Les trois grenadiers (1759)/12

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Éditions Édouard Garand (37p. 51-54).


DEUXIÈME PARTIE

I

AU FORT RICHELIEU.


La maison de Bigot brûlait. Autour du brasier la foule du peuple demeurait silencieuse. Flambard, les yeux sur ce foyer ardent, pensait. Tout à coup il sentit qu’une main tirait la manche de son manteau. Il fourra la tête et aperçut sous une large capeline la frimousse d’une jeune fille qu’il reconnut de suite pour Flore, la soubrette de Mme Péan.

— Monsieur, murmura la jeune fille à voix basse et sur un ton confidentiel, trois traîneaux tirés par de bons chevaux emportent au Fort Richelieu Monsieur l’intendant, Mme Péan et leurs amis…

Le spadassin tressaillit.

— Tu as bien dit au Fort Richelieu ? Répète donc !

— Je dis ce que j’ai entendu et ce que j’ai vu.

— Oh ! oh ! en ce cas, au lieu d’aller faire le bon somme dont j’ai besoin, je vais entreprendre une autre chevauchée.

De suite il donna des instructions à voix basse aux deux autres grenadiers.

— Allez de suite préparer nos montures et attendez-moi !

Pertuluis et Regaudin, sans un mot, quittèrent le spadassin et se perdirent dans la nuit.

Flambard tira une bourse et la mettant dans la main de la soubrette, dit :

— Merci, mon enfant… Voilà pour ton zèle et pour compenser ce que tu peux perdre en perdant ta maîtresse.

Et le spadassin quitta le lieu de l’incendie pour se rendre chez M. de Lévis, puis de là chez le gouverneur afin de les mettre au courant des nouveaux incidents.

L’incendie de la maison de Bigot et la fuite de ce dernier au Fort Richelieu en compagnie de ses gens n’avaient pas été sans inquiéter le gouverneur et le général. Si fortes présomptions qu’on eut contre la probité et la loyauté de Bigot, on n’ignorait pas de quelles occultes influences il disposait à la cour de Versailles, et l’on pouvait craindre qu’il frappât avec les mêmes armes dont on s’était servi contre lui. Il est vrai aussi qu’on se reposait sur l’étrange prestige que Flambard possédait auprès du roi, mais on savait le roi faible et inconstant, et dans ces luttes de rivalités intestines la victoire ne pouvait demeurer en définitive qu’à ceux qui les premiers réussiraient à faire pencher en leur faveur les sympathies de la cour. Et dans cet état d’esprit où l’on se trouvait, il semblait difficile d’adopter une ligne de conduite qui ne pût dévier. Déjà le marquis de Vaudreuil se repentait d’avoir obéi aux suggestions de Flambard. M. de Lévis, plus ferme, et reconnaissant que tout le mal de la colonie venait de Bigot et sa bande, ne songeait qu’à gagner une grande victoire contre les Anglais pour ensuite, fort de ses succès militaires et grandi en prestige, démasquer complètement Bigot et consorts. Et sa victoire éventuelle serait d’autant plus belle qu’il avait à lutter non seulement contre un ennemi extérieur puissant, mais aussi contre une société de traîtres jouissant d’un haut prestige, et si bien masqués encore que, tout à coup, les dénoncer publiquement, eût été se frapper soi-même au lieu de frapper ces hommes. Si l’audace était nécessaire en bien des circonstances, la prudence ne devait pas être négligée. Mais, comme nous l’avons vu, notre héros, Flambard, était plus audacieux que prudent. Il disait souvent lui-même : « Je n’ai jamais qu’un chemin pour atteindre mon but. » Flambard n’était pas de la famille des serpents qui, pour arriver au but proposé ou pour saisir une proie, choisissent les chemins les plus sombres et tortueux où ils se dissimulent avantageusement et où ils peuvent frapper à l’improviste et par derrière. C’est ainsi que Bigot atteignait ceux qui avait eu la témérité de lui déplaire. Flambard, au contraire, frappait à la face après avoir marché droit à son homme. Il courait donc le risque d’attraper quelque coup de Jarnac ou d’exposer ses amis à des embûches inextricables et même à des coups mortels. Mais Flambard croyait sincèrement que le dernier gagnant est l’homme de l’audace et de la franchise toujours. Jamais encore il n’avait perdu. Certes, il avait bien fait quelques faux pas, mis les pieds dans des trous fort bien dissimulés, d’ailleurs, souvent même il avait marché droit à la mort qui le menaçait et le guettait, mais avec sa foi invincible en l’audace il avait réussi jusque-là à se tirer sain et sauf des pires traverses.

Comme on peut le deviner, le spadassin était très mortifié d’avoir été joué par Deschenaux et d’avoir vu ses prisonniers lui échapper. Aussi bien, après avoir conféré quelques minutes avec le Gouverneur et M. de Lévis, s’était-il juré de reprendre de suite tous ses droits. Et il avait pour le seconder deux hommes de sa trempe, les grenadiers Pertuluis et Regaudin.

— Vous voyez ça, mes amis grenadiers, s’était-il écrié, nos loups ont rompu leur chaîne et ont gagné le Fort Richelieu ! N’est-il pas à propos d’aller les y repiger pour leur remettre la muselière ?

— Ventre-de-cochon ! jure Pertuluis avec énergie, cette fois nous étriperons simplement les loups !

— Biche-de-biche ! dit Regaudin à son tour, nous les pendrons ensuite par la queue aux poternes jusqu’à ce qu’ils y sèchent dur comme chêne !

— Oui, mais ils seront dans le fort ! sourit Flambard.

— Le fort ! fit Pertuluis… Eh bien ! nous l’emporterons d’assaut.

— Nous le raserons ! assura Regaudin.

— Alors, en avant, les Grenadiers du Roi ! commanda le spadassin.

— Taille en pièces ! hurla Pertuluis.

— Pourfends et tue ! rugit Regaudin de sa voix aigre qui résonna comme une vieille trompette.

Et les trois grenadiers sautèrent sur leurs montures et par un froid terrible s’élancèrent comme un tourbillon vers le Fort Richelieu.

Quand ils eurent atteint le fort le lendemain, le commandant leur dit que Bigot et ses gens ne s’y trouvaient pas.

Ce fut un grand désappointement pour nos trois amis.

— Et vous ne savez pas ce qu’ils sont devenus ? vous ne les avez pas vus ? demanda Flambard.

— J’ignore tout, je vous assure.

— N’importe ! reprit le spadassin, nous devons fouiller, perquisitionner, quoique je vous croie un loyal serviteur du roi.

Les recherches furent vaines, Bigot n’était pas là.

Notre héros ne se laissa pas abattre. Il obtint du commandant de la place cent hommes de sa garnison qu’il lança par petites bandes dans la campagne avoisinante pour essayer de trouver une piste des fuyards. Toute cette journée les soldats fouillèrent la campagne sans succès. Ils rentrèrent au fort le soir sans avoir obtenu le moindre indice. Tous les habitants, interrogés, n’avaient rien vu. Flambard pensa qu’il avait été dupé par Flore, la soubrette de Mme Péan, ou bien que l’intendant avait changé son itinéraire. Mais il ne s’avouait pas encore battu, le lendemain il allait reprendre les recherches.

Mais le lendemain, vers les huit heures, un traîneau arrivait à toute vitesse au fort et une jeune fille en descendait.

— Hein ! s’écria Flambard avec surprise… Rose Peluchet.

— Eh oui ! monsieur Flambard, c’est bien moi, répondit la servante de la mère Robidoux.

— Ah ! ça, mademoiselle, reprit le spadassin en plaisantant, courez-vous après un amoureux qui se serait égaré en ces campagnes de neige ?

— C’est après vous que je cours, Monsieur Flambard ! se mit à rire la Pluchette.

— Après moi ?…

— Oui bien, Monsieur. Et si je ris, j’ai tort : et si je cours après vous, c’est pour la raison qu’il se passe quelque chose de grave au fort !

Et cette fois la jeune fille avait repris une physionomie sérieuse.

— Diable ! mademoiselle, vous excitez ma curiosité plus que de raison, et pourtant je connais ma curiosité, elle est plutôt calme. Mais voyons ce qui se passe de si grave, puisqu’à regarder votre visage je comprends que vous ne plaisantez pas.

— Il se passe, Monsieur Flambard, que le capitaine Vaucourt a été mis sous arrêt au fort !

Flambard sursauta de surprise.

— Ventre-de-roi ! grogna Pertuluis, est-ce que le diable est au fort ?

Biche-de-bois ! il faut y courir et l’exorciser ! émit Regaudin.

— Vous dites, mademoiselle, reprit le spadassin, que le capitaine Vaucourt est sous arrêt… Mais qui l’a placé ainsi ?

— Un officier dépêché par M. de Vaudreuil hier.

— Hier ? Et le nom de cet officier ? Le savez-vous ?

— Monsieur de la Bourlamaque !

Flambard n’osait en croire ses oreilles.

— Mais encore, savez-vous pour quelle raison on a mis le capitaine sous arrêts ?

— Pour le passer en conseil de guerre, parce qu’il aurait commercé avec l’ennemi !

La stupeur, cette fois, manqua d’assommer notre héros. Il demeura béant et de ses yeux égarés interrogeant les deux autres grenadiers.

Pertuluis regarda son compagnon, branla la tête avec une sorte d’amertume et murmura :

— Regaudin, je dois être malade… car jamais mon ouïe n’a entendu pareilles extravagances !

— Pertuluis, répliqua Regaudin, nous sommes certainement malades et nous pouvons mourir sans le savoir. Il va donc falloir que j’aille à Monsieur l’aumônier pour me décharger du dernier péché qui me reste.

— Bah ! fit Pertuluis avec négligence, un péché véniel !

— Je ne sais trop, je ne sais trop, cher Pertuluis, il me semble qu’il est un peu lourd, et je ne serais pas étonné qu’il fût un petit péché mortel ! N’importe, le p’tit diable ! je veux m’en débarrasser !

— Pourquoi ne pas le noyer plutôt d’un carafon ou deux ?

— Oh ! Pertuluis, que parler de carafons ! Nous sommes secs comme peaux de lapin au soleil, et il n’est pas dans les alentours le moindre breuvage ! Oh ! si nous étions tout près de cette bonne et très excellente mère Rodioux !

— Espère, Regaudin, fit Pertuluis en clignant de l’œil : si la mère Rodioux n’est pas là, il y a sa servante !

Disons que Flambard s’était mis à marcher avec une certaine agitation, et tout en ce faisant il paraissait réfléchir. Rose Peluchet, silencieuse, le considérait, attendant qu’il l’interrogeât encore. Elle n’avait pas paru remarquer la présence des deux autres grenadiers qui demeuraient un peu plus loin à l’écart. Tout à coup elle sentit une main la tirer par en arrière. Elle tourna la tête et aperçut la face « massacrée de balafres » de Pertuluis.

— Mademoiselle, pardon ! souffla le grenadier. Mais… est-ce que… vous n’auriez pas une fiole… un carafon ?

La jeune fille sourit.

— Il y a bien, répondit-elle, une cruche dans la carriole, mais elle appartient au cocher !

— Tiens ! ce gaillard de cocher… Est-il un peu prince ?… C’est bien, nous l’accosterons tantôt.

Et comme Flambard revenait à la jeune fille, les deux grenadiers échangèrent un regard d’intelligence et demeurèrent silencieux et graves.

— Mademoiselle, reprit le spadassin la mine soucieuse, voilà une nouvelle peu ordinaire et qui va demander beaucoup de réflexion de ma part. Mais en attendant voulez-vous me dire qui vous a dépêchée près de moi ?

— Mon beau-frère, le lieutenant Aubray, qui est venu de la part de Madame Vaucourt.

— Pourquoi le lieutenant Aubray n’est-il pas venu lui-même ? Car c’est un rude voyage pour une jeune fille par un froid pareil !

— Oh ! soyez tranquille, sourit la Pluchette, je n’ai pas eu froid. Du reste, le lieutenant Aubray m’a dit qu’il devait veiller sur Madame Vaucourt et sur son capitaine.

— Bon ! bon ! dit le spadassin. Allons ! je pense que je n’ai qu’une chose à faire : courir au fort et y remettre l’ordre. Ah ! ça, mes amis grenadiers, par les deux cornes de satan ! je crois qu’au Fort Jacques-Cartier il y a de la besogne pour nous !

— Enfourchons nos quatre-vents, répondit Pertuluis, et galopons !

— Bravo ! cria Regaudin. Puisqu’il est écrit qu’aujourd’hui on ne peut se griser d’eau-de-vie, grisons-nous de vent et d’air !

Et, en effet, une heure après les trois grenadiers galopaient vers le Fort Jacques-Cartier.