Les trois grenadiers (1759)/03

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Éditions Édouard Garand (37p. 13-18).

III

LES PRISONNIERS.


Lorsque les trois grenadiers, leurs prisonniers et les soldats qui faisaient escorte pénétrèrent dans le fort, le crépuscule venait. Le froid devenait plus sec et toute la garnison, hormis les sentinelles, se trouvait sous les huttes. Mais la bruyante arrivée de l’escorte attira aussitôt l’attention, de sorte qu’en quelques instants la moitié au moins de la garnison était accourue aux nouvelles. D’abord, en entendant les cris des soldats à demi ivres, les quolibets lancés aux prisonniers, plusieurs avaient cru à l’approche d’une troupe ennemie, de sauvages ou d’Anglais. Mais dès qu’on eut connu le motif de tout ce tapage, tout rentra dans le calme. Au reste, le capitaine Vaucourt et quelques officiers donnèrent immédiatement des ordres sévères : les prisonniers furent enfermés dans deux huttes voisines l’une de l’autre et les soldats se dispersèrent.

Le capitaine et Flambard se concertèrent aussitôt dans la case du grenadier.

— Capitaine, commença le spadassin, voici le papier que j’ai trouvé sur Foissan, et il est intéressant.

Jean Vaucourt constata de suite que c’était bien une liste de marchandises que Foissan avait reçu ordre de livrer à un officier anglais dont le nom était mentionné comme étant le Capitaine Chester.

Mais ces marchandises, où se trouvaient-elles ?

Voilà ce que nos deux amis ne savaient pas.

— Il faut, dit Jean Vaucourt, que nous sachions à quel endroit le capitaine Chester va prendre livraison de ces marchandises, et que nous empêchions ce marché.

Et que nous nous emparions de ce capitaine qui, ma foi, nous ferait un témoin précieux.

Vous avez raison. Pour en arriver là, il faut savoir où sont les magasins secrets de Cadet, et seul Foissan, peut-être, pourrait nous le dire.

Il ne parlera pas.

— Ses compagnons pourraient aussi nous renseigner.

— Je crois, dit le spadassin, qu’il serait plus aisé de faire parler l’un de ces gardes. Je vais songer à la chose et tâcher de trouver le meilleur moyen de leur tirer ce secret du ventre.

— C’est bon, j’ai confiance en vous. Pendant ce temps j’écrirai à Monsieur de Lévis pour l’instruire de cette affaire et, lui demander de convoquer un Conseil de Guerre. Toutefois il faudrait fixer une date, une date à laquelle nous serons certains d’avoir sous la main tous nos témoins.

— Je peux vous suggérer cette date, dit Flambard. Nous sommes, aujourd’hui, au 12… Mettons le 24.

— La veille de Noël ? fit le capitaine avec quelque surprise.

— Oui, sourit mystérieusement Flambard, afin que le vingt-cinq au matin ait lieu une exécution dont on parlera dans le monde entier.

Et le sourire énigmatique du spadassin était en même temps si terrible que Vaucourt frémit de malaise.

— Oh ! mon ami, dit le capitaine, je ne sais pas le fond de votre pensée, et je ne veux pas vous faire avouer votre secret, mais je me doute que vous méditez et préparez quelque chose d’effrayant.

— C’est vrai, ricana sourdement Flambard tandis que ses prunelles s’illuminaient ; et c’est quelque chose de si effrayant et de si comique en même temps, que l’univers entier éclatera de rire en dépit de son épouvante et de sa stupeur. Car rappelez-vous, capitaine, que j’ai juré de nous venger, de venger la France, de venger la Nouvelle-France…

Il se leva brusquement pour ajouter :

— J’ai l’idée que je cherchais pour savoir où sont les magasins secrets de la bande que nous voulons détruire, et je vais de suite en faire l’essai. J’irai frapper à votre porte dès que j’aurai pu me procurer des choses intéressantes.

Les deux hommes sortirent : Vaucourt pour se rendre à son habitation, Flambard pour aller frapper à la porte d’une case voisine. Mais le spadassin eut beau frapper rudement, la porte demeura close et nul signe de vie ne parut se manifester à l’intérieur. Il sonda la porte. Elle était verrouillée de l’autre côté. D’un léger coup d’épaule le grenadier fit sauter le verrou et entra. La case, ne contenait qu’une table, quelques escabeaux et deux grabats sur lesquels dormaient du meilleur et du plus solide sommeil les grenadiers Pertuluis et Regaudin, dont l’ivresse avait été ravivée par la chaleur de la hutte. Un grand feu de sapin, en effet, brûlait et pétillait dans la cheminée, et les flammes hautes éclairaient brillamment l’unique pièce de la case.

Flambard secoua durement les deux grenadiers.

Le premier, Pertuluis se mit sur son séant, regarda le spadassin avec étonnement et demanda :

— Oh ! oh ! le coq a-t-il chanté déjà ?

— Eh quoi ! dit à son tour Regaudin, qui, demeuré étendu sur son grabat, se frottait activement les yeux, l’aurore a-t-elle précédé le crépuscule ?

Disons que les deux grenadiers n’étaient couchés que depuis une heure, c’est à-dire depuis qu’ils étaient rentrés dans leur case après que les prisonniers eurent été mis sous verrous, et ils pouvaient, naturellement, s’étonner que la nuit eût été si courte.

Flambard se mit à rire et dit :

— Je regrette de vous faire interrompre sitôt les magnifiques rêves qui n’ont pas manqué de présider à votre sommeil, mais il y a de la besogne pour vous comme pour moi.

— Et quelle heure est-il ? interrogea Regaudin.

— Cinq heures et demie, répondit Flambard.

— Hein ! s’écria Pertuluis en sursautant, est-il possible que nous ayons dormi plus de douze heures sans désemparer ! Ventre-de-chat ! il me semble pourtant que je viens seulement de fermer l’œil !

— J’ai dit, sourit Flambard, cinq heures et demie… mais non du matin.

— Oh ! Oh ! fit Regaudin, je vous comprends. À la vérité, cela m’eût étonné qu’il eût été cinq heures et demie du matin, alors que je sens encore ma cervelle tout à l’envers.

— C’est-à-dire, dit Pertuluis, qu’il n’est que les cinq heures et demie du soir, et que nous…

— Et que vous n’avez dormi qu’une heure environ, compléta le spadassin.

— Biche-de-bois ! monsieur Flambard, vous auriez bien pu nous laisser paillasser une autre petite heure…

— Hélas ! soupira Pertuluis, j’ai encore la tête si lourde, qu’on pourrait me la couper sans que j’en sentisse le mal !

— Et moi, larmoya Regaudin, on m’arracherait la langue sans qu’il en sortit une goutte de salive, tellement la soif…

— Mes amis, interrompit Flambard, je vous promets de riboter et de paillasser tout votre saoul après que nous aurons accompli certaine besogne.

— À l’ordre, en ce cas ; cria Regaudin en se levant d’un bond.

— À l’œuvre ! cria à son tour Pertuluis en se mettant debout. Mais aussitôt il chancela et retomba lourdement sur son grabat.

Flambard se mit à rire.

— Ventre-de-diable ! jura Pertuluis, ai-je de la laine dans les tiges qu’elles ne veulent plus tenir ?

Il fit un effort suprême, se leva et réussit à se raffermir.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il faut faire interrogea Regaudin.

— Avez vous une corde solide ? demanda le spadassin.

— Une corde solide ? fit Regaudin. Voilà, sous ce grabat.

En même temps il se baissa et tira de sous son grabat un câble d’une belle solidité.

— C’est bien ce qu’il me faut, dit Flambard.

Il marcha vers le centre de la hutte et examina les solives. L’une d’elles lui parut répondre aux besoins dont il en attendait.

— Voilà encore qui va faire ! murmura-t-il.

À voix basse et rapidement il donna des instructions aux deux bravi qui encensèrent de la tête en signe qu’ils comprenaient parfaitement, puis il quitta la case.

Flambard se dirigea vers les étables et s’arrêta près de deux huttes. Dans l’une avait été enfermé Foissan, dans l’autre ses trois compagnons. Ces deux huttes étaient des geôles sans autre issue qu’une porte bardée de fer et fortement cadenassée.

Le spadassin pénétra dans la geôle des trois gardes après avoir ouvert les cadenas à l’aide d’une clef qu’il avait. Il trouva les trois jeunes gardes assis, silencieux et tristes. Ils regardèrent Flambard avec une sorte d’effroi. Le spadassin les considéra un moment tour à tour. Ces jeunes hommes lui étaient inconnus, mais il croyait se rappeler les avoir vus parmi les gardes de l’intendant-royal. C’étaient des jeunes hommes aux manières distinguées et qui devaient appartenir à de bonnes familles de France. Le spadassin pensa que ce n’étaient pas des coquins, mais, venus en Nouvelle-France pour tenter fortune, ils étaient tombés parmi les gens de Bigot, dont ils ignoraient probablement, les occultes menées. Et puis jeunes, insoucieux, aimant la vie facile et les plaisirs, peut-être avaient-ils préféré de se mettre aux gages de Bigot pour mieux donner raison à cet adage trompeur « il faut que jeunesse se passe ». En tout cas, comme le pensa Flambard, si ces trois jeunes hommes, dans les milieux ou ils vivaient, n’étaient pas devenus coquins, ils couraient fort le risque de le devenir avant longtemps.

Le spadassin avisa l’un d’eux et lui dit :

— Mon ami, si tu veux me suivre hors de cette hutte, il pourra peut-être en résulter pour toi et tes amis quelque bien inespéré. Viens !

Le jeune homme parut hésiter à se rendre à cette invitation.

Flambant sourit placidement.

— Ne crains pas pour ta vie, attendu que tu en es le maître suprême, du moins pour le présent. Je te jure que ce n’est pas moi qui te l’ôterai. Suis-moi donc !

Et le spadassin marcha vers la porte. Le garde comprit sans doute qu’il n’était pas libre de faire à sa volonté, et il suivit celui qu’il sentait maintenant comme son maître. Flambard conduisit le jeune homme à la case de Pertuluis et Regaudin.

Mais le garde, à la vue des deux grenadiers et surtout après avoir surpris la besogne qu’ils étaient en train de faire, se troubla, pâlit, recula et voulut prendre la fuite. Mais le spadassin le poussa rudement vers les deux grabats, disant sur un ton autoritaire :

— Assis-toi là, mon ami, et sois sage, si tu veux !

Le garde obéit en tremblant et se mit à considérer les deux grenadiers avec épouvante.

Mais que faisaient donc Pertuluis et Regaudin ? Ceci : debout sur un escabeau, Pertuluis attachait à une solive un câble auquel Regaudin s’agrippait ensuite des mains pour en essayer la solidité. Et tout en ce faisant les deux bravi fredonnaient un refrain joyeux que, par-ci par-là, ils coupaient de commentaires.

— Bon pourvu que la poutre ne casse pas ! faisait Pertuluis.

— Baste ! répliquait Regaudin, on y pourrait attacher un cochon plus gros que le sieur Cadet, qu’elle ne fléchirait pas même. Attache, Pertuluis, biche-de-bois.

— Au fait ! reprenait Pertuluis en glissant un œil narquois vers le garde, hagard et pétrifié, le jeune goret ne me paraît pas bien lourd, ventre-de-roi !

— Achevez-vous votre besogne. ? interrogea Flambard qui, le dos appuyé contre la porte, demeurait sévère et grave comme un maître de cérémonies funéraires.

— C’est fait ! répondit Pertuluis en sautant de l’escabeau sur le plancher.

— Et voilà ! fit Regaudin en achevant un nœud coulant, il n’y a plus qu’à lui passer les pattes là-dedans !

— Bien, dit simplement Flambard.

Il quitta la porte et marcha jusqu’au garde.

— Mon garçon, reprit-il candidement, tu vas enlever ton manteau ; je crains qu’il ne t’incommode au cours du petit voyage que tu vas entreprendre.

Et il débarrassa prestement le garde de son manteau. Le pauvre diable était trop pétrifié par l’horreur pour essayer de la moindre résistance. Le spadassin l’enleva dans ses bras et le porta au centre de la pièce, les pieds devant, sous la solive à laquelle pendait le câble. Sur un signe de Flambard, Pertuluis et Regaudin passèrent les pieds du garde dans le nœud coulant, puis se mirent à serrer jusqu’à ce que le garde eut fait entendre un gémissement.

— Bien, dit le spadassin, cela suffit. Maintenant, hissez !

Les deux grenadiers saisirent l’autre extrémité du câble, lequel glissait sur une poutrelle qui, fixée au-dessus de la solive, reliait les deux pans de la toiture, et se mirent à tirer lentement. Le nœud coulant qui enserrait les pieds du garde se mit à monter, de sorte que le prisonnier se trouvait pendu par les pieds. Mais jusque-là Flambard le maintenant par le buste. Le garde comprenant trop bien le genre de mort qui lui était réservé, cria avec épouvante :

— Arrêtez ! Arrêtez !

— C’est bien, dit Flambard aux deux compères narquois, ne tirez plus puisque notre jeune ami l’a commandé.

Puis il demanda au garde devenu livide :

— Ainsi donc tu ne refuseras pas de nous dire ce que nous voulons savoir ?

— Que voulez-vous savoir ?

— Ton nom, d’abord.

— Louis de la Trémaille.

— Ah ! ah ! monsieur est gentilhomme ? dit Flambard.

— Je suis le fils du baron de la Trémaille, grand veneur de Sa Majesté le roi.

— Oh ! oh ! s’écria Pertuluis… de la vraie noblesse !

— Eh ! Eh ! fit Regaudin en regardant le jeune garde sous le nez, ne reconnais-je pas ce jeune monsieur qui, au cabaret de la mère Rodioux, m’a quasi troué l’épaule de sa rapière, tandis que je décochais un sourire gracieux à mademoiselle La Pluchette ? Mon ami, je t’en ai voulu de cette écorchure, te prenant pour un gredin de quelque basse roture. Mais du moment que tu dis être fils d’un certain baron de la Trémaille, grand veneur du roi, je m’honore de notre rencontre parce que, comme j’ai l’honneur de te l’apprendre céans, tu as croisé le fer avec le sieur de Regaudin, écuyer de son excellence Monsieur le Chevalier de Pertuluis ici présent et présentement te pendant par les pieds, jusqu’à ce que… Faut-il tirer encore, Monsieur Flambard ?

— Attendez, dit le spadassin. Ainsi donc, mon garçon, tu as quitté ton noble père, grand veneur de Sa Majesté, pour venir mettre ta jeune épée au service d’un grand voleur de Sa Majesté, Monsieur Bigot ?

— Monsieur Bigot me paye bien et je n’ai rien à dire.

— Parbleu ! j’aurais moins bonne opinion de toi de t’entendre le médire. Mais pour le moment il ne s’agit point de médire, mais seulement de nous dire de quelle mission était ou est chargé le sieur Fossini !

— Je ne sais pas, répondit le garde.

— Hissez, mes amis ! commanda Flambard.

Les deux grenadiers se suspendirent au câble, et le garde monta vers la poutrelle, les pieds en l’air, la tête en bas ; et cette fois Flambard l’avait lâché.

Le pauvre diable jeta un cri terrible.

Le spadassin fit un signe aux deux bravi qui laissèrent glisser le câble et son poids, jusqu’à ce que le garde fût revenu au plancher sur lequel il demeura appuyé des mains, mais jambes et pieds en l’air toujours.

— Voyons la mission dont est chargé Foissan ! dit rudement Flambard cette fois. Hâte-foi, nous sommes pressés !

— De livrer des marchandises aux Anglais.

— Ou mieux à un anglais, le capitaine Chester !

— Je crois que c’est le nom.

— Et où sont ces marchandises ?

Le jeune homme hésita.

— Hissez ! commanda Flambard aux grenadiers.

Attendez ! cria le garde.

— Eh bien ? interrogea sévèrement le spadassin.

— Ces marchandises sont à Batiscan, dans un endroit secret.

— Peux-tu nous indiquer cet endroit ?

— À un mille environ en de-ça du village et au fond d’un ravin où une cache a été pratiquée. Et il donna quelques détails plus précis.

— Bon ! dit Flambard, avec cela je pourrai trouver l’endroit. Mais tu ne m’as pas dit quelles sont les marchandises qui se trouvent dans cette cache ?

— Je n’en sais rien.

— Tu es certain de n’en rien savoir !

— Sur ma vie !

— Encore une question : peux-tu me dire si Madame Péan est toujours aux Trois-Rivières ?

— Oui, monsieur, elle est aux Trois-Rivières.

— Bien, bien.

Se tournant vers les grenadiers, Flambard ajouta :

— Mes amis, je dois avouer que ce jeune gentilhomme nous a pour le moment suffisamment renseignés ; remettez-le en liberté. Si, plus tard, nous jugeons l’utilité d’obtenir d’autres renseignements, nous reprendrons la séance.

Le jeune homme fut détaché du câble, remis sur pieds, et Flambard lui dit sur un ton menaçant :

— Je te défends de dire à tes compagnons ce qui s’est passé ici. Si l’on t’interroge, tu répondras ce que tu voudras, hormis ce que tu as vu et ce que tu nous as dit. Est-ce compris ? Car, vois-tu, si tu es bien sage ainsi que tes camarades, il ne t’arrivera rien de désagréable, et avant longtemps tu pourras rejoindre Monsieur l’intendant. Suis-moi encore !

Le spadassin reconduisit le garde à sa prison et revint à la case des deux grenadiers, disant :

— Mes amis, nous partons pour Batiscan. Faites atteler huit traîneaux et commandez deux compagnies de cavaliers comme escorte, et tout soit prêt dans une demi-heure ! Moi, pendant ce temps, je vais conférer avec le capitaine Vaucourt.

Les deux grenadiers se rendirent à l’ordre immédiatement, et vers les six heures et demie, par un froid qui atteignait trente degrés sons zéro, une caravane, en tête de laquelle chevauchaient les trois grenadiers, quittait le fort et prenait la direction de Batiscan.