Les vendanges (Gozlan)/Un homme arrivé

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Michel Lévy frères (p. 51-152).

UN HOMME ARRIVÉ.


I

— Oui ! comme tu le dis, mon cher gendre, je dois renoncer, le moment est enfin venu, à travailler et à me fatiguer. On n’est pas riche pour ne pas s’en apercevoir, j’ai cinquante-trois ans ; quarante ans bien comptés que je suis dans la droguerie ; je ne m’en plains pas. Si j’ai commencé à treize ans à faire mes preuves dans ce magasin même où j’étais entré en qualité de commis de recettes, sur la recommandation de M. Barillier, l’ami de mon père, j’ai gagné une fortune assez ronde ; nous pouvons en parler entre nous. Quatre cent mille francs en biens fonds sur le pavé de Paris ; autant d’inscrits au trésor ; avec cela, on peut vivre honnêtement sans rien demander à personne.

Et, quand j’y pense, ce n’est encore là que la moitié de mon contentement, puisque je t’ai mariée, ma Lucette, avec un brave homme et un homme de talent, j’espère.

— Mon cher monsieur Richomme, répondit le jeune homme à qui le riche droguiste s’était adressé, vous n’avez plus qu’à penser à vous maintenant, à votre repos si bien mérité. Profitons du moment où nous sommes seuls pour causer des arrangements que ma femme et moi avons pris dans l’intérêt de votre avenir à l’abri pour toujours des embarras du commerce, des tracasseries de ventes et d’achats, et des dégoûtants ennuis de l’industrie.

— Voyons ce que vous avez imaginé, mes chers enfants, dit le droguiste en arrondissant son bras autour du cou de sa fille Lucette, et en souriant à son gendre.

Les trois sièges se rapprochèrent plus étroitement de la cheminée.

— Tu peux aller te coucher, Fournisseaux, dit, sans changer de position, le père de Lucette. Voilà onze heures, Fournisseaux, régale-toi encore d’une tasse de café froid pour t’empêcher de dormir, et gagne ton lit, entends-tu ?

— Oui, monsieur Richomme ! je n’ai plus qu’à boucher le tafia.

— Fournisseaux !

— Monsieur.

— N’oublie pas de descendre au magasin cependant et de voir si les cruches de vitriol sont bien bouchées : prenons garde au feu. Jette aussi un coup d’œil chemin faisant sur les ballots qui doivent partir demain matin pour le roulage, et assure-toi que l’emballage est bien conditionné. Le samedi soir les commis ne font rien qui vaille ; ils ont la tête pleine de Musard. Il n’y avait pas de Musard dans mon temps ; diable de Paris ! Je n’ai pas besoin de te recommander, Fournisseaux, de voir si la souricière est placée où sont les barriques de sucre : trois souris valent un protêt. Va, Fournisseaux ! et ne t’amuse pas à balayer, libertin ! et à ramasser les bouts de ficelle. C’est encore dimanche ; il ne sera lundi que dans une heure ; dors comme un Turc jusqu’à demain.

Reprenant le propos comme s’il n’avait pas été interrompu, le droguiste dit à son gendre et à sa fille de lui faire part des projets qu’ils avaient sur lui, pour le bonheur du reste de ses jours.

— Vous aviez toujours désiré avoir une maison de campagne où vous retirer.

— Oui, ma fille, et je t’en parlais encore l’autre jour ; une campagne, loin du bruit, loin de Paris ; bien loin de la rue des Lombards.

— Nous vous en avons acheté une à Montereau, dans un canton presque montagneux. On appelle l’endroit les Petits-Déserts.

— Je te reconnais bien là, chère Lucette. Tu as fini par comprendre mes goûts. Mon cher Fleuriot, vous avez une femme qui vaut son pesant d’essence de rose. L’essence de rose est cotée haut sur les derniers prix courants ! C’est bien trouvé, les Petits-Déserts ! Qu’on vienne me relancer là-bas : monsieur Richomme, j’ai une partie d’huile de colza ! monsieur Richomme, j’ai de la manne, superbe choix ! monsieur Richomme, j’ai du campêche ! monsieur Richomme, j’ai de l’adragant ! Plus de M. Richomme ! Il est aux Petits-Déserts. Comme ils seront attrapés, quand ils me sauront dans ma grotte, tranquille comme un capucin.

— Cependant, mon cher monsieur Richomme, vous ne serez pas privé de l’agrément de la société. J’ai pris quelques informations auprès d’un notaire de Montereau. Le curé des Petits-Déserts est un homme charmant.

— Tant mieux ! j’aime les vieux curés ; ils sont tolérants ceux-là. Tu te souviens, Lucette, du beau mélodrame de la Cure et l’Archevêché, à la Porte-Saint-Martin ? Voilà un honnête curé. Pleurais-tu ! pleurais-tu !

— Le curé des Petits-Déserts a vingt-cinq ans ;

— Rien que vingt-cinq ans ! Je l’aurais désiré moins jeune ; enfin !

— Il y a aussi un percepteur aux Petits-Déserts.

— Et que perçoit-il, là-bas ?

— Ses appointements.

— Mon gendre, c’est plus fort que toi, tu fais toujours de l’opposition. Tu ne seras pas nommé député, Fleuriot. Prends garde ! Nous disons un curé et un percepteur, voilà un joli commencement ; et puis encore ?

— Quelques familles anglaises dont les chefs ont établi des manufactures de poteries aux environs.

— Quelle simple et charmante réunion ! Voilà le bonheur ; le véritable bonheur. Et j’y aspire depuis plus de vingt ans ! Je renvoyais toujours ; enfin, l’échéance est venue. Total : un homme arrivé, un homme heureux. Fleuriot, tu as donc vu la propriété ?

— Je l’ai visitée trois fois avant de rien conclure.

— Puisque tu la connais si bien, dis-moi, Fleuriot, y a-t-il des arbres, mais de vrais arbres, comme sur le boulevard Bonne-Nouvelle ?

— Elle renferme un petit bois clos de murs.

— Tu dis un petit bois, avec des lapins et des sangliers. Un bois ! moi qui n’ai jamais, connu que celui de Romainville ?

— Peu de sangliers, monsieur Richomme, mais beaucoup de lièvres.

— Donc je chasserai ; c’est forcé. Voilà encore du bonheur, ou je ne m’y connais pas.

— Sans doute, vous chasserez et vous pécherez aussi ; il y a de l’eau dans votre propriété.

— De l’eau comme la Seine ! et des poissons, des ablètes, des soles. Tous mes souhaits s’accomplissent ; la pêche le matin, depuis le lever du soleil jusqu’à dix heures ; au retour de la pêche, on déjeune avec quelques amis ; le déjeuner à onze heures ; ensuite la chasse dans mon bois jusqu’au dîner ; on se rend au salon au bruit de la cloche ; après dîner, les jeux, le tric-trac, le billard, les échecs, le whist avec M. le curé. Et parfois on va passer la soirée chez les voisins, les manufacturiers étrangers. À propos, Fleuriot, je te recommande essentiellement, et ne va pas l’oublier, de ne m’envoyer aux Petits-Déserts aucun journal quelconque, soit politique, soit littéraire, soit de théâtre. À quoi bon ? Je ne m’intéresserai plus à aucun des événements de ce monde de bruit et de dissipation, auquel j’ai donné une assez belle part, j’espère, d’attention et d’activité. Mais continue, Fleuriot, à me peindre les nombreux agréments de ma propriété. Tu m’as mis en goût ; tu m’as presque rendu ambitieux.

— Vous avez encore un pré magnifique, et d’un excellent rapport ; un immense verger.

— Vraiment ! Et je mangerai des fruits de ma propriété ?

— Oui, papa, affirma Lucette ; et même vous nous en enverrez toutes les semaines un panier, car vous en auriez trop pour vous et maman.

— Oui ! oui ! je t’en enverrai, intéressée.

— Et vous nous enverrez aussi des fleurs, des œufs, du beurre, des poules quelquefois, des lapins souvent.

— Nous verrons cela, mais, Fleuriot, tu ne me parles pas de mon vin ?

— Vous en récolterez beaucoup, seulement je ne vous réponds pas de la qualité. Le vin de Montereau n’est pas encore à la mode dans les restaurants de Paris.

— Dire que je boirai de mon vin ! Vous en boirez pareillement. Chaque fois que je viendrai à Paris, j’en porterai en contrebande quelques bouteilles sous ma redingote. C’est si bon le vin passé en fraude ; ça lui vaut deux ans de bouteille. De son côté, ta mère, ma Lucette, en fourrera dans ses poches. C’est ta mère, je ne vous le cache pas, qui me préoccupe un peu. Elle aime moins la solitude que moi ; mais le goût lui viendra avec l’usage. Que je vous embrasse encore une fois, Fleuriot, et toi, Lucette, d’avoir pensé à moi. Gageons que vous ne me reconnaîtrez plus au retour, si je reste seulement six mois absent. J’aurai l’air d’un capitaine de vaisseau, d’un loup de mer, je serai bronzé par le soleil, vigoureux et alerte. Ah ! ça, vous m’écrirez le plus souvent possible ?

— Mon cher monsieur Richomme, je vous tiendrai au courant des mouvements, électoraux, afin que vous me ménagiez toujours, quoique éloigné, des intimités avec vos amis les électeurs influents de l’arrondissement. Il faut que vous emportiez ce souci avec vous dans la retraite ; mais c’est le dernier dont vous serez affligé après avoir rompu avec les agitations du monde. Et, au fond, je m’en veux moins de vous causer cet ennui, quand je me dis que je suis devenu votre fils en épousant votre Lucette chérie. Vous avez honorablement enrichi votre famille ; pourquoi ne pas chercher à l’illustrer en lui donnant un relief politique ?

— Illustre, mon cher Fleuriot, illustre ; c’est ton idée. Je ne m’y oppose pas. Sois aussi heureux que moi dans ta partie ; c’est mon souhait parfaitement sincère. Oui ! je t’en prie, dispose de moi, de mon crédit auprès des électeurs de l’arrondissement. Je les ai tous dans la manche. Les riches sont mes égaux ; les petits détaillants sont mes obligés, et mes très-obligés ; car je leur ai sauvé plus d’une banqueroute aux mauvais jours de l’empire et des émeutes de 1831 et de 1832. Tu auras une lettre de moi pour chacun d’eux : par exemple, tu seras obligé d’aller de boutique en boutique, d’étage en étage, de porte en porte, chapeau à la main, recueillir les suffrages. Il faut parer la marchandise, mon gendre. Que les beaux grains de café soient au-dessus du tonneau ; sinon, c’est le voisin qui vend et chez qui l’on va. Présente-leur ta politique dans le meilleur jour et près de la croisée.

— Je ferai mieux.

— Il n’y a pas mieux, mon gendre.

— Je ne sais, monsieur Richomme, si je vous ai dit dans le temps que j’avais le projet de publier une brochure dont je soignerai les idées et le style, et où je persuaderai aux électeurs de notre arrondissement qu’il est dangereux pour eux de choisir un député qui n’en soit pas. Je suis de l’arrondissement par mon domicile, qui est le vôtre, et j’en suis encore par le sang, puisque j’ai épousé la fille du plus estimable commerçant de la rue Saint-Merri.

— Je te remercie, Fleuriot, de ton éloge, mais je le dirai la vérité tout entière. Tu ne passes pas pour un fort habile commerçant dans l’arrondissement. On t’y estime pour tes talents ; tu as fait brillamment ton droit ; tu écris avec goût, avec clarté ; tu jouis d’une renommée de probité incontestée ; on désirerait cependant que tu te montrasses plus souvent à la Bourse ; que tu n’allasses pas toujours en cabriolet chez tes confrères en droguerie ; que tu ne portasses pas constamment des bottes vernies et des gants blancs. — Au surplus ceci n’a été remarqué que du moment où tu as affiché des prétentions politiques.

— Mon cher monsieur Richomme, je ne vois, pas le rapport qu’il y a entre mes opinions et mes gants. Si je suis digne de représenter l’arrondissement, mon cabriolet, que j’ai depuis dix ans, ne peut m’ôter l’estime des électeurs. Mes moyens et les vôtres réunis sont assez satisfaisants pour permettre ce luxe, dont il me serait pénible de me priver. D’ailleurs, dans ma brochure, je démontrerai qu’il est temps de ne pas exclure l’élégance des manières, de l’indépendance même la plus absolue en matière d’opinions.

— Tu tiens à ta façon de penser, mais je crains que tu ne parviennes pas à changer celle des électeurs. Ils tirent des conséquences de tout. Puisque nous sommes en train de causer en famille, je te dirai également que ta femme est trop parée pour eux. Ils l’ont dit. Fais-en ton profit, mon cher Fleuriot. Attends-toi surtout à leurs observations si tu changes, comme tu en as la pensée, notre vieille et noire enseigne : Au Balai d’or.

— Changer l’enseigne ! s’écria d’une voix tremblante et presque indignée Fournisseaux, qui était remonté de la boutique en roulant dans sa bouche un gros morceau de sucre trempé dans du cognac ; vous n’y pensez pas. Mais le Balai d’or est connu dans toute l’Europe et au fin fond de Paris, comme le Mortier d’or, de la rue des Lombards ; la Truie qui file, de la pointe Saint-Eustache ; la Barbe d’or, de la rue de la Ferronnerie. Changer le Balai d’or ! mais nous aurons perdu toute confiance, nous ne vendrons pas pour deux sous d’amadou. Les Russes et les Cosaques, de fiers conquérants pourtant, n’ont pas touché à notre vieille enseigne. Et vous voudriez la changer ! Ce n’est pas moi qui me chargerais de la déclouer ; je me donnerais plutôt des coups de marteau sur les doigts à me les briser.

— Fournisseaux, dit M. Richomme, fais-moi l’amitié d’aller te coucher ; on ne t’a pas demandé ton avis dans la question. Contente-toi de boire mon vieux cognac et de manger mon sucre.

— On y va, monsieur Richomme ; quant au cognac et au sucre, c’est un petit punch que je faisais dans ma bouche, répondit Fournisseaux en grognant comme un dogue qui reçoit un coup de la main d’un maître chéri. On y va. Ce serait beau ! murmura-t-il encore tout en gagnant le haut de l’escalier, de changer l’enseigne.

— Vous avez entendu Fournisseaux, reprit M. Richomme ; eh bien, il n’y a pas un marchand qui ne voie la chose comme lui. On ne saura que penser de cette révolution dans le quartier. Ma fortune s’est faite sous le Balai d’or ; c’est mon drapeau de victoire. Et vous le déchirez avant d’entrer en campagne.

— Mais, papa, interrompit Lucette, nous remplacerons l’enseigne du Balai par une belle enseigne en lettres tremblées dans une bordure d’or, et on y lira : Maison de droguerie en gros de Fleuriot, gendre. Voyez si tous les établissements de Paris ne se rajeunissent pas depuis quelques années.

— Il ne s’agit pas de rajeunir, ma Lucette, mais de vivre. Les grandes fortunes de Paris se sont faites sans tous ces diadèmes de papier doré ; elles se sont faites dans des caves. Vois les Gouriet, anciens peaussiers de la rue Mauconseil, riches à galions. Entre chez eux. Qu’y trouveras-tu ? Trois vieilles chaises mal rempaillées, un banc près du bureau, et pour bureau un billot sur lequel on a cloué une planche ; des murs de pierre, pour parquet les pavés de la rue, et deux ou trois peaux de chevreau et de cheval dans un coin. Les Gouriet ont trente maisons dans les cinquième et sixième arrondissements, et douze vaisseaux sur mer. Voilà les Gouriet. Et les Chaumier, ces fabricants de chandelles à Ménilmontant, les connais-tu encore, ceux-là ? Êtes-vous passés l’un ou, l’autre devant leur dépôt à Paris, dans la rue de Berry, au Marais ? Chaumier est assis sur le fond d’un tonneau vide, près de la porte ; et quand on vient le voir, il vous fait la politesse de coucher le tonneau pour qu’il y ait deux places. Je vous garantis, moi, qu’il fait pour trois millions d’affaires par an sur ce tonneau. Vous lui donneriez deux liards. Je n’en finirais plus si je te disais, mon gendre, , tous les millions et les mille qu’il y a dans la rue des Cinq-Diamants, au fond de ses mauvaises cours pleines de boue et de fumée, couleur garance, gluantes comme des bonbons, rouillées comme de vieux couteaux. Je ne le nommerai pas les Flochard, les Chamy, les Mauduits. C’est de l’or en barre. Vois-tu, Fleuriot, quand l’or est sur l’enseigne, c’est qu’il n’est pas dans la caisse.

— Mais, papa ! répéta Lucette, Fleuriot entend mieux le gros que le détail ; s’il est nommé député, il aura des relations avec les plus riches négociants expéditionnaires du Havre et de Bordeaux, et il traitera directement avec le Brésil, le Mexique, les États-Unis et les Indes.

— Soit, dit Richomme en regardant philosophiquement ses pantoufles ; que chacun cède à sa vocation ; au reste, ce que j’en ai dit, ce n’est que par pure et bonne amitié pour vous, mes enfants. Je suis le vieux sage des Petits-Déserts qui vous endoctrine avant de vous quitter ; il ne veut pas que ceux qu’il aime ne profitent pas de son expérience.

— Je vous remercie, mon cher monsieur Richomme, dit Fleuriot, fort peu convaincu au fond des raisons de son beau-père ; je me représenterai sans cesse vos excellents conseils, et dans les occasions difficiles j’aurai toujours recours à vous pour me conduire.

— Et tu ne me dis pas, mon gendre, l’époque à laquelle j’entrerai en possession de mon château des Petits-Déserts.

— Mais quand il vous plaira, beau-père ; le traité de vente est rédigé, vous n’aurez plus qu’à le signer. Je pense cependant qu’il serait convenable d’attendre jusqu’au milieu du printemps pour entrer en jouissance ; nous voilà arrivés en mars ; vous partiriez vers la fin de mai ou le commencement de juin.

— Fin de mai ! commencement de juin ! tu n’as pas pitié de mon impatience, Fleuriot ; mais tout de suite ! Songe, songe que je soupire après la retraite depuis plus de vingt ans. Et lorsque mon parti est pris, lorsque j’ai liquidé toutes mes affaires jusqu’au dernier centime, lorsque ma maison de droguerie est passée à ton nom, lorsque enfin, mon gendre, j’ai des arbres, une maison de campagne, de l’eau, des fruits, des poules, un bois, tu me dis froidement d’attendre jusqu’au commencement de juin ! Pas de délais : la marchandise est vendue et payée ; livrons-la. Je partirai, s’il vous plaît, mes bons amis, dans huit jours ; je dirai à madame Richomme de préparer ses paquets et d’aller faire ses visites d’adieu au quartier. Ces devoirs remplis, en route, Richomme ! bon voyage aux Petits-Déserts.

J’ai une prière à vous adresser à tous deux, mes enfants, et vous y aurez égard, j’en suis sûr. Fournisseaux est depuis trente-neuf ans dans la maison du Balai d’or. Lorsque j’allai le prendre à l’hospice des orphelins, car ce pauvre Fournisseaux est bâtard, il n’avait que six ans. Ce n’est pas un esprit merveilleux, mais c’est un fidèle serviteur, et ils deviennent de plus en plus rares, un bon cœur d’homme. Traitez-le bien, et quoi qu’il fasse, ne le renvoyez jamais sans m’avertir. Tu dois l’aimer particulièrement, toi, ma Lucette, car, un jour que le feu avait pris aux mansardes où étaient déposées les essences et les huiles, la chambre de ta nourrice, qui était tout auprès, fut envahie par les flammes. Fournisseaux seul eut le courage de monter, de marcher sur l’huile embrasée et de t’emporter dans ses bras avec la nourrice ; ses deux pieds furent brûlés. On se souvient de pareil service ; je compte donc sur vos bons procédés pour Fournisseaux, qui sera toujours un lion pour la défense de vos intérêts. J’ai pour habitude, tu le sais, Lucette, de l’inviter à ma table le jour de Pâques, et le soir de Noël ; mon père en usait ainsi envers ses commis, quand ils avaient plusieurs années de service.

Le ton de profonde honnêteté avec lequel M. Richomme s’abandonnait à ces recommandations cordiales avec ses enfants, toucha et attendrit Lucette, sa charmante fille. Elle s’enlaça au cou de son père et l’embrassa avec force.

— Ah ça ! s’écria tout à coup une voix du fond d’une alcôve, voudras-tu bientôt te coucher, monsieur Richomme, j’ai les pieds glacés ?

— On obéit, madame Richomme, répondit le droguiste en se levant. Il dit bonsoir à sa fille par un gros baiser sur les deux joues, et il serra la main à son gendre.


II

Qui ne devinera la fin d’une soirée de dimanche, passée en famille, à cette causerie bourgeoise, auprès du feu, entre onze heures et minuit ? La maison Richomme avait reçu, et tout l’attestait dans la chambre de réunion. La disposition des chaises indiquait encore les petites agrégations qui s’étaient formées autour des tables d’écarté. On eût dit, aisément le sujet des conversations ou des petits jeux, rien qu’à examiner la position respective des siéges. Ici un cercle indiquait qu’on avait joué au furet, là un fauteuil et deux chaises apprenaient qu’une mère s’était placée entre sa fille et un premier commis du quartier, afin d’encourager des aveux honnêtes, et pour en réprimer les trop chaleureux élans ; plus loin. Une longue rangée de chaises adossées exactement à la tapisserie disait hautement qu’à cette place avaient figuré les mères invalides, les belles-mères, les vieilles filles, les grosses demoiselles de comptoir, les antiques teneurs de livres, qui ont des taches dans l’œil à force de tracer des accolades aux profits et pertes ; tous silencieux, impassibles, prisant de quart d’heure en quart d’heure, jusqu’au moment où ils se prennent à rire comme des bienheureux pour s’être rencontrés cinq ou six dans un même éternument. Il y avait eu soirée d’hiver chez M. Richomme, le droguiste qui recevait le mieux à partir du passage du Grand-Cerf jusqu’au passage Saint-Antoine ; le seul droguiste qui s’élevait à la prodigalité du punch. Son père s’était arrêté à l’orgeat. La transition s’était faite par le thé, qui, du reste, est encore un peu demeuré à l’état de médicament dans les rues Sainte-Avoye, d’Anjou et Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. On parle encore de la profusion d’argenterie en circulation aux soirées de M. Richomme. C’est à s’y noyer, disait quelquefois Fournisseaux en emportant dans ses bras des douzaines de timbales, des poignées de cuillers et des monceaux de cafetières. Et cafetières, cuillers, timbales, bols, tout portait sur le manche ou sur la panse ces mots gravés : Richomme, droguiste, au Balai d’or. Aux grandes fêtes, on dansait jusqu’à trois heures ; dans ces nuits solennelles, les aiguilles des pendules étaient enlevées, précautions hiéroglyphiques dont Fournisseaux n’avait jamais osé demander l’explication à M. Richomme. Pourquoi enlever les aiguilles ? Est-ce qu’on avait peur que quelqu’un ne les volât ? Mystère resté insoluble pour ce brave Fournisseaux, qui rayonnait comme une bougie au milieu de ces fêtes de famille.

Fournisseaux avait quarante-cinq ans, mais il ne paraissait guère en avoir que vingt-quatre, si toutefois il paraissait avoir quelque chose. Car, ainsi que les professeurs, les commis épiciers et droguistes n’ont pas d’âge ; les professeurs, à force de vivre avec les enfants, leur prennent leurs petites voix criardes, leurs petits gestes, leurs mignonnes manies de sautiller, de courir toujours. Tels sont les commis épiciers, qui tiennent et de l’enfant par la confiture, et de la cuisinière par le sel. La barbe leur pousse mal, ils ne savent ni marcher, ni tenir en place, et l’habitude de tourner, de se heurter sans cesse dans la cage de leur boutique, les réduit, les presse, les amincit ; ils vieillissent sans changer de forme. Et de même qu’il y a des choux de Bruxelles, parodie gracieuse mais un peu risible, des choux ordinaires, il y a, également, et les commis droguistes et les professeurs sont du nombre, des hommes de Bruxelles.

M. Richomme avait été d’une sincérité généreuse en recommandant Fournisseaux à sa fille et à son gendre. Fournisseaux, qui n’avait jamais su lire, connaissait pourtant la droguerie aussi bien que son maître. Il en aurait remontré sur quelques points au fameux Émery lui-même, ce Voltaire de la droguerie. Nul n’était assez habile pour le tromper sur la qualité ou sur le prix d’une marchandise, vînt-elle du fond des Indes. Il la palpait, la flairait, la goûtait, et il disait : C’est telle chose, et cela vaut tant. Une fois, il couronna sa science par un fait qui mérite d’être cité. Un étranger avait présenté, aux plus fiers droguistes de Paris une poudre grise dont il prétendait avoir vingt ballots en grenier. Qu’était cette poudre ? voilà ce que ne put dire aucun d’entre eux, et ce qu’ignorait le vendeur lui-même, qui tenait la marchandise d’un parent mort sans avoir révélé le nom de son étrange legs. M. Richomme y laissa sa pénétration ; il renonça à deviner après avoir étudié, comparé, analysé l’embarrassante poudre. Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il à Fournisseaux. Fournisseaux prend la poudre, la regarde, la sent, la met dans la bouche, la savoure, et il dit en riant : C’est de la fiente de pigeon, monsieur Richomme ; nous pouvons la prendre à trois francs la livre. Fournisseaux était un génie ; Richomme l’embrassa.

Outre sa perspicacité, Fournisseaux possédait la force d’un bœuf. Il remuait des ballots de six cents livres, roulait des pipes de rhum comme on le ferait d’un simple cerceau, et il servait encore au magasin où l’on vendait aussi en détail. Levé à cinq heures, été ou hiver, il ne se couchait qu’à minuit, longtemps après que les commis étaient partis et que le teneur de livres avait méthodiquement essuyé toutes ses plumes, pris son parapluie et passé sous l’auvent du magasin. Il avait vu marier M. Richomme, naître et marier Lucette, et cela sans que sa position fût notablement changée. Trente-cinq francs par mois étaient ses appointements, qui s’étaient élevés à ce chiffre au bout de trente-neuf ans de service sans interruption. Mais qu’aurait-il désiré de plus ? Il laissait son argent dans la maison, où M. Richomme le faisait valoir, et il jouissait de toutes les paires de bottes, de tous les pantalons, de tous les gilets de son excellent maître, regrettant seulement parfois de n’être pas assez gros pour porter, sans y faire des plis, ces dépouilles de famille. S’il eût eu de la vanité, Fournisseaux aurait pu s’avouer que la fortune de son maître provenait en grande partie de ses conseils et de son activité. D’un mot, mais d’un mot plein de sens et de calcul, il fit un jour gagner cent vingt mille francs à M. Richomme. Pendant les cent jours, une panique entraîna tous les droguistes de la place de Paris à se défaire de leurs sucres. M. Richomme se disposait à les imiter ; il y avait déjà une parole presque donnée. Du haut d’une échelle où il était juché, Fournisseaux, témoin du marché sur le point de se conclure, dit à voix basse, et comme à part lui : Monsieur Richomme, gardez ! — Je garderai, répondit M. Richomme, je suivrai ton avis, Fournisseaux. — Trois jours après, les Bourbons rentrent ; révolution dans le commerce ; Richomme réalise cent vingt mille francs de bénéfice. Que veux-tu pour récompense, Fournisseaux ? lui dit son maître. — Une cravate rouge, monsieur Richomme. — Cherchez un dévouement plus beau chez les Grecs.

Ce qui est plus beau, c’est ceci :

Après la révolution de juillet, il y eut, chacun s’en souvient, une effrayante crise dans le commerce ; suspension de payement partout. M. Richomme avait quarante mille francs à payer le 23 novembre, et il n’avait la veille que quinze cents francs en caisse : il était fou. Dans la nuit il voulait se tuer. Fournisseaux met son habit gris, son plus beau gilet, et il sort : il va tout droit chez M. L…

Étonné, le banquier lui demande ce qui lui vaut la faveur de cette visite. Voilà les clefs de nos magasins, répond Fournisseaux ; je vous demande à emprunter quarante mille francs là-dessus. Je suis Fournisseaux, homme de peine de M. Richomme, le droguiste. — Cette confiance sublime frappe le généreux banquier. — Attendez un instant, monsieur Fournisseaux, lui répond M. L…, je reviens. — Dix minutes après, Fournisseaux descendait l’escalier de l’hôtel avec quarante billets de banque dans le chapeau. M. L… le rappela pour lui rendre les clefs.


III

Le gendre de M. Richomme était aussi d’une famille dont s’honorait le commerce de la droguerie. Son père avait été le fondateur d’une maison en grande renommée, non-seulement à Paris où était son comptoir principal, son centre commercial d’action, mais encore à l’étranger. Esprit vaste, il ne confondait pas le petit négoce avec l’industrie. Plusieurs voyages aux Indes et en Amérique, des études en chimie, des connaissances variées en botanique lui avaient donné des avantages extraordinaires sur ses concurrents, gens de boutique, façons d’épiciers et de pharmaciens de village. Quoique savant, il avait réussi dans presque toutes ses opérations pendant plus de quarante ans d’exercice. Sa mort légua à son fils, Alexandre Fleuriot, le gendre de M. Richomme, près de trente mille livres de revenu, indépendamment d’un nom en crédit et de l’établissement de droguerie du faubourg Saint-Antoine. Celui-ci s’éloigna encore plus que son père des traditions routinières de la spécialité ; peut-être s’en éloigna-t-il trop. Après avoir fait son droit, non pour être avocat, mais pour connaître à fond et savoir expliquer au besoin la législation commerciale, Alexandre Fleuriot prit en dégoût la profession de son père qui devait être la sienne. Au lieu de s’occuper, dans l’étude des lois, des rapports du commerce avec l’administration du pays, il ne s’attacha qu’à examiner la valeur, la portée et enfin la justice de la législation en elle-même. La politique l’entraîna, et il négligea pour elle les intérêts positifs de la maison qu’il était appelé à diriger au moment où son père se retirerait. Venu à une époque, facile à l’ambition des jeunes gens riches, il rêva, comme tant d’autres, celle de la tribune. Selon lui, il était mille fois préférable de tirer ce glorieux bénéfice de l’opulence de sa famille, que de chercher, au prix d’une foule de risques, à en grossir le chiffre. D’ailleurs, il voulait être député, et on comprend qu’il se posât les plus spécieux raisonnements du monde, pour avoir raison avec lui-même. Cette obstination fut un grave chagrin pour son père, enthousiaste de sa profession, et de vingt ans trop vieux pour comprendre l’indifférence de la jeunesse pour cette industrie qui commence au minéral le plus caché et ne finit pas aux plus hautes branches du cèdre. Son espérance s’était flétrie. Comme les Richomme, les Fleuriot, tous les Fleuriot, avaient marqué dans la droguerie ; et le dernier rejeton mentait à l’arbre tout entier. Il portait un fruit inconnu : la politique. D’année en année le chagrin de cette déception s’aggrava au fond du cœur du vieux droguiste, et le jour où son fils, eut l’honneur de se faire nommer président du comité électoral de l’arrondissement, il tomba malade. Son agonie ne fut adoucie, car il alla promptement aux extrémités du mal, qu’en apprenant que son fils allait se marier avec la fille de M. Richomme, un bon et vieux droguiste comme lui. Il mourut presque consolé ; il pensa qu’un petit-fils à venir vengerait ce moment de faiblesse et de désertion aux principes. Peut-être son fils lui-même y était déjà revenu, puisqu’il s’alliait aux Richomme. Cette dernière opinion de feu M. Fleuriot n’était pas bien fondée. Alexandre Fleuriot était entré dans la famille des Richomme, moins par un retour aux doctrines commerciales de sa race, moins, il faut aussi l’indiquer, par suite d’un amour profond pour Lucette, moins surtout pour augmenter sa fortune que pour profiter de l’influence de son beau-père sur les commerçants, les fabricants, et les industriels de tout genre, enclavés dans l’arrondissement dont il briguait la députation. M. Richomme le recommanderait, l’accréditerait auprès des douteux (et il y en a toujours tant !), le raffermirait auprès des bien intentionnés ; enfin il obtiendrait partout pour lui ce qu’il n’acquerrait jamais seul. Avant la dernière soirée où il venait d’être encore question de ces démarches à faire auprès des électeurs, Fleuriot avait déclaré ses intentions à son beau-père, tout porté, comme on l’a vu, à se mettre à la disposition du mari de sa fille unique, Lucette ; considération, plus puissante auprès de lui que celle d’avoir un gendre député. Le bonheur de M. Richomme était moins difficile à réaliser ; d’ailleurs, il était à peu près atteint : vivre obscurément à la campagne avec sa femme le reste le ses jours ; et il avait déjà un pied dans cette retraite si ardemment souhaitée. Dans huit jours il aura laissé pour toujours, derrière lui, les tours Notre-Dame, la rue Saint-Merri et l’enseigne du Balai d’or, triple souvenir doux à évoquer à distance, au milieu des foins et au bruit du feuillage des grands marronniers.

Lucette et Fleuriot étaient restés seuls auprès du feu depuis que M. Richomme et Fournisseaux avaient, à une heure bien indue pour l’un et pour l’autre, regagné le lit où le sommeil ne les faisait jamais attendre.

— Ne penses-tu pas, dit Fleuriot à Lucette, que cet appartement est fort ridicule auprès de celui de ton amie de pension, madame Desrobert ? Qu’il y a du goût dans l’arrangement de ses tentures et dans le choix de ses meubles ! On peut recevoir, quand on est ainsi logé ! et si l’on ne reçoit pas, quelle figure fait-on dans le monde ? de qui est-on connu ? comment se faire apprécier ? On est toujours gêné chez les autres. Peut-on même aller chez les autres, si l’on n’est pas en position de rendre les politesses qu’on vous fait ?

— Il est bien difficile, répondit Lucette, d’établir une maison sur un pied convenable dans le quartier où nous sommes, quelque désir qu’on en ait. C’est à peine si les fiacres veulent s’y rendre. Pas de trottoirs, pas de porte cochère.

— Pas de cour où faire tourner un équipage, ajouta Fleuriot. On ne peut guère se permettre que des soirées comme celle dont ton père a régalé ses amis, ce soir. Quels amusants personnages ! Il est vrai, se reprit Fleuriot, que j’ai aperçu trois électeurs parmi eux, hommes nécessaires ; il faut les ménager. Oui ! mais une fois député !

— Quand tu seras député, Alexandre, nous habiterons une belle rue, large, bien éclairée. La rue Saint-Louis, au Marais, par exemple.

— Non. pas la rue Saint-Louis, mon amie, mais plutôt la rue de la Ferme-des-Mathurins, près de la Madeleine. C’est riche ; c’est au bout du monde. On n’y peut aller qu’en voiture.

— C’est bien loin du marché Saint-Martin.

— Il y a des marchés partout à présent, fille de ta mère, dit Fleuriot en souriant de la naïveté, mais un peu dépité de voir sa femme n’être qu’à moitié encore de son éducation du monde.

— Et nous irons souvent au spectacle, n’est-ce pas, Alexandre, quand papa et maman seront partis ?

— Oui, sans doute. Le foyer des théâtres est un lieu où l’on rencontre les notabilités littéraires et politiques, les députés au sortir de la chambre.

— Ainsi, Fleuriot, nous aurons une loge à la Gaieté. C’est un bien joli théâtre.

— À l’Opéra, tu veux dire, ma bonne amie.

— À la Gaieté ou à l’Opéra, je n’y tiens pas ; mais pour cela, comme tu le disais, mon ami, il faut changer de quartier et habiter une autre maison. Comme Stéphanie et Adèle seront surprises quand nous les inviterons à dîner dans nos salons et qu’elles marcheront sur des carreaux tellement cirés qu’elles auront peur de tomber !

— On a des tapis dans les salons où l’on reçoit, ma bonne Lucette. Penses-tu ensuite que tes bonnes amies Stéphanie et Adèle seront à leur aise au milieu des personnes d’un autre rang que nous serons obligés d’inviter ? On doit toujours craindre de déplacer les gens simples qui sont une curiosité pour les autres et une gêne pour eux-mêmes, là où ils n’ont pas leur liberté.

— Je ne voudrais pas cependant me brouiller avec elles, mon ami, dit Lucette ; et ne plus les voir.

— Tu les verras toujours, mais plus souvent chez elles. Est-ce que je veux te déplaire, te tyranniser ? Je croyais que tu me comprendrais mieux, toi qui as été élevée chez madame d’Aubray, toi qui, dans un salon, ne dois rester étrangère à aucun sujet de conversation, car tu sais l’anglais, l’italien, un peu l’allemand, et tu as eu les premiers prix dans toutes les classes. Je ne pensais qu’aux occasions de faire valoir ton mérite, en te choisissant une société nouvelle.

— Tu es bon et tu as raison, Alexandre. Je serai comme tu voudras que je sois, pourvu, que tu m’aimes.

Fleuriot prit la main de sa femme.

— Elle n’est pas encore ainsi que je le désirerais, pensa Fleuriot. Richomme a déteint sur sa fille.

Les droguistes, Fleuriot avait raison, sont un peu comme l’outremer : un grain, écrasé par mégarde envahit les mains, le linge et jusqu’aux cheveux. On est bleu pour longtemps.

— Mais patience ! ajouta Fleuriot, une fois le beau-père parti, je la façonnerai à ma fantaisie. Bon cœur, esprit franc, et doux, mais habitudes de comptoir.

Et, en effet, Lucette était cela. Son mari la jugeait bien. Elle était le type des filles de la bourgeoisie commerçante. À la pension, elles ne diffèrent pas des demoiselles de l’aristocratie ; même visage, frais, plus frais souvent, même simplicité d’écolière, même degré au moins d’intelligence et d’aptitude. Voyez passer une ronde de ces jeunes filles dans le jardin d’une pension, sur le gazon anglais, et dites quelles sont celles qui descendent des comtesses et qui le seront dans un an, et celles dont les mères vendent des homards au marché des Innocents.

Tant que Lucette était à la pension, elle n’était qu’une jeune fille brune, aux yeux brillants, aux pieds un peu forts, car elle avait à grandir beaucoup ; mais dès qu’elle était chez elle, dès qu’elle respirait l’odeur du café ou du poivre, la métamorphose s’opérait, Venant en aide aux jours de sorties, les vacances de septembre l’achevaient. Pendant les vacances, son père lui faisait copier des factures, avec force agréments de plume, accolades et traits de toutes façons ; sa mère lui fourrait les bras dans des bouts de manches en serge noire ; son père lui disait : Copie-moi cette lettre ! Sa mère lui donnait des sacs de papier à étiqueter ; enfin elle avait presque la valeur d’un commis. Et la chose lui plaisant de plus en plus, elle y mettait toujours un peu plus d’amour-propre ; si bien qu’après huit ans de pension, balancés par seize mois au moins de vacances, elle avait acquis les connaissances variées d’une jeune demoiselle de la Chaussée-d’Antin et pris les goûts de son excellent père, M. Richomme ; goûts qui étaient aussi ceux de Fournisseaux.

— Une fois ton père parti, nous commencerons par faire peindre le magasin en bleu, dit Fleuriot en se levant.

— J’aimerais mieux que ce fût en vert, dit Lucette. Cela tient mieux. Le vert résiste a l’éponge.

— Nous-verrons, ma Lucette ; il est temps de nous retirer. J’ai à revoir, demain de bonne heure, les derniers feuillets de ma brochure aux électeurs de l’arrondissement.


IV.

On s’agitait beaucoup dans le magasin et autour du magasin de M. Richomme. Attroupés devant leurs portes, les commis des magasins environnants avaient quitté le comptoir, l’aune et la plume, pour être témoins de deux événements qui exerçaient leurs langues matinales comme ne l’eût pas fait un orage d’automne qui eût enlevé les tours Notre-Dame pour les déposer dans la plaine des Sablons. L’un de ces deux événements était le départ de M. Richomme pour sa terre des Petits-Déserts, l’autre l’enlèvement de la vieille enseigne du Balai d’or.

M. Richomme courait comme un cerf du magasin au premier étage, d’où il descendait des paquets, des porte-manteaux, des paniers et des sacs de nuit, et du magasin encore à la grande voiture de déménagements stationnée le long du trottoir. En suspens entre deux idées, il demeurait quelquefois, cinq minutes à la même place, tenant un carton à chapeau d’une main et une cage de l’autre. Puis il reprenait son activité brouillonne, sans remarquer que ses vieux voisins, marchands de nouveautés, quincailliers et droguistes, riaient entre eux de son costume inusité. Sa grosse tête de dogue, mais de dogue honnête, se voyait à peine sous un chapeau d’une dimension outrée, comme en portent les Brésiliens dans les pampas de l’Uruguay. C’était un feutre sans proportion avec le soleil de Paris. Il y entrait au moins la toison de dix castors. Aussi paraissait-il éprouver quelque difficulté à regarder devant lui sous un rebord avancé en manière de toit. Mais un homme qui renonce au monde pour vivre aux champs doit s’habituer à ces inconvénients, comme à porter des guêtres de cuir boutonnées tout le long de la jambe jusqu’au-dessus des genoux, supplice réalisé par M. Richomme, qui, emprisonné dans ce fourreau inflexible, marchait tout d’une pièce, ou plutôt ne marchait pas ; il avançait. Ses épaules étaient chargées de tout le mouvement de son corps : elles étaient prises dans un habit de chasse, semé de boutons à tête de sanglier, symbole de l’exercice violent auquel il se préparait et dont il se réjouissait en idée.

— C’est un autre homme, disaient des voisins, qui ajoutaient avec un peu d’envie : Voilà ce que c’est que d’être riche ; on se retire au bel âge, on va vivre à la campagne. Mais les Richomme ont toujours été heureux : c’est connu. Son père se retira à cinquante-cinq ans. Après tout, c’est mérité ; souhaitons-nous-en autant, voisin.

Attentif au moindre mouvement de son maître, Fournisseaux touchait à tout ce que touchait M. Richomme ; il marchait dans ses pas, regardait par ses yeux, parlait par sa voix ; en sorte qu’ils étaient deux, qu’il y avait quatre mains pour soulever un panier d’osier à porter au bout du doigt. Comment Fournisseaux aurait-il été moins dévoué à son maître à l’heure suprême de la séparation, lui, l’ombre portée de M. Richomme, le mur qui lui avait fait écho, le miroir où il s’était réfléchi pendant plus de trente ans ? Au fond de son cœur, il était désolé ; il perdait, le même jour, père, mère, patrie, en se séparant, en se disjoignant plutôt du droguiste de la rue Saint-Merri. On lui enlevait la moitié de lui-même, — de drap fort et ample dont il était l’humble et fidèle doublure. De son côté, M. Richomme ressentait un chagrin réel de s’éloigner de ce front étroit, mais où il lisait toutes les étiquettes de ses marchandises ; de ce nez retroussé et taché comme une fraise de l’arrière-saison, mais si vif, si sûr à distinguer la bonne de la mauvaise marchandise cachée ; de ce visage sans virilité, sans caractère, mais de la nullité la plus loyale de France. Depuis trois jours, il ne l’appelait plus que mon bon, mon petit, mon vieux Fournisseaux. Chaque fois qu’ils passaient ensemble sous la porte du magasin pour déposer dans la tapissière quelques piles d’assiettes ou quelques douzaines de draps ; ils relevaient la tête et regardaient, avec une confusion, avec une douleur communes, l’échelle destinée à l’ouvrier qui allait déclouer l’enseigne du Balai d’or. Ce n’était pas moins pour tous les deux que l’exécution en place publique de leur meilleur ami. Que d’éloquents regrets dans leurs regards et dans leurs soupirs dérobés aux autres ! sans se communiquer leurs pensées, ils semblaient se dire : Enfin le jour est venu ; le crime va se consommer, pleurons ! À force de passer et de repasser sous cette enseigne, ils s’attendrirent tant, que s’étant trouvés seuls un moment au fond du magasin, Fournisseaux exprima à son maître un désir que celui-ci avait déjà lu dans ses yeux. « Je vous la demande ! s’écria Fournisseaux, — Tu l’auras, répondit M. Richomme. — Et je la mettrai dans ma chambre, dit Fournisseaux, en travers, derrière mon lit ; et là, personne, ne viendra l’enlever ! — Je te remercie, Fournisseaux, répondit M. Richomme ; mais silence ! voici mon gendre et ma fille. »

Fleuriot mettait tout l’empressement dont il était capable, à convaincre M. Richomme du regret qu’il éprouvait de son départ, glissant à travers ses phrases filiales des sollicitations nombreuses pour que ses espérances électorales n’eussent pas à souffrir de cet éloignement. Comme pour prendre date de ses dernières instances, il offrit à son beau-père un superbe fusil de Lefaucheux, à deux coups, incrusté de nacre à la crosse. Radieuse surprise de M. Richomme, qui, dans ses rêves de chasse, où il se voyait déjà dépeuplant sans pitié le ciel et la campagne, n’avait oublié qu’une chose, c’était de se procurer un fusil. Rien ne se compare à sa joie, semblable à celle d’un enfant qui reçoit pour la première fois un tambour ; il retourne l’arme dans tous les sens, l’admire, la fait admirer à Fournisseaux, qui, dans son étonnement béatifique et timoré, dit à son maître :

— Prenez bien garde au moins de ne pas vous brûler la cervelle par imprudence.

Confiant dans son adresse, Richomme sourit de la naïveté de Fournisseaux, et coucha en joue sa fille et sa femme, la bonne madame Richomme, toute attendrie, toute contrite d’entendre au moment même sonner dix heures au clocher fêlé de Saint-Merri.

— Tu parais triste, femme, lui dit Richomme ; nous n’allons pas au fin fond de la Cochinchine. Elle t’a remué le cœur, cette vieille cloche de la paroisse.

— Elle a sonné la mort de ma pauvre mère, notre mariage, le baptême de notre Lucette et son mariage aussi. On n’est pas indifférent à ces souvenirs ; c’est plus fort que soi, Richomme.

— Bonne madame Richomme, dit tout bas Fournisseaux ; voilà un véritable cœur d’agneau ; elle vous regrette, celle-là ! Y a-t-il du bon sens à s’expatrier de sa rue, et de la plus belle rue de Paris, encore ! quand on est si riche ?

— Voyons, ne pleure pas, madame Richomme, je ne suis pas déjà trop brave, moi.

— C’est que c’est bien triste, mon ami, répéta la femme du droguiste, de perdre de vue ce qu’on a toujours eu sous les yeux pendant tant d’années.

— Je n’en disconviens pas, ma femme.

— Quand l’été nous nous mettions sur la porte, toi, en veste de nankin piqué ; moi, en robe de bazin rayé ; nous nous plaisions, tu t’en souviens, monsieur Richomme, à voir le marchand de nouveautés du coin, et tout le monde qui entre chez lui : c’est un petit Palais-Royal. Et madame Javiron, la mercière, qui venait nous dire bonjour ; et M. Nouëtte, le chapelier, ce bon M. Nouëtte que nous ne reverrons plus, qui t’offrait toujours l’étrenne de sa tabatière.

— Et la rue des Lombards, dit tout à coup Fournisseaux en jetant sa tête entre celle de madame Richomme et celle de son mari.

— Et la rue des Lombards ! répéta avec amertume madame Richomme.

— On ne te demande pas ici pour que tu viennes distiller ton mot, répliqua M. Richomme en frottant ses deux mains contre la crinière hérissée de Fournisseaux, moitié en maître fâché de tant de liberté, moitié en ami touché de la licence.

— Zoé, ne te monte pas ainsi l’imagination, s’efforça-t-il d’ajouter avec plus de calme ; si nous changions une ville pour une autre, je n’essayerais pas de te consoler ; mais nous quittons l’arrondissement et le quartier pour aller vivre à la campagne, aux champs, aux Petits-Déserts, où nous trouverons le repos. Ne désirais-tu pas le repos ?

— Sans doute, monsieur Richomme, sans doute.

— Nous fréquenterons des bourgeois retirés comme nous. N’as-tu pas dit cent fois : Toujours travailler ! pas de trêve à nos vieux jours !

— Je ne dis pas non.

— Sois donc raisonnable ; veux ce que tu as voulu.

— Et moi, je vous écrirai toutes les semaines, maman, pour vous donner des nouvelles de vos amis du quartier, de madame Farge, de madame Blessois et de votre ami M. Burdin.

— Oui ! ne manque pas, entends-tu, Lucette ? Mais est-on bien sûr, Richomme, que les lettres ne s’égarent pas d’ici aux Petits-Déserts ? C’est si loin !

— Tu n’y penses pas, madame Richomme ; je suis en correspondance réglée avec les négociants de Pondichéry.

— Alors, c’est différent, mon ami. Oui, écris-moi, Lucette ; mais forme bien tes lettres surtout, ma mignonne.

— Oui, maman.

Ici le dialogue auquel participaient. M. et madame Richomme, Fleuriot, sa femme et Fournisseaux, fut brisé comme par un coup de hache. On déclouait l’enseigne ! Fournisseaux eut un irrésistible mouvement d’indignation ; il se jeta comme un fou sur le fusil de M. Richomme. On eût tiré à bout portant sur son maître, qu’il ne se fût pas senti emporté avec tant de violence, Richomme le retint ; mais il tremblait en le retenant. Sa poitrine se soulevait à chaque coup de marteau de l’ouvrier ; non moins agitée, madame Richomme laissa tomber sa tête sur l’épaule de sa fille. Fleuriot était impassible. Les ambitieux n’ont pas de cœur. Dans le pauvre Fournisseaux, l’indignation comprimée se changea en larmes. Il pleura comme un enfant. Cet homme de rien, qui n’avait ni père, ni mère, ni parents, ni amis, éprouva ; tous les sentiments humains à la fois, et tous les sentiments de douleur, quand il vit descendre, couverte de toiles d’araignées, noircie, indéchiffrable, à demi brisée, la vieille, la vénérable enseigne du Balai d’or. À peine toucha-t-elle la terre, qu’il s’y précipita, la chargea sur ses épaules émues et traversa le magasin en criant : « Elle est à moi ! » Fournisseaux avait sauvé le drapeau, honneur de la maison. Il monta l’enseigne à sa chambre.

— C’est fini ! dit stoïquement Richomme : partons !


V.

Après avoir pressé la main à tous ses confrères les marchands du voisinage, après avoir distribué et reçu des adieux sur le seuil de chaque boutique, après avoir embrassé sa fille Lucette, son gendre Fleuriot, et frappé amicalement sur l’épaule de Fournisseaux, que le dévouement et la tristesse avaient rehaussé à la plus noble expression de la fidélité domestique ; après avoir placé sa femme dans la carriole de voyage, M. Richomme, le cœur abattu, mais délibéré, s’appuya sur le marchepied pour partir.

Un homme le retient par les pans de son habit. Il reste suspendu sur le marchepied.

— Que me veut-on ?

— C’est moi, monsieur Richomme ; Versolois.

— C’est vous, monsieur Versolois ; j’en suis bien fâché, mais vous le voyez, je pars pour ma terre.

— Je n’ai qu’un mot à vous dire ; un simple mot. J’ai une partie de cannelle…

— Il est trop tard. Je me suis retiré des affaires. Adieu, monsieur Versolois.

— Cent quintaux pur Ceylan. Une belle affaire.

— Impossible de vous entendre.

— Cinquante pour cent de bénéfice à réaliser dans trois mois.

— C’est beau, dit Richomme en abandonnant le marchepied et en touchant la terre.

— C’est superbe, monsieur Richomme, voyez les échantillons.

Et M. Richomme prit la cannelle, la brisa, la sentit et la goûta en s’écriant :

— C’est du fin, c’est du relevé. Vous dites cent quintaux. La place de Paris en manque.

— Cent quintaux, monsieur Richomme. Vous les prenez, n’est-ce pas ?

— C’est que je ne suis plus dans le commerce ; je suis rentier, je suis bourgeois, je suis un ermite.

— On est toujours dans le commerce pour d’aussi belles affaires. Quand faut-il livrer ?

— Puisque vous m’y forcez, livrez tout de suite. Mais je ne mets point de signature. Tout au comptant, rien qu’au comptant.

— Comme il vous plaira.

— Fleuriot, cria Richomme à son gendre, tu régleras au comptant avec M. Versolois cent quintaux de cannelle. Adieu, monsieur Versolois ! c’est ma dernière affaire dans ce monde.

Cette affaire avait retardé d’une heure le départ de M. Richomme.

Comme il remontait une seconde fois en carriole, un homme plus fort que lui le prit par le milieu du corps et le remit à terre.

— Tiens ! c’est toi, Demarrois.

— C’est moi, Richomme.

— Tu arrives à temps, Demarrois, pour m’embrasser. Je pars pour les Petits-Déserts. Je ne suis plus dans le commerce. Souhaite-moi un bon voyage.

— Un moment. J’attends de notre vieille amitié que tu m’endosses ces huit lettres de change que j’ai souscrites à Bruny. Tu sais que je suis d’une exactitude éprouvée.

— Je le sais, mais j’ai rompu avec les affaires…

— Mais pas avec l’amitié, Richomme. Nous avons fait nos campagnes ensemble ; tu as été plus heureux, Dieu soit béni ! Ce n’est pas une raison pour me désobliger…

— Moi, te désobliger !

— Signe donc vite !

— Allons ! ce sera ma dernière signature.

— Fournisseaux, une plume et de l’encre.

— J’en étais sûr, Richomme ; tu es un ami rare.

Sur son chapeau, Richomme signa une à une les huit lettres de change et les rendit à Demarrois, qui s’en alla content après avoir encore enlevé une heure au bonheur rural de son ami.

— Pour cette fois, je partirai, dit Richomme en courant à la carriole au fond de laquelle sa femme s’était endormie.

— Monsieur, je suis votre huissier, lui dit un homme qui s’interposa entre lui et la carriole.

— Je vous reconnais bien, monsieur Rameau, mais laissez-moi passer. Je monte en voiture pour ma terre des Petits-Déserts. Adressez-vous à mon gendre Fleuriot qui me remplace. Adieu.

Ceci ne concerne que vous. M. Jérumin a fait banqueroute.

— Banqueroute !

— Vous êtes pour vingt-deux mille francs dans la faillite.

— N’en parlons plus. C’est un malheur ; mais permettez-moi de monter.

— Encore un mot. M. Jérumin laisse quelques milliers de charbon…

— Que m’importe ? J’ai déjà fait mon deuil de cet argent.

— Quelques barriques de goudron…

— J’abandonne tout.

— Deux immeubles, rue de l’Homme-Armé.

— Laissez-moi tranquille ! Monsieur Rameau, je vous le répète : abandon complet de tout. Je l’ai assez répété.

— Vous ne le pouvez pas, monsieur Richomme,

— Comment cela ?

— Comme vous êtes le plus fort créancier, vous avez été nommé syndic de la faillite.

— Syndic ! syndic ! Il faudra que j’assiste à toutes les assemblées de créanciers tous les huit jours. Mais ma terre ! mon repos !

— J’en suis désolé ! c’est indispensable.

— Ah ! c’est ce que nous verrons, s’écria M. Richomme, en poussant M. Rameau, en s’élançant dans la carriole et en fouettant le cheval de toute la longueur de son bras.

Il fut bientôt sur les quais, et alors, laissant la conduite de la carriole au conducteur, il s’enfonça dans un coin, la tête cachée sous son chapeau cyclopéen, de peur d’être aperçu par quelque négociant, courtier ou commis en rapport avec sa maison de droguerie.

— Enfin je suis heureux ! je suis libre ! murmura-t-il quand il eut aperçu les arbres plantés au delà de Bercy. Je n’ai plus aucun lien avec Paris !

Cependant M. Richomme, malgré son exclamation, pensait à son achat des cent quintaux de cannelle, à sa signature apposée au bas de huit lettres de change, à sa nomination de syndic dans la faillite de M. Jérumin. Si la cannelle allait baisser tout à coup, si Versolois ne payait pas ; soucis, remboursements : si le tribunal de commerce le forçait à être syndic ?…

Voilà cet homme retiré des affaires. Debout sur le marche pied, il avait contracté trois préoccupations chagrines qu’il emportait dans sa retraite. Mais la carriole traversait Charenton, Jamais M. Richomme n’avait vu la jonction de la Marne et de la Seine. Il admira.


VI.

Pressé de rajeunir l’établissement de la rue Saint-Merri, malgré les remarques si sensées de son beau-père, Fleuriot appela les architectes, les maçons, les menuisiers, les peintres, et les restaurations locales commencèrent avec une effroyable activité. Comme des hommes politiques, les maçons ne reconstituent qu’après avoir tout démoli autour d’eux ; sous la pioche de fer et le levier, les murs de la maison de droguerie furent renversés ; les plafonds s’écroulèrent ; des ruisseaux de poussière sortaient des croisées et des portes, des poutres monstrueuses barraient l’entrée. La besogne fut longue, Fournisseaux en maigrissait à vue d’œil : chaque coup de marteau tuait une de ses habitudes, pulvérisait un de ses souvenirs ; où il cherchait un mur, il heurtait un escalier ; où il croyait trouver l’escalier, il rencontrait le vide ; où il se figurait pouvoir passer, il se cognait le front. Sa chambre même ne fut pas respectée ; on en troua la cloison pour ménager une ouverture à une bouche de chaleur, et on démolit l’étroite bande de plomb qu’il ornait de pots de réséda, afin de laisser l’espace libre à une chaîne électrique ; car la maison s’arma d’un paratonnerre, autre douleur pour Fournisseaux.

Après l’invasion des maçons eut lieu l’invasion des peintres : portes, volets, corniches, reçurent un vernis élégant et frais ; on imita le marbre et le granit aux soubassements : la maison, de la tête aux pieds, fut magnifique et empestée ; mais que ne souffre-t-on pas pour être beau ? L’amour-propre de Lucette s’enivrait à l’odeur de l’essence comme l’esprit d’un buveur à l’aspect d’une cave de Bercy, remplie de Champagne et de xérès. Dans le travail des embellissements, elle avait été chargée par Fleuriot du choix des papiers à tapisserie. Elle n’acheta chez son marchand que des papiers à sujets, historiques ; elle s’engoua pour la Fête du soleil chez les Incas, l’entrée des Français à Madrid, et l’établissement des braves de l’armée de la Loire au champ d’asile. Grand Dieu ! avait dit Fleuriot en voyant ces papiers ; mais, ma chère amie, ce sont là des papiers de restaurant ; c’est d’un goût suranné, permets-moi de te le dire. Rapporte au marchand ces vieilleries de vingt ans et demande-lui un papier uni, gris tendre, ondulé et jouant le satin. — Un peu blessée de la leçon, Lucette avait corrigé son erreur, tout en regrettant et les Incas avec de si ébouriffantes plumes sur la tête, et le temple du soleil d’un si magique effet entre deux trumeaux. Aux grands applaudissements de Fleuriot, elle fit couvrir les murs d’un papier exquis, si exquis, que Fournisseaux, chaque fois qu’il entrait dans les appartements, ôtait ses souliers, son chapeau, et faisait par mégarde le signe de la croix. Son émotion était celle qu’il éprouvait en entrant dans l’église de Saint-Merri, sa paroisse. Mais son respect devint de la tristesse et presque de la mélancolie, lorsque les peintres enlevèrent aux boîtes du magasin leur croûte de couleur de boue pour les habiller d’une couche de bleu, ainsi que l’avait arrêté Fleuriot dans son système d’améliorations ; et, profanation indicible aux yeux de Fournisseaux, lorsqu’ils effacèrent les anciennes dénominations des marchandises enfermées comme échantillon dans ces boîtes, pour les remplacer par les désignations prises dans la nouvelle nomenclature chimique. Le bicarbonate de soude le mettait au désespoir : bicarbonate ! le deutoxyde le crispait. Jamais il n’apprendrait ces mots-là, il était trop vieux ; il se respectait trop. Il lui paraissait odieux d’appeler la pierre infernale, nitrate d’argent. Pierre, parce que c’est une pierre, disait-il ; infernale, parce qu’elle brûle ; nitrate d’argent ! les misérables.

Le mauvais vouloir de Fournisseaux devint à la fin trop visible aux yeux de son maître, qui le traita fort mal un certain jour. Fleuriot imagina de donner à Fournisseaux une espèce de livrée obscure, indéterminée ; sans aiguillettes ; un habit-veste à boutons d’or ornés d’un filet. La transition à la livrée complète était adroite ; l’essai fut cependant vivement rejeté par le commis, trop habitué à aller en manches de chemises et à porter dans les grandes occasions un bonnet de papier gris ; c’était pour lui changer de religion ; il refusa. Fleuriot le regarda avec un air qui voulait dire : Vous êtes libre, monsieur Fournisseaux, de vous vêtir comme vous l’entendez ; mais je suis libre aussi de vous renvoyer. Ce regard fut un saumon de plomb sur la poitrine de Fournisseaux. Ce n’est pas ainsi, pensa-t-il, que M. Richomme se conduisait avec moi ; il m’eût battu plutôt, mais il ne m’eût pas regardé. Est-ce que je saurais jamais porter ce bel habit, moi ! cela m’irait comme une soutane d’archevêque à un loup. Mais comme il m’a regardé ! ton compte est fait, se dit Fournisseaux ; je ne digérerai jamais ce regard. !

Pourtant, trois jours après, Fournisseaux était au magasin en superbe livrée brou de noix et en cravate blanche. Il avait cédé. Mais qu’il était honteux dans cet habit ! Il se cachait tant qu’il pouvait ; il se fourrait dans les coins ; et pour cinq cents francs, il ne se fût pas mis sur la porte. Douleur nouvelle, le soir, le gaz, dont il était l’ennemi personnel, illumina le magasin. C’est à faire périr toutes les marchandises, murmurait-il ; en trois jours de temps nos sucres seront cuits. Mais que leur a fait l’huile ? Pour peu que cela dure, ajoutait-il, ils changeront la manière de parler.

Ce même soir d’éclairage au gaz, c’est-à-dire d’inauguration pour le magasin, ou, pour mieux s’exprimer, d’inauguration pour la maison, Stéphanie et Adèle vinrent rendre visite à Lucette, qu’elles n’avaient pas vue pendant le remue-ménage des réparations. Elles furent reçues avec joie par Lucette, empressée, on le suppose, de leur montrer le résultat brillant des changements opérés.

— Oh ! que c’est beau ! s’écrièrent-elles toutes deux ensemble en montant au premier étage par l’escalier éclairé au gaz. C’est comme aux Tuileries.

— Tu trouves ? dit Lucette à Stéphanie.

— J’aurais peur de salir ce joli bois, si j’y appuyais ma main, ajoutait Adèle.

— Et quand elles verront le salon, pensait Lucette, que diront-elles ?

Les deux amies ne dirent rien en voyant le salon ; L’éblouissement fut si vif, si profond, qu’elles se turent et qu’elles furent obligées de s’asseoir. Elles étaient pétrifiées d’admiration. Les lampes brûlaient, le feu des deux foyers rougissait sous le marbre, et solennisait l’acajou et le palissandre de chaque meuble. Les grappes du lustre en cristal les fascinèrent.

— Approchons-nous du feu, dit Lucette à ses amies pour les encourager. Il ne fait pas très-chaud ce soir.

C’est à peine si Stéphanie et Adèle osèrent s’asseoir près du feu, tant leurs petits bonnets de tulle ; leurs robes simples, les humiliaient devant tant de richesses mobilières.

Elles auraient été muettes tout le temps de l’entrevue, si Adèle, qui s’était laissée tomber dans un vaste fauteuil à roulettes ; n’eût, en cherchant un point d’appui à terre, fait rouler le fauteuil loin de la cheminée. Et plus elle voulait l’arrêter, plus elle roulait avec lui ; en sorte qu’en prolongeant cette lutte, elle fut bientôt au bout du salon, toute honteuse et toute riante de sa gaucherie. Comme Lucette et Stéphanie, riaient également de leur côté avec la même franchise, la timidité générale s’envola, et les bonnes amies s’épanchèrent.

— Comme on donnerait un beau bal, ici, dit Stéphanie.

— On pourrait aisément former six quadrilles, ajouta Adèle.

— Et nous danserons, je l’espère, avant la fin de l’hiver, dit Lucette. Et si vous valsiez un peu ! — J’ai là mon piano.

— Je veux bien !

— Et moi aussi !

— As-tu quelques airs de Musard, là, Lucette ?

— J’ai toutes les contredanses et les valses de Musard ; mais je les cache ; mon mari prétend que ce n’est pas assez sérieux. Mais en place, mesdemoiselles, en place !

Au son du piano, Adèle et Stéphanie, si timorées d’abord, valsèrent comme deux folles, autour des tables chargées de porcelaines, sous le beau lustre à girandoles, faisant voler à grandes bouffées sur leur passage des tentures des rideaux. Et Lucette était aux anges ; elle s’épanouissait ; elle riait ; elle était si heureuse et si gaie, qu’elle sonna pour que Fournisseaux montât du cassis et trois petits verres. Après la danse, les rafraîchissements.

— Vous n’aviez pas besoin de sonner, mademoiselle, j’étais là, je regardais danser entre les deux battants de la porte. Ah ! vous étés une bonne petite bourgeoise, vous ! Le sang de M. Richomme ne peut mentir. Pas fière !

— Va donc chercher ce cassis, bavard !

— À la bonne heure, elle me maltraite celle-là ! Il n’y a plus qu’elle pour m’appeler gourmand, paresseux, bavard !

Fournisseaux monta le cassis, et les trois amies allaient boire à leur fraîche santé et au bonheur d’avoir bientôt un bal dans les beaux salons.

Les trois petits verres restèrent en l’air.

Fleuriot entrait au salon.

— Continuez, mesdemoiselles, je vous prie, dit-il, mais d’un ton qui figea l’hilarité des trois amies. Ma présence n’est pas celle d’un étranger ; que je n’interrompe pas le plaisir que vous avez à être réunies. Je vous remercie de venir tenir compagnie à ma femme. Je te charge, Lucette, de rappeler ces demoiselles à leur gaieté, et je vous demande pardon de ne pas rester avec vous. Un travail m’appelle dans mon cabinet. Bonsoir, mesdemoiselles.

— Adieu, Lucette ! s’écrièrent Stéphanie et Adèle dès que Fleuriot ne fut plus là ; adieu, amie. Viens nous voir le plus souvent que tu pourras. — Recommandation qui, à peu près, voulait dire : Nous ne reviendrons pas tous les jours.

— Mon mari vous paraît peut-être un peu froid ; C’est de la politesse chez lui. Il voit beaucoup le grand monde ; où il faut être froid, m’a-t-il dit, pour paraître bien élevé ; Fleuriot est bon.

— Nous le trouvons charmant, dit Adèle, qui, ainsi que Stéphanie, était déjà dans d’escalier ; nous nous en allons parce qu’il est tard. Adieu ; bonne !

— Serez-vous chez madame Canillon, dimanche ? leur demanda Lucette à voix basse du haut de la rampe.

— Oui.

— Eh bien, j’irai. Jouera-t-on au loto ?

— On jouera au loto et au furet.

— Bon ! je n’y manquerai pas.

— Nous t’attendrons.

— Oui.

— Adieu !

— Adieu !


VII.

Quand Fleuriot sortit de son cabinet pour passer dans le salon, sa figure exprimait un contentement dont il ne tarda pas à confier la cause à sa femme. Glissant son bras sous celui de Lucette, il la souleva doucement de la place qu’elle occupait près du feu, et ils se promenèrent à petits pas. Il y a des moments où les hommes prennent la joie de leur ambition pour de la tendresse ; et parce qu’ils ont besoin de livrer passage à la lave de l’orgueil qui les tourmente et les brûle, ils s’imaginent avoir de l’amour ou de l’amitié. Fleuriot souriait au joli visage de sa femme en s’inclinant sur elle ; et, par moments, il quittait son appui docile pour se frotter les mains avec la trivialité du parvenu. Au bout de vingt ans de grandeur et de prospérité, un parvenu se frotte encore les mains.

— Sais-tu d’où je viens, Lucette ?

— Du cercle des droguistes, sans doute ?

— Tu plaisantes ! Moi au cercle ! J’ai fait ma première visite aux électeurs de l’arrondissement.

— Mais tu avais promis d’attendre les lettres d’introduction que devait t’écrire mon père.

— J’ai brusqué la partie. D’ailleurs, je suis justifié de ma hardiesse. J’ai réussi.

— Ah ! tant mieux, mon ami. Bien vrai ?

— Pleinement réussi. On se fait des montagnes de tout, quand on est à distance. Et crois-tu que j’aie suivi à la lettre les leçons de ton père, que j’aie fait mes visites à pied, que j’aie ôté mes gants blancs avant d’entrer, que je me sois fait petit peuple, boutiquier détaillant, pour manger les votes dans la main des électeurs ? Comme tu me vois. Tout en noir, en gants blancs ; mon cabriolet à la porte.

— Raconte-moi cela, dit aussitôt Lucette en soufflant sur les deux bougies placées sur le piano.

— Pourquoi éteins-tu ces bougies, mon amie !

— Mais par économie, mon ami : puisque la lampe est allumée, à quoi bon les bougies ? nous y voyons assez pour causer.

— Soif ! dit Fleuriot en se mordant les lèvres. Il reprit : J’ai d’abord rendu visite aux électeurs de la rue des Lombards. Quelles excellentes gens ! Heureusement je me suis présenté le premier ; car, entre nous, je crois qu’ils sont pour le premier venu. Leurs femmes, surtout, m’ont parfaitement accueilli. Notre maison, les émerveille. Ils sont au courant des embellissements, qu’ils louent outre mesure, — pour être invités à dîner, sans doute. Je ne saurais te dire celui que j’ai trouvé le plus facile à ma proposition de les représenter. Ils adhéraient à tout ce que je disais. « Mais comment, monsieur Fleuriot, — je te répète ici leurs propres expressions, — nous sommes tout à vous. Vous nous faites vraiment trop d’honneur en prenant la peine de passer chez, nous pour si peu. Vous n’aviez qu’à nous écrire deux mots, et votre but aurait été rempli. » Là-dessus, je remerciais, et je sortais accompagné de leurs politesses et de leurs saluts jusqu’au milieu de la rue. Voilà l’histoire de presque tous les marchands en boutique. Les troisièmes et quatrièmes étages étaient plus rudes, non à cause de la résistance des locataires, mais, au contraire, à cause des monstrueuses et fastidieuses avances dont ils m’accablaient, eux, leurs femmes, leurs enfants et leurs petits-enfants. Assis au milieu de l’atelier, j’étais comme un spectacle, comme une lanterne magique en plein jour. Les marteaux et les limes restaient suspendus dans la main des ouvriers ébahis de me voir ; les femmes tournaient autour de moi sous différents prétextes ; les enfants s’apprivoisaient jusqu’à sauter sur mes genoux ; ils m’embrassaient avec leurs doigts noirs et leurs lèvres barbouillées de confiture, tandis que le chef de la maison, le bonnet à la main, les lunettes au front, le tablier sur la poitrine, m’assurait de son dévouement politique. Mais pourquoi es-tu ainsi gênée en marchant, ma Lucette ; te serais-tu blessée au pied ?

— Non, mon ami ; c’est que je m’applique à ne jamais poser les pieds sur les roses du tapis de peur de les faner ; je ne marche que sur le fond.

Autre innocence, pensa Fleuriot, qui, après avoir dit à sa femme que les tapis étaient faits pour être usés, reprit ainsi :

— Moins pour m’attirer des suffrages dont j’étais sûr, que pour répondre à tant de preuves d’amitié, j’ai acheté aux uns des chenets, aux autres des pendules ; j’ai pris des garnitures de boutons, des ressorts de montres, des bobines de soie, des boîtes de dragées, et jusqu’à de la gelée de coings. On ne tardera pas à l’apporter ces divers objets qui témoignent de ma sollicitude pour le commerce de l’arrondissement. Ainsi, sauf des accidents impossibles à prévoir, je serai élu à l’unanimité.

— Que je serai heureuse le jour où tu seras nommé, mon ami ! Ne donnerons-nous pas un bal ce soir-là ?

— Plus tard, nous aurons une soirée ; tu en composeras le personnel avec moi. Je suis sûr que le choix des dames fera honneur à ton discernement exquis. Tu ne peux pas me laisser toute la charge de représenter la maison dans les occasions importantes. Tu t’acquitteras à merveille de ton emploi le plus brillant, le plus doux, le plus aimé, dès que tu auras consenti à comprendre notre nouvelle position et les petites gênes qu’elle impose à côté de tant de compensations. J’ai eu aussi des amis de collége, bons compagnons, toujours revus avec plaisir ; je m’en souviens ; je les sers quand je le peux, mais j’obéis, tout en les aimant, à la nécessité de ne pas les fréquenter trop intimement. Je te demanderai de ne pas les déranger de leurs habitudes, pour les inviter à cette soirée que je projette.

— Je comprends pourquoi Fleuriot me dit cela. Il ne veut pas décidément chez lui de Stéphanie, d’Adèle et de mes autres amies ; comme c’est injuste, pourtant ! — Mon ami, répondit-elle avec le bon sens le plus naïf et parfaitement dans la question, quoiqu’elle parût en être à cent mille lieues : c’est donc bien mal que de boire du cassis avec ses amies ?

Toutes les paroles du monde n’auraient pas mieux résumé le fond des pensées de Fleuriot, qui, avec toutes ses circonlocutions polies, ses détours et ses comparaisons, n’avait pas voulu dire autre chose : blâmer sévèrement Lucette d’avoir reçu ses amies, trop au-dessous d’elle maintenant, et de s’être montrée trop familière dans ce rapprochement irréfléchi. Fleuriot n’osa pas soutenir que telle n’avait pas été son intention.

Pour terminer une si belle journée politique, Fleuriot proposa à sa femme de lui lire la première partie de sa brochure, déjà tirée en épreuves.

Ils s’assirent auprès de acheminée : Fleuriot commença la lecture. À la première page, Lucette ouvrit de grands yeux pour prouver qu’elle était bien attentive. Elle crut comprendre.

Dès la troisième page, elle s’avoua que c’était trop beau pour elle. Elle admira son mari.

Vers le quart de la brochure, elle s’imagina que de la cendre lui était volée dans les yeux. Elle se les frotta.

Cette cendre était encore de l’admiration, mais sous les traits du sommeil. Malheureusement Lucette ignorait que c’est une faute impardonnable de céder à cette espèce d’estime pour un auteur, fût-on sa femme.

De page en page, la léthargie fut plus pressante, et Lucette n’y résistait pas, soit en se pinçant les côtes, soit en se mordant les lèvres, soit en retenant longtemps sa respiration. Bref elle s’endormit.

Lorsqu’en relevant la tête, Fleuriot s’aperçut que sa femme dormait, il fut douloureusement blessé dans son orgueil de mari et de candidat à la députation. Quel avant-goût du succès ! Il n’était pas possible que des phrases si éloquentes, des pensées si justes produisissent cet effet-là. Sa femme, à coup sûr, manquait d’élévation dans l’esprit ; la condition du père Richomme avait à jamais perdu le goût de Lucette. C’est ce que pensa Fleuriot de sa pauvre femme, qu’il laissa, pour la punir, endormie au coin du feu.

Sous tout écrivain blessé, quel qu’il soit, il y a un Néron.


VIII.

Enfin, après-bien de pénibles soubresauts et de longues haltes, la carriole atteignit la propriété des Petits-Déserts, dans les parages de Montereau. Comme il était fort tard lorsque M. Richomme et sa femme mirent pied à terre chez eux, ils travaillèrent une partie de la nuit, aidés de leurs nouveaux domestiques, à rentrer les meubles indispensables. Les murs du plain-pied étaient humides, mais c’est tout naturel ; pensa M. Richomme, les appartements n’ont pas été occupés depuis l’arrière-saison, et d’ailleurs le dernier locataire manquait de soins, — ce qu’on dit toujours des derniers locataires. En frissonnant, il mit du bois dans tous les foyers, dans le double but de chauffer la maison et de se chauffer lui-même. Un quart d’heure après, la maison était noire de fumée ; on y étouffait. Je n’avais pas prévu ce léger inconvénient, pensa encore l’heureux propriétaire qui toussait à tous les coins ; après tout, le temps est à la neige, et il est également possible que le dernier locataire n’ait pas fait ramoner les cheminées. Quels vices n’ont pas les derniers locataires ? Cependant les meilleures explications n’ayant pas la vertu de dissiper la fumée, Richomme ouvrit toutes les croisées, et il jouit aussitôt d’un air parfaitement glacial ; sa pauvre femme grelottait, sans avoir autant de philosophie que lui. Quand le bois fut consumé, la fumée cessa ; et la maison ne fut pas plus chaude. Loin d’être entravé par ce petit accident, dont un homme décidé à vivre de la vie des champs ne doit pas s’effaroucher, Richomme proposa à sa femme de visiter en détail les appartements de la maison où ils étaient destinés à passer le reste de leurs jours. Madame Richomme aurait désiré remettre cette jouissance au lendemain ; son mari n’y consentit jamais. Les propriétaires sont comme les amants, pour eux demain n’existe pas. Un flambeau à la main, son manteau de voyage sur les épaules, précédant madame Richomme, l’ex-droguiste de la rue Saint-Merri commença la promenade à travers les pièces de son Escurial. Le premier salon où ils pénétrèrent était assez remarquable dans ses proportions, mais rien n’en égalait la tristesse : les rideaux des fenêtres étaient noirs, le parquet sombre, les fauteuils étaient en crin, ainsi que le canapé ; les tables en ébène, sans incrustation.

— C’est peu gai, pour nous, murmura Richomme ; toi qui aimes le vert, madame Richomme, et moi le ponceau. Assurément le dernier locataire n’avait pas de goût, ajouta-t-il.

Par malheur, le dernier locataire avait vendu son mobilier en vendant sa propriété à M. Richomme.

— Voyons l’autre pièce, dit M. Richomme ; tout ne se ressemble pas peut-être.

À beaucoup d’égards, l’autre pièce pouvait passer pour un salon de compagnie : beaucoup d’espace, des tentures riches, un plafond à corniches ; un tapis, des tableaux, de beaux meubles. Cependant M. Richomme recula sur sa femme qui le suivait pas à pas. Déplorable similitude ! Ainsi que l’appartement précédent, le salon de compagnie, tout tendu de noir, était lugubre comme une chapelle ardente.

— Décidément, le propriétaire qui nous a vendu sa maison était fou, dit Richomme.

— Peut-être, mon bon ami, était-il en grand deuil, répliqua plus sagement sa femme.

On verra bientôt que madame Richomme ne se trompait pas.

— Fleuriot aurait dû m’avertir, pensa Richomme ; je n’aurais pas acheté, les meubles meublants. C’est à vous donner du noir dans l’âme ; n’est-ce-pas, ma femme ?

Résigné pourtant à ce funèbre mobilier, il poursuivit son inspection, et il ouvrit la porte de l’appartement du fond, lieu retiré, espèce de cabinet d’étude, orné d’une bibliothèque. Ici le propriétaire avait mis un terme raisonnable aux témoignages de sa désolation morale ; mais si ce cabinet n’était pas en grand deuil, les livres de la bibliothèque n’étaient pas faits pour égayer l’âme. Richomme frémit en lisant de pareils titres : Nuits d’Young ; la Lente Préparation à la Mort, poëme traduit de l’anglais ; Choix de Tristesses, ou collection des meilleurs morceaux élégiaques. Il n’alla pas plus loin, le cœur lui faillit ; en tournant le dos à ces épitaphes, il se promit de renouveler le mobilier de fond en comble. Las de ces petites contrariétés locales, dont pourtant il ne s’exagérait pas l’importance, il alla se coucher plein de la joie, si longuement attendue, de se mettre au lit, libre de tout souci d’affaires pour le lendemain, dégagé de toute préoccupation, comme le laboureur de Virgile. Heureuse indifférence si propice au sommeil !

Soit que les draps fussent trop froids, soit qu’il n’eût pas l’habitude du nouveau lit, Richomme, glacé, perdu, dépaysé dans celui où il s’étendit, ne ferma pas l’œil de la nuit. Aucune attitude ne vainquit l’insomnie. Plongé dans le silence compacte qui règne autour des campagnes pendant l’hiver, les heures lui furent, d’une longueur de poëme. Au moins, pensa-t-il sans oser, le confier à sa femme qui ne dormait pas plus que lui, on entend toujours rouler quelques fiacres, la nuit, dans le quartier des Lombards, et on sent qu’on est parmi les vivants ; mais ici, rien. Et puis ces salons noirs, ces meubles noirs, cette bibliothèque sinistre, lui revenaient à la mémoire ; souvenir désagréable. Cependant sa raison lui conseillait de ne pas juger le caractère des nuits qu’on goûte à la campagne par celle dont il désirait la fin. Chaque innovation a ses surprises. Le lendemain, il dormirait mieux ; le lendemain, compensation à ces légers ennuis, il verrait, dans tout son éclat, sa belle propriété des Petits-Déserts.

Quand le jour fut venu et que Richomme, un peu brisé du mauvais dormir, s’approcha de la croisée ; il aperçut la campagne couverte de neige ; aucune verdure ne teignait cette couche monotone. Il frissonna. Mais la réflexion lui ayant aussitôt démontré qu’on doit accepter les saisons avec leurs bons et leurs mauvais jours, il dit à sa femme, dont il redoutait le découragement à un si beau début de la vie champêtre :

— Voilà un superbe temps pour la chasse. On chasse abondamment certain gibier par la neige ; Allons ! mes guêtres, ma carnassière et mon fusil. La chasse ! la chasse !

— Mais tu vas gagner un gros rhume, monsieur Richomme, y songes-tu ?

— Bah ! ce froid ragaillardit. L’exercice est bon : je ne suis pas venu ici pour dormir…

— Tu dis plus vrai que tu ne le supposes, Richomme, si toutes les nuits doivent ressembler à la première.

— Cela n’est rien : nous avons payé la bienvenue. N’en parlons plus. Je donnerais volontiers cent francs pour envoyer à Fleuriot un lièvre tué de ma main, dans mon parc ; un lièvre ou autre chose.

— C’est imprudent à toi, Richomme, de sortir si matin sans prendre ton café à la crème.

— Un verre de vin blanc me suffira. Voilà la vie champêtre, madame Richomme ! béni soit Dieu ! nous la tenons enfin.

— Mais ne reste pas longtemps dehors, entends-tu ?

— Cela dépendra du gibier. À ta santé, ma femme, dit Richomme en avalant d’un trait un verre de vin blanc, pour sacrifier aux bons usages rustiques.

— Eh ! prends garde de tuer quelqu’un, mon ami… Un malheur est bientôt arrivé.

Cette réflexion de sa femme entraîna Richomme à se souvenir de Fournisseaux qui, la veille, lui avait dit aussi de ne pas se brûler la cervelle dans un mouvement d’inexpérience.

Voilà le bon droguiste courant le gibier dans son parc, où il n’y avait, à vrai dire, ni parc ni gibier, mais une mer de neige. Il ne voyait pas une plume d’oiseau. Patience ! dit-il, j’entre en fonctions. Allons plus loin. Sobre par habitude, Richomme fut bientôt ravagé par le verre de vin blanc, qu’il avait si fièrement avalé avant de partir. Ses tempes et ses oreilles sifflaient ; parfois la neige lui paraissait rouge, et il tremblait. Au bout de trois heures il rentra à la maison, les jambes roides, le nez bleu, les lèvres gercées et les cils cristallisés. Un grand feu qu’on alluma bien vite au salon, un bouillon succulent, une côtelette et du café, relevèrent graduellement la vitalité si compromise de notre heureux propriétaire. Sa femme se garda bien de lui demander si la chasse avait été productive. De lui-même il s’imposa la poignante modestie d’avouer qu’il n’avait pas même déchargé son fusil pendant ces trois heures de marche. Et pour être juste il fallait dire qu’il n’y avait pas trace de gibier, dans l’air à cause de l’excessive rigueur du temps. Ce jour-là, Richomme ne quitta pas son bon fauteuil près de la cheminée. À son attitude pensive on voyait qu’il revenait déjà sur quelques-unes des erreurs où tombent d’ordinaire les gens de la ville en se peignant avec trop d’avantages les voluptés champêtres. Néanmoins Richomme, en esprit éprouvé, se mettait au-dessus de beaucoup de petites déceptions, inséparables après tout du chapitre des illusions humaines. L’hiver est rude partout, se disait-il, tout en ne repoussant pas le souvenir de sa chambre à coucher de la rue Saint-Merri, d’une température si bonne et si égale que des oranges y auraient mûri. Toutefois, comme on touchait, au printemps, l’air, au bout de quelques jours, se détendit, la neige fondit ; sans être ardent, le soleil commençait à agir d’une manière sensible sur la végétation. Richomme sortit pour visiter en détail sa propriété des Petits-Déserts, qui offrait, il s’en convainquit, les avantages dont Fleuriot, son gendre, lui avait fait l’énumération. Chaque partie eut de lui son mot d’admiration ; il ne lui restait plus qu’à gravir un tertre boisé de sapins, et de petits cèdres, placé au milieu du parc et si bien situé, qu’on découvrait de son sommet fleuri une vaste étendue de campagne et le cours du fleuve. Il faut voir cela, se dit Richomme, quoique un peu las de ses explorations. Là serait son belvédère ; il y bâtirait un pavillon chinois où les amis trouveraient, l’été, au milieu de la chasse, de l’eau de seltz, du vin blanc, de la bière, de l’ombre, de la fraîcheur, d’excellentes lunettes d’approche pour s’amuser à voir naviguer les bateaux à vapeur, des livres, un peu plus gais s’entend que ceux du dernier locataire, et un divan tout autour du charmant asile. Ainsi raisonnait M. Richomme en escaladant, à l’aide de sa canne et de tous les troncs d’arbres possibles, le monticule dont il s’inspirait. Enfin il atteignit au sommet, et que voit-il ? Une tombe ! quatre cyprès ! une épitaphe ! Une tombe ! Cette découverte l’anéantit. Son belvédère était un cimetière ! Quelle sinistre surprise ! Dès lors il s’expliqua avec une douloureuse facilité pourquoi le dernier locataire avait affiché les signes non équivoques d’un deuil profond aux murs, aux meubles, aux tentures de sa demeure. Que faire de cette tombe sur laquelle il lut, aux derniers rayons du jour : Ci-gît, sous cette humble pierre, une épouse adorée, morte au printemps de son âge : louange à ses vertus, respect à sa tombe. Respect à sa tombe, murmura Richomme ; il faut donc qu’on n’y touche pas ! Comprend-on un tel embarras ? Et moi, ajouta-t-il, qui suis venu chercher ici des idées dégagées de tristesse ! ceci m’oblige à ne pas négliger d’inviter à mes soirées le curé de la commune, et par la même occasion, mes voisins, les manufacturiers anglais. Je prendrai conseil de ces braves gens.

Navré de ce qu’il avait vu, il descendit à la maison, où il trouva un petit paquet à son adresse. — Ce sont mes enfants qui nous écrivent, pensa-t-il en déchirant l’enveloppe ; j’ai besoin de cette compensation, dans l’état où je suis. On vit comme des loups, ici, se dit-il sans pouvoir retenir ce cri qui, trahissait l’espèce de découragement où il venait d’être jeté. — Mais, ce ne sont pas des lettres, ma femme. Ah ! je le reconnais bien là, c’est Fournisseaux, tiens ! regarde ! c’est Fournisseaux qui m’envoie tous les prix courants des marchandises depuis notre départ. — Richomme palpitait de joie en touchant à ces poésies du commerce ; il froissait les prix courants, les étalait sur la table ; il les aurait embrassés, s’il l’eût osé. — Bravo, Fournisseaux ! tu as deviné les désirs de ton maître, sois remercié de ta bonne inspiration ; Et Richomme lisait à haute voix ; — Prix courant des marchandises ; sucre bourbon, tant ! sucre, brut, tant ! café martinique, tant ! café moka, tant ! Enfoncés les accapareurs. Cannelle ceylan, tant ! J’ai gagné vingt mille francs en vingt jours. — Femme, viens que je t’embrasse. — Arsenic, tant ! cacao demandé, bien ! maragnon, en souffrance ! plomb, en hausse ; bon ! Chalamel est sauvé. — Il en avait trois mille quintaux. — Gomme vermiculée, rare ! — C’est cela ! je l’avais dit à la Bourse ; tant pis pour qui ne m’a pas écouté. — Soufre, en baisse ! — Je l’avais encore dit. — Poivre de Bombay, très-recherché. — Quel bien tu me fais, Fournisseaux ! Il ne sait pas écrire, lui, mais il a un cœur d’or. Par la première occasion je lui enverrai cette redingote. — Et Richomme, après les avoir parcourus, savourés, mit les prix courants dans sa poche, se proposant de renouveler sa lecture au dessert, car le dîner était servi.


IX.

Ainsi qu’il se l’était judicieusement promis, M. Richomme réunit dans sa première soirée à la campagne, et autour de son foyer rustique, les fabricants de porcelaine, établis aux Petits-Déserts, deux graves familles de Limerick, et le personnel religieux de l’église de l’endroit, le curé et son vicaire. Cette assemblée modeste était la réalisation tardive des doux projets d’existence rurale calculés avec le plus d’amour par l’ancien droguiste pendant ses rêves d’avenir. Ses mille et une nuits n’avaient pas été l’Orient, les palmiers et le caravanséraï où les chameaux chargés d’étoffes et de parfums dorment à genoux, les naseaux dans le sable ; ses désirs avaient beaucoup moins d’imagination ; il ne quintessenciait pas si théologiquement le bonheur. Son Orient était à la distance d’un département : aussi l’avait-il atteint non pas en un jour, toute volupté a besoin d’avoir été une peine, mais au bout de trente ou quarante ans de sollicitations secrètes, attisées en silence, nourries sans cesse. Que de fois s’était-il surpris à penser aux voisins de campagne attirés par son hospitalité ! C’est si vrai, si proverbial, les voisins de campagne ; il se les était figurés tous bons, tous officieux, tous gais, tous grands parleurs, mais francs d’esprit, tels qu’ils sont, en un mot, dans les meilleures peintures des livres fameux. Qu’ils sont attrayants, sous des formes diverses, dans Cervantès, La Fontaine, Bernardin de Saint-Pierre, philosophes consolants dont il faut croire les paroles sensées, puisqu’ils ont l’autorité du génie et de la renommée. Et M. Richomme y croyait de toute la puissance de ses lectures. Cependant, comme les temps ont marché depuis qu’on s’assemblait à la veillée, sous le chaume, à la lueur tremblotante d’une mèche nageant dans le suif et en face d’un pot de cidre, le propriétaire des Petits-Déserts n’avait pas reculé devant les nécessités du progrès. La pièce de réception était agréablement meublée ; les voisins de campagne allaient trouver chez lui des tables de jeu, des gâteaux en abondance, des rafraîchissements, un bon feu, un luxe convenable de lumières, des fauteuils pour la mollesse ; et qui ne l’aimé pas à la campagne ? des tapis, et même un piano, pour complaire aux musiciennes naïves invitées à ces soirées cordiales. Heureuses, attentions, récompensées cent et cent fois par la joie qu’elles donnent à ceux, qui en sont l’objet ! Comment dessiner dans le sable d’or des soirées un cours plus tranquille aux heures de la maturité et de la retraite ? Que la parole des anciens sages de l’antiquité était noblement justifiée : Je commence à vivre, je vieillis.

À huit heures, l’un des deux manufacturiers anglais ; accompagné de ses deux neveux, s’était déjà rendu à l’invitation de M. Richomme, qui avait déployé ; dans la réception les plus prolixes formules de politesse. Austères sous leurs habits de dimanche, M. Thompsay et ses neveux s’étaient rangés d’un côté de la cheminée, l’un étroitement près de l’autre sur une même ligne. Madame Richomme ne pouvait se lasser de regarder ces trois habits bleu clair, ces trois pantalons gris tendus le long de la jambe, ces trois cravates blanches, ces trois têtes blondes, d’une ressemblance comique. M. Thompsay, au nez busqué, aux larges oreilles toutes laineuses de sa chevelure bouclée, avait l’air d’un bélier ; Noll, l’aîné de ses deux neveux, ressemblait à un mouton ; et Lewis, le plus jeune, également blond et busqué, à un agneau. Leurs trois jambes droites tombèrent en croix sur leurs trois jambes gauches ; leurs six pouces se glissèrent sous l’entournure de leurs gilets rouges, et à tous les efforts de M. et de madame Richomme ; ils répondaient tous les trois par un salut de tête dont l’inclinaison s’arrêtait au bord supérieur de la cravate. Comment entamer ces rochers ? Richomme, avait beau rire pour les faire rire, leur parler de toutes sortes d’objets pour les faire parler, leur offrir du tabac pour les obliger à éternuer au moins, tourner autour d’eux, préparer les fiches du jeu, déplacer les flambeaux ; rien n’était une diversion à leur sérieux laconisme. Ils ne sont pas tous les jours aimables, pensait-il, cependant j’aurais tort, ajoutait-il, de les juger si vite. Les Anglais ne se livrent pas à la première entrevue. — M. Richomme comptait beaucoup en ce moment sur l’arrivée de l’autre manufacturier anglais pour animer la soirée. Ses deux filles y apporteraient le charme de leur jeunesse et l’entrain de leur gaieté ; la musique et le jeu feraient le reste ; le thé et le punch couronneraient joyeusement une première réunion assez décolorée à son début. Ce ne fut pas M. Green, l’autre manufacturier, qui se présenta le premier, mais le curé accompagné de son vicaire, un homme gigantesque, surtout à côté de son supérieur, délicat, châtain clair, frêle comme un épi de l’arrière-saison. En les voyant entrer, Richomme faillit renverser deux tables de jeu, tant il s’élança vite vers eux. Autre accomplissement de ses espérances d’autrefois : recevoir chez lui, admettre à son foyer la personnification de tous les bons prêtres connus au théâtre et dans les livres ; d’abord le bon pasteur de l’Évangile avec un mouton sur le dos, les anciens Pères de l’Église, qui avaient une croix de bois, Fénelon, le cygne de Cambrai, Vincent de Paul, les moines du mont Saint-Bernard, le bon prêtre de Paul et Virginie, le Vicaire savoyard, le père Aubry, Las Cases, et le curé si attendrissant dans la Cure et l’Archevêché de la Porte-Saint-Martin. Quoique la tradition n’ait pas encore exalté au même degré l’humanité des vicaires, Richomme eut autant d’égards pour celui de son curé que pour le curé même, qui s’assit après quelques compliments froids, mais assez bien tournés, entre madame Richomme et le plus jeune des Thompsay. Trop occupé de cette dernière réception, l’heureux droguiste ne remarqua pas l’indifférence presque impolie avec laquelle M. de La Gâtinière avait répondu aux salutations respectueuses des Anglais. Le vicaire avait imité cette réserve, mais en y mettant une intention beaucoup moins directe.

Ce vicaire, qui se nommait Troussier, était bien le plus bel homme du clergé français, depuis Bossuet et le cardinal Fleury ; mais il était aussi l’homme le plus malheureux de sa beauté, à cause de son curé, dont, malgré lui, par son voisinage, il abaissait encore la taille, et anéantissait, pour ainsi dire, tout l’individu. Troussier, non pas en homme d’esprit, il était trop bel homme pour avoir de l’esprit, mais en garçon de sens, avait deviné dès le premier jour tout le danger de sa position auprès d’un curé trop petit et trop chétif pour n’être pas l’ennemi d’une haute taille et d’un beau visage ; car l’Église a des mouvements d’orgueil dont les femmes seules connaissent les analogies. Quelle puissance a le beau prêtre en chaire quand il parle, à l’autel quand il prie, à la procession lorsqu’il marche ! avantages interdits à M. de La Gâtinière, et permis à Troussier, si Troussier y avait aspiré. Mais Troussier s’en gardait comme du feu, sachant que M. de La Gâtinière était bien en cour, et pouvait, d’un mot, le réduire au néant ou l’élever bien haut. Pour s’effacer, au contraire, Troussier marchait très-courbé ; il disait avoir la vue mauvaise, se tenait mal en chaire, portait toujours du linge douteux, précautions qui n’empêchaient pas les paroissiennes de dire que M. Troussier ferait un beau morceau d’archevêque ; et l’éloge comprend tant d’éloges !

Elles veulent me perdre, murmurait alors Troussier, qui n’avait jamais consenti à être le confesseur des jeunes femmes.

Dans tous les livres qu’il avait lus, M. Richomme, et ceci l’inquiétait malgré lui, n’avait jamais trouvé de curé aussi jeune que M. de La Gâtinière. Son imagination, jusqu’ici, se serait autant refusée à concevoir un Turc sans barbe qu’un curé sans rides et sans cheveux gris. Un curé qui n’avait que vingt-cinq, ans ! c’est peut-être un phénomène d’expérience et de sagesse, pensait-il ; et le bon sens vaut l’âge.

En homme jaloux de son rôle de maître de maison, et, au fond, pour essayer de mettre le feu à la conversation, il vanta beaucoup l’un à l’autre les invités des deux catégories bien distinctes, rangées près de lui. M. Thompsay devait être fier d’avoir pour directeur spirituel un curé aussi éloquent ; l’abbé de La Gâtinière était sans doute édifié de compter parmi ses paroissiens un homme aussi probe que M. Thompsay ; pour lui, il se félicitait d’avoir à passer le reste de ses jours au milieu de si honnêtes gens.

Loin de répondre aux avances polies de M. Richomme, l’abbé de La Gâtinière prétendit qu’il ne connaissait pas de commune plus indifférente au culte que celle dont il avait la conduite religieuse. Les mariages ne rapportaient rien ; les baptêmes se réduisaient à quelques aumônes insignifiantes. C’était une avarice sordide. D’ailleurs la population se composant d’ouvriers, plus portés à boire qu’à entendre les sermons ; il n’avait pas même la consolation d’être écouté en chaire. À cette occasion, il se livra à des allusions dont le sens aurait paru moins voilé à M. Richomme, s’il avait connu pourquoi l’abbé se les permettait en face de MM. Thompsay. Ceux-ci, de leur côté, répliquèrent par la bouche de l’oncle Thompsay, mais avec un flegme magnifique, que, dans les États modernes, la liberté de conscience, établie désormais comme une vérité expérimentale, autorisait chacun à remplir ses devoirs religieux comme il l’entendait.

— Ceci est du pur matérialisme ; riposta l’abbé de La Gâtinière.

— Ceci est du matérialisme pur, répondit en manière d’écho l’abbé Troussier.

M.Thompsay écarquilla ses doigts sur le basin de son gilet, où ses deux pouces faisaient l’office de deux charnières, et il reprit :

— Le règne de la raison est enfin venu.

— Oui, l’autel de la Raison, la déesse de la Raison, Marat, interrompit le curé ; 93, le hideux athéisme, le tombereau des victimes, Quiberon.

Le mur et la voûte, qui avaient nom Troussier, répercutèrent les mêmes mots, mais en les commençant par la queue : Quiberon, victimes dans les tombereaux, athéisme hideux, 93.

Rien ! se dit Richomme, cela s’anime, cela s’échauffe ; la conversation se noue. Jetons notre avis afin d’activer la discussion.

— Rien ne s’oppose, dit Richomme, à ce qu’on ait de la religion et du bon sens, qu’on soit homme de piété et de travail. Il y a du temps et de la place pour tout.

Derrière cette opinion si inoffensive, M. Thompsay ayant cru voir l’intention chez M. Richomme d’être de l’avis du curé sans vouloir blesser l’opinion opposée, et le curé ayant crû distinguer un sentiment ennemi du sien, mais contenu cependant par la politesse, tous deux se turent après les deux bordées qu’ils s’étaient envoyées.

Tel fut le résultat de la malencontreuse participation que M. Richomme avait essayé de prendre à la conversation : le retour du silence glacial si difficilement rompu. Les Thompsay tirèrent le verrou sur leurs lèvres ; le curé, dédaignant de renouer le fil du dialogue, se pencha vers madame Richomme, et il lui demanda si le chapitre de Saint-Merry était dans un état satisfaisant au moment de son départ.

On ne pouvait choisir un objet qui fût plus du goût de madame Richomme. Elle regrettait, dit-elle, sa bonne et noire paroisse, sa place près du chœur, les belles voix qu’elle entendait aux vêpres, et surtout son vieux confesseur, un digne, un excellent homme : elle ne le remplacerait jamais.

— Nous n’avons pas, c’est vrai, répondit l’abbé de La Gâtinière, piqué à l’endroit de l’amour-propre, des voix aussi belles qu’à Paris, où on les recrute à l’Opéra. Et je conviens aussi que, si les confesseurs ne sont bons qu’avec l’âge, je ne suis pas encore tout à fait digne d’être celui de madame Richomme.

— Eh oui ! dit madame Richomme sans deviner ce qu’il y avait d’aigreur jalouse dans la voix du curé ; eh oui ! j’aime mon vieux confesseur ; j’y tiens, quoiqu’il soit un peu sourd.

— Vous ne prétendez pas cependant, madame, que ce soit là un avantage.

— Non ; d’ailleurs il était jeune comme vous quand il fut nommé à Saint-Merry. C’était un bel homme, un œil à vous ravir, un teint blanc comme du lait, une taille d’officier de la garde ; il ressemblait un peu, ma foi, à votre vicaire, à M. Troussier.

— Encore une qui me perd, pensa Troussier. Voilà que je ressemble à son confesseur maintenant. Tout le monde me trouvera donc beau ! — Et comme il regarda en dessous le curé pour voir l’effet produit sur lui par ce déplorable compliment :

— Je ne vous gênerai point, madame, dans vos sympathies, reprit ce dernier ; vous continuerez à vous adresser au prêtre de votre choix et de vos habitudes. Je suis loin de le trouver mauvais. Et M. Richomme ? poursuivit-il, mettant dans sa voix le sens mielleusement interrogatif de sa phrase suspendue…

— Monsieur Richomme, répondit M. Richomme lui-même, a plus fréquenté la Bourse que l’église jusqu’ici. J’aime ma religion cependant, la religion de mes pères.

— Fort bien ! remarqua le jeune curé, et il ajouta mentalement : Comme tant d’autres, il aime la religion pour se dispenser d’aller à l’église.

— Le bon prêtre des Incas est de mon goût, par exemple, ajouta M. Richomme.

— Je ne connais pas le prêtre des Incas, fut la réponse du curé, que suivit cette autre réponse du naïf Troussier :

— Le prêtre des Incas ne nous est pas connu ; nous ignorons sur quelle paroisse il se trouve.

— Ou bien, continua M. Richomme, le curé de Béranger. Mais puisque nous traitons de ce sujet intéressant, ajouta-t-il, permettez-moi, monsieur le curé, de vous confier l’embarras où je suis. M. Thompsay peut aussi m’éclairer de ses lumières. En visitant ma nouvelle propriété, j’ai découvert hier, au sommet d’un bouquet de bois, au centre de mon parc, sur un tertre…

— Vous avez découvert un tombeau, celui que M. Troussier et moi avons béni il y a deux ans. La femme de votre prédécesseur y est inhumée : une âme sainte !

— Je n’en disconviens pas, monsieur le curé ; mais vous comprenez aussi bien que moi ce qu’il y a de gênant à avoir un tombeau dans un parc. On n’ose pas trop se livrer à la joie dans le voisinage d’une sépulture. D’ailleurs, les morts me semblent beaucoup mieux en terre sainte.

— Vos scrupules sont fort sensés, monsieur Richomme, fort sensés, affirma M. Thompsay, qui ne savait pas le tort qu’il portait à M. Richomme en l’appuyant ainsi.

— Je désirerais donc obtenir de vous, monsieur le curé, la permission de transporter en terre sainte, avec tous les respects possibles, les restes auxquels on a élevé ce tombeau au milieu de ma propriété des Petits-Déserts.

— Oh ! s’écria le curé en se levant et en élevant les bras ; oh ! mais c’est un sacrilége !

— Mais c’est un sacrilége ! Oh ! s’écria pareillement l’abbé Troussier, qui, s’apercevant, une fois debout, combien il était plus grand et combien il avait plus d’envergure que son curé, se raccourcit sur-le-champ, remboîta ses bras, et se fit petit et rechigné.

— En ce cas, dites-moi, monsieur le curé, ce que j’ai à faire pour n’avoir pas ce tombeau chez moi.

— Il n’y a rien à faire : vous le garderez.

Bonne Vierge ! pensa madame Richomme, la maison n’était pas déjà si gaie ! Nous voilà avec un tombeau sur les bras. Ces jeunes curés sont tous les mêmes. Ah ! celui de Saint-Merry !

Je m’adresserai au maire, se dit Richomme, et j’arriverai à mon but.

C’était fort sage ; mais que devenaient les bons rapports qu’il pensait établir avec le curé, ce type de bonté, de clémence et d’humanité ? Si le bon curé n’était que dans les romances ? osa penser, dans l’exagération de son regret, l’ancien droguiste. Sa réflexion l’eût mené loin si, au moment même, on n’eût annoncé M. Green et ses deux filles.

Enfin, ma première soirée est au complet, se dit-il en allant au-devant de M. Green pour le présenter à sa femme. Les deux demoiselles firent une longue révérence aux neveux de M. Thompsay, et se plantèrent ensuite comme deux pieux jumeaux à la plus grande distance possible de la cheminée.

— Ces demoiselles craignent-elles de s’approcher du feu ? dit le droguiste après une pause silencieuse qui commençait à l’effrayer, instruit par l’exemple.

— Cependant, reprit précieusement M. Thompsay, c’est le feu qui dore nos belles porcelaines.

— Et qui les durcit, ajouta M. Green, tenant à honneur de continuer une plaisanterie issue de la profession.

— Par le feu elles sont dignes d’être présentées aux rois et aux empereurs, dit M. Thompsay.

— L’or ne les égale pas, dit à son tour M. Green.

L’allégorie suivait un vol si élevé, qu’on ne savait plus s’il s’agissait au bout du compte des assiettes de porcelaine ou des deux demoiselles Green, parfaitement indifférentes sur l’un ou l’autre sens.

Avec un admirable sang-froid, l’abbé Troussier, tombant sur le côté prosaïque de la chose, intervint pour dire :

— Peut-on, sans les casser, faire cuire de la bouillie dans vos porcelaines ? — Adieu l’allégorie !

— Je réponds des miennes, dit Thompsay. Elles portent d’ailleurs ma marque : John Thompsay.

— Les miennes ont aussi mon chiffre, riposta M. Green : Dick Green ; et elles supporteraient le feu de l’enfer pendant un an. Ceci soit dit sans déprécier les produits de M. Thompsay.

— Mes produits, objecta celui-ci, sont au-dessus des critiques, et surtout des allusions. Ils se rient de toutes les concurrences. Comme je ne connais pas l’enfer et que je n’y crois pas beaucoup, je ne parlerai pas d’y exposer mes porcelaines. Mais je défie le Japon.

— Il ne croit pas à l’enfer, murmura l’abbé de la Gâtinière. Voilà bien un luthérien !

— Puisque M. Thompsay se fâche, reprit M. Green, je me bornerai à dire que ma supériorité bien connue dans la fabrication provient d’un secret, et non de mon habileté.

— Votre habileté, voilà votre secret, s’écria tout rouge M. Thompsay. Habileté de charlatan.

— Allons, messieurs, ne vous aigrissez pas ainsi, intervint M. Richomme. Vous êtes deux grands manufacturiers, deux grands industriels, deux braves négociants, deux honnêtes Anglais, deux savants chimistes, deux…

Richomme aurait poursuivi son double éloge encore longtemps s’il ne se fût aperçu que M. Green et M. Thompsay s’étaient renfermés tous deux dans le plus grave silence, et si bien qu’ils paraissaient ne s’être jamais parlé de leur vie. Calme parfait. — J’aurai de là peine, se dit-il, à me créer une société paisible, amusante, ici. Mais profitons de la trêve pour proposer une partie de bouillotte ou d’écarté : le jeu rapproche les opinions et les caractères les plus antipathiques.

Il s’adressa à l’un des neveux de M. Thompsay :

— Si monsieur désirait faire une partie d’écarté avec M. Green ? Les tables vous attendent.

— Dans notre vénérée religion, répondit l’aîné des deux neveux de Thompsay, on ne se livre à aucun jeu dans la soirée du dimanche.

— Quelle idolâtrie ! murmura l’abbé de La Gâtinière.

Me voilà bien entrepris, pensa Richomme, si les autres ont les mêmes scrupules.

— Quelle idolâtrie ! répéta l’écho Troussier.

— J’offrirai à M. Green et à M. Thonipsay un whist.

— Dans notre sainte religion, répondit Green, le dimanche est un jour consacré au Seigneur et non au whist.

Allons ! c’est un parti pris, se dit Richomme ; aucun d’eux ne voudra jouer. Et qu’allons-nous devenir jusqu’à onze heures ?

Je suis sauvé, réfléchit Richomme ; les demoiselles Green seront assez complaisantes pour nous faire un peu de musique. — Il pria sa femme de les engager à se mettre au piano.

— Dans notre pure religion, répondirent-elles toutes deux à la fois, le dimanche appartient au Seigneur, et c’est un péché mortel de faire de la musique, de chanter ou de danser.

— Sombre ignorance, dit tout bas de La Gâtinière.

— Ignorance sombre, redit Troussier.

— Je ne sais plus que leur proposer, dit Richomme à sa femme : ils ne jouent pas, ils ne chantent pas…

— Monsieur Thompsay, dit-il avec désespoir, vous avez voyagé beaucoup dans votre jeunesse ; vous auriez à raconter une foule d’aventures curieuses, si l’on vous priait de faire quelques efforts de mémoire.

— Dans notre sainte religion, répliqua M. Thompsay, le divin jour du dimanche est dévolu au Seigneur ; les causeries, familières sont un péché. On doit penser, réfléchir et parler fort peu.

— Et à quelle heure se couche-t-on le dimanche, dans votre sainte religion ? demanda avec une ironie bête le naïf Troussier.

— Tout de suite, répliqua M. Green, qui crut voir un propos impertinent dans la question de l’abbé, et il se leva ainsi que ses deux filles.

Quelque effort que tentèrent le droguiste et sa femme pour les retenir, ils ne purent empêcher M. Green et ses filles, M. Thompsay et ses neveux de se retirer. Ils se sentaient blessés dans leur religion, endroit où l’on blesse toujours un Anglais, lui parlât-on du soleil, de la lune ou du cours du Gange.

À neuf heures, le curé et son vicaire s’étant retirés, M. Richomme et sa femme restèrent dans la plus complète solitude, en dépit de leur commun désir d’inaugurer leur première soirée, qui fut la dernière : ils n’eurent pas le courage de risquer un nouvel essai. Désenchanté sur ce point comme sur tant d’autres, Richomme se prit à douter de la simplicité des curés et de la sociabilité des voisins de campagne.

Cependant, se dit-il dans sa robuste croyance en l’âge d’or des communes rurales, j’ai eu tort de vouloir tout rencontrer dans un seul endroit. Les voluptés champêtres ne sont pas seulement dans la conversation d’un curé de village ; aux champs on laboure, on sème, on greffe, on plante : je planterai, je sèmerai, je grefferai ; c’est dans quelques jours le printemps. L’agriculture m’occupera tout entier.

En prenant un flambeau pour se retirer dans sa chambre à coucher, Richomme, distrait de son philosophique monologue, se tourna vers sa femme et lui dit :

— Fais-moi souvenir, bornée, que j’ai à livrer demain matin cent quintaux de bois de campêche.

— Est-ce que ta tête déménage, Richomme ; te croirais-tu encore droguiste ?

— Qu’est-ce que j’ai dit ! — Voilà en effet que j’oublie que je suis retiré des affaires ; ces voisins ont dérangé tous mes projets, toutes mes espérances. On est plus aimable dans le commerce.

— Tu as voulu venir ici, Richomme.

— Je n’en suis pas fâché ! je n’en suis pas fâché ! Nous n’avons pas encore pris nos habitudes.

— Mon doux Jésus ! ce sera long, murmura madame Richomme.

Richomme fit semblant de n’avoir pas entendu, et il alla se coucher. Dans son premier sommeil, fort agité, il eut un rêve qu’il raconta le lendemain à sa femme. Dans ce rêve, il voyait une barrique qui roulait sans être poussée, et du fond de laquelle s’échappaient des cris lamentables ; un homme y était enfermé. Ensuite les douelles s’écartaient, et de la barrique ouverte Fournisseaux sortait, tout vêtu de papier d’enveloppe ; il était jaune comme du safran, et dans sa main droite il soulevait un pain de sucré tronqué au sommet.

— Assurément, dit Richomme, après avoir raconté son rêve à sa femme, il est arrivé quelque malheur à Fournisseaux. Je n’ai pas de préjugés, mais je ne puis m’empêcher de croire à ce rêve ; il nous faudra écrire demain à nos enfants.


X.

Le rêve de M. Richomme n’était pas un jeu de son imagination. Dix jours après sa nuit prophétique, il reçut une lettre dont l’écriture n’était ni de la main de sa fille, ni de celle de son gendre Fleuriot. Un écrivain public en avait enrichi le fond, d’ailleurs très-laconique, de majuscules sans nombre. Fournisseaux, avec toutes les réserves de sa timidité naturelle, assignait dans ce billet un rendez-vous à l’ex-droguiste. Villeneuve-Saint-George était la ville choisie pour la conférence ; un hôtel bien désigné, l’endroit où l’entrevue se passerait. Rien de plus ; aucun motif n’expliquait le but de l’invitation, si la signature en justifiait pleinement l’utilité. Fournisseaux, qui n’avait jamais écrit de sa vie à personne, n’était pas homme à entrer dans la voie épistolaire pour l’unique plaisir de dépenser du style et de déranger un maître aussi respecté que M. Richomme. Aussi M. Richomme ne balança pas un instant, à se rendre au désir de son ancien commis. Le jour venu, il monta dans sa carriole, et dès six heures du matin, afin d’être de retour aux Petits-Déserts peu avant dans la nuit. Une ponctualité rare les caractérisa tous deux. À Villeneuve-Saint-George, à l’hôtel indiqué, à l’heure dite, M. Richomme fut reçu par Fournisseaux, qui, à l’aspect de son ancien maître, ne put maîtriser un mouvement spontané de tendresse. Il lui sauta au cou, le pressa comme pour le ficeler, et ne le lâcha qu’après avoir pris son chapeau, afin d’enlever avec son mouchoir toute la poussière amassée pendant la route. Commencé avec l’effusion de l’ami, son bon mouvement se termina avec le zèle du valet de chambre. Pylade tourna immédiatement au Caleb. Richomme partagea cet élan sans se contraindre, heureux en lui-même de montrer à Fournisseaux qu’il était toujours pour lui le patron des anciens jours, et de plus l’ami dont l’affection s’était accrue par l’absence.

Un bon déjeuner ayant, été commandé et servi, Richomme indiqua à Fournisseaux la place qu’il devait prendre. Le courage manqua à Fournisseaux ; il n’osait pas accepter tant d’honneur. Debout, l’œil baissé, il effleurait à peine de ses doigts timides le dos de la chaise, ébloui des verres, des assiettes, des nappes blanches étalées sous son regard.

— Voyons, Fournisseaux, quand je t’en prie.

— Autant dire, remarqua Fournisseaux en s’asseyant, que nous sommes à Noël ou à Pâques.

— Soit ! Mais approche-toi davantage. On dirait que ce beurre te fait peur ?

— C’est du beurre de Gournay, dit Fournisseaux, qui ne manquait jamais d’indiquer le pays des denrées. Savez-vous bien, monsieur, dit-il sans transition, que les pays étrangers ne vous vont pas ?

— Comment ça, Fournisseaux ?

— Je vous trouve maigri.

— L’air est bon, pourtant, à Montereau.

— Vous êtes jaune comme je ne vous ai jamais vu chez nous.

— Cependant je prends de l’exercice, beaucoup d’exercice, aux Petits-Déserts. Je chasse, je vais aux champs, je pêche.

— Alors, c’est que la pêche et la chasse jaunissent. Est-ce que cela ferait aussi blanchir les cheveux, monsieur Richomme ?

— J’ai donc bien grisonné ? Ah ça ! tu me trouves donc considérablement changé, vieilli ?

— Oui, monsieur, beaucoup.

— Je n’ai pourtant pas de soucis dans ma retraite. Je me lève quand je veux, je me couche quand j’ai sommeil, je mange sans être dérangé ; pas de Bourse, pas d’échéance, pas de payements dans la tête. Ce n’est pas comme à Paris. Et que fait-on, Fournisseaux, à Paris, depuis que je n’y suis plus ?

— Beaucoup de faillites ; les Dermoy ont manqué.

— Je l’avais dit ! les Dermoy, c’est de l’écume, et rien dessous. Les huiles les ont entraînés.

— Oui, monsieur, les huiles. Les Charvin ont suspendu.

— Je l’avais encore dit ! Ils ont péri dans les indigos.

— Oui, monsieur, dans les indigos. Mais les Rafin ont fait de belles affaires dans le noir animal.

— J’en étais sûr ! J’avais cette spéculation dans la tête ; là, Fournisseaux. C’est cent mille francs que j’ai tenus dans ce pli du front. J’ai dit : Le noir animal enrichira celui qui y mettra une bonne fois les mains. Quelle belle affaire j’ai manquée ! Nous eussions acheté discrètement, sans bruit, avec des souliers de lisière. Puis nous gardions six mois ; nous affamions la place. Un beau jour nous lâchions les courtiers, et nous enlevions cent mille francs. Voilà le commerce. Savoir attendre, savoir livrer ! Bois, Fournisseaux !

— À votre santé ! monsieur. Vous rajeunissez à vue d’œil, monsieur Richomme, depuis que nous causons. C’est si beau, le commerce de la droguerie.

— Oui, Fournisseaux, quand on le fait avec réflexion, avec probité.

— Et vous le faisiez comme un roi, vous, monsieur.

— Tu me flattes, Fournisseaux.

— Comme vous parliez aux uns, aux autres, sans vous troubler, sans vous tromper de fiole. Assis sur un ballot de marchandises, pas plus fier que ça, vous répondiez : J’achète ! je prends pour vingt mille francs ; j’achète à livrer ; je garde ; et tous les courtiers vous saluaient jusqu’à la porte. À vos ordres, disaient-ils, monsieur Richomme.

— Tu as bonne mémoire, Fournisseaux.

— Comme vous manipuliez les affaires.

— Oui, j’avais quelque habitude.

— Vous les regrettez un peu, n’est-ce pas ?

— Fournisseaux !

— Ça vous remue quand vous pensez à notre Balai d’or.

— Fournisseaux !

— Non, ni vos arbres, ni vus laitues ne vous ont fait oublier notre rue Saint-Merri, toujours pleine de belles charrettes de marchandises ; là des tas de sucre, là des monceaux de café, là du poivre, là des drogues.

— Fournisseaux ! Fournisseaux ! Eh bien ! oui, Fournisseaux, malgré le bonheur que je goûte dans ma propriété, où je mène une vie longtemps enviée, je me prends à regretter comme un enfant les belles journées que nous avons passées ensemble dans le magasin. Je songe aux ballots que nous ouvrions, aux caisses déclouées, à nos ventes, à nos rentrées. Nous fourrions les mains dans tout en un seul jour ; dans les suifs, dans les huiles, dans les essences. En faisions-nous de l’ouvrage, depuis cinq heures du matin jusqu’à minuit ! Sans compter que j’allais à la Bourse, quelquefois au tribunal, que je faisais la moitié de la correspondance. Assez ! N’éveillons pas d’injustes regrets, Fournisseaux ; puisque j’ai obtenu enfin ce que je souhaitais, il est mal de se plaindre. Dis-moi pourquoi tu m’as fait venir ici.

— Voici pourquoi : la vieille maison du Balai d’or est perdue.

— Perdue ! s’écria M. Richomme à cette nouvelle si peu adroitement ménagée par Fournisseaux ; perdue ! Sais-tu bien ce que tu dis là ? perdue ! Mais perdue signifie sans crédit, sans confiance, sans… je n’ose pas dire le mot. Qui le fait croire cela, Fournisseaux ?

— Votre gendre veut me renvoyer. Est-ce qu’on renvoie un homme comme moi ? on le tue plutôt ; on retire, sans qu’il le sache, l’échelle par où il doit descendre ; on lui laisse rouler une barrique sur les jambes ; mais le renvoyer ? ce n’est pas avoir de cœur ! Et où irais-je, moi, dans Paris ? Je n’y connais personne ; je n’y ai pas d’amis ; quand j’ai dépassé la rue des Lombards, la tête me tourne comme si j’étais sur mer. Vous voyez, monsieur Richomme, que puisqu’on me renvoie, c’est que la maison est perdue.

Au lieu de douter de la conséquence si grave que Fournisseaux tirait de son renvoi de la maison, Richomme se prit à penser profondément, la tête appuyée sur ses mains qui s’épanouissaient sur ses joues.

Son recueillement fut long ; on eût dit que le chagrin, comme une trombe, grossissait et montait dans sa tête, qui semblait s’alourdir à vue d’œil entre ses dix doigts écarquillés sous ses cheveux gris.

Effrayé de ce silence et de cette immobilité où il n’avait jamais vu son maître, Fournisseaux regretta d’avoir parlé, d’avoir mis un chagrin si amer à ce cœur d’honnête homme. Il aurait bien mieux fait d’accepter son congé sans compromettre la tranquillité de l’ancien droguiste, heureux au fond de sa propriété, heureux surtout de l’ignorance où il vivait de l’état des affaires de son gendre.

Enfin le droguiste releva le front où était empreinte en lignes rouges la longue application des doigts, fronça les lèvres et renfla les narines, comme lorsqu’il apprenait qu’un de ses amis avait fait banqueroute ; et en tendant la main à Fournisseaux de plus en plus désolé d’avoir apporté tant de soucis, il dit :

— Fournisseaux, je te jure sur l’honneur que tu ne sortiras de la maison du Balai d’or que volontairement. Maintenant, dis-moi le reste ; tu peux parler.

Après avoir essuyé une larme avec le coin de la serviette d’une manière à la fois grotesque et touchante, Fournisseaux reprit ainsi :

— À dater du jour où vous avez quitté la maison, votre gendre a commencé à tout changer, à tout gâter, mieux vaut dire. Vous ne reconnaîtriez plus votre maison, tant ils l’ont défigurée en prétendant la faire belle, comme si elle ne l’était pas auparavant, parce qu’elle n’était pas pimpante et dorée. L’escalier, notre bon escalier, si noir, mais si solide, a été refait, les cloisons ont disparu ; la maison, c’est à ne pas y croire, a des balcons à chaque étage, et les balcons lui vont comme une cocarde à un chat. Le résultat de tous ces changements, dont vous avez été heureux de n’être pas témoin, a été l’éloignement de vos meilleurs amis, de vos plus vieux voisins.

— Tu m’attristes, Fournisseaux ; mais continue.

— De ce moment, nous n’avons plus eu le dimanche de ces soirées où nous nous amusions tant au nain jaune et au vingt-un, où, quand je bâillais, vous me mettiez un grain de sel dans la bouche. Mais si nous n’avons plus de soirées, nous donnons de grands dîners maintenant. Vous n’avez pas d’idée, monsieur Richomme, de la quantité de vivres qui entrent dans la maison ; vous qui régaliez si bien votre monde autrefois avec un dinde rôti, farci de marrons, un plat de crème au chocolat et des mendiants sans excès. C’est une mortalité. J’apporte du Palais-Royal des bêtes dont le bon Dieu seul sait le nom ; des espèces d’ours qui me font peur.

— Ce sont des chevreuils, Fournisseaux.

— À ce que j’imagine.

— On mange du chevreuil chez moi ! murmura M. Richomme.

Fournisseaux reprit :

— Et des poissons si gros et si longs qu’on les sert sur des planches et que nous les portons à quatre, comme un lustre.

— Des truites saumonées, indiqua Richomme dans son triste commentaire.

— Et enfin, continua Fournisseaux, ça n’a pas de fin ; ils ne cessent pas de banqueter. Viennent les liqueurs après le café ; les glaces après les liqueurs ; le thé par-dessus.

— Ruine ! ruine ! disait tout bas Richomme.

— Ensuite le punch !

— Ruine ! ruine ! ajoutait encore le vieux droguiste.

— Et encore si tous ces mangeurs nous faisaient rire pour notre argent ; mais ils n’ont pas l’air de se connaître. Dès qu’il n’y a plus rien au fond des bouteilles, ils prennent leurs chapeaux, et s’en vont sans même dire bonsoir à la compagnie.

— Je devine quelles sont les personnes invitées par mon gendre, pensa Richomme. As-tu quelquefois remarqué, Fournisseaux, le sujet de leur conversation ?

— Pas trop. Mais il est rare, qu’il ne soit pas un peu question entre eux des grands personnages de l’État. Il y a un petit monsieur qui a des lunettes d’or, bossu autant dire, qui dit toujours à votre gendre : Vous serez ceci, vous serez cela ; mettez-vous en avant, monsieur Fleuriot ; je vous réponds de l’affaire ; votre affaire est au sac.

— Mon gendre traite les électeurs de l’arrondissement, afin de s’assurer leurs voix. Ambition ! ambition ! voilà le fruit de plus de trente ans de veilles et de soucis. Je n’ose pas te demander ce que devient le commerce de la maison au milieu de ces festins.

— Nous n’avons plus de commerce, à proprement parler. M. Fleuriot ne va jamais à la Bourse, et il n’a pas le temps de recevoir les courtiers. Sans le détail, nous n’aurions aucun prétexte d’ouvrir chaque jour les portes du magasin.

— Et ma fille ? demanda Richomme qui ne laissait pas voir la moitié de la douleur dont il était affecté.

— Celle-là ne dément pas votre sang, monsieur Richomme. Docile à son mari, elle se pare comme une déesse ; quand il l’exige, elle monte en voiture pour aller au spectacle ; dès qu’il le désire, elle reçoit sans bouder des personnes qu’elle n’aurait guère voulu connaître ; mais au fond, voyez-vous, monsieur Richomme, votre fille a plus d’un ennui. Il est évident que son mari lui a ordonné de ne plus voir ses amies, parce qu’elles n’étaient pas assez huppées pour venir dans nos beaux salons, pour marcher sur nos tapis et s’asseoir à notre table.

— Pauvre Lucette ! dit M. Richomme. C’est pourtant un droguiste que je croyais te donner pour mari. Chère enfant, elle n’a rien écrit de ses chagrins ni à sa mère ni à moi. Encore si nous étions là pour l’encourager, pour lui rendre plus faciles ces changements d’habitude, et enfin pour apprendre à ce M. Fleuriot, dit M. Richomme en élevant la voix, qu’on ne rend pas une femme victime des ennuis de l’orgueil d’un mari. Sa femme n’est que la fille d’un droguiste de la rue Saint-Merri. Quand sa mère et moi l’avons élevée dans notre simplicité, ce n’était pas pour qu’un Fleuriot lui mît tant de tapis sous les pieds et tant de panaches sur la tête ; c’était pour qu’il la rendit heureuse et rien de plus.

— Et rien de plus ! répéta Fournisseaux, superbe de l’énergie qui revenait au cœur de son maître.

— Ma fille doit suivre ses goûts, puisqu’ils sont irréprochables, et, certes, fort peu coûteux, quand son mari suit les siens. Ma Lucette s’ennuie ; ma Lucette est donc malheureuse. Je ne veux pas cela !

— Nous ne voulons pas cela, redit Fournisseaux.

— Je te remercie, Fournisseaux, d’avoir eu le courage de me mettre au courant des fâcheux changements survenus dans ma maison depuis mon successeur. Oui, je t’en remercie. Ta peine ne sera pas perdue, crois-moi ; mais dis-moi maintenant pourquoi Fleuriot a voulu te renvoyer.

— La semaine dernière c’était Pâques ; j’avais mis votre pantalon bleu, si fin et si lustré, qui me va comme à un prince du sang ; si bien que je me prenais pour vous ; vous vous seriez trompé vous-même. J’avais aussi le dernier gilet que vous me jetâtes un jour au visage avec tant de bonté, en me disant : Trouve ta vie là-dedans, Fournisseaux ! Et, outre ces deux ornements, j’avais ma cravate rouge sang de bœuf et mon habit de fête ; enfin j’étais beau, j’étais complet. Après vêpres, je rentre à la maison et, sans me déshabiller, j’aide les domestiques à mettre le couvert dans le grand salon. Quand tout est prêt, on va avertir votre gendre et sa femme que le dîner est servi. Pourquoi ce couvert de plus, ce troisième couvert ? demande M. Fleuriot ; nous n’avons invité, nous n’attendons personne aujourd’hui.

L’invité, c’est moi, je réponds en tremblant.

— C’est toi ! me dit votre gendre d’un air moqueur ; et depuis quand es-tu invité ?

— Depuis plus de vingt-cinq ans, je lui réponds.

Votre fille pâlissait en me regardant ; donc je devais être pâle aussi.

— Ah ! depuis vingt-cinq ans ! et par qui, monsieur Fournisseaux ?

— Par M. Richomme ; pour honorer mes services, à Noël, à Pâques, au jour de l’an, il m’accordait la faveur de m’asseoir à sa table, et cela voulait dire : Fournisseaux, tu as bien travaillé, je suis content de toi ; tu es un brave garçon !

— Cette habitude ne me convient pas, à moi, dit votre gendre ; je ne suis pas d’humeur à la continuer. Veuillez ôter ce couvert et nous servir au plus vite, car le potage doit être froid depuis que je discute avec M. Fournisseaux.

— Et ce couvert restera et je m’assiérai à cette table, auprès de la fille de mon maître ! je m’écriai : C’est mon droit ; oui, c’est mon droit ! Je suis un pauvre orphelin, moi ! mon père, c’est le Balai d’or ; mon pays, c’est cette maison. Je n’ai pas de bonheur hors d’ici. Toute l’année je travaille comme un cheval de meule ; mais je reprends courage en me disant : Il y a un jour de l’année où tu t’assieds à la table du maître, qui te sert à boire ! Je resterai à cette place, oui, j’y resterai !

Votre fille me priait cependant de ne pas irriter son mari, qui n’était déjà que trop monté comme vous allez Voir. Avec le grand couteau à découper, il poussa mon couvert, et tout se brisa à terre, en tombant, les assiettes et le verre.

— Vous m’avez déshonoré ! dis-je alors à votre gendre, je ne veux plus demeurer chez vous.

— C’est ce que je voulais vous faire dire, me répondit-il : sortez !

— Tu as eu tort, dit Richomme à Fournisseaux, ne voulant pas d’abord justifier la conduite révolutionnaire de son ancien commis ; mais je n’approuve pas non plus mon gendre d’avoir été si fier avec toi. Pour ma fille, qui, j’en suis sûr, a été affligée de cette scène, tu aurais dû te contenir, Fournisseaux ; ce n’est pas elle qui aurait voulu te faire cet affront.

— Vous la connaissez bien, monsieur Richomme ; et je ne vous ai pas tout dit. Savez-vous ce que j’ai trouvé le soir, en rentrant dans ma chambre, le cœur encore tout gros de ma honte ?

Fournisseaux enfonça la main dans son gousset.

— J’ai vu reluire ceci sur ma table : une montre en or, qui sonne les heures comme un ange, avec ce compliment gravé sur la boîte.

M. Richomme lut à haute voix et avec une vénération tendre : Offerte par l’ancienne maison du Balai d’or à M. Fournisseaux : témoignage de reconnaissance.

Je t’aime, ma fille ! je t’aime ! s’écria Richomme en rendant à Fournisseaux sa montre d’honneur. Voilà le sang ! le bon, le vrai sang des Richomme. Avoue, vieux Fournisseaux, que la réparation a été complète. Le cadeau de ma fille veut dire qu’elle me remplace auprès de toi, comme amitié, comme générosité et comme justice. Tu n’as plus rien à dire, tu n’as plus le droit de te plaindre, et je te répète maintenant, avec plus de force encore que tout à l’heure, que tu ne sortiras que de ton propre gré de la maison du Balai d’or, malgré monsieur mon gendre et ses grands airs. Écoute-moi encore. Je ne puis prendre tout seul l’engagement d’aller à Paris ; il faut que je consulte madame Richomme. N’en déplaise au jeune commerce, le vieux ne s’en trouvait pas mal de cette déférence envers nos femmes. J’espère cependant la décider à me laisser partir. Alors compte sur l’effet de ma présence. Mon gendre, qui n’est pas un méchant garçon au fond, m’entendra. J’ai aussi mes projets. Mais ne gâtons rien par trop de précipitation. Il est déjà tard, j’ai du chemin à faire pour me rendre aux Petits-Déserts ; quittons-nous.

Dans mes bras, Fournisseaux !


XI.

Dans sa conférence avec son maître, Fournisseaux n’avait pas exagéré les fâcheuses altérations que l’ancienne maison du Balai d’or avait éprouvées depuis quelques mois. Il avait même laissé dans l’ombre les faits qui auraient trop blessé au vif la sensibilité paternelle de M. Richomme, l’ayant déjà vu si affligé de la conduite de Fleuriot, son successeur commercial. Il ne lui avait pas dit combien son gendre, par son ambition despotique, ses nouvelles amitiés prises dans une sphère élevée, par ses préoccupations politiques si mortelles à son activité industrielle, rendait sa femme plus triste de jour en jour. S’il lui avait loué une loge à l’Opéra, c’était moins pour qu’elle y goûtât le plaisir d’entendre de la bonne musique que pour avoir l’occasion de réunir des hommes dont il caressait le suffrage dans la prévision d’une prochaine crise électorale. Elle expiait un avantage dont elle ne s’était jamais montrée fort jalouse par d’éternelles discussions sur la conversion de la rente et l’abaissement du cens. Chez elle point d’indépendance. De recommandations en recommandations graduellement moins détournées, Fleuriot avait enfin ouvertement exigé qu’elle rompît avec ses intimités de pensionnat et surtout de quartier, oubliant qu’il ne faut jamais ôter à une femme ses habitudes sans se charger de remplir aussitôt par une amabilité presque impossible le vide profond qu’on a creusé autour de sa vie. Sa femme avait obéi, mais elle périssait d’ennui. Elle ne devait jamais descendre au magasin, jamais se mettre au balcon, jamais sortir à pied ; et comme elle avait, malgré une éducation assez distinguée, conservé des familiarités de langage innées au commerce, son mari l’avait engagée à participer le moins possible aux conversations qui avaient lieu à ses grands dîners du jeudi. Qu’on juge du bonheur d’une jeune femme ainsi emprisonnée dans les convenances. Malgré son désir de se plaindre à sa mère, elle avait toujours eu le bon sens de comprimer ses chagrins et de pleurer en secret. Elle ne trouvait que dans Fournisseaux un écho à sa douleur. C’est Fournisseaux qui lui donnait en secret des nouvelles de ses amies : chaque soir, , quand Fleuriot était à ses réunions politiques, le fidèle commis racontait à la fille de M. Richomme les nouvelles du quartier. Celle-ci allait se marier avec un marchand de quincaillerie ; celle-là lui brodait des pantoufles qu’elle lui enverrait pour sa fête. Et elle était heureuse d’entendre Fournisseaux, jusqu’au moment où son mari, de retour et plein de pensées soucieuses, s’asseyait près d’elle, et lui disait avec cette ennuyeuse joie qui ne cause du plaisir qu’à celui qui la ressent : J’ai gagné une voix de plus pour ma prochaine candidature.

C’est encore Fournisseaux et elle qui réparaient les désordres apportés par un grand dîner au vieux régime d’économie et aux usages méthodiques de la maison. Le lendemain d’un banquet, ils profitaient de l’absence ou du sommeil de Fleuriot pour se hâter de ranger les porcelaines, de renfermer l’argenterie et de remplir les flacons de liqueurs à demi vidés, afin qu’aucun objet ne fût égaré, qu’aucun liquide ne s’éventât, principes d’or, professés avec religion par M. Richomme, mis en pratique constante par sa femme. C’est ainsi que se font les bonnes maisons de la rue de la Verrerie et de la rue des Cinq-Diamants. Il y a dans ces angles ténébreux de rues, au fond de ces maisons enfumées, des trésors de femme qui décupleraient en trois ans la fortune d’un État si elles étaient à la tête des finances. Ce sont des miracles de chiffres et de spéculations ; ces petites mains qui passent sous ces bouts de manche en toile grise ou en serge verte ont une activité réfléchie digne des plus hauts emplois ; mais le monde ne connaît pas ces femmes qui rapportent plus à leurs maris que six vaisseaux sur les mers, et qui n’exigent rien d’eux, si ce n’est de les conduire trois fois par an à l’Opéra-Comique et à la Gaieté, et qui ne souhaitent un peu vivement encore, quand le printemps se fait sentir dans le quartier des Arcis, que d’aller quelquefois, le dimanche, dîner au restaurant, et l’été à Montmorency. Viennent trente ans, elles ne sont plus qu’à leurs enfants, qu’elles échelonnent si bien que, lorsqu’elles en retirent un de nourrice, l’autre vient au monde ; et ainsi de suite jusqu’au septième ou huitième rejeton.

La fille de M. Richomme était née et élevée pour augmenter le nombre de ces femmes ; malheureusement Fleuriot faussa la vocation.


XII.

Dans sa sagesse, madame Richomme décida que son mari ne devait pas se mêler des affaires, bonnes ou mauvaises, de son gendre, pour deux raisons : la première, parce qu’à la rigueur, son gendre n’était pas son associé ; la seconde, parce que l’on ne quittait pas à chaque instant son repos sur le moindre bruit venu de Paris. Leurs biens ne pouvaient pas courir de chances mauvaises, ajouta-t-elle, puisqu’ils avaient eu la prudence de les réaliser en revenus sur les caisses de l’État ; et si leur fille s’ennuyait de la contrainte où, selon Fournisseaux, elle était tenue, elle viendrait passer l’automne auprès d’eux aux Petits-Déserts.

Soumis, comme il a déjà été dit, à l’autorité de sa femme, toujours consultée dans les grandes occasions, Richomme renonça, d’après elle, à son projet d’aller à Paris porter des conseils sévères à son gendre. Il se borna à lui dire, dans une lettre pleine de bonnes raisons tirées de sa solide intelligence et de son cœur, qu’il était peu généreux, peu reconnaissant de méconnaître les longs services de son ancien commis. Non-seulement il ne voulait pas qu’il fût renvoyé, mais il exigeait, au nom de la générosité la plus simple, la plus naturelle, que Fournisseaux fût traité avec affection dans une maison dont il avait augmenté la prospérité et le crédit.

Ayant ainsi calmé les inquiétudes de sa pensée, Richomme se proposa, pour la centième fois, de se vouer tout entier aux travaux agricoles de sa propriété des Petits-Déserts sur laquelle allait luire le soleil d’un premier printemps, Le printemps ! saison magique pour un propriétaire ! époque fortunée où il, lui était enfin permis de faire usage des nombreux instruments aratoires dont il s’était muni en rompant avec la vie commerciale pour entrer dans la vie des champs : couteaux pour tailler les arbres, scies de toutes formes, râteaux, serpettes, arrosoirs.

Enfin l’astre du printemps dora un matin la cime des arbres, et Richomme sortit aussitôt en guêtres et en blouse pour ouvrir ses travaux rustiques. C’était vers la mi-avril. Les premiers coups de bêche lui réjouirent tout le corps ; il était heureux de penser que de cette terre remuée par lui sortiraient du froment, des fruits, des fleurs en abondance. Au bout d’une heure, les bras furent moins actifs ; une heure après, malgré l’espoir des fruits et du froment, ils allaient moins ; une heure après ils n’allaient plus. Le déjeuner rétablira mes forces, se dit Richomme, plus moulu que le terrain qu’il avait retourné : allons déjeuner. Richomme ignorait qu’à son âge tout changement d’existence ébranle, et que l’agriculture est un métier aussi dur, aussi difficile que la guerre et la navigation. En poésie, la culture des champs est une chose riante et facile, un passe-temps des plus doux ; mais, en réalité, c’est un exercice qui demande, sinon la jeunesse, du moins une habitude prise avec la jeunesse. Après son déjeuner, il fut impossible à Richomme de se lever de son fauteuil ; ses pieds pesaient cent livres, et ses mains étaient bouffies d’ampoules d’avoir trop longtemps tenu le manche de la bêche. Sa femme fut obligée de lui frotter les reins avec de la graisse d’ours. Il passa une bien mauvaise nuit. Une autre erreur de M. Richomme fut de croire que le printemps et l’été représentaient deux époques absolues : la première réservée à la culture, la seconde aux profits qu’elle donne. En avril, par exemple, on semait tout et partout, les fleurs, les légumes, les choux et les melons ; en juillet et en août, on récoltait. C’est à peu près là l’idée des poëtes, des enfants et des propriétaires parisiens qui rêvent au bonheur de se retirer, sur leurs vieux jours, dans quelque campagne.

Or, M. Richomme ayant semé en avril les fèves et les pois hâtifs qu’il faut semer en janvier, il n’eut ni pois ni fèves ; il eut des herbes magnifiques ; ayant aussi taillé ses pommiers et ses poiriers en avril, lorsqu’ils étaient en fleurs, il en perdit un grand nombre ; enfin là où il avait semé à propos, il l’avait fait avec tant de surabondance, qu’il y eut étouffement dans la germination et par conséquent stérilité, sans parler des places ou il poussa des fleurs au lieu de légumes et où il vint des tomates pour des navets attendus.

Ces contre-temps révélèrent à Richomme une vérité assez méconnue ; c’est que l’agriculture est un art des plus difficiles et des plus compliqués. De tout temps il s’était imaginé avec la foule qu’un morceau de terrain étant donné, on n’a, pour remplir au bout de quelques mois ses caves et ses greniers, qu’à acheter un sac de grains et à le vider sur ce terrain. Son mécontentement fut vif : sa propriété ne lui rapporterait rien que des feuilles, à cause de l’inopportunité de ses semailles et de ses plantations ; et l’année suivante il serait obligé de prendre des vignerons, des jardiniers à son service, et de ne presque plus participer aux travaux sur lesquels il avait tant compté pour charmer les si pesantes années de la vieillesse. Ainsi Richomme n’avait pas rencontré une seule joie qui ne fût factice depuis son installation à la campagne. Il avait voulu l’aimer, y trouver une compensation aux commotions si vivifiantes du commerce, et il avait été constamment trompé. Quelle déception que le jeune curé tolérant, que les voisins de campagne si agréables à lire dans les romans d’Auguste Lafontaine, que les plaisirs purs et sans étude de la culture ! Quand même Richomme aurait menti à sa conscience en se disant heureux de sa nouvelle existence, il n’aurait pas caché le dépérissement de sa santé si florissante autrefois dans la rue Saint-Merri, où l’air natal du commerce souffle toujours. Il avait des heures de mélancolie qu’il cachait à sa femme, de peur de l’attrister et de lui faire partager son dégoût. Que devient ma fille ? se disait-il en promenant d’une main ennuyée le râteau sur ses allées ; que fait mon gendre ? de mauvaises affaires, sans doute ; et je lui avais laissé un si beau nom à continuer ! Que fait aussi, que devient Fournisseaux, mon fidèle Fournisseaux ? Assis sous un ciel tout radieux des chaudes clartés de juin, le regard vague, triste, balancé sur la campagne, l’oreille charmée par le doux murmure de l’eau courant près de lui, Richomme répétait : Quelle belle chose que le commerce !

Une fois dans le chemin du découragement, il s’affaissa, il fut atteint de langueur ; son appétit fut inégal, son sommeil perdu, et ses idées s’assombrirent en proportion de ses ennuis. Sa fille ne l’aimait pas ; son gendre le reniait par sa conduite ; ses anciens amis l’avaient déjà oublié. Madame Richomme exigea enfin qu’il consultât un médecin, tant elle fut effrayée de l’altération progressive de sa santé. Un médecin ! je suis donc un homme perdu, se dit Richomme. Encore un effort sur moi-même ! Allons à Paris faire mon testament, puis je reviendrai mourir ici !


XIII.

Quelle différence entre ce voyage funèbre de M. Richomme et celui qui l’avait conduit, il y a trois mois, aux Petits-Déserts ! On se souvient de son épanouissement lorsqu’il aperçut la Marne, de sa joie d’enfant à voir des murs couverts de lierre, des arbres qui semblaient lui dire en balançant leurs têtes : Venez à nous, monsieur Richomme ! Nous, vous donnerons à profusion de l’ombre et des fruits. Maintenant il se tenait caché dans un coin de la voiture, le front plissé, les mains traînantes sur ses genoux, le regard enfoncé dans sa tête soucieuse. Il rentrait dans Paris à l’heure triste du soir, quand il n’y a encore que quelques pâles réverbères allumés au milieu d’une corde mouillée. On le descendit au bout de la rue Saint-Martin. Puissance de la boue natale sur le Parisien ! à la première goutte d’eau (car il pleut toujours quand on arrive à Paris), Richomme se découvrit pour recevoir la rosée sur la tête. À peine fut-il entré dans la rue Saint-Martin, qu’il se sentit déjà mieux. Joie vraie et sentie ! Un fiacre couvrit de boue son pantalon. Richomme sourit et se dit : « Elle et moi nous nous connaissons ; » et son visage resplendit d’un bonheur où il entrait un peu de jalousie, en apercevant, derrière les carreaux d’un confiseur de ses amis, toute la famille à table. Le confiseur était assis au milieu de ses enfants et petits-enfants. Celui-là n’a rien à envier à personne, se dit-il. Là journée a porté son gain ; il a vendu ; il a commercé, il est content : Dieu soit béni !

Arrivé au coin de la rue Saint-Merri, Richomme manqua de force dans les jambes : il y a tant d’électricité dans la joie ! Comment ne pas faiblir ? De l’endroit où il était il distinguait tout ce qu’il y a de grandes renommées en drogueries dans Paris ; le Mortier d’or entre autres ! D’ailleurs ne pénétrait-il pas dans la rue Saint-Merri, corridor sacré des denrées les plus riches du monde, dans la rue Saint-Merri, parvis de sa maison du Balai d’or ! Vingt fois il s’appuya contre, le mur pour ne pas fléchir. Ses yeux s’emplirent de larmes, ses joues palpitèrent quand il vit projetée sur le pavé de la rue la clarté des lampes de son magasin. Il va, il avance, encore un effort ! encore un ! Dieu n’a pas accordé tant de forces à l’homme. Richomme s’évanouit sur le seuil de son magasin.

Quand il revint à lui, il était dans les bras de Fournisseaux, qui, de son côté, avait besoin de toute sa volonté pour ne pas tomber en défaillance.

Ce que ces deux hommes se dirent ne s’écrit pas. C’étaient des paroles confuses, mêlées, troubles, quoique accentuées par le cœur ; c’étaient des signes comme ceux des sauvages, des mouvements sans but. Le bonheur de Richomme éclata à la fin d’une manière où il se révéla tout entier. Un courtier en marchandises était entré pour demander à Fournisseaux si la maison pourrait lui céder le lendemain quarante quintaux de gomme du Sénégal.

Richomme s’écria :

— Oui !

Il fut solennel et grand comme Luther quand Luther dit : « Non ! » à la diète de Worms.

— Peut-elle entrer avec avantage dans les compositions pharmaceutiques ? demanda encore le courtier ; n’est-elle pas terreuse ?

— Elle est excellente, répondit Richomme ; vous allez en juger.

Et il courut, par un instinct de divination, au fond de la boutique où était la gomme, en remplit ses deux mains, les vida dans un mortier.

Fournisseaux sentait son cœur se fondre de joie et d’adoration contemplative.

Son maître ôta ensuite son habit, saisit un pilon de fer, et broya la gomme afin d’en démontrer la supériorité au courtier.

Sur-le-champ l’affaire fut faite. Ainsi il n’y avait pas une demi-heure que Richomme était de retour dans sa boutique, qu’il avait déjà conclu un marché.

Quand l’acquéreur fut parti, Richomme dit à Fournisseaux :

— Vieux, que crois-tu que j’aie pilé dans ce mortier ?

— Dame ! c’est de la gomme.

— C’est la goutte, la jaunisse et la mort que j’ai broyées d’un seul coup sous mon pilon. Fournisseaux ! voilà ma guérison trouvée ! Voilà ma santé revenue ! Maintenant allons voir ma fille ! et retiens toujours ceci, Fournisseaux : Le bonheur, pour nous autres, gens de peine et de travail, ce n’est pas le changement, c’est encore le travail et la peine.

— Je m’en avais toujours douté, monsieur Richomme.

Quelle sagesse modeste dans ce stupide et admirable Fournisseaux !


XIV.

Richomme était rentré sous le toit domestique à un des moments les plus propres à exercer cette activité dont il avait depuis si longtemps perdu l’usage pour le malheur de sa santé. Son gendre devait le lendemain même répondre aux questions que lui adresseraient, dans un grand local, les électeurs réunis en assemblée préparatoire ; car une dissolution avait eu lieu, et la chambre élective allait de nouveau se constituer. Quoiqu’il y fût préparé, Fleuriot subirait une pénible épreuve. Heureusement le résultat ne lui semblait pas douteux après les promesses de tant d’électeurs dont il avait fasciné la simplicité par le faste de ses visites. Sa brochure achèverait d’entraîner les opinions douteuses, s’il en restait encore. De l’aveu de ses amis les plus sévères, cet écrit ne le pousserait pas seulement au banc de député ; on rêvait pour lui un poste plus élevé dans l’État. Quoique, dans sa position, il eût pu négliger de recourir à toute protection étrangère, il pria cependant son beau-père de l’accompagner à l’assemblée. Peut-être n’était-il pas fâché de le rendre témoin de son triomphe. Quand tous les électeurs furent réunis, Fleuriot monta à la tribune en faisant doucement craquer ses bottes vernies sur le parquet. Les électeurs n’eurent pas l’air de lui tenir compte, et vraiment c’était de l’injustice, de sa chevelure bouclée, de son gilet, de satin, supérieurement taillé, et de la fraîcheur de ses gants jaunes. Ils brûlaient de l’entendre parler. Leur impatience fut bientôt satisfaite. Fleuriot toucha, pour commencer, à toutes les questions de l’ordre social ; mais son abondance parut sans chaleur ; il semblait réciter un thème longtemps étudié, et où il avait fait entrer le plus de concessions possibles à tous les systèmes. Vous voyez que je suis ministériel en ceci, disaient ses phrases émoussées, monarchique en ceci encore, radical en cela, et même un peu carliste, si l’on y regarde de près. S’étant aperçu du pauvre effet du début de son gendre, Richomme demanda la parole, et il n’est personne qui ne fût heureux de l’accorder à l’ancien droguiste, salué, ce que nous avons omis de dire, fêté, complimenté à son entrée comme s’il eût été de retour d’un voyage autour du monde.

— Je crois que mon gendre, dit Richomme, eût mieux fait de nous entretenir de nos intérêts commerciaux en souffrance, que de l’alliance avec l’Angleterre, de la probabilité d’une invasion russe et des assassinats de don Carlos. Je suis sûr cependant que, s’il a l’honneur de vous représenter, il s’occupera beaucoup de la question des sucres, et des améliorations à apporter à la loi des douanes.

— Fort bien ! dirent les électeurs, à la bonne heure !

— Je l’engagerai toujours à rester sur le terrain du commerce, qui est le nôtre. Pourquoi nommons-nous un député ? Pour vendre et acheter avec le plus de profit et de facilité. Passez-moi le mot, le député que nomment des électeurs commerçants n’est que leur premier commis.

— Très-vrai ! très-vrai ! dirent les électeurs.

— Eh ! mon Dieu ! dit-il en fourrant sa main dans son large gilet de cuir-laine, il y aura toujours à la chambre assez de députés qui parleront de la Pologne et du Caucase. Mon gendre ne tombera pas, je vous le garantis, dans ces brillantes aberrations. Il a du vieux sang de droguiste dans les veines : je lui ai donné ma fille et ma maison. Ceci vous répond de sa probité.

— Monsieur Fleuriot, demanda un électeur, accepterait-il une place du gouvernement ?

De son banc Fleuriot répondit :

— La question me semble inopportune en matière électorale, aujourd’hui que tout député qui accepte une fonction est immédiatement soumis à une reélection.

— Mon gendre, reprit Richomme, qui, pas plus que les électeurs ne fut satisfait de la réponse de Fleuriot, mon gendre n’a pas besoin d’emploi, puisqu’il est riche et qu’il se bornera à l’ambition de vous représenter. Sa modestie l’empêche de vous dire qu’il a des habitudes tout à fait bourgeoises, des goûts casaniers, de solides principes d’économie.

— Cependant, intervint un autre électeur, M. Fleuriot ne va jamais à pied dans Paris, et sa mise n’est pas simple comme les goûts que lui prête son honorable beau-père, M. Richomme.

— Il me semble, répliqua Fleuriot un peu ému, que l’on descend beaucoup trop avant dans ma vie privée. Mes revenus, messieurs, me permettent d’avoir des chevaux et une voiture ; je ne suis pas de ceux qui ne conçoivent la probité qu’en compagnie de la misère.

Le mouvement oratoire fut beau ; mais il ne rallia pas tous les suffrages.

— Si mon gendre va souvent en voiture, reprit Richomme, c’est que sa santé exige de l’activité dans les organes. À trente-deux ans on prend de l’embonpoint ; ceci est plus facile à voir qu’agréable à avouer. Au surplus, la dépense de deux chevaux, puisque nous causons ici entre braves gens qui s’estiment, est largement couverte par le plus grand nombre d’affaires qu’il est permis de traiter en allant en cabriolet.

— Oui ! oui ! murmurèrent les électeurs, en gens convaincus par l’explication.

— Un d’entre eux, toutefois, osa encore dire :

— Pourquoi M. Fleuriot ne s’est-il pas contenté d’exercer la droguerie dans le modeste magasin où vous, monsieur Richomme, avez fait peu à peu, avec lenteur, patience et difficulté, votre fortune et votre réputation ? Il y a bien des dorures maintenant dans le magasin de l’ancien Balai d’Or.

D’un geste, Richomme empêcha son gendre de répondre.

— C’est moi, messieurs, qui ai exigé ces changements, répliqua-t-il ; je ne voulais pas imposer un mobilier suranné à ma fille, qui, comme toutes les jeunes femmes d’aujourd’hui, n’aime pas à se montrer dans un magasin où le gaz n’a pas remplacé l’huile, à la clarté de laquelle nous avons pourtant réalisé de si solides capitaux, et où les peintures, les dorures et les glaces ne font pas pardonner l’odeur de la cire en pain et la poussière du cacao ; Consultez vos femmes et vos filles, et vous serez ensuite plus indulgents pour mon gendre.

— Où vous asseoirez-vous, si vous nous représentez à la chambre ? s’informa un électeur fort acharné à reproduire sa question.

Comme Fleuriot avait, non pas la modestie de relever d’un chef d’opinion, mais l’orgueil d’en être un, et de vouloir qu’on se dirigeât d’après lui, il fut obscur, prétentieux, inintelligible dans ses réponses. Sans son beau-père, il perdait du coup la partie.

— Où s’asseoira mon gendre, demandez-vous ?

— Oui ! oui !

— Il s’asseoira sur un ballot de marchandises.

— Bravo ! bravo ! crièrent les électeurs, dont la position était tournée, et qui ne s’apercevaient pas qu’un mot heureux les payait du mot précis qu’ils attendaient.

— La série des questions étant épuisées, dit le président, la séance est levée. Demain on votera ; à six heures du soir le dépouillement.

— Tu seras nommé, dit tout bas Richomme à son gendre ; sais-tu pourquoi ?

— Parce que vous avez bien voulu prendre la parole pour me justifier ; pour…

— Ce n’est pas cela ; c’est parce que tu es seul candidat. Ne t’avais-je pas dit que la disparition de l’enseigne te porterait malheur ? Demain tu me feras l’amitié, mon gendre, de mettre des gants violets, et de venir voter à pied.

— Mais, monsieur Richomme…

— Je serai aussi à pied et je n’aurai pas de gants.


XV.

Il était avéré pour tout le monde, pour tous les électeurs, que, sans l’intervention de M. Richomme, son gendre aurait complètement échoué devant l’assemblée préparatoire des électeurs, et sa nomination ne semblait assurée que parce qu’il était, comme l’avait dit aussi M. Richomme, le seul candidat sérieux. La maison se disposa à de grandes fêtes, à des dîners de reconnaissance, à des bals où seraient invitées les femmes et les filles d’électeurs. Richomme ne trouvait pas encore trop à redire à ces projets bruyants, à cause du bonheur de se sentir renaître et vivre au milieu du mouvement qui se faisait autour de lui. Et puis, il avait une pensée cachée. Si son gendre était nommé député, lui alors reprenait le timon des affaires, redevenait droguiste, comme auparavant ; le Balai d’or remontait sur l’enseigne. Fournisseaux avait comme deviné cet espoir derrière la discrétion de son maître, qu’il admirait plus que jamais, ils passèrent une belle nuit ensemble, celle qui réunit le jour de l’assemblée préparatoire au jour de l’élection définitive. Profitant du trouble où flottaient les idées de Fleuriot, ils étendirent sur toutes les couleurs éclatantes du magasin une composition qui les altéra, les vieillit et leur rendit leur effet terne, insignifiant et pâle. Sous l’action du procédé chimique, les dorures s’éclipsèrent ; enfin, il ne resta bientôt plus que l’enseigne du Balai d’or à reclouer au fronton de la porte pour que la restauration fût complète. Deux antiquaires enfouis dans les catacombes d’Herculanum ne s’entendraient pas avec plus d’accord et de mystère pour lire dans les lambeaux à demi consumés d’un manuscrit, que Richomme et Fournisseaux ; pour rendre au magasin de drogueries sa physionomie de vétusté.

Ce fut pendant l’œuvre de cette nuit de bonheur que Fournisseaux, enhardi par l’égalité d’une commune joie, dit à son maître :

— Il y a beaucoup de gens qui seraient heureux de subir le sort de ces boiseries.

— Que veux-tu dire, Fournisseaux ?

— Qui ne demanderaient pas mieux, je veux dire, de redevenir tels qu’ils étaient avant d’être peints et dorés.

— C’est grave, ce que tu penses-là, Fournisseaux.

— Alors vous m’avez compris, reprit le commis en regardant autour de lui, comme s’il eût laissé tomber des paroles blessantes pour l’état.

De peur que l’allusion ne fût pas assez transparente, il ajouta :

— M. Fleuriot, votre gendre ; ne me paraît pas excessivement aimer le commerce de la droguerie. Il ne serait peut-être pas fâché de vendre le fonds, s’il en trouvait un bon prix.

— Vendre le fonds ! s’écria Richomme, vendre le fonds ! Il nous faudrait plus que cela pour nous achever ! Il le vendrait à quelque misérable successeur, qui effacerait dans le souvenir du quartier le passé de notre maison, connue partout, dans la province comme à l’étranger. Oh ! non ! il ne vendra pas le fonds !… J’ai d’autres projets.

Richomme se trahissait.

— D’autres projets ! s’écria Fournisseaux, qui, de son côté aussi, laissait trop voir qu’il avait compris Richomme.

— D’autres projets ! Vous voudriez peut-être rentrer dans le commerce de drogueries, vous remettre à la tête du Balai d’or ?

— J’ai mieux que cela en tête, Fournisseaux : tu verras.

Et la nuit s’était écoulée dans ces propos délicieux échangés entre M. Richomme et Fournisseaux.

Enfin le grand jour se leva sur la vie de Fleuriot. Avant la fin de ce jour précédé de tant de vœux, de tant d’espérances, il serait un représentant de la France, un des députés de Paris. Ainsi que la veille, M. Richomme l’accompagna au comité électoral, où ils virent défiler solennellement, un à un, les électeurs, qui déjà venaient jeter leur vote dans le scrutin. Que de battements de cœur n’éprouvait pas Fleuriot à ce spectacle, où se décidait en silence le fait le plus important de sa vie. Il croyait lire sur chaque visage, dans chaque trait de plume, le nom qu’il tenait tant à voir écrire sur les bulletins. Son beau-père l’encourageait, tout en se levant à chaque instant pour offrir, du tabac aux électeurs, ou leur demander des nouvelles de leur famille. Vers cinq heures, le scrutin fut fermé, et le dépouillement commença.

Surprise renversante ! Le président lit le premier bulletin, et il proclame le nom de M. Richomme.

— Pure fantaisie électorale, murmura Richomme ; écoutons le second bulletin.

Encore le nom de M. Richomme !

— Politesse électorale, dit encore celui-ci.

Fleuriot était étonné, confondu !

Troisième, quatrième bulletin, toujours M. Richomme. Jusqu’au centième bulletin le même nom sortit de l’urne. Quelle singularité, disait Richomme. Rien n’égalait le profond, l’amer désappointement de son gendre.

Au bout d’une demi-heure, la majorité des suffrages était acquise au vieux droguiste, qui se vit complimenté et embrassé par les électeurs présents.

Enfin le président le proclama député de Paris, honneur qui le surprit autant que s’il eût été nommé empereur des Turcs, lui qui s’était donné une peine si grande pour faire élire son gendre. Fleuriot, rouge de honte, s’était esquivé.

Quand son beau-père le revit chez lui, il lui dit en lui serrant la main :

— Tu vois, mon gendre, que le commerce et l’enseigne du Balai d’or n’empêchent pas d’être nommé député. Mais rassure-toi, je n’accepte pas tant d’honneur ; j’ai déjà écrit au président que je refusais. Mets-toi encore sur les rangs et tâche d’être plus heureux cette fois.

Quant à moi, je suis né droguiste, et je veux mourir droguiste. Je reprends ma maison. Approche, Fournisseaux, et écoute-moi. Dès ce moment, tu es mon associé. Demain tu remettras l’enseigne du Balai d’or à son ancienne place, et désormais tous nos effets de commerce seront signés Richomme et Fournisseaux, droguistes, rue Saint-Merri, au Balai d’or.

Enfin cette fois je suis arrivé. Je reste à la même place.