Les vermoulures/18

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CHAPITRE XVIII.

Les débuts


Édouard est dans sa chambre, à lire ; de temps à autre, il s’interrompt, réfléchit aux pages lues, puis en tourne d’autres.

Ses yeux vont et viennent d’une ligne à l’autre et se ferment quelquefois, pour apercevoir alors une vision à charmante tête brune, qui lui sourit et qui ressemble à Blanche.

Un moment il s’interrompt plus longuement et pense aux incidents de sa journée, qui a été pas mal accidentée.

Pour le commun des mortels, l’avocat est un être assis dans un grand fauteuil, qui fume un bon cigare, donne des consultations qu’il fait chèrement payer, va dîner grassement, fait peut-être un petit tour au palais, revient donner de profitables consultations et remonte chez lui, le soir, allègre et repu.

La réalité est toute autre.

Beaucoup ne sont pas payés et d’autres ne se font pas payer, comme, par exemple, cet avocat célèbre qui portait récemment la cause d’un client pauvre, en Angleterre, à ses frais.

Leur travail, non plus, n’est pas une sinécure. Édouard l’éprouvait, car la besogne des jeunes avocats est la plus ingrate ; c’est un travail de chien, qui demande des nerfs de fer.

Quoique les avocats ne soient pas tous des saints, il leur faut ce don, que certains saints ont possédé, et qui s’appelle le don de bilocation ; il leur faut être à deux, à trois, à quatre places, partout à la fois, et, en dépit de cet éparpillement, concentrer leur attention, pour bien faire chacune des choses importantes dont ils ont à s’occuper et pour déjouer et vaincre les adversaires qu’ils rencontrent à chaque pas, dans la personne des avocats des parties adverses.

Arrivé au bureau à huit heures et demie ou neuf heures, à dix, Édouard devait avoir fait ses entrées au diary, avoir parcouru et mis en ordre un énorme amas de paperasses, répondu à deux ou trois téléphones, dicté une couple de pièces de procédure, fait des recherches dans les livres, consulté quelques auteurs, écouté les instructions de M. Langlois ou de son associé et être rendu en cour. Là, il lui fallait présider à un interrogatoire sur faits et articles, faire déclarer deux ou trois saisis, puis, aller présenter des motions, requérir, entre temps, deux brefs de sommation et un bref d’exécution, et aller plaider une cause en cour supérieure, tout en surveillant la cour de circuit pour voir si une autre cause, qu’il avait à y plaider, ne serait pas appelée.

De retour au bureau, nouvelles paperasses nouvelles procédures à faire.

Puis, comme il partait pour aller dîner : « monsieur Leblanc ! »

— Oui, monsieur.

— Avez-vous poursuivi Alexandre Chasseur ?

— Non, monsieur Langlois : je n’ai pas eu le temps.

— C’est malheureux : il va venir régler et nous n’aurons pas les frais ; et Évariste Dion, lui ?

— Je vais rapporter l’action, après-midi.

— N’en faites rien ; Il m’a promis de venir payer la dette et les frais.

Si l’action n’est pas rapportée, intervient le comptable, nous serons obligés de tout recommencer.

— Je crois qu’il va venir ; c’est un bon garçon, nous allons lui donner une chance.

Arrivent une couple de personnes, à qui le patron, trop occupé pour les recevoir lui-même, dit de voir Édouard.

Celui-ci les reçoit, les renseigne — et son dîner en est encore retardé.

Enfin libre, il va manger hâtivement.

Il besogne ferme, toute l’après-midi, et à cinq heures il sort, plus mort que vif, de la fournaise de la loi.

Il faut dire qu’il ne s’épargne pas et travaille comme deux. Aussi est-on fort content de lui.

D’ailleurs, il se fait, peu à peu, à cette vie fiévreuse et agitée, qui n’est pas sans un certain charme.

Dans l’après-midi, il a rencontré un de ces personnages qui sont, heureusement, des exceptions au Barreau, exploiteurs d’infortunes et rongeurs de misère, impudents avec les plaideurs, insolents avec leurs jeunes confrères et chiens couchants avec ceux qui leur donnent des coups de botte.

Il a eu maille à partir avec lui et il rit, au souvenir de la piteuse mine qu’il lui a fait faire.

Petites misères qui ne troublent pas sa paix d’esprit et ne l’aigrissent pas : une fois fini, c’est fini.

Édouard reprend son livre et continue sa lecture. Il lit un roman d’Henri Bordeaux, « La Peur de Vivre. »

Les romans ne sont pas son fait, d’habitude, mais une fois n’est pas coutume. D’ailleurs, c’est à l’intention de Blanche qu’il le parcourt, voulant le lui envoyer.

Ce roman ne peut être mis entre les mains de tout le monde, mais une jeune fille sérieuse, peut le lire et en retirer du profit, croit-il. Il se dispose donc à en faire un colis qu’il mettra demain à la poste, et songe au plaisir qu’éprouvera la destinataire, quand il entend frapper à sa porte.

Entrez !

C’étaient Louis Ricard et son ami, Bernard Giroux, le secrétaire de l’honorable Potvin, qu’Édouard avait eu le plaisir de connaître au mois de novembre précédent, au banquet des étudiants.

— Bonjour ! Quelle bonne surprise !

— Bonjour, monsieur Giroux… Quand es-tu arrivé ?

— Ce soir. J’ai rencontré mon ami Giroux, dans le train, et je l’ai amené avec moi, à cause du proverbe,… tu sais…

— Plus on est de fous, dit Giroux…

— Plus on rit. Tu l’as. Rions, maintenant. Qu’est-ce que tu deviens en ville, mon cher Édouard ?

— Je ne deviens pas encore célèbre, mais j’y travaille.

— Hum ! tu as des ambitions.

— Des fois.

— Ça te mènera loin… T’arrive-t-il d’avoir la vision de ce que tu seras, plus tard ? Te vois-tu en plein milieu de ta vie et de ta carrière, et vois-tu où tu en seras et ce que tu feras, alors ?

— J’avoue que non ; et j’aime autant ne pas penser à ça : je vieillirai toujours assez vite et je ne tiens pas, à me figurer que je suis à cinquante ans, avant d’y être rendu.

— Pourtant, ça peut être utile. Si tu agis en songeant à tes quarante ans, tu agiras peut-être sagement.

— Oh ! tant qu’à ça, je tâche d’user de sagesse le plus possible. Mais toi, qu’est-ce que tu deviens quand tu songes ainsi ?

— Moi, dans ce temps, j’ai un revenu assuré d’une couple de mille dollars et je passe ma vie à étudier et à travailler dans les livres et les idées. Je m’imbibe de littérature et je me gorge de science…

— Que tu laisses sans doute retomber en rosée bienfaisante sur tes compatriotes, interrompt Giroux, en riant.

— Que je laisse retomber en rosée bienfaisante sur mes compatriotes, dans des livres qui seront le fruit de ma maturité.

— Alors, demande Édouard, que penses-tu de ceux qui écrivent avant quarante ans ?

— Ils ont tort.

— Je crois que ceux, qui agissent comme tu voudrais le faire et qui attendent si longtemps pour produire, arrivent tard, eux. D’ailleurs, je parie que tu démentiras tes propres paroles.

— C’est possible.

— Et qu’est-ce qu’on fait de bon, à Québec, monsieur Giroux ?

— Je crois qu’on fait plus de mal que de bien, par le temps qui court.

— On y fait des enquêtes sur les affaires louches ?

— Oui ; et on s’arrange pour n’avoir ni jugement, ni témoignage ; de sorte que les gens qui sont lavés par ces commissions, le sont joliment mal et qu’elles mériteraient bien mieux, plutôt que de s’appeler des commissions royales, de s’appeler des farces royales.

— Qu’est-ce qu’on pense de cela, à Québec ?

— Oh ! on sait bien à quoi s’en tenir. On se demande seulement combien de temps le gouvernement pourra continuer à faire ce jeu.

— Quelle drôle d’histoire. Être élu pour représenter le peuple…

— … Et ne lui faire que de fausses représentations, dit Ricard.

— Je vois que tu n’ajournes pas tout à quarante ans et que tu fais des jeux de mots dès à présent, dit malignement Édouard.

— Que veux-tu ; autant rire quand ça va mal ; autrement il faudrait toujours pleurer, car tout est pourri.

— Sceptique !

— Soit ; admettons qu’il n’y ait que le gouvernement de pourri. C’est bien assez.

— C’est beaucoup trop.

— Eh ! bien, renversons-le.

— Il va tomber tout seul, dit Giroux ; si vous connaissiez les dessous comme moi, vous n’en douteriez pas. C’est impossible, ça ne peut pas durer, s’il y a encore gros comme ça d’honnêteté publique pour mettre fin à ces scandales et à ce règne de sans-patriotismes et de sans-consciences.

— J’ai hâte de voir la prochaine session, dit Édouard.

— Il va y en avoir des protestations des modérés, et des mensonges et des abus de pouvoir, de la part des ministériels, répondit Ricard.

Il se faisait tard.

Giroux et Ricard, fatigués du voyage, prirent donc congé d’Édouard, qui fit promettre à Giroux de revenir le voir quand il reviendrait en ville, et dit au revoir à Ricard.