Les vermoulures/01

La bibliothèque libre.

CHAPITRE I.

Une journée d’été


Une heure après midi.

Le ciel verse l’été sur la campagne et sa splendeur radieuse, par cette belle journée d’août, invite à des pensées gaies, sereines et joyeuses comme l’azur même :

Le village de Saint-Germain repose, heureux, sur les bords du Saint-Laurent ; tout imprégnée des bonnes senteurs du large, une forte brise de l’ouest apporte une fraîcheur délicieuse.

L’odeur des foins coupés flotte dans l’air, cependant que la prairie est peu à peu dépouillée ; le bruit de ferraille des faucheuses mécaniques devient, grâce à la magie de l’espace et de l’été, un roulement argentin, que coupe de temps à autre la voix de l’homme, criant après ses bêtes.

Rien de tel, semble-t-il, n’existe que les villes, les chagrins, la chaleur, la misère et les vains soucis des hommes.

Dans l’unique rue du village, suivant en cadence le rythme du chant des cigales, sous l’ombre des grands arbres, voici venir trois jeunes gens.

Ils devisent joyeusement et pour eux la vie semble belle.

Leur jeunesse forte et gaie vibre aux chauds rayons du soleil ; comme ils émergent de l’ombre, leurs pieds agiles et légers semblent les emporter vers l’avenir.

« Sous leurs pas l’allégresse éclate en jeunes rires,
La terre se colore aux feux divins du jour,
Le vent chante à travers les cordes de leurs lyres,
Et le cœur de la rose a des larmes d’amour. »

L’un domine ses deux compagnons de sa taille bien prise et, quand ils se tournent vers lui, sa voix fraîche, son sourire et ses yeux doux et francs corrigent l’air altier que lui prête sa fière carrure.

Ce sont évidemment des amis : si leur attitude vis-à-vis les uns des autres ne le trahissaient pas, leurs paroles le diraient :

Il va y avoir beaucoup de monde, dit l’un d’eux.

Celui qui fait cette peu compromettante remarque est un jeune homme d’une vingtaine d’années, au teint blond et à l’air bon enfant ; il rachète, dans l’esprit de ses connaissances, le défaut de n’être pas un aigle, par son excellent caractère. Il s’appelle Joseph Soucy et s’adresse au plus grand d’entre eux, Édouard Leblanc. Tous deux sont, comme leur compagnon, Auguste Lavoie, des étudiants en droit.

— Oui ; et des choses intéressantes, à entendre. Toi, Lavoie, qu’est-ce que ça te dit, cette assemblée-là ?

— Peu de choses.

— Tu réserves ton jugement ?

— Certainement : Rolland Ollivier n’est pas le seul homme qui soit capable de parler ; parce qu’il lui plaît de convoquer une assemblée politique ici, je ne vois pas qu’il faille tant s’émouvoir. Du reste, en dépit de tous ses talents, si tous avaient eu, comme lui, la chance de venir au monde riches, d’aller étudier à Paris, pendant des années, et de faire ensuite de la politique pendant quinze ans, il y en aurait un plus grand nombre qui seraient capables de lui tenir tête.

— C’est à savoir, mon cher Lavoie. Tu n’ignores pas, sans doute, ce fait que, chez nous, bien rares sont les enfants qui sont dignes de leur père. La faute en est, je crois, au manque d’esprit de famille et de tradition, au défaut de culture et à l’absence de travail. Parmi ceux qui ont eu les mêmes facilités que Rolland Ollivier de se former et de grandir, de voyager et de travailler, compte ceux qui ont mis cela à profit. On sait pourquoi un grand nombre vont à Paris : ils vont y faire la noce ; et, ensuite, ils reviennent poser. Il y a donc double mérite à avoir, au contraire, travaillé et étudié comme l’a fait Ollivier. Il est souverainement injuste de reprocher à un homme les dons de la fortune et plus encore de tenter de ravaler le mérite qu’il a eu d’en profiter, alors que tant d’autres en abusent.

— Combien d’années Ollivier a-t-il passées en Europe ?

— Je ne sais pas, Soucy… Alors, tu es un chaud partisan, Édouard.

— Je ne suis pas partisan du tout, mais j’admire un homme qui le mérite.

— Admire !

L’objet de cette discussion, Rolland Ollivier, était un homme d’environ quarante ans. Longtemps membre du parlement fédéral et témoin impuissant des attentats aux droits des catholiques et des Canadiens-Français, et des reculades de ceux qui, d’après lui, auraient dû les défendre, il avait donné sa démission, dégoûté, et songeant à quitter la politique active, quand les instances de quelques amis l’avaient engagé à tenter à Québec ce que l’esprit de parti de quelques-uns et le fanatisme de quelques autres ne lui avaient pas permis jusque là : le relèvement et la poussée en avant de notre race.

À Ottawa, le progrès pour nous, c’est d’être respectés et traités avec justice ; à Québec, le progrès consiste à augmenter nos forces et pour ce à nous donner une bonne administration, et à travailler à nous faire grandir d’abord financièrement, moralement et intellectuellement, puis, peu à peu, numériquement.

Pour accomplir cette œuvre, Rolland Ollivier, seul, sans parti et sans appui, confiant dans la justice de sa cause, dans le bon sens, et le patriotisme des Canadiens — français, se proposait de faire appel à l’opinion publique, et sa grande voix allait, ce jour-là, résonner pour la première fois, pour l’ouverture de cette campagne mémorable en faveur du progrès de la nationalité canadienne-française et contre l’inertie des uns, la faiblesse des autres, et ce qu’il appelait les menées coupables d’un trop grand nombre.

Après quelques minutes de marche, Leblanc et ses amis, avec des sentiments divers, comme nous l’avons vu par leur conversation de tout à l’heure, arrivèrent aux abords de l’assemblée. Leblanc, qui était de l’endroit, avait un grand nombre de connaissances, dans la foule, et dut présenter à plusieurs Soucy et Lavoie, qui n’avaient pas eu le temps, depuis les quelques jours qu’ils étaient en promenade chez lui, de connaître bien des gens.

Les orateurs n’avaient pas encore fait leur apparition et, en les attendant, les interpellations et les conversations allaient leur train.

On parlait moissons, fiançailles et affaires, on consacrait à se retrouver, et à renouveler connaissance les quelques instants qu’on avait encore à sa disposition, et on était incontestablement aussi disposé à s’amuser et à s’égayer que si, dans la minute d’après, on n’eût pas dû donner toute son attention à des questions extrêmement sérieuses.

L’orateur parut enfin, accompagné de quelques amis et des organisateurs de l’assemblée, qui se faisaient du succès de cette assemblée un triomphe personnel.

La foule comptait au delà de huit cents personnes.

Comme toujours dans une réunion de gens, nombreuse, le silence était infiniment plus imposant que n’avait été le tumulte.

Ce silence, Rolland Ollivier l’obtint dès les premières paroles ; dès les premiers mots aussi, il empoigna son auditoire : personne n’eût voulu interrompre, même pour applaudir.

L’orateur ne cherchait pas à flatter ses auditeurs ; il leur parlait simplement, avec toute la force de la vérité et de la sincérité.

Sa voix portait au loin des phrases pleines de la maturité de son vigoureux talent, pleine d’idées nouvelles et attrayantes.

Loin de faire appel aux basses passions, de descendre pour remuer la foule, il l’élevait à lui, ravivait ses plus nobles aspirations et l’enflammait du feu qui le brûlait lui-même ; et, preuve de, la justesse de son calcul, le peuple, dont le cœur est à la bonne place, l’écoutait et l’applaudissait.

Car une détente s’était faite : on était d’abord demeuré stupéfait, se disant : « Mais on ne nous a jamais parlé comme cela, » puis on avait pris goût à cette nouvelle manière, qui est la bonne. Maintenant, celui qui parlait et ceux qui l’écoutaient se comprenaient ; des signes d’approbation marquaient ses raisonnements et les applaudissements éclataient souvent.

On trouvait bon qu’il parlât d’honnêteté politique et de progrès et on était fier de l’entendre.

Des hourrahs saluèrent sa péroraison.

Résultat meilleur encore que ces retentissants applaudissements, chacun partit, emportant dans son esprit la matière de longues et utiles réflexions sur les questions politiques et la conviction qu’il y avait quelque chose à faire et que ce quelque chose Rolland Ollivier était peut-être l’homme qui devait l’accomplir.