Les trois cocus/Chapitre XXXIV

La bibliothèque libre.
Librairie populaire (p. 239-245).


CHAPITRE XXXIV

LE JOUR DU KRACK


Bien des semaines se sont passées. Les pèlerinages ont quitté Lourdes. Nous sommes en janvier 1882.

M. Paincuit a creusé profondément sa cave et n’a pas réussi à découvrir son trésor. Si le propriétaire savait qu’il a gratté en de certains endroits jusqu’au-dessous des fondations, au risque de compromettre la solidité de l’immeuble, bien sûr il lui intenterait un procès.

Néostère n’a pas perdu confiance, toutefois : il attend que la Providence jette sur son chemin le nègre sans lequel le trésor restera toujours caché.

M. Mortier et le colonel ont fait excellent accueil à leurs femmes, qui ont raconté en termes émus les merveilles de Lourdes.

Groussofski est toujours l’aumônier des demoiselles Duverpin.

Chaducul et le curé de Saint-Germain, qui n’ont rien compris au miracle de la bosse fondue, lui ont demandé l’explication, et l’aumônier leur a raconté son truc, sans parler néanmoins de Laripette, et en s’attribuant tout le mérite de la combinaison.

Les deux collègues sont ravis.

— Mon garçon, dit Huluberlu, vous irez loin.

— Vous finirez dans la peau d’un évêque, ajoute Romuald.

Ainsi qu’on le voit, ils n’ont pas gardé rancune à Groussofski de son abominable farce de Lourdes.

Les Maçonnes de l’Amour ont été très satisfaites de leur voyage, d’autant plus que de Lourdes elles sont allées à Fontarabie, qui est à deux pas. Là, il y a un casino, avec toutes les distractions de Monaco, comme dit le prospectus.

Il est reconnu que les jeunes personnes de mœurs légères ont de la chance à la roulette. Ces demoiselles gagnèrent donc beaucoup d’argent.

Laripette, sitôt le départ, de Ship Chandler, s’est empressé de plier bagage et de revenir à Paris, en disant pourtant à son hôtel qu’il va passer quelques semaines à Barcelone et à Madrid.

Il est certain que l’Anglais du Cap, qui reviendra à coup sûr prendre de ses nouvelles, en aura ainsi pour un petit voyage en Espagne.

Bredouillard et Georges Lapaix ont eu à plaider une ou deux fois dans l’affaire Laripette contre Tardieu ; c’est le neveu du colonel Campistron qui a été chargé de soutenir les intérêts du propriétaire.

Cela a été une belle lutte oratoire.

Il fallait entendre Bredouillard affirmant que Robert avait le droit, en vertu de son bail, d’avoir Pélagie chez lui. Et là-dessus, il se lançait dans de longues dissertations sur les autruches et sur le spiritisme ; car notre homme trouvait toujours le moyen de fourrer son spiritisme partout.

Georges Lapaix répondait à cette argumentation en soutenant que l’autruche n’était pas un oiseau, mais un coureur.

Alors, toute la discussion roula là-dessus.

On apporta à la barre des provisions de dictionnaires d’histoire naturelle.

— Elle a des ailes, Pélagie, disait Bredouillard ; donc Pélagie est un oiseau.

— Cela ne suffit pas ; elle n’a pas de vol : elle marche, elle court, mais elle ne peut s’élever à de grandes hauteurs.

— Qu’importe ! elle bal des ailes et peut s’élever à cinquante ou soixante centimètres, et même des fois à un mètre en l’air ; donc, c’est un oiseau.

— Pardon ! un poisson-volant s’élève aux mêmes hauteurs, et un poisson-volant n’a jamais été un oiseau. Pour l’édification complète du tribunal, on fit citer un professeur du Collège de France.

Georges Lapaix lui demanda si c’étaient les ailes ou le vol qui constituaient l’oiseau.

Le professeur répondit que c’étaient les ailes.

— Alors, dit le président, si un crocodile avait des ailes dont il ne se servirait pas, ce serait néanmoins un oiseau ?

Le professeur se gratta le nez et pria le tribunal de lui accorder le temps nécessaire à l’examen de cette grave question.

L’affaire fut remise à un mois. Le président était M. Mortier qui, depuis que Pélagie avait été retrouvée, ne voyait plus Robert de si bon œil.

Quelqu’un qui fit sensation dans ce procès, ce fut le concierge Orifice.

L’auditoire se tint les côtes pendant toute sa déposition.

Il raconta des histoires de cul-de-jatte qui s’était tout à coup offert des jambes d’une longueur extraordinaire, et de diables noirs qui avaient dansé un quadrille en l’air dans la cage de l’escalier : il entremêla ses récits d’aboiements pittoresques : enfin, il déclara que, depuis l’entrée de M. Laripette dans la maison, son moutard Hyacinthe ne cessait plus de faire caca au lit.

Comme on le voit, le procès Laripette-Tardieu amusa énormément le public habituel du palais.

Les substituts Belvalli et Saint-Brieux avaient été congédiés par la présidente.

C’était Robert qui avait exigé cela.

— Marthe, avait-il dit un jour à Mme  Mortier, j’ai sacrifié pour vous un magnifique mariage…

— C’est vrai, mon ami.

— Or, vous ne reconnaissez pas mon sacrifice par toute l’affection qui m’est due.

— Vous trouvez que je ne vous aime pas assez ?

— Vous m’aimez beaucoup, je n’en disconviens pas ; mais je tiens à être aimé seul.

— Que voulez-vous dire ?

— Je pense que je ne suis pas seul bien reçu ici.

— Or, vous osez avoir de tels soupçons ?

— Oui, Marthe, j’ose, et je vous prie de renoncer aux visites de M. le substitut Belvalli…

— Soit ; mais je vous jure…

— De M. le substitut Saint-Brieux…

— Je vous l’accorde, mais en protestant de mon…

— De M. l’abbé Romuald…

— Robert, si vous y tenez, je le veux bien ; mais…

— De M. le curé de Saint-Germain-l’Empalé…

— Vous êtes cruel… Je vous obéirai.

Il énuméra de la sorte toute une litanie de noms.

Bref, il obtint gain de cause.

— Marthe fut sans doute bien privée ; peut-être sortit-elle en cachette ; mais enfin, elle sauva les apparences.

Un heureux mortel, c’était Pharamond Le Crêpu. Il avait réussi à se faire élire conseiller municipal à Clichy-la-Garenne, et il ne parlait plus que de devenir président de la République sitôt que la place serait vacante.

Il était toujours collectiviste ; toutefois il commençait à incliner quelque peu vers l’anarchie.

Il disait une bien belle chose :

— Quand je serai président de la République, je garderai la place pendant trois ans en mettant mes appointements de côté, et je donnerai ma démission en signant en même temps un décret qui supprimera la présidence.

Avec cela, il était sûr de transmettre à la postérité un nom auprès duquel celui de Washington pâlirait.

Il venait de temps à autre à Paris, et ne manquait pas de rendre visite à l’établissement du Général Cambronne.

Nous savons que, le soir où l’abbé du Louvre tâta les rotondités de Paméla, celle-ci, en humant son mari avant le dîner, lui trouva une odeur particulière sur la nature de laquelle son nez ne se trompait pas.

Voici quel était le fin mot de l’énigme :

Pharamond était prédestiné aux amours de lieux d’aisance. À Marseille, il avait épousé les Méditations de Lamartine ; à Paris, c’était auprès de la dame du Général Cambronne qu’il criblait son contrat de coups de canif.

Ce n’était pourtant pas une belle femme, Mme  Sapajou. Elle avait de grands yeux ronds à fleur de tête, des dents inégales et pas blanches du tout, un nez écrasé, une taille énorme, des bras en boudins, une bouche fendue jusqu’aux oreilles.

Elle était tellement laide que, le jour où son mari s’aperçut qu’il était cocufié par le cordonnier poète, il en fut tout ravi.

La généralité des maris se fâchent quand ils apprennent qu’ils sont cocus. Achille Sapajou, lui, fut dans la jubilation. Il avait enfin de quoi river le clou à ses amis lorsqu’ils le blagueraient.

— Eh bien ! comment va ton horreur de femme ? lui demandaient parfois ses intimes.

— Mon horreur de femme ! s’écriait-il, on voit bien que vous n’êtes pas des connaisseurs en beauté, vous autres… Mon horreur de femme, dites-vous, quand Mme  Sapajou est ravissante !… Oh ! quel blasphème, mes amis ! La preuve que mon épouse est aimable et jolie, c’est que je suis cocu.

Il prononçait ce dernier mot d’une façon triomphale.

Aussi, avec quelle cordialité touchante il serrait les mains de Pharamond Le Crêpu, quand celui-ci venait papillonner autour du comptoir du Général Cambronne.

— Ce cher ami ! lui disait-il.

Il affectait de ne s’apercevoir de rien ; il était heureux de laisser aux coupables autant que possible le champ libre.

Et puis, — était-ce un pur hasard ? ou bien y a-t-il une providence pour le cocuage ? — jamais l’établissement n’avait autant prospéré que depuis le jour où Achille Sapajou avait constaté, sans que sa femme le sût pourtant, qu’elle lui en faisait porter.

C’était vrai, ça ! Les pièces de quinze centimes pleuvaient, depuis ce jour-là, dans sa caisse, avec un entrain admirable.

L’établissement était admirablement situé.

À deux pas du temple de l’agiotage, il avait la clientèle attitrée de tout ce monde étrange qui en fréquente les parvis.

Mieux que personne, mieux qu’un agent de change même, Achille Sapajou connaissait les cours. Suivant que c’étaient les haussiers ou les baissiers qui se précipitaient chez lui, il savait à quoi s’en tenir sur les fluctuations de la Rente.

Or, depuis quelque temps, les haussiers donnaient beaucoup. Il s’était fondé une certaine maison de banque catholique, sous le nom de l’Union générale, laquelle avait semblé au premier abord devoir devenir maîtresse du marché.

Ses actions faisaient prime. On se les arrachait. C’était du délire.

— Bel enthousiasme ! mais ça ne durera pas, disait Achille Sapajou, qui avait du nez.

Et les actions de l’Union générale montaient toujours.

Puis, un beau matin, selon les prévisions du directeur du Général Cambronne, la chance tourna. Il y eut comme un vent de baisse qui commença à souffler sur la grande majorité des valeurs.

Ensuite, cela prit l’air d’une véritable débâcle.

Achille Sapajou dit à sa femme :

— Je flaire une catastrophe, Mélanie. Il faut faire, dès ce soir, la tournée de fous les kiosques des boulevards et ramasser tous les bouillons du Mot d’Ordre ; sans cela demain nous manquerons de papier.

— Tu crois, Achille ?

— Je le sens, et j’ai peur même que le Mot d’ordre ne suffise pas.

— Cependant, c’est le journal de Paris qui donne la plus grande quantité de bouillons. Rien qu’avec les invendus de cette feuille, il y aurait de quoi frictionner tous les derrières de l’arrondissement.

— Je ne dis pas non ; mais il y a dans l’air une baisse qui fera époque.

— Et tu crois que le Mot d’Ordre

— Oui, je crois qu’il ne suffira pas.

— Alors, c’est que ce sera quelque chose d’épouvantable !

— Précisément ; la moitié de Paris au moins aura la colique.

Le lendemain la Bourse était, en effet, sens dessus dessous. Il y avait un effondrement terrible de l’Union générale, qui entraînait dans sa chute une quantité extraordinaire de valeurs.

Le désarroi était immense.

Ce n’était plus une baisse, c’était un cataclysme.

On ne parlait que de gens qui, ruinés brusquement, se faisaient sauter la cervelle.

Ce jour-là, Pharamond était venu à Paris, et il ne manqua pas de rendre visite à Mélanie.

Accoudé auprès du comptoir, il murmurait à la belle des galanteries, tandis que les clients allaient et venaient, entrant à flots pressés. Achille Sapajou faisait le service avec deux bonnes.

— Diable ! ça va fort aujourd’hui, fit Le Crépu en s’adressant au mari débonnaire, pour ne pas paraître ne causer qu’avec sa femme.

— Oui, j’aurais dû me faire prêter par le restaurateur d’à côté quelques-uns de ses garçons à titre d’extra.

— Sans doute.

Comme son mari ne suffisait plus à la besogne, Mélanie quitta le comptoir et prit un pinceau supplémentaire. Les clients entraient à chaque minute plus nombreux.

— On n’a droit qu’à deux minutes dans les jours de presse, criait Achille.

Mélanie Sapajou pria Pharamond de donner un coup de main.

— Avec plaisir, répondit l’amoureux.

Et voilà le conseiller municipal de Clichy-la-Garenne qui retrousse ses manches et prend part au nettoyage précipité des cuvettes.

Ah ! il faisait beau le voir, courant d’une cabine à l’autre, agitant son pinceau de chiendent, le front ruisselant de sueur, bien qu’on fût en plein mois de janvier.

Tout le monde se donnait un mal de diable.

Soudain, une femme entre comme un ouragan dans l’établissement ; c’était Paméla.

Tableau !

Elle se jette sur son mari et le soufflette.

— Brigand ! scélérat ! monstre ! je savais bien que tu me trompais ! mais j’ai voulu te prendre en flagrant délit !

— Mais, Paméla, je te jure…

— Toi, un homme politique, toi, un aspirant député, toi qui seras probablement ministre, tu voudrais me faire croire que c’est pour le pur amour de l’art que tu es ici à cette heure occupé à manier la balayette et le broc à l’eau !… Non, mon cher, je n’avale pas de ces blagues-là !… Je ne suis pas tombée de la dernière pluie !…

Et, après avoir giflé son mari, la jalouse Marseillaise, qui a soif de carnage, se jette sur Mélanie Sapajou et lui attrape le chignon.

Les deux femmes sont aux prises.

Elles crient, hurlent, s’injurient. Les clients sont inquiets. Les deux maris essaient de séparer les combattantes, qui s’égratignent, dont la figure est labourée de coups d’ongles.

Tout à coup, Achille s’écrie :

— Nom de Dieu ! ce n’est pas le moment de faire une scène !… On s’expliquera tout à l’heure ; mais nous sommes en plein krack financier… Il faut n’avoir pas de cœur, sapristi ! pour ne pas sentir la hauteur de la situation !

Ce mot produisit sur Paméla un effet prodigieux.

En effet, elle était venue troubler une journée comme il n’y en aurait certainement pas deux dans l’histoire des lieux d’aisances.

Le remords in saisit, les souvenirs de son ancienne profession lui reviennent à la mémoire. Elle songe à f ml ce passé glorieux. Les fumées de l’amour-propre lui moulent au cerveau. Elle lâche Mélanie et dit au directeur du Général Cambronne :

— Vous avez raison, monsieur Sapajou, passez-moi une balayette !

Ce fut un beau spectacle. Oubliant leurs colères réciproques, les deux femmes s’attendrissent et font noblement leur devoir. Pharamond et Achille, de leur côté, s’en donnent à cœur-joie.

— Ami Le Crêpu, dit M. Sapajou, prenant de nouveau la parole, malgré mon ingénieuse prévoyance, nous sommes menacés de manquer de papier ; nous avons épuisé tous les bouillons du Mot d’Ordre !

— C’est inouï !

— Faites de suite, je vous en prie, la tournée du quartier, et achetez les invendus du Radical.

— Croyez-vous que cela suffira cette fois ?

— Je le présume ; le Radical est, après le Mot d’Ordre, le journal de Paris qui a le plus d’invendus.