Les trois grenadiers (1759)/09

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Éditions Édouard Garand (37p. 43-46).

IX

COUP DE MAÎTRE.


Nous avons laissé Bigot et ses fervents en train de comploter la mort de Jean Vaucourt, Flambard et leurs amis. Nous nous rappelons que Deschenaux leur avait parlé et ravis.

Alors on s’était remis à festoyer dignement et nul doute que l’orgie, comme à l’habitude, allait suivre, lorsqu’un serviteur vint annoncer que le gouverneur demandait une entrevue avec ces messieurs pour une affaire de la plus grande urgence.

— Quoi ! s’écria Cadet à demi ivre, Monsieur le Marquis de Vaudreuil est donc céans cette demeure ?

— En la salle des gardes, Monsieur, répondit le valet.

Tous parurent fort surpris à l’exception de Bigot qui, souriant, dit :

— Messieurs, nous ne pouvons faire attendre le gouverneur.

Et il se leva de table.

— C’est juste, approuva Varin. Allons recevoir le gouverneur !

Tous, ayant repris un masque grave, se rendirent à la salle des gardes, avec Cadet fermant la marche, titubant.

Là, un frisson bizarre courut sur l’épiderme de ces hommes : d’abord ils virent les soixante gardes de l’Intendant rangés sur deux lignes le long d’un mur, et au milieu de la salle, M. de Vaudreuil en compagnie d’un secrétaire… M. de Vaudreuil grave et digne. Mais ce qui fit naître le frisson de malaise chez Bigot et consorts, ce fut la vue, en arrière de M. de Vaudreuil, des trois grenadiers, Flambard, Pertuluis et Regaudin, et tous trois la rapière nue à la main, et tous trois ayant au coin de leurs lèvres un certain sourire narquois.

Bigot eut vite fait de dominer l’émoi qui l’avait assailli à cette vue. Et d’un pas délibéré, l’air digne et dominateur, il s’avança auprès de M. de Vaudreuil après avoir décoché à Flambard un regard terriblement chargé.

— Excellence, prononça Bigot avec un sourire un peu forcé, je suis enchanté de vous voir. Cependant, j’eusse préféré vous recevoir en mon salon. Aussi bien, si vous permettez…

— Inutile, Monsieur, répliqua froidement le gouverneur, je ne serai qu’un instant pour accomplir un ordre signé par Monsieur de Lévis, général-en-chef des troupes de la Nouvelle-France.

— Et cet ordre ? demanda non moins froidement Bigot.

— Celui de vous mettre, ainsi que ces messieurs, sous arrêts.

— Sous arrêts ! fit Bigot avec une grande surprise, très sincère cette fois. Mais c’est une plaisanterie…

— Pas du tout. L’ordre est formel.

— Qu’importe cet ordre formel ! s’écria Bigot avec une hauteur mordante. Avez-vous oublié chez qui vous êtes, et ignorez-vous l’immunité qui protège ces messieurs et moi-même ?

M. de Vaudreuil se troubla visiblement et jeta un regard à Flambard comme pour prendre son avis. Puis il répondit :

— C’est vrai, Monsieur l’Intendant. Je n’avais pas songé dans la hâte avec laquelle j’ai dû me rendre ici…

— En ce cas, interrompit Bigot avec la plus grande irrévérence pour le gouverneur, je vous prie de vous retirer avec les satellites qui vous accompagnent et de cesser cette outrageante comédie.

Le ton et les paroles de l’Intendant parurent souffleter durement le gouverneur, qui riposta :

— Prenez garde, Monsieur l’Intendant, d’oublier à votre tour qui je suis et surtout qui je représente en ce pays !

— Je n’oublie rien, Excellence, reprit Bigot sur ton moins agressif ; mais avouez qu’il est fort extraordinaire de venir mettre sous arrêts l’Intendant-Royal et ses gens et sans la moindre explication préalable.

— Je reconnais, dit M. de Vaudreuil, que j’aurais dû vous donner ces explications en premier lieu. Je vous fais donc mes excuses sur ce point. Quant à l’ordre qui vous place sous arrêts avec ces messieurs, il a été émis pour que nous soyons assurés d’obtenir vos dépositions devant le tribunal militaire qui sera assemblé au Fort Jacques-Cartier dans la unit du 25 de ce mois.

— Et pour y juger…

— Foissan.

— Mais, Excellence, sourit candidement l’intendant, point n’est besoin de nous mettre sous arrêts, nous sommes prêts à faire notre devoir comme nous l’avons toujours fait.

On devine que M. de Vaudreuil était fort mal à l’aise et il était facile de voir que cette mission lui pesait comme un fardeau très lourd et répugnant. N’étant pas d’avis que Bigot fût arrêté pour cette affaire, il avait dû néanmoins se soumettre à l’ordre du général et peut-être plus encore aux insistances de Flambard. Le mot d’immunité prononcé par l’intendant l’avait soulagé, et sans le laisser voir il se sentait humilié d’avoir servi de Lieutenant de Police et d’avoir agi avec autant de précipitation. Et il reconnaissait que l’Intendant-Royal avait le droit de se montrer outragé. Il était donc tout disposé à faire d’autres excuses et à se retirer comme il était venu.

Bigot, qui savait souvent pénétrer la pensée d’autrui, devina ce qui se passait dans l’esprit du gouverneur, et son regard astucieux éclata de triomphe et de mépris à la fois en se posant sur Flambard. Mais voilà que ce dernier s’avança d’un pas assuré près de M. de Vaudreuil et le regard aigu du spadassin heurta violemment le regard triomphant de Bigot.

Disons que les amis de l’Intendant demeuraient glacés, tant la stupeur ou l’effroi leur comprimait le cœur.

— Excellence, dit Flambard sur un ton ferme et glacial, j’ai l’avantage de vous informer que l’immunité dont parle Monsieur l’Intendant n’existe plus du moment que Monsieur l’Intendant n’est plus dans ses fonctions.

— Monsieur l’Intendant est dans ses fonctions ! proféra Bigot avec une hautaine assurance.

— C’est vrai, approuva le gouverneur.

— Oui, mais on peut démettre Monsieur l’Intendant, Excellence, reprit Flambard.

— Seul, Monsieur, le roi peut démettre, répliqua Vaudreuil.

— Sauf dans les cas d’urgence, riposta Flambard. Excellence, ajouta-t-il, vous pouvez pour la sécurité de la colonie ou pour autres raisons graves de ce genre démettre Monsieur l’Intendant, comme vous pouvez le faire à l’égard de tout autre fonctionnaire, quitte à voir cette sentence approuvée ou rejetée par le roi.

— Oui, admit M. de Vaudreuil, mais en cette occurrence il importe qu’il y ait un intendant provisoire.

— Excellence, répliqua Flambard avec un flegme imperturbable, pour quelques jours je serai cet intendant provisoire !

Une charge de canon éclatant à l’improviste n’aurait pas produit plus d’effet. Bigot et ses amis faillirent tomber à la renverse. Le gouverneur regarda le spadassin avec admiration.

— Oui, Excellence, reprit Flambard, sans sourciller, je ferai un excellent Intendant-Royal, mettez-moi à l’essai !

Et en même temps il dardait sur Bigot un œil des plus narquois.

Pertuluis faillit éclater de rire.

Regaudin éternua si fort, qu’on crut en effet que la charge d’un canon venait d’éclater, et les gardes sursautèrent et apprêtèrent leurs armes.

Mais déjà M. de Vaudreuil reprenait, tandis que Bigot reculait vers ses gens, pâlissait et semblait perdre pour la première fois cet admirable contrôle qu’il avait toujours sur lui-même dans les passes difficiles :

— Il y a aussi, Monsieur Flambard, le Trésorier-Royal ?…

— Bah ! fit négligemment le spadassin, à quoi bon un trésorier quand le trésor est vide ! Supprimez le trésorier pour quelque temps, Excellence !

Varin manqua de s’écrouler sur le parquet. Cadet et Pénissault, livides tous deux, tremblaient de tous leurs membres. Chose curieuse et remarquable à la fois, seul Deschenaux paraissait conserver tout son calme sombre et dédaigneux.

L’intendant s’était peu à peu ressaisi, et, retrouvant sa contenance hautaine et son accent froid et autoritaire, il s’écria :

— Monsieur le gouverneur, c’est un affront insupportable fait à ma personne et à celles de ces messieurs… Je me plaindrai au roi !

— Monsieur, répliqua Flambard, lorsque votre plainte sera présentée au roi, je présenterai la mienne aussi !

Bigot lui lança un regard sanglant. Mais il n’osa pas rétorquer. Car à cette minute lui venait à la mémoire une parole de Mme Péan : « Prenez garde, François Bigot ! Il est deux hommes que vous n’avez pas domptés et qui vous dompteront… et l’un de ces deux hommes se nomme Flambard ! »

Oh oui, ce terrible spadassin, cet homme qui jouissait auprès du roi d’un prestige si singulier… il était là ! Là, à ce moment, ce n’était pas M. de Vaudreuil qui était le maître et qui commandait, et ce n’était pas le Chevalier de Lévis… Le maître… c’était ce Flambard… un simple grenadier, bretteur, pourfendeur, batteur de fer quelconque ! Oui, mais il était quand même le maître et le seul maître ! Et Bigot le sentait si bien qu’il en était énormément mortifié et meurtri. La haine grondait en lui, mais une haine impuissante. Et il sentait la honte de la déchéance le couvrir en entier, et cette honte le troublait d’autant plus qu’il voyait rivés sur lui les yeux de tous les personnages présents et surtout les regards goguenards des deux autres grenadiers, Pertuluis et Regaudin. Disons que les deux bravi s’amusaient énormément depuis quelques instants.

Regaudin venait d’en faire la remarque dans un murmure :

— Biche-de-bois ! Pertuluis, aurai-je jamais autant ri dans ma vie ?

— Tais-toi, Regaudin, souffla Pertuluis… Je sens le rire fol m’empoigner tellement les entrailles que la bedaine m’en craque et recraque !

Mais Bigot, tout à coup et comme cela lui arrivait souvent, dans les impasses, avait recours à l’audace. Il marcha à M. de Vaudreuil et proféra sur un ton menaçant :

— Excellence, que diriez-vous si je changeais les rôles ? Si, par exemple, je commandais à mes gardes de vous mettre sous arrêts pour avoir insulté l’Intendant-Royal dans sa demeure ?

Le gouverneur pâlit.

— Mais Flambard se plaça résolument entre l’intendant et le gouverneur, croisa les bras et dit de sa voix ironique et nasillante :

— Allez donc, Monsieur… commandez à vos gardes, je vous prie !

Bigot bondit de colère.

— Gardes ! clama-t-il aussitôt.

Mais pas un garde ne bougea, tous demeurèrent de pierre.

Le spadassin éclata de rire.

— Monsieur Bigot, reprit-il, ces gardes, ce soir, n’obéissent qu’à mon ordre !

Et aussitôt il ordonna :

— Gardes, ces hommes sont nos prisonniers !

À cette minute même, un homme s’élançait vers la porte demeurée ouverte et non gardée : c’était Deschenaux !

— À lui ! commanda Flambard d’une voix de tonnerre.

Pertuluis et Regaudin bondirent, vers le factotum de Bigot.

— Embrochez ! cria Flambard, tandis que sur un signe de lui trois gardes venaient se poster devant la porte pour empêcher une autre évasion.

Les deux grenadiers s’étaient rués à la piste de Deschenaux qui détalait dans un corridor. Se voyant serré de près, le secrétaire de Bigot s’arrêta net, tourna sur lui-même et fit feu d’un pistolet dont sa main droite était armée. La balle de l’arme à feu érafla l’épaule gauche de Pertuluis qui jura un « ventre-de-diable » épouvantable. Et les deux grenadiers, arrêtés un moment dans leur course, voulurent se remettre à la poursuite de Deschenaux ; mais la fumée du pistolet avait empli cette partie du corridor et il leur fut impossible de revoir le factotum… il avait disparu !

Flambard, qui était accouru, se mit à rire et dit :

— Bah ! laissez-le courir un peu… nous le retrouverons bien un de ces jours !

— Je le souhaite, répliqua Pertuluis. Et croyez bien que je lui réserverai un pot de roses, ventre-de-cochon ! N’a-t-il pas, le faquin, manqué de me casser cette épaule ?

Les Trois Grenadiers revinrent, dans la salle des gardes et Flambard dit au gouverneur :

— Excellence, ces messieurs, tout en étant nos prisonniers, conserveront leur entière liberté dans toutes les parties de cette maison, et ils n’en pourront sortir que le jour où ils seront conduits au Fort pour y donner leur témoignage. Je vais donc aposter des gardes à toutes les issues en leur laissant l’ordre de tuer sans pitié ceux qui tenteraient de s’échapper.

Ainsi fut fait. Quelques minutes plus tard, sous les regards farouches des prisonniers, le gouverneur se retira escorté par les trois grenadiers qui riaient sous cape.