jeune personne pesant trois cent quatre-vingts livres, élevée par des crocodiles dans les sables du désert.

« Le directeur de la troupe, lui-même, ne dédaignant pas de se donner en spectacle, tiendra à bras tendus des poids de 100 kilos, récitera des poésies du grand poète national Clovis Hugues et avalera des étoupes enflammées.

« Vous contemplerez les formes gracieuses de la ravissante mademoiselle Zodiaque, plus légère que les aimées du Grand Turc, laquelle dansera un cavalier seul sur une corde raide, sans émotion ni balancier.

« Vous serez émerveillés par l’élasticité prodigieuse de l’Homme caoutchouc, qui se replie sur lui-même, ni plus ni moins qu’une serviette, et se renferme dans une contrebasse.

« Vous applaudirez avec frénésie aux innombrables tours d’adresse du mirifique Bribristoll, jongleur indien, médaillé du roi de l’erse, et vous vous esclafferez de rire aux joyeuses facéties de Tirelampion, incomparable jocrisse breveté et inédit.

« Le soir seulement, pantomime militaire par des chiens et singes spéciaux, et repas des serpents du Mississippi.

« Orchestre d’élite. On ne paie qu’en sortant. L’armée est admise en demi-places. »