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Les trois grenadiers (1759)/01

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (37p. 3-9).



PREMIÈRE PARTIE

I

UNE BAGARRE DE TAVERNE.


C’était le 12 décembre de cette terrible année 1759.

À un mille environ du fort que le marquis de Lévis avait fait élever sur la rive droite de la rivière Jacques-Cartier, au centre d’une sapinière touffue et toute blanche de givre, se dressait une baraque en laquelle l’ancienne mendiante, la mère Rodioux, ex-tavernière en la basse-ville de Québec, tenait cabaret.

Il était environ trois heures de l’après dîner, et la grande salle de la taverne était remplie de soldats du fort qui, tous les jours, venaient en grand nombre jouer aux dés et boire de l’eau-de-vie.

Le soleil inclinait déjà vers l’horizon. Le froid était vif, cassant, et l’on pouvait entendre les sapins péter comme des coups de pistolets

Dans le cabaret un grand feu brûlait en flammes hautes et répandait une excellente chaleur gâtée, malheureusement, par les âcres relents de l’eau-de-vie. La mère Rodioux, toujours grêle et sèche, allumait ses lampes, car l’unique fenêtre qui prenait jour par la façade ne suffisait plus à éclairer à l’intérieur.

À l’instant où nous pénétrons dans la place un grand chahut régnait.

Plusieurs voix enthousiastes venaient de clamer :

— Bravo ! pour les grenadiers…

— Merci, mes braves amis, répliqua une voix profonde, basse et retentissante à la fois, le chevalier de Pertuluis est en effet, ainsi que son écuyer le sieur de Regaudin, un excellent grenadier du roi de France.

— Et deux vaillants grenadiers, renchérit la voix quelque peu aigre de notre ancienne connaissance Regaudin, que Sa Majesté le roi d’Angleterre s’honorerait d’avoir à la tête de ses régiments de grenadiers-royaux, biche-de-bois !

— Ha ! Ha !… se mit à rire, dans un angle éloigné du cabaret, une voix ironique à l’accent italien. Ha ! Ha !… deux beaux grenadiers, en vérité, qui pourfendent bien plus de leur langue que de leur lame !

— Ah ! ça, messire Fossini, cria un soldat demi ivre, allez-vous insulter l’armée ?

— Ventre-de-diable ! jura Pertuluis, que lui importe à lui qui n’est pas français et qui n’est point grenadier ?

— Avec ça, biche-de-bois, fit Regaudin avec un sourire mordant, est-ce qu’on lui a vu le flingot au poing à la bataille du mois de septembre ?

— A-t-il fait étinceler aux yeux des Anglais la lame qu’il porte ? demanda un autre soldat.

— Et l’a-t-il fait siffler quelque peu et l’a-t-il choquée contre les claymores des Montagnards Écossais ? fit un autre avec mépris.

— Biche-de-bois, s’écria Regaudin, comment aurait-il pu le faire, puisqu’il faisait claquer, ce jour-là, ses talons en se sauvant et en cherchant un abri ?

— Lâche ! crièrent quelques soldats à ce Fossini qui, pour passer français, s’appelait Foissan.

— Traître ! rugirent d’autres soldats.

— Silence ! commanda Foissan avec colère. Je suis aussi bon sujet du roi que quiconque d’entre vous !

Un rire énorme résonna.

— Oui… sujet du roi des brigands ! clama une voix de jeune fille.

— Bravo ! La Pluchette ! fit en chœur l’assemblée.

— À la santé du roi de France ! vociféra Pertuluis en élevant un gobelet plein de liqueur.

— Vive le roi !

— À la santé des Grenadiers du roi ! clama Regaudin.

— Vivent les Grenadiers !

Les gobelets s’entre-choquèrent avec un bruit effarant. Des éclats de rire roulèrent un moment, et des éclats de voix firent trembler la baraque.

— Ah ! ça, ventre-de-bœuf ! reprit Pertuluis qui venait de se lever et qui jetait un regard narquois vers Foissan et trois gardes qui lui tenaient compagnie, si je ne me trompe, Il Signor Fossini n’a pas bu à la santé du roi !

— Ou s’il a bu, dit un soldat en éclatant de rire, c’était à la santé du roi des brigands !

Un rire approbateur circula.

— Et il n’a pas, continua Pertuluis d’une voix qui prenait un ton menaçant, bu à la santé des Grenadiers du roi !

— Horreur ! cria la salle scandalisée.

— Qu’on le jette à la porte !

À la fin, l’eau-de-vie aidant, la colère s’emparait des soldats. Ils connaissaient Foissan pour un des agents de ceux-là qui affamaient l’armée. Mais Foissan, tout en achevant de vider une coupe de vin rouge, essayait de conserver, sur ses lèvres un sourire de dédain, cependant que ses trois compagnons avaient une physionomie plutôt inquiète. Or, le sourire de dédain de Foissan fit éclater des colères plus ardentes, et plusieurs soldats quittèrent brusquement leurs sièges pour s’élancer contre l’italien. Mais Pertuluis les contint.

— Minute, mes amis, fit-il seulement.

Titubant, le grenadier s’avança au centre de la place. Des soldats repoussèrent des tables, culbutèrent des escabeaux pour qu’il fût plus à son aise. Là, tanguant et roulant, car il était un peu plus qu’à demi ivre, le grenadier parla ainsi d’une voix zézayante :

— Mes amis et camarades, on est grenadier et on est français, que diable ! Et cela étant ainsi, bien qu’on soit un peu rouleur et roulard par-ci par-là, riboteur, poivrot, cascadeur, pochard, on est pas gredin ! Ventre-de-roi ! on a le cœur à sa place ! Il peut arriver qu’un Français quelconque vende son pays et sa race et son roi… mais un grenadier de France, jamais ! Eh bien ! on a vendu ce pays, on a trahi la capitale, on a livré l’armée… mais ces canailles-là n’étaient point des français, ni des grenadiers… C’étaient des étrangers, des crapules, des vermines comme en voilà une… là !

D’un grand geste il indiqua Foissan sur qui tombèrent des regards foudroyants.

— Tu mens, grenadier ! cria l’italien avec colère.

— L’entendez-vous, camarades ! se mit à rire Pertuluis. A-t-il parlé français ! Écoutez bien : « Tou mentes, grenadière ! »…

— Je suis français du Midi ! clama Foissan avec rage.

— Entendez encore, les amis ! « Je souis frannncé… » Eh bien ! continua le grenadier, si tu es français du Midi, dis-nous de quelle place de ce Midi !

— Je montrerai mon acte de naissance et de baptême ! s’écria encore Foissan.

— Ha ! Ha ! Ha !… se mit à rire à grands éclats Regaudin, il me fera crever de rire, ce Fossini… As-tu entendu, cher Pertu ? Il a dit son acte de baptême…

— Eh bien ! quoi ! répliqua Pertuluis goguenard, n’a-t-il pas eu le diable pour parrain ?

On éclata de rire dans tous les coins de la taverne.

— Et alors, poursuivit le grenadier, quand on a le diable pour parrain et qu’on est filleul du diable, est-ce qu’on a une patrie ?

— Non ! Non ! cria La Pluchette juchée sur le comptoir pour mieux voir la scène. Avec le diable pour parrain on n’a pas de patrie et l’on vend de la farine aux Anglais.

— Et l’on introduit l’ennemi dans le camp de ceux qu’on appelle ses frères ! ajouta la mère Rodioux qui, à la fin, prenait partie pour la majorité. Car, d’habitude, la mère Rodioux préférait garder une stricte neutralité dans les discussions et bagarres.

— Ensuite, fit à son tour Regaudin, on court porter de faux messages au commandant de la capitale pour l’inciter à capituler !

— Eh ! oui… rugit La Pluchette en étendant le bras vers Foissan, voilà bien le traître… celui qui a poignardé le brave père Croquelin qui voulait l’empêcher de commettre sa mauvaise action !

— Vous mentez tous ! hurla Foissan.

Et se levant, il invita ses compagnons à le suivre, disant :

— Sortons, mes amis, ce bouge et ces brutes nous saliront à la fin !

Mais Pertuluis lui barra le chemin.

— Ventre-de-grenouille ! est-ce qu’on a la coutume de partir ainsi… sans dégainer ?

— Ah ! voilà bien ! ricana l’italien. Tout ce qu’on veut, c’est une bagarre ? Eh bien ! arrière ! mon épée ne heurte que les rapières des gentilshommes !

— Vous l’entendez encore ? s’écria Pertuluis avec un gros rire. Il a dit « gentilshommes » ! Monsieur Fossini, ajouta-t-il sur un ton digne, la mienne, ma rapière, se frotte à n’importe quelle lame lorsqu’il en est besoin, et, pourtant, je suis le Chevalier de Pertuluis !

Et le colosse balafré haussa sa taille avec tant de gravité qu’il en imposa a toute la salle.

Des bravos éclatèrent à l’adresse du grenadier qui venait de tirer sa longue rapière et d’en piquer la pointe sur le plancher. Et comme il chancelait d’ivresse de plus en plus, l’on eût été porté à croire qu’il avait ainsi piqué sa rapière pour maintenir son équilibre.

Regaudin se précipita vers lui avec une bouteille, lui appliqua le goulot aux lèvres et, la voix zézayante, les jambes non plus solides que celles de son compère, il dit avec une larmoyante compassion :

— Tu trembles, Pertu, tu vacilles, tu es ému… bois !

Pertuluis vida la bouteille d’un trait, poussa un « hem » effrayant, et se mit à rire.

— Allez-y ! cria une voix dans la salle.

Le grenadier releva sa lame et, dardant des yeux terribles sur Foissan, proféra :

— En garde, fripon !

Et de suite il feignit de porter un coup droit à l’italien qui venait de faire un saut en arrière pour tirer sa rapière et se mettre en garde.

Comme l’espace libre ne paraissait pas suffisant, plusieurs soldats repoussèrent d’autres tables et d’autres escabeaux

Regaudin vint se placer à trois pas de son compère, la rapière au poing, et dit :

— Je suis le second de mon camarade !

Il venait de voir, en effet, les trois compagnons de Foissan tirer à demi leurs épées du fourreau.

Foissan regarda ses amis et commanda :

— Passons-leur sur le ventre !

Et quatre lames étincelèrent aussitôt et se heurtèrent violemment contre les deux rapières des bravi. Toute la salle, à ce moment, saluait ces derniers d’un vivat retentissant.

Et Regaudin, narquois, disait en bloquant deux lames :

— Je vous assure, mes amis, qu’on ne passe point comme ça sur nos ventres !

— Ventre-de-roi ! fit à son four Pertuluis. Pensez-vous qu’on laisse les cochons nous gratter la panse ?

Les soldats riaient et applaudissaient au cliquetis des lames d’acier. Car l’action était vivement engagée… si vivement même que Regaudin fut le premier piqué par l’un des compagnons de Foissan, un jeune garde qui maniait l’épée avec une grande habileté. Foissan lui-même possédait une certaine science et beaucoup de maîtrise. Mais que pouvait-il contre Pertuluis ! Mais heureusement pour l’italien que le grenadier était gris et avait la vue fortement troublée par les effets trompeurs de l’eau-de-vie ; en une autre circonstance il est à peu près certain que Foissant eût été percé d’outre en outre dès le deuxième choc des armes.

Durant plusieurs minutes les lames claquèrent sans que l’avantage parût se poser en faveur des uns ou des autres. Regaudin avait été piqué à l’épaule gauche et Pertuluis au ventre, mais ce n’étaient que des égratignures. Foissan était plus sérieusement blessé à l’avant bras droit, car ce bras saignait. Les trois gardes avaient reçu de l’épée de Regaudin quelques légères blessures. Regaudin, en effet, avait à faire à trois adversaires, C’est Foissan qui l’avait voulu ainsi, croyant qu’il pourrait seul venir à bout de Pertuluis.

Toute la salle demeurait maintenant silencieuse spectatrice du combat, et chacun, en soi-même, faisait des vœux pour que les deux bravi couchassent leurs adversaires sur le parquet. Mais ces souhaits ne semblaient pas être bientôt réalisés, car les quatre gardes conservaient tout leur terrain et, par surcroît, ils prenaient vigoureusement l’offensive après s’être tenus sur la défensive.

Une grande émotion assaillit tous les spectateurs, lorsqu’on vit Regaudin et Pertuluis perdre peu à peu du terrain après avoir perdu l’offensive : les deux grenadiers reculaient vers la porte de sortie.

Une sourde rumeur circula parmi les soldats du fort :

— Les gredins, ils manègent pour gagner la porte !

C’étaient les quatre gardes qu’on désignait.

— Ils vont passer sur le ventre des grenadiers, comme ils ont dit !

— Il ne faut pas qu’ils s’esbignent !

— À la porte !

— À la porte !

La Pluchette, toujours debout sur le comptoir, entendit ces dernières paroles.

— Oui, oui, à la porte ! Barricadez la porte ! cria-t-elle.

De même que les soldats, elle avait deviné les desseins de Foissan et de ses trois compagnons.

Vivement et avec grand bruit des tables et des escabeaux furent entassés contre la porte.

Surveillez la fenêtre ! cria encore La Pluchette.

Les soldats tirent aussitôt rempart devant cette issue.

— Cristo ! jura Foissan avec rage.

En même temps il porta un coup effrayant à Pertuluis qui, heureusement, para à temps ; mais peu s’en était fallu qu’il n’eût été percé de part en part.

Alors ses balafres rouges et vertes devinrent blanches comme la neige du dehors.

— Ventre-de-diable ! jura-t-il à son tour, le mignon a bien failli m’enfourcher. Attends un peu, ajouta-t-il entre ses dents, tu vas voir que Pertuluis a le secret d’ouvrir une bedaine de serpent !

Mais le pauvre grenadier, trop ivre, ne parvenait pas à reprendre l’offensive. Et Foissan le poussait activement contre le barrage de la porte. Les trois autres gardes, dont deux n’étaient que des débutants au métier, donnaient assez de fil à retordre à Regaudin pour empêcher celui-ci de porter secours à son compère. Et les deux grenadiers s’épuisaient rapidement, ils étaient mouillés de sueurs, ils haletaient…

La taverne était maintenant en tumulte On voyait le moment approcher où les deux grenadiers tomberaient percés de coups, et l’on reprochait aux adversaires d’être quatre contre deux. Plusieurs auraient voulu prêter main-forte aux grenadiers, mais nul n’avait d’épée, attendu que les soldats n’avaient pas le droit de porter cette arme distinctive. Nul, non plus, n’avait de fusil ou de baïonnette, attendu encore que pas un soldat en congé n’avait le droit d’apporter avec lui ses armes. On comprend la sourde irritation des soldats devant leur impuissance à porter secours aux deux braves qui s’étaient déclarés les champions de l’armée. On ne put donc que les plaindre de tout cœur en attendant qu’on les vit pourfendus.

Pertuluis de son dos venait de rencontrer les tables qui s’entassaient en barrage devant la porte ; pour ne pas s’y voir embrocher, il exécuta un bond de côté et, pour une fois encore, il faillit être perforé par la rapière de Foissan. Quant à Regaudin, il se voyait acculé dans un angle opposé de la taverne, et il n’arrivait plus qu’à parer au hasard les coups de ses adversaires.

— Biche-de-bois ! jura-t-il au moment où une pointe d’épe venait de lui effleurer la gorge, ces salopards vont finir par nous faire voir des étoiles !

Ventre-de-bœuf ! fit Pertuluis à son tour, ce goret de Fossini doit posséder des sortilèges, que je n’arrive pas à lui trouer la couenne !

Mais ces bravades des deux grenadiers ne rendaient pas leur situation plus avantageuse, et, enfin, acculés tous deux au mur de la baraque, ils ne pouvaient plus attendre que la seconde où l’acier fouillerait leurs entrailles.

Mais, soudain, tout s’arrêta net… les fers demeurèrent immobiles, haut levés, les êtres se statufièrent. Un fracas terrible venait de retentir contre la porte extérieure, toute la baraque en fut secouée… Puis un autre heurt comme un coup de tonnerre : on eût dit qu’on tentait d’enfoncer la porte à coups de bélier !

— Débarrassez la porte ! cria la mère Rodioux.

Quelques soldats s’élancèrent pour retirer tables et escabeaux empilés jusqu’au plafond… mais trop tard : le tout à cet instant même dégringolait, culbutait, volait en pièces de tous côtés, si bien que chacun s’écarta le plus vite possible pour se mettre à l’abri des éclats de bois, et dans le cadre de la porte dont il n’existait, plus que des morceaux informes, on vit se dresser une haute taille d’homme, souple et mince, au haut de laquelle souriait narquoisement une figure halée, maigre et longue, mais éclairée de yeux étincelants.

Alors de toutes les bouches agitées par la stupeur s’envola ce nom :

— Flambard !

Mais aussitôt il se passa quelque chose qui aurait pu être comparée à l’éclair qui brille tout à coup, zigzague, frappe, tue… Le spadassin avait bondi, franchi d’un saut prodigieux l’espace qui le séparait de Foissan, et de sa rapière qu’il venait de mettre à la main avait fait sauter celle de l’italien. Et ceci s’était passé à la seconde même où Foissan, profitant de la distraction générale, lançait la pointe de son épée à la gorge de Pertuluis qui avait commis l’imprudence de tourner la tête du côté de la porte. Et la rapière de Foissan, à peine touchée par la prodigieuse rapière de Flambard, s’échappa de ses mains, monta, claqua avec bruit contre le plafond, se brisa et retomba sur le carreau en trois tronçons

Et dans le silence religieux qui suivit cet exploit, volèrent ces paroles nasillardes :

— Par les deux cornes de satan ! quel bon vent m’a guidé jusqu’ici !… Je vous cherchais, signor Fossini !

Une joyeuse clameur s’éleva du groupe des soldats.

Mais aussitôt, Pertuluis, revenu de sa stupeur, poussait un juron formidable et, la rapière bien assujettie au poing, se ruait contre l’italien et ses gardes… Mais Flambard le contint d’un geste autoritaire.

Et vous, jeunes associés ! dit le spadassin aux trois compagnons de l’italien, lesquels, après avoir abandonné la partie contre Regaudin, demeuraient toujours en garde et menaçants. Voyons, ajouta-t-il, votre chef est désarmé, posez les armes à votre tour, vous êtes mes prisonniers !

Flambard, sans défiance, s’avança vers les trois jeunes hommes. Mais déjà Foissan hurlait :

— Sus ! Sus !

En même temps, sa main droite parut armée d’un pistolet dont le coup, dirigé contre Flambard, partit presque à bout portant.

Mais le spadassin avait vu le geste : à la seconde même où le coup partait, il ployait sa haute taille si rapidement et de telle sorte qu’on crut qu’il allait s’aplatir sur le plancher ; puis il se redressait comme un ressort après le coup de pistolet dont il sentit la balle lui effleurer les reins. Alors il se rua contre Foissan, le saisit dans ses bras nerveux, le serra avec la force d’un étau, et le laissa tomber : l’italien s’affaissa lourdement comme un corps sans vie, les os à demi rompus. Tout cela s’était passé avec une rapidité et une dextérité si remarquables que les soldats en demeuraient tout ébahis. Mais La Pluchette ayant poussé un « hourra » retentissant, toute la taverne se mit à applaudir bruyamment ce nouvel exploit de notre héros.

Celui-ci, toujours narquois et calme, sourit à La Pluchette et à la mère Rodioux, puis désigna aux soldats les trois gardes en commandant :

— Prenez ces hommes, mes amis, ils sont nos prisonniers !

Devant les rapières menaçantes des gardes, les soldats hésitèrent. Le spadassin retira sa lame du fourreau et marcha contre les gardes.

Faut-il vous désarmer en douceur ou par la force ? demanda-t-il, ironique.

Les gardes comprirent que c’était folie pure de tenter une résistance devant le fer de ce magicien qu’était Flambard, et d’un commun accord ils jetèrent leurs armes par terre.

— Ramassez ! dit le spadassin aux soldats.

Ceux-ci relevèrent les épées des gardes tandis que trois autres soldats, sur l’ordre de Flambard, liaient les mains des prisonniers. Et déjà Pertuluis et Regaudin avaient solidement lié celles de Foissan qui reprenait connaissance peu à peu.

— Et à présent, mère Rodioux et vous, Mademoiselle Rose, dit notre ami en marchant vers le comptoir, servez une tournée générale à la santé du roi et de la Nouvelle-France !

La patronne et la servante se mirent à l’œuvre avec ardeur. Des soldats, pendant ce temps, démolissaient une table et de ses planches fabriquaient à la hâte une porte que tant bien que mal ils ajustaient ensuite dans le cadre vide. D’autres, à cause du froid qui avait envahi la baraque, entassaient dans l’âtre des bûches de sapins. Puis bientôt l’eau-de-vie et le vin étaient servis à la ronde, et tout le monde buvait en faisant l’éloge de Flambard.

Celui-ci avait appelé au comptoir Pertuluis et Regaudin qui, tout en vidant chacun un carafon, écoutaient certaines instructions que leur donnait à voix basse le spadassin. Après la première tournée, ce dernier en paya une deuxième, puis il alla à Foissan qui, s’étant relevé, avait rejoint ses trois compagnons,

— À présent, monsieur Fossini, il s’agit de me remettre certain papier que vous portez et qui n’est autre qu’une commande de marchandises pour être livrées aux Anglais. Allons, montrez !

— Je n’ai pas ce que vous dites ! gronda Foissan comme une bête mal apaisée.

— C’est ce que nous allons voir. Allons ! grenadiers, fouillez-lui les tripes ! commanda-t-il aussitôt à Pertuluis et Regaudin.

Ceux-ci en un tour de main eurent fait le tour des poches du prisonnier, et Regaudin en tira un papier qu’il donna à Flambard.

— Non ! répondit le spadassin, après avoir déplié le papier, ce n’est pas ça. Fouillez encore !

Les deux grenadiers obéirent. Mais cette fois Foissan tenta de mordre les mains qui s’introduisaient dans les poches de son vêtement.

— Tiens-lui la tête, Regaudin, dit Pertuluis, tandis que je vais chercher ; car je me méfie des morsures de porc !

Regaudin fit comme on lui disait, et la minute d’après Pertuluis trouvait un autre papier.

— Tenez, Monsieur Flambard, dit-il, ceci doit être la bonne paparasse ! Seulement, méfiez-vous, car ça pourrait bien être un message du diable !

Flambard sourit. Puis, ayant déplié ce nouveau papier, proféra avec satisfaction :

— C’est bien cela.

Les soldats assistaient à cette scène, silencieux. Mais l’un d’eux demanda :

— Est-ce que ce papier est encore un message pour nous livrer aux Anglais ?

— C’est tout comme, mes amis. C’est une liste de mangeaille qu’on allait livrer aux Anglais, tandis que nous crevons de faim dans le fort.

— Et qu’est-ce que vous allez faire de cette canaille-là ? demanda un autre soldat.

— Nous allons en faire quelque chose qui ne le réjouira certainement pas. Mais avant tout, ajouta le spadassin, nous allons le passer en conseil de guerre, et peut-être lui trouverons-nous autre chose dans le ventre. En attendant, nous allons conduire les quatre prisonniers au fort. Allons mes amis, deux hommes par prisonniers et marche !

— Au fort ! Au fort ! crièrent les soldats, chacun voulant se charger des prisonniers.

— Et j’ajoute, reprit Flambard, que, s’ils avaient quelque envie de prendre à gauche ou à droite à travers les magnifiques sapins qui bordent le chemin, vous ne les ménagiez pas !

L’instant d’après le cabaret se vidait tout à fait, et les soldats, précédés par les trois grenadiers, se dirigeaient vers le fort avec les quatre prisonniers.