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LES VERMOULURES


ROMAN D’ACTUALITÊ
« Celle pour qui j’écris avec amour ce livre
Ne le lira jamais… »
Brizeux.



CHAPITRE I.

Une journée d’été


Une heure après midi.

Le ciel verse l’été sur la campagne et sa splendeur radieuse, par cette belle journée d’août, invite à des pensées gaies, sereines et joyeuses comme l’azur même :

Le village de Saint-Germain repose, heureux, sur les bords du Saint-Laurent ; tout imprégnée des bonnes senteurs du large, une forte brise de l’ouest apporte une fraîcheur délicieuse.

L’odeur des foins coupés flotte dans l’air, cependant que la prairie est peu à peu dépouillée ; le bruit de ferraille des faucheuses mécaniques devient, grâce à la magie de l’espace et de l’été, un roulement argentin, que coupe de temps à autre la voix de l’homme, criant après ses bêtes.

Rien de tel, semble-t-il, n’existe que les villes, les chagrins, la chaleur, la misère et les vains soucis des hommes.

Dans l’unique rue du village, suivant en cadence le rythme du chant des cigales, sous l’ombre des grands arbres, voici venir trois jeunes gens.

Ils devisent joyeusement et pour eux la vie semble belle.

Leur jeunesse forte et gaie vibre aux chauds rayons du soleil ; comme ils émergent de l’ombre, leurs pieds agiles et légers semblent les emporter vers l’avenir.

« Sous leurs pas l’allégresse éclate en jeunes rires,
La terre se colore aux feux divins du jour,
Le vent chante à travers les cordes de leurs lyres,
Et le cœur de la rose a des larmes d’amour. »

L’un domine ses deux compagnons de sa taille bien prise et, quand ils se tournent vers lui, sa voix fraîche, son sourire et ses yeux doux et francs corrigent l’air altier que lui prête sa fière carrure.

Ce sont évidemment des amis : si leur attitude vis-à-vis les uns des autres ne le trahissaient pas, leurs paroles le diraient :

Il va y avoir beaucoup de monde, dit l’un d’eux.

Celui qui fait cette peu compromettante remarque est un jeune homme d’une vingtaine d’années, au teint blond et à l’air bon enfant ; il rachète, dans l’esprit de ses connaissances, le défaut de n’être pas un aigle, par son excellent caractère. Il s’appelle Joseph Soucy et s’adresse au plus grand d’entre eux, Édouard Leblanc. Tous deux sont, comme leur compagnon, Auguste Lavoie, des étudiants en droit.

— Oui ; et des choses intéressantes, à entendre. Toi, Lavoie, qu’est-ce que ça te dit, cette assemblée-là ?

— Peu de choses.

— Tu réserves ton jugement ?

— Certainement : Rolland Ollivier n’est pas le seul homme qui soit capable de parler ; parce qu’il lui plaît de convoquer une assemblée politique ici, je ne vois pas qu’il faille tant s’émouvoir. Du reste, en dépit de tous ses talents, si tous avaient eu, comme lui, la chance de venir au monde riches, d’aller étudier à Paris, pendant des années, et de faire ensuite de la politique pendant quinze ans, il y en aurait un plus grand nombre qui seraient capables de lui tenir tête.

— C’est à savoir, mon cher Lavoie. Tu n’ignores pas, sans doute, ce fait que, chez nous, bien rares sont les enfants qui sont dignes de leur père. La faute en est, je crois, au manque d’esprit de famille et de tradition, au défaut de culture et à l’absence de travail. Parmi ceux qui ont eu les mêmes facilités que Rolland Ollivier de se former et de grandir, de voyager et de travailler, compte ceux qui ont mis cela à profit. On sait pourquoi un grand nombre vont à Paris : ils vont y faire la noce ; et, ensuite, ils reviennent poser. Il y a donc double mérite à avoir, au contraire, travaillé et étudié comme l’a fait Ollivier. Il est souverainement injuste de reprocher à un homme les dons de la fortune et plus encore de tenter de ravaler le mérite qu’il a eu d’en profiter, alors que tant d’autres en abusent.

— Combien d’années Ollivier a-t-il passées en Europe ?

— Je ne sais pas, Soucy… Alors, tu es un chaud partisan, Édouard.

— Je ne suis pas partisan du tout, mais j’admire un homme qui le mérite.

— Admire !

L’objet de cette discussion, Rolland Ollivier, était un homme d’environ quarante ans. Longtemps membre du parlement fédéral et témoin impuissant des attentats aux droits des catholiques et des Canadiens-Français, et des reculades de ceux qui, d’après lui, auraient dû les défendre, il avait donné sa démission, dégoûté, et songeant à quitter la politique active, quand les instances de quelques amis l’avaient engagé à tenter à Québec ce que l’esprit de parti de quelques-uns et le fanatisme de quelques autres ne lui avaient pas permis jusque là : le relèvement et la poussée en avant de notre race.

À Ottawa, le progrès pour nous, c’est d’être respectés et traités avec justice ; à Québec, le progrès consiste à augmenter nos forces et pour ce à nous donner une bonne administration, et à travailler à nous faire grandir d’abord financièrement, moralement et intellectuellement, puis, peu à peu, numériquement.

Pour accomplir cette œuvre, Rolland Ollivier, seul, sans parti et sans appui, confiant dans la justice de sa cause, dans le bon sens, et le patriotisme des Canadiens — français, se proposait de faire appel à l’opinion publique, et sa grande voix allait, ce jour-là, résonner pour la première fois, pour l’ouverture de cette campagne mémorable en faveur du progrès de la nationalité canadienne-française et contre l’inertie des uns, la faiblesse des autres, et ce qu’il appelait les menées coupables d’un trop grand nombre.

Après quelques minutes de marche, Leblanc et ses amis, avec des sentiments divers, comme nous l’avons vu par leur conversation de tout à l’heure, arrivèrent aux abords de l’assemblée. Leblanc, qui était de l’endroit, avait un grand nombre de connaissances, dans la foule, et dut présenter à plusieurs Soucy et Lavoie, qui n’avaient pas eu le temps, depuis les quelques jours qu’ils étaient en promenade chez lui, de connaître bien des gens.

Les orateurs n’avaient pas encore fait leur apparition et, en les attendant, les interpellations et les conversations allaient leur train.

On parlait moissons, fiançailles et affaires, on consacrait à se retrouver, et à renouveler connaissance les quelques instants qu’on avait encore à sa disposition, et on était incontestablement aussi disposé à s’amuser et à s’égayer que si, dans la minute d’après, on n’eût pas dû donner toute son attention à des questions extrêmement sérieuses.

L’orateur parut enfin, accompagné de quelques amis et des organisateurs de l’assemblée, qui se faisaient du succès de cette assemblée un triomphe personnel.

La foule comptait au delà de huit cents personnes.

Comme toujours dans une réunion de gens, nombreuse, le silence était infiniment plus imposant que n’avait été le tumulte.

Ce silence, Rolland Ollivier l’obtint dès les premières paroles ; dès les premiers mots aussi, il empoigna son auditoire : personne n’eût voulu interrompre, même pour applaudir.

L’orateur ne cherchait pas à flatter ses auditeurs ; il leur parlait simplement, avec toute la force de la vérité et de la sincérité.

Sa voix portait au loin des phrases pleines de la maturité de son vigoureux talent, pleine d’idées nouvelles et attrayantes.

Loin de faire appel aux basses passions, de descendre pour remuer la foule, il l’élevait à lui, ravivait ses plus nobles aspirations et l’enflammait du feu qui le brûlait lui-même ; et, preuve de, la justesse de son calcul, le peuple, dont le cœur est à la bonne place, l’écoutait et l’applaudissait.

Car une détente s’était faite : on était d’abord demeuré stupéfait, se disant : « Mais on ne nous a jamais parlé comme cela, » puis on avait pris goût à cette nouvelle manière, qui est la bonne. Maintenant, celui qui parlait et ceux qui l’écoutaient se comprenaient ; des signes d’approbation marquaient ses raisonnements et les applaudissements éclataient souvent.

On trouvait bon qu’il parlât d’honnêteté politique et de progrès et on était fier de l’entendre.

Des hourrahs saluèrent sa péroraison.

Résultat meilleur encore que ces retentissants applaudissements, chacun partit, emportant dans son esprit la matière de longues et utiles réflexions sur les questions politiques et la conviction qu’il y avait quelque chose à faire et que ce quelque chose Rolland Ollivier était peut-être l’homme qui devait l’accomplir.


CHAPITRE II.

En famille


Les discours finirent assez tôt — à cinq heures — mais l’assemblée ne se dispersa pas immédiatement. Quelques-uns, en petit nombre, s’éloignèrent tout de suite, puis la foule perdit lentement de son homogénéité, pour se fondre en groupes éparpillés, comme avant l’audition des orateurs.

L’intérêt éveillé par Ollivier, dans l’esprit de chacun, avait son premier retentissement ; et ses paroles enflammées commençaient déjà à faire chaudement discuter les premiers auditeurs, avant d’aller mettre le feu aux quatre coins de la province et réveiller l’opinion publique.

Bientôt Leblanc, suivi de ses amis, tourna le dos à la discussion et s’éloigna de l’assemblée.

Ils croisèrent en route une jeune fille que Leblanc regarda d’un air de connaissance, sans pourtant la saluer.

Qui est-ce, demanda Soucy ?

— Oh ! une jeune fille de la place… Je ne me rappelle plus qui.

Eh ! bien, mon cher Lavoie, dit Leblanc, commences-tu à rendre justice à Ollivier ?

— Il parle admirablement bien.

— Il est superbe, je souhaite que sa campagne, qu’il vient d’inaugurer si brillamment se continue et ne soit pas sans bons résultats pour la Province.

— Tous ne partagent pas tes idées : d’aucuns croient que la tournée politique d’Ollivier a déjà un mauvais effet indiscutable.

— Lequel, interrompit Soucy ?

— « L’Indépendant » prétend que cela va nuire aux récoltes.

— Qu’est-ce que tu dis là ?…

— Eh ! Oui : ça va, d’après ce journal, détourner l’attention des cultivateurs des travaux de la moisson ; et… s’ils ne travaillent pas… ils ne récolteront pas.

— Tu te moques de moi, mon cher. — Dire qu’un journal qui se prétend sérieux puisse lancer de pareilles balivernes : comme si nous étions en pleine tourmente électorale. Comme si, en admettant quelque mal à ce qu’on discute librement la politique de son pays, en libre citoyen, le mal qui peut en résulter n’était pas infiniment moindre que celui qui peut venir d’une mauvaise administration et d’une politique d’endormis et d’exploiteurs ! Comme si, surtout, nos braves cultivateurs n’étaient pas assez raisonnables pour s’occuper de la chose publique sans pour cette raison perdre leur temps !

— Hourrah ! cria Lavoie, en riant.

Les amis étaient arrivés à la maison.

Une singulière construction que cette demeure de la famille Leblanc : grand corps de bâtiment percé de six fenêtres à petits carreaux de verre minuscules, sur la façade, et de deux fenêtres à chaque extrémité, elle était plus longue que large ; une galerie en bois courait le long de la face tournée vers le fleuve ; un pignon pointu, à deux pans, couronnait les lucarnes de son second étage ; et elle reposait sur un solage en pierre massive, digne de supporter une poudrière, dont les embrasures avaient de faux airs de meurtrières. Peinturée de gris foncé, elle n’avait vraiment pas mauvaise apparence, dans sa masse quasi-imposante, avec sa galerie blanche, qui regardait le Saint-Laurent par les mauvais et les beaux jours.

Huit chambres au premier étage et presque autant au second, toutes donnant les unes dans les autres, par la plus curieuse disposition du monde, permettaient à cette maison, qui avait autrefois servi de magasin, de loger facilement la nombreuse famille du père d’Édouard Leblanc.

Au dernier étage, sans doute pour rassurer les gens sur la solidité de l’édifice, une immense pièce, non terminée, formait grenier et montrait d’énormes poutres, capables de résister au temps et aux assauts de n’importe quel ouragan.

C’est dans la vaste salle de cette banale et pourtant intéressante maison que le souper réunit Lavoie, Soucy et toute la famille Leblanc. Et c’est dans ce cadre familial qu’il convient de faire connaissance avec les parents d’Édouard et de pénétrer dans leur intimité.

Le père Édouard Leblanc — d’après lequel son fils avait été nommé — avait soixante ans sonnés. Grand et de forte corpulence, alerte encore et en pleine santé, il faisait plaisir à voir et présentait, assis parmi ses enfants, au bout de la table, l’image parfaite de l’honnêteté heureuse.

Ancien notaire, après avoir été maire de son village et même député du comté de St-Germain, il s’était retiré de la vie active avec une très jolie fortune.

Estimé et considéré de ses co-villageois, il ne s’occupait plus que d’œuvres charitables et de l’éducation de sa famille, tâches dans lesquelles il était admirablement secondé par son épouse.

Celle-ci, de trois ans plus jeune que son mari, avait eu une nombreuse famille et n’en paraissait pas plus vieille ; mère tendre et pieuse, elle avait été bénie du Ciel et voyait autour d’elle des filles aimantes et des fils respectueux et soumis, digne récompense de ses vertus et noble aliment à son amour — à cet âge où les parents se hâtent de prodiguer leurs conseils et de témoigner leur affection à leurs enfants, tant ils craignent que demain ne les en rende incapables pour toujours.

Six de leurs enfants étaient encore vivants ; les autres étaient morts en bas âge.

À la droite de M. Leblanc était assise sa fille aînée, Marie-Louise, dont la douce beauté parlait de printemps et d’espérance. Elle était à l’âge où tout est promesse et où toute promesse est une promesse de bonheur, âge heureux qu’il n’est pas permis de rappeler, mais qui ne devrait jamais être oublié.

Édouard, ses hôtes et les plus jeunes enfants occupaient le reste de la table.

M. Leblanc veillait, de concert avec son épouse, à ce que personne se manquât de rien.

Édouard, disait-il, offre donc du pain à Monsieur Lavoie.

— Encore une tasse de thé, Monsieur Soucy, reprenait madame Leblanc.

Tout en mangeant avec autant de bel appétit que de bonne humeur, — l’air du fleuve n’engendrant pas la dyspepsie — on commentait les événements de l’après-midi ; Édouard racontait l’assemblée, à son père, qui n’avait pu y assister.

Puis l’on parla d’autre chose : du dernier pique-nique auquel on avait pris part ensemble, des bains de mer, du cirque qui devait donner des représentations dans quelques jours, de la réouverture des cours à la faculté de droit, le premier septembre ; et de mille autres sujets… de la gentillesse du petit Paul,… des méfaits de Jeanne, qui avait, la veille, enfermé le chat dans la soupière et ensuite mis du sucre dans la soupe. — Aussi avait-il été décidé, qu’en juste punition de ces crimes de lèse-potage, mademoiselle Jeanne n’irait pas au cirque.

Le souper fini, on passa sur la galerie, où l’on s’installa pour la soirée, Marie-Louise ayant déclaré qu’il faisait trop beau pour marcher. Ce paradoxe rencontra l’approbation des jeunes gens et, pour accéder aux idées de rêveries étoilées de la jeune fille, on renonça à la promenade. — Il se faisait déjà tard, du reste ; et du soleil, disparu dans les flots, on ne voyait plus que la gloire, pourpre et or.

Après avoir dit bonsoir et embrassé tout le monde à la ronde, les enfants allèrent — pour employer l’expression consacrée — faire dodo. Madame Leblanc s’absenta quelques instants, pour surveiller leur sommeil, et revint, tenant à la main un large chapeau en feutre blanc, dont elle couvrit la jolie tête de sa fille.

Elle conseilla aux jeunes gens de se couvrir, eux aussi, mais ils déclarèrent, tout en remerciant de l’aimable conseil, qu’ils n’avaient pas froid : est-ce qu’on sent l’humidité du soir, quand on a autant de cheveux que d’illusions ?

Soucy ajouta même qu’il croyait que le serein faisait pousser les cheveux. La remarque fit rire et Lavoie insinua malicieusement que, s’il voulait aller se passer la tête sous la pompe, il aurait peut-être une toison encore plus abondante.

M. Leblanc fumait sa pipe et causait avec son épouse, disant de temps à autre un mot aimable aux jeunes, mais les laissant à eux-mêmes.

Dans le petit cercle formé par Soucy, Lavoie, Édouard et sa sœur, l’intérêt ne languissait pas : c’était Marie-Louise qui tenait le dé de la conversation et elle donnait, ma foi, fort bien la réplique aux amis de son frère.

Lavoie avait entrepris de la convertir aux charmes de la Ville et lui représentait tout l’agrément et la variété de la vie des citadins.

Et, si la Ville est tout ce que vous me dites, pourquoi donc la quitte-t-on avec tant d’empressement, aussitôt l’été venu ?

— Parce qu’il fait trop chaud.

— Et l’hiver : il y fait juste assez chaud ?

— L’hiver, nous avons des systèmes de chauffage perfectionnés, qui rendent les demeures on ne peut plus confortables. Si vous voulez sortir, vous avez les tramways ; ils sont bien chauffés et ils vous transportent rapidement partout où vous voulez.

— Oui, mais les maisons de la ville sont de vilaines cabanes où vous n’avez ni lumière, ni espace, ni air respirable, ni confort. Les tramways, nous n’en avons pas besoin à la campagne ; et puis, ici, nous chauffons au charbon et c’est très confortable ; ça l’était autant, du reste, quand nous employions le bois.

— Je vais vous donner des raisons très fortes, en faveur de la Ville, mademoiselle : les théâtres, le chic, les grands magasins, les toilettes, les monuments et toutes les beautés d’une grande ville, avez-vous ça ?

À ce moment, une rapide fusée brilla au ciel et Marie-Louise s’écria : et des étoiles filantes, en avez-vous ? Vous n’avez que de vilaines lumières électriques qui empêchent de voir la lune. Les toilettes, qu’est-ce que j’en ferais ? les monuments et les édifices, on peut aller les voir ; et je ne tiens pas au plaisir de repasser devant, tous les jours, sur l’asphalte, au milieu du bruit, des voitures, des automobiles et des tramways. Quant au théâtre, maman ne veut pas que j’y aille.

— Alors, je désespère d’avoir le plaisir de vous voir en Ville.

— Oh ! j’irai peut-être m’y promener ; mais je ne désespère pas, moi, de vous revoir encore ici.

Lavoie eut un sourire reconnaissant et Édouard dit : ceux qui veulent avoir beaucoup de soucis, mener une vie très affairée, dépenser plus qu’ils ne gagnent et ne pas vivre vieux, ceux-là peuvent obtenir, à la ville, tout ce qu’ils désirent.

— Ils peuvent aussi y faire fortune et y devenir célèbres.

— Chacun son goût.

Le silence se fit peu à peu et on ne parla plus que par monosyllabes ; chacun jouissait de cette belle soirée et s’abandonnait à l’envahissement de la nuit.

Nulle rumeur ; le calme absolu et la paix ; une obscurité lumineuse, qu’éclaire la jeune clarté de la lune.

Le vent est tombé et les étoiles scintillent.

Là-bas, tout près et au loin, monotone et mélancolique, la voix grêle et claire des grenouilles fait un concert incessant, qui tour à tour grandit en un crescendo voilé, diminue et continue, encore, donnant l’impression d’une activité inlassable et d’une vie toujours pullulante et éveillée.

Les chauves-souris dans leurs ébats, viennent frôler les veilleurs ; et ceux-ci jeunes et vieux, s’entretiennent à voix plus basse, dans une atmosphère toute de sereine tranquillité, de joie pure et d’intimité, pendant que dans leurs chambres closes dorment les enfants et que les astres scintillent plus brillants.


CHAPITRE III.

L’ouverture des cours


Ah ! l’heureux temps que celui des vacances ; pas les vacances des gens âgés, pas les congés de quelques jours que s’accordent les hommes d’affaires, mais les bonnes et longues vacances, les vraies, les seules, celles qui durent deux mois et que prennent les écoliers et les étudiants, pendant lesquelles on n’a d’autres soucis que celui de se laisser vivre et où l’esprit et le cœur deviennent libres et joyeux comme l’air frais qui traverse les feuillages par les beaux jours d’été.

Qu’il fait bon, alors, et que les jours pèsent peu.

Mais une nature généreuse et ardente ne s’accommode pas indéfiniment d’une existence aussi paisible ; aussi, le trente et un août, Édouard fit ses préparatifs de départ pour aller assister à la réouverture des cours et pour recommencer la vie active, avec satisfaction.

Il est vrai que le plaisir, que ses amis, Soucy et Lavoie, qui s’éloignaient avec lui de Saint-Germain, éprouvaient à la pensée de se retrouver dans leurs familles, à Montréal, se changeait, chez lui, en regrets de quitter les siens.

Q’importe : le devoir l’appelle et il part ; les joies du revoir n’en seront que meilleures.

La journée a été active et Marie-Louise, durant tout le jour, ne s’est interrompue de travailler à mettre en bon état les effets du voyageur et de glisser toutes sortes de douceurs dans les valises que pour lui prodiguer ses caresses et lui faire promettre mille fois d’écrire longuement et souvent.

Les enfants ont été plus sages que d’habitude, voulant faire plaisir à leur frère aîné.

Maintenant, c’est le soir ; on attend, à la gare, l’arrivée du train qui doit emporter les voyageurs.

M. et madame Leblanc sont venus, avec Marie-Louise, reconduire Édouard.

La maman a bien le cœur un peu gros, mais la bonne humeur de tous fait oublier le chagrin du départ.

Laissant sa femme et sa fille en compagnie des deux jeunes gens, M. Leblanc prend Édouard à part et, tout en se promenant de long en large avec lui, il lui fait ses recommandations.

Tu as devant toi, lui dit-il, les six mois les plus importants de ta vie d’étudiant, puisque tu vas être reçu avocat au mois de janvier : emploie-les bien. Continue à travailler et occupe-toi exclusivement de ton affaire. Sois sérieux : la vie ne se fait pas par morceaux, c’est un tout qu’il faut bien commencer, si l’on veut bien continuer et bien finir. Envoie-nous souvent de tes nouvelles et écris-moi quand tu auras besoin d’argent. Maintenant, il y a la question politique : il se fait, de ce temps-ci, une agitation considérable ; les indépendants, ayant Ollivier à leur tête, attaquent violemment les radicaux, de concert avec les modérés ; on ne parle plus d’autre chose ; crois-moi, prends parti et discute tant que tu voudras, mais ne t’occupe pas de politique active avant d’être reçu ; je te laisse libre à cet égard, mais tu me feras plaisir en agissant comme je te le dis.

Agis de la sorte, lui dit-il, en terminant : et je crois que tu n’auras jamais lieu de te repentir d’avoir suivi mes conseils.

À ce moment, un sifflement perçant annonça la venue du train.

Ils rejoignirent les autres.

Pendant quelques minutes on se parla très vite pour se dire le plus de tendresses possible, on se serra les mains, on s’embrassa ; puis, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, le train était reparti et M. et madame Leblanc restaient seuls avec Marie-Louise, regardant une lumière rouge qui s’enfuyait.

Dans le char, les jeunes gens faisaient leurs préparatifs de sommeil : ils avaient retenu des lits, ne devant arriver que le lendemain matin à Montréal.

Soucy, qui remarquait décidément les jolies filles, disait à Édouard : tu as vu notre gentille enfant de l’assemblée ?

— Était-elle aux chars, demanda Édouard ?

— Oui.

— À ton intention, peut-être, dit Lavoie.

— Oh ! non, je sais, qui c’est, maintenant : c’est mademoiselle Coutu ; papa et son père ont eu des démêlés dans les élections, qui rendent une pareille supposition impossible.

— Qu’importe, on fait une coalition.

Édouard ne sembla pas apprécier la plaisanterie.

Un dernier bonsoir ; et tous trois partirent pour le pays des rêves à une allure encore plus rapide que celle de la locomotive.

Quand Édouard s’éveilla, le train était entré à la gare Bonaventure, depuis un quart d’heure. Les passagers étaient presque tous disparus et un manœuvre nettoyait à grande eau la fenêtre du char qui ouvrait sur son lit. Il réveilla ses compagnons, constata qu’il faisait beau, bâilla, s’étira, puis fit sa toilette en un tour de main. Ils descendirent tous trois ; Lavoie et Soucy, qui n’avaient que des valises à main, lui souhaitèrent cordialement le bonjour, lui promirent de le revoir à l’ouverture des cours, à neuf heures, et s’éloignèrent précipitamment, impatients de se retrouver chez eux.

Édouard resta seul.

C’était une belle matinée de septembre et il aspirait l’air frais du matin, tout en s’emplissant les yeux de ce paysage si connu d’asphalte, de pierres, de briques et de grands édifices aux laides cheminées.

Il marchait avec ce plaisir particulier qu’on éprouve en mettant pied à terre après un long voyage.

Il pénétra dans le grand hall aux sonorités d’église, traversa la salle où se vendent les billets et sortit sur le trottoir pour héler un cocher.

Celui-ci fit monter Édouard ; puis, évitant les bornes en pierre que la compagnie du Grand-Tronc a mises là pour faire damner les jéhus, il vint arrêter sa voiture à l’extrémité sud de la gare, où les employés du chemin de fer entassaient les bagages avec une hâte fébrile.

Pendant qu’à travers ce tohu-bohu incroyable il cherchait les valises et tentait d’assortir les coupons qu’il tenait à la main avec ceux que portaient les pièces de bagage, Édouard se mit à songer.

Sa première pensée fut pour ceux qu’il venait de quitter : il se représenta, avec un plaisir demi chagrin, où ils étaient et ce qu’ils faisaient, à cette heure-là.

La mer est haute ; au large de Saint-Germain, l’Île déploie sur les flots sa masse sombre de sapins vert foncé ; et les flots clairs, au soleil levant, lui font un décor admirable.

La maison est dans l’ombre d’un côté ; mais de l’autre, le soleil éclaire brillamment une grande chambre vide. En bas, on est à table ; et peut-être son œil se mouille-t-il, en voyant la famille rassemblée pour le déjeuner auquel il n’assiste pas.

Trêve à ces attendrissements : tout à l’heure, il écrira : cela le soulagera. Maintenant, c’est l’université, les cours et l’étude.

Six mois encore et il sera avocat ; avocat, quel rêve… Pourquoi a-t-il étudié le droit ? Réussira-t-il ? Oh oui, il en a la ferme conviction. — Où parviendra-t-il ? Que deviendra-t-il ?

Il fait un effort et revient à la vie réelle.

Son cocher serait-il parti avec les valises, lui laissant son attelage en retour ?

Enfin, le voici ! Il sue à grosses gouttes et paraît bien décidé à demander double prix.

On hisse les valises ; un coup de fouet ; et, en route !

Le cheval trotte allègrement ; ses sabots frappent joyeusement l’asphalte. La voiture ne quitte une petite rue peu fréquentée que pour en prendre une autre semblable, évitant les rues où le trafic et l’encombrement des véhicules ralentiraient son allure.

Il n’y a rien de tel que ces courses en voiture pour découvrir la Ville : vous passez par des rues dont vous ne soupçonniez même pas l’existence.

La voiture s’engagea dans la rue Sherbrooke, tourna au coin de la rue St-Denis et vint s’arrêter devant le numéro 720 G.

C’était une pension privée où Édouard avait continuellement été depuis son arrivée en ville.

Il entra, répondit aux compliments de bienvenue qu’on lui fit ; et, une fois ses bagages installés et le cocher payé, il se mit à table pour déjeuner.

Quand il eut fini, il regarda l’heure.

Neuf heures moins vingt : « j’ai du temps de reste ».

Le logement où il demeurait était un haut, comprenant deux étages ; il descendit donc l’escalier qui conduisait au vestibule ; rendu sur le perron, il s’arrêta un instant et alluma une cigarette. Il descendit lestement les quelques marches du perron et prit à petits pas le chemin de l’Université.

Quelques étudiants stationnaient au coin de la rue Saint-Denis et de la rue Sainte-Catherine, en face de la pharmacie Baridon ; un plus grand nombre encore se tenaient au coin opposé ; d’autres étaient appuyés à la clôture qui entoure le parterre de l’université. Il y en avait partout et plus particulièrement sur le grand escalier et sur la terrasse, où des drapeaux et des plantes mettaient un air de fête.

Tous étaient gais et parlaient avec entrain : on avait tant de choses à se raconter.

Édouard fut salué par des acclamations. — C’était la bienvenue ordinaire.

On ne se contentait pas des récits de vacances, on discutait les événements d’actualité et — faut-il le dire ? — on glosait sur la mine des passantes. Les auteurs de la Grande Glose en eussent probablement été déconcertés.

Pendant que l’un racontait une course de quelques jours, en canot, sur le Saint-Maurice, et décrivait d’une façon vécue les délices que l’on éprouve à camper en plein air et à être dévoré par les maringouins, un autre exhibait un journal et devenait le centre d’un groupe nombreux et animé.

C’était « La Justice » l’organe de Rolland Ollivier.

L’article qui occupait l’attention était intitulé : « À bas les Fêtards ! » et signé J.-B. Rivard. On y disait comment plusieurs ministres et députés radicaux préféraient se ballader çà et là plutôt que de s’occuper des affaires de la Province ; et à quels expédients ils avaient ensuite recours pour remplir le trésor qu’une mauvaise administration ne suffisait pas à alimenter. L’honnêteté et la logique qui éclataient dans chaque phrase de cet article en faisaient un réquisitoire terrible contre le gouvernement.

Depuis plusieurs mois ce journal dénonçait le gouvernement ; il donnait des preuves et il énonçait des faits : de sorte que les ministériels étaient forcés pour le combattre de manquer à la fois de logique et de véracité, et d’entasser sophismes sur mensonges.

« La Justice » passionnait, à ce moment, l’opinion publique ; aussi rien d’étonnant à ce que, chez les étudiants, où l’enthousiasme est toujours un cran plus haut que partout ailleurs, on s’en occupât beaucoup.

Elle était très diversement appréciée, en différents quartiers, et il en était de même de son directeur, Jean-Baptiste Rivard.

On discutait ferme et on s’interrompait seulement quelques secondes, pour saluer les professeurs, au fur et à mesure qu’ils arrivaient.

Enfin l’appariteur ouvrit la porte de la salle des cours et tout le monde y pénétra.

Au bout de la pièce, rangés autour de la chaire du doyen, les professeurs, le vice-recteur et le secrétaire de l’Université ; assis aux innombrables pupitres jaune clair, les étudiants. Le jour, qui pénètre à flot par les croisées, donne un air de gaieté à l’apparat de cette solennité.

Le doyen prend la parole. Il parle en père : ses conseils sont ceux de l’affection et de la sagesse : « Soyez sobres… Travaillez… Soyez bons… Pensez à l’avenir… Songez que vous serez à la tête du pays ; préparez-vous à y figurer dignement et à rendre à vos concitoyens les services qu’ils attendent de vous. »

Il donne alors des conseils plus précis sur le travail, les cours, les examens et prend, devant les élèves de première année, les élèves de troisième à témoins qu’ils n’ont pas suivi ses conseils et qu’ils s’en repentent. — Ce qui fait rire tout le monde et M. le doyen, lui-même.

Chaque, professeur apporte tour à tour sa contribution à la liste de sages conseils et de renseignements intéressants : le droit romain a servi de base au nôtre et il est le produit le plus admirable de l’esprit humain ; la procédure est pour le moins aussi utile que le droit lui-même ; le droit commercial est le plus fréquemment utilisé…

Les nouveaux écoutent avec intérêt et les anciens avec plaisir.

Le vice-recteur parle alors et invite les étudiants à assister à la messe, en corps, le dimanche, à Notre-Dame-de-Lourdes.

Un ban ! fait un étudiant, quand les discours sont finis. Un autre ! crie-t-on.

Et on bat des bans jusqu’à ce que les professeurs soient étourdis par la joie des étudiants.

Ce jour-là, pas de cours : Édouard put donc remonter à sa chambre et se reposer un peu.


CHAPITRE IV.

La vie universitaire


St-Germain, 28 septembre 190…
Mon cher Édouard,

J’ai fait du ménage dans ta chambre, aujourd’hui. Ça m’a fait de la peine de penser que tu n’en jouirais pas. J’ai arrangé toutes tes affaires comme tu aimes à les placer, toi-même. Si tu revenais, tout-à-coup, je suis sûre que tu serais content de mon ouvrage.

Tu comprends bien, qu’après avoir pensé à toi toute la journée il faut que je t’écrive.

Tu es toujours dans ton vilain code, je suppose. Je te remercie de penser à moi, quand tu en sors : tes lettres me font infiniment plaisir ; et à toute la famille, aussi.

Papa parle souvent de toi.

Les enfants demandent quand tu vas revenir.

Nous avons beaucoup d’ouvrage, de ce temps-ci. Tout de même, j’ai trouvé le temps de lire les livres que tu m’as envoyés ; je les ai bien aimés.

Imagine-toi que je me suis fait une nouvelle amie ; une vraie et une bonne, tu sais.

Tu te rappelles la petite Blanche Coutu, que tu as toujours été trop sauvage pour vouloir connaître : elle demeure tout près de chez nous, maintenant, dans la maison neuve, qu’on a construite cet été.

Moi non plus, je ne la connaissais pas beaucoup ; mais je suis allée la voir et elle est si gentille que nous nous aimons tout plein.

Nous causons souvent de toi ; et nous en causerons encore plus, car nous voisinons comme deux bonnes. Elle est si fine.

J’ai déjà commencé à prier pour tes examens. Dieu que j’ai hâte d’embrasser l’avocat célèbre que tu vas être ! M. le curé m’a dit de te faire ses amitiés, quand je t’écrirais.

Maman t’embrasse, et moi aussi,

Ta petite,
Marie-Louise.

Édouard relut en souriant le gentil billet de sa sœur.

Ce n’était pas le premier qu’il recevait ; et il se faisait, une fois de plus, la réflexion qu’un si bon petit cœur méritait bien d’être heureux.

C’est à sa chambre, en revenant du cours, qu’il avait trouvé cette lettre. Il en trouvait souvent, ainsi. Elles lui donnaient plus de courage pour travailler.

Depuis le premier septembre qu’il venait s’enfermer avec ses livres, après le cours, il lui arrivait, des fois, de trouver la tâche lourde et la vie un peu monotone.

Mais il tenait bon, et étudiait consciencieusement.

Étudiant de première et de seconde années il passait la journée au bureau. Maintenant, il lui fallait mettre la dernière main à l’œuvre et apprendre presque par cœur les textes qu’il avait commentés et appliqués, jusque-là.

Vie fastidieuse, s’il en fut, mais épreuve nécessaire et très supportable : il descendait au cours, revenait travailler, dînait, faisait une promenade, se remettait encore à l’étude, redescendait au cours du soir et travaillait presque toujours à sa chambre après souper. Quelquefois, il passait une soirée à la bibliothèque de l’Université, d’autres fois, mais moins souvent, il sortait, soit seul, soit avec ses amis.

Rarement de théâtre.

Quelques concerts.

Il ne se donnait congé que le dimanche. Une visite par ci par là et quelques soirées intimes composaient tout le mondain de sa vie de garçon sérieux et d’étudiant studieux.

Il avait cependant de bons moments, chaque jour : c’était aux heures des cours. On se promenait par groupes, dans les corridors, en attendant l’entrée du professeur ; on causait, on discutait et on riait. Si les plantes exotiques qui ornent le corridor du premier étage de l’université Laval pouvaient répéter tout ce qu’elles ont entendu, plus d’un ancien étudiant s’apercevrait que l’âge a modifié ses idées et serait étonné d’avoir pu confier de pareilles choses aux échos du grand corridor.

Édouard travaille plus fort que d’habitude, ce matin. C’est pourtant un des heureux qui n’ont aucun examen en arrière et il connaît joliment son droit : qu’a-t-il donc ?

Onze heures. D’habitude, il ne s’arrête de travailler qu’à midi ; pourquoi donc referme-t-il ses livres et met-il déjà ses cahiers de notes de côté ?

Sa main, qui cherche le papier à lettres et les enveloppes, indique la cause de ce manquement à ses habitudes.

Il écrit sur l’enveloppe : Mademoiselle Marie-Louise Leblanc, St-Germain, P. Q., puis il se lève et fait quelques pas dans sa chambre. Il est dur pour un jeune homme de vingt-quatre ans de demeurer, chaque jour, dix heures assis dans une chambre close.

Édouard marcha cinq minutes pour se reposer de l’immobilité.

Alors son visage prit un air caressant et sa main écrivit :
Chère petite sœur,

Je voudrais bien que ceux qui prétendent qu’il faut travailler des bras pour vraiment travailler et que les bonnes gens qui ont encore le préjugé de croire que ceux qui ne travaillent que de la tête sont des bons à rien, je voudrais, dis-je, que ceux-là fussent à ma place.

Je leur prédis un fameux mal de tête.

Mais, s’ils écrivaient à une bonne petite sœur comme toi, je suis certain que ça dissiperait leur mal, tout comme ça me repose, moi de t’écrire.

Ta lettre m’a fait penser à la maison. Pour me consoler un peu de n’y pas être, nous allons convenir que je n’écris pas, mais que je parle et que nous sommes, tous deux, installés, pour jaser, sur le vieux canapé de la salle à manger.

Maintenant, causons.

Comme je te l’ai dit, je mène une vie fort paisible, depuis mon arrivée en Ville. Ce vilain code, dont tu me parles, est devenu mon ami intime. Le fait est qu’il ne me reste plus qu’à dormir et à manger avec lui pour qu’il ne me quitte pas du tout : je l’ai tout le reste du temps.

Ça ne va pas mal : je suis au-dessus de mes affaires et j’ai bon espoir pour janvier.

Mais laissons, si tu veux, le droit et parlons d’autres choses : de mademoiselle Blanche Coutu, par exemple… En bonne vérité, ma chère Marie-Louise, où as-tu la tête de me faire penser aux jeunes filles, alors que le code doit être, pour le moment, mon unique amour et ma seule flamme.

Tu me parles de ma pauvre chambre vide et des petits soins que tu lui donnes en souvenir de moi : à la bonne heure : ça ! ça me fait plaisir. Je t’assure que je trouverai bien tout ce que tu auras fait et que j’ai hâte au retour.

Je suis allé au théâtre, avant hier, avec Lavoie et Soucy ; nous avons parlé de Saint-Germain, pendant les entr’actes, et mes amis ont déclaré qu’il fallait aller à Saint-Germain pour trouver des gens aimables. S’ils avaient dit qu’il fallait aller à Saint-Germain pour trouver du joli monde, tu aurais pris cela pour toi, je suppose.

Je n’ai guère le loisir de lire, de ce temps-ci, et cela me fait de la peine. Je me dédommage un peu en recherchant la littérature parlée : je vais de temps à autre au cours de littérature française, qui se donne à l’université Laval. C’est très intéressant.

L’auditoire est composé exclusivement de prêtres, d’enfants, de jeunes et vieilles filles. Pas d’hommes et peu de jeunes gens.

Il est entendu que j’exagère ; mais il est tout de même vrai que ces cours méritent une plus nombreuse assistance et valent que tous s’y intéressent.

On dirait que nous n’avons plus rien à apprendre, nous autres les Canadiens-Français. C’est peut-être vrai ; mais, alors, qu’on me montre les chefs-d’œuvre, sortis de notre superbe savoir.

Je pense que nous vaudrions beaucoup plus si nous comprenions un peu mieux notre devoir — ce que je crois notre devoir, du moins, et ce que j’ai peut-être négligé, moi-même, — et si nous nous intéressions davantage aux choses de l’esprit et à l’étude de notre langue et de la littérature française.

Je dis cela parce que je constate mon ignorance et le besoin d’étude que j’ai encore, et parce que je ne suis pas malheureusement le seul qui puisse faire semblable constatation.

En voilà bien long sur la littérature, quand il s’agit de dire que j’ai hâte de revoir Saint-Germain et que je vous aime tous, bien gros.

Présente mes respects à papa.

Embrasse maman pour moi.

Dis à Jeanne que je lui emporterai une poupée en fer-blanc, au jour de l’An, pour qu’elle ne puisse ni lui ôter tout le son de dans le corps, ni l’écarteler comme ses autres malheureuses filles.

Je t’écrirais bien plus longuement, mais tu sais qu’on a dit, que : « Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire. » — C’est à peu près ce qu’on a dit.

Raison plus grave et péremptoire, tu ne voudrais pas me faire perdre mon temps ni manquer mon dîner.

Tu es la plus fine petite sœur que je connaisse et il y a vraiment du plaisir à correspondre avec toi.

Ton frère,

Édouard Leblanc.

Sa lettre terminée, Édouard la cacheta avec soin.

Après le dîner, il la jeta dans une boîte à lettres, en faisant sa promenade habituelle ; et il revint se mettre au travail, satisfait.

Depuis une heure et demie jusqu’à quatre heures et demie, il feuilleta ses livres et ses cahiers.

Aussi est-ce avec un soupir de soulagement qu’il quitta sa chambre, pour descendre au cours de cinq heures.

Au coin de la rue Sainte-Catherine, il acheta l’Indépendant et le Soir, et entra s’installer à la bibliothèque, pour les lire.

Qui l’eût vu, deux minutes après, le nez dans son journal et les pieds sur la table, n’eût pu s’empêcher de sourire d’aise, tant il semblait confortablement installé, dans cette posture qui eut désarticulé un homme ordinaire.

Il est certain que si sa mignonne sœur, Marie-Louise, l’eut aperçu, ainsi, elle se fut discrètement étonnée.

Mais, quand on est loin de chez soi, on devient un peu plus libre ; et quand on a passé son après-midi, enfermé, dans une immobilité complète, il faut bien aussi s’étendre un peu, pour se délasser.

Auprès du pupitre du bibliothécaire, qui n’en continuait pas moins à étudier, quelques étudiants jasaient à demi-voix.

Le plus grand nombre, installés à peu près comme Édouard, lisaient ou travaillaient.

Assez souvent, la porte de la bibliothèque s’ouvrait et se refermait poussée par un étudiant qui cherchait des yeux un camarade et entrait ou se retirait, selon le cas. Le voisin d’Édouard l’interrompit dans sa lecture, pour lui demander une explication. Édouard approfondit le texte en question, du mieux qu’il put, puis il se rencoigna dans sa chaise.

Des voix se faisaient entendre, au travers des fenêtres de la bibliothèque qui donnent sur la ruelle allant de la rue Saint-Denis à la petite rue Notre-Dame-de-Lourdes. Les allées et venues devenaient plus fréquentes et la porte était plus souvent entr’ouverte, et plus bruyamment.

À l’entrée d’un groupe de cinq ou six gais lurons, qui tenaient de joyeux propos, tout travail cessa ; la conversation devint générale et les rires aussi. — Des rires frais et sonores, faits de gaîté sans arrière pensée et de belle jeunesse.

C’était presque l’heure du cours.

Le bibliothécaire, avec plus ou moins de brusquerie, mit à la porte de la bibliothèque ses confrères, qui s’y prêtèrent, du reste, de bonne grâce.

On monta à l’étage supérieur et l’on arpenta le corridor, deux par deux, quatre par quatre.

La meilleure comparaison pour peindre l’aspect animé que présentait l’Université est bien celle d’un concert-promenade où tous les promeneurs seraient des étudiants, et où leurs rires et leurs éclats de voix formeraient le concert.

Auguste Lavoie et Joseph Soucy marchaient, avec Édouard entre eux ; comme ils tournaient à la tête de l’escalier qui descend à la bibliothèque, l’appariteur appela Soucy, pour lui communiquer le résultat d’un examen. Lavoie et Édouard joignirent alors deux autres étudiants et continuèrent à marcher.

L’un des étudiants racontait — avec le mystère de l’importance qu’on met à narrer ces choses-là — une conversation qu’il avait entendue.

J’étais, disait-il, dans l’ascenseur, au Palais de justice, en même temps que le juge Berthelot et Xavier Cloutier.

— Qui est-ce ça, Xavier Cloutier, demanda Édouard ?

— C’est un avocat. Il parlait d’Ollivier avec le juge ; et le juge disait que, quoiqu’un radical lui-même, il applaudissait à la campagne d’Ollivier : « Tout est pourri, tout est vermoulu, » disait-il : « si le peuple savait ce qui se passe à Québec, il partirait, avec des pics et des pioches pour démolir le Parlement. Si la lutte que fait Ollivier au gouvernement avait pour résultat de faire diminuer la corruption et de secouer un peu les gens, ce serait un progrès immense. »

Le juge Berthelot a dit ça, se récria Lavoie.

— Penses-tu que je l’ai inventé : c’est authentique.

— Ce n’est pas si étonnant après tout, dit l’un.

— Ce qui me surprend, c’est qu’il ait osé parler comme cela… Je sais bien que c’est vrai : notre gouvernement repose sur le boodlage.

— Oh ! oh !

— Qu’est-ce qu’il te faut pour te convaincre, donc : est-ce que la plupart des ministres ne tombent pas, sur la dénonciation d’un scandale ? C’est donc qu’ils tripotent, tout le temps, en cachette. De temps à autre, ça devient connu ; et, alors, il faut décoller !

— Ce n’est pas rien qu’à Québec que ça se passe ainsi : notre hôtel-de-ville est un petit gouvernement, sous ce rapport-là. Encouragements aux trusts, moyennant finance ; exploitation du peuple et pots-de-vin, rien n’y manque : je connais un individu qui a payé quatre cents piastres pour obtenir une fonction ; mais, c’est cher ; le prix ordinaire est de trois cents seulement.

— La vie est chère, mon vieux : il faut bien que les députés et les échevins vivent.

— Ils vivent ; et il y en a qui se font un joli revenu, je te prie de le croire.

— Tout ça, c’est pas comme les journalistes.

— Qu’est-ce qu’ils ont les journalistes, demanda Édouard ?

— Des profits.

— Oh ! par exemple, je ne te crois pas.

— Tu penses ?

— J’en suis bien certain : comment veux-tu qu’ils arrachent de l’argent aux gens ? de quelle manière peuvent-ils s’acquitter ?

— En favorisant ceux qui payent, dans leurs journaux.

— Oui, mais ce n’est pas les petits reporters qui peuvent faire ça.

— C’est vrai.

— Oh ! c’est sûr que les boss se la coulent douce, eux : ça explique comment un journal comme l’Indépendant n’est en réalité, indépendant qu’à l’égard de ceux qui n’ont ni pouvoir ni argent. Les autres, il fait de l’argent avec eux et devient leur serviteur.

— Non, dit Lavoie, les reporters, eux, et les petits employés ne font pas grand argent : ils regardent leur boss manger des huîtres et c’est tout ce qu’ils ont.

J’ai une de mes connaissances qui est reporter à l’Indépendant : il m’a conté comment ça se passe. C’est lui qui fait les rapports des assemblées d’Ollivier. Au commencement, l’Indépendant, sans doute, pour mieux renseigner le peuple, qu’il amuse et qu’il trompe ignoblement, ne parlait pas du tout de ces assemblées : c’est commode d’être indépendant. Mais, il a compris qu’il ne pouvait pas continuer ce jeu-là longtemps et, maintenant, il rend compte des assemblées. Seulement il a ordonné à mon reporter de toujours dire qu’Ollivier a eu le dessous dans les débats. Comme c’est toujours Ollivier, au contraire, qui a le dessus, ça ne m’étonnerait pas que l’Indépendant finisse par être en sa faveur.

— Quel sale journal !

— Ce n’est pas étonnant, dit Lavoie ; une institution pareille emploie surtout des canailles ; et ces canailles, à leur tour, la rendent encore pire. Il y a quelques braves gens, à l’Indépendant, ils endurent et gagnent leur vie, en se salissant le moins possible ; quelques-uns sont de bonne foi, et leur naïveté leur fait tout avaler ; mais les autres,.. ils n’ont ni foi, ni loi : je dis bien, vous m’entendez : ni foi, ni loi. Ils ne croient à rien ; et, par-dessus le marché, ils ne sont pas même honnêtes.

— Quelle infecte boutique !

C’est au bout du corridor où se trouvent les appartements du vice-recteur et du secrétaire, que les quatre étudiants s’étaient arrêtés pour discuter.

Ils étaient si animés et si bien pris par leur discussion, que le cours avait commencé sans eux.

Édouard s’aperçut, le premier, que tous les étudiants, qui s’étaient massés près de la porte étaient entrés dans la salle de cours. Il sauta à bas du calorifère où il s’était assis sans cérémonie ; et tous les quatre coururent à l’autre bout du corridor.

Ils ouvrirent, discrètement, et pénétrèrent en tapinois dans la salle. Pas assez sourdement, cependant, pour que le dernier entré n’obtint pas du professeur un regard courroucé.

Édouard, qui n’avait pas coutume d’être en retard, se mit à suivre le cours. Il notait chaque article ; puis, à la suite du numéro de l’article, il écrivait ce qu’il pensait le plus important de retenir.

Le cours ne fut pas très long, ce soir-là : à six heures moins, dix, Édouard se trouva dans la rue.

Il suivit, avec un ami, la rue Saint-Denis.

En passant devant l’église Saint-Jacques, ils soulevèrent respectueusement leurs chapeaux.

Ils parlaient du cours. Souvent, au beau milieu d’une dissertation légale, le doyen s’interrompait pour faire une digression, qui l’emportait fort loin de son sujet et qui intéressait les élèves, au suprême degré.

Il se laissait alors conduire par sa féconde imagination et son noble cœur que l’âge n’avait fait que rendre plus compatissant aux misères humaines ; et sa vaste science, alimentée par les travaux incessants d’une longue vie, lui dictait de ces paroles, qui sont à proprement parler celles de la sagesse, et que ceux qui les entendent gardent longtemps comme un trésor précieux.

Ce soir-là, traitant de la question des salaires des ouvriers et de leurs privilèges, il s’était apitoyé sur la misère du peuple et avait trouvé, pour en parler, des accents véritablement pathétiques. « Je voudrais, » disait-il, « que du moins, ces pauvres gens, quand l’âge et l’usure de leurs forces les ont rendus incapables de travailler, fussent assurés de leur subsistance, qu’ils eussent de quoi étancher leur soif, apaiser leur faim, et que le cimetière ne fut pas le premier endroit ils pussent reposer leurs pauvres membres, qui ont fatigué si longtemps pour l’entretien de leur misérable vie et pour le bien commun. »

Il avait parlé de philantropie et de charité ; et, à cette heure, en gravissant la côte de la rue Saint-Denis, Édouard et son ami s’entretenaient de ces graves sujets et parlaient de charité d’état et de charité privée.

Ils allaient, entre les jolies maisonnettes qui bordent le côté est de la rue et les édifices superbes qui ont remplacé les vieilles constructions pittoresques et attachantes qui s’élevaient, il n’y a pas encore très longtemps, à la Montée-du-Zouave, et ils agitaient, entre eux, ces problèmes, dont l’examen fortifie le cœur et mûrit l’esprit.

Ils se quittèrent à l’angle de la rue Sherbrooke. Édouard arriva seul à sa chambre, non sans avoir jeté à la masse verte de la montagne, en passant devant le frais jardin qu’est le carré Saint-Louis, un long regard de campagnard exilé.

Après souper, il alla passer quelques minutes chez un ami ; ensuite, il revint travailler.


CHAPITRE V.

Pleurs et rires


Il dormait encore, d’un sommeil calme et sans rêve, quand on frappa à sa porte.

Édouard se faisait généralement réveiller à sept heures, seulement ; aussi fut-il étonné et vaguement inquiet en constatant qu’il faisait encore nuit, et en entendant sonner, au même moment, cinq heures.

Qu’est-ce que c’est, demanda-t-il ?

— Un télégramme.

Il fit de la lumière, enfila prestement son pantalon, alla prendre le télégramme et remercia.

Il lut :

« Papa malade, pas de danger immédiat, mais descends vite. »

Marie-Louise.

Édouard aimait tendrement son père.

De plus, jamais il n’avait vu dans son entourage immédiat la maladie ni la mort.

Or, ceux que le malheur frappe pour la première fois sont plus sensibles à ses coups. — Plus tard, sans cesser d’être douloureux, ces coups, s’ils nous font saigner autant, nous émeuvent moins ; et c’est une nécessité, car notre faible nature ne résisterait pas, s’il lui fallait, à chaque fois, subir le même ébranlement que nous causent les premières disparitions parmi ceux qui nous aimaient et que nous ne reverrons plus.

Aussi, quoique le télégramme parlât seulement de danger éloigné, Édouard fut-il profondément secoué.

Des larmes chaudes et amères venaient à ses yeux, tandis qu’il songeait à la possibilité d’un malheur.

Son père, si bon, qu’il respectait et aimait tant, couché sur un lit de souffrances ; sa mère et sa sœur, en pleurs ; les allées et venues effarées des domestiques et des enfants ; l’arrivée du médecin et l’anxiété générale : il se représentait et éprouvait tout cela.

Peu à peu, cependant, il reprit courage et se dit, qu’à l’âge qu’avait son père, une indisposition pouvait bien survenir sans que, pour cela, le vigoureux vieillard fut mortellement atteint.

Il se faisait ce raisonnement : « Un homme comme papa, qui n’a jamais été malade, peut bien mourir subitement, mais il n’est pas probable que la première maladie venue ait raison de lui. »

C’est donc dans un état d’esprit plus calme qu’il descendit au cours.

Ses amis remarquèrent bien sa pâleur, mais l’attribuèrent à un excès de travail.

Peu désireux des consolations banales et craignant surtout les condoléances anticipées, il ne fit part de son chagrin à personne, mais agit tout comme si rien n’était.

Après le cours, il remonta à sa chambre et là, de nouveau seul avec les mauvaises nouvelles qu’il avait reçues, il mit hâtivement dans un sac de voyage ce qui était nécessaire pour une absence de deux ou trois jours, sans songer que l’attente lui serait bien plus longue quand il n’aurait plus rien à faire.

En un tour de main, il eut fini.

Il s’assit, attendant l’heure du départ. Le train de l’Intercolonial, pour le bas du fleuve, qui devait l’emporter, quittait la gare Bonaventure à midi. D’ici là, Édouard avait à ronger son frein.

À onze heures il prit un tramway de la rue Saint-Denis, qui le déposa, un quart d’heure plus tard, à la gare Bonaventure.

Il acheta un billet. Le train était déjà formé ; il alla s’y installer et attendit avec un peu moins d’impatience.

Chose étrange, à sa hâte de s’éloigner, personne n’avait l’air pressé ; en vérité, on paraissait le faire exprès ; les voyageurs arrivaient en causant et à petits pas, semblaient avoir du temps devant eux et ne se décidaient que lentement à se séparer des amis qui les accompagnaient et à monter dans les chars ; jusqu’aux employés — dont l’activité et la précipitation sont, d’habitude, fiévreuses — qui paraissaient avoir des loisirs.

Le train se mit en marche et ce pauvre Édouard sentit qu’il s’élançait enfin vers Saint-Germain.

Maintenant, il était mieux compris ; et le train courait avec une rapidité de vertige.

Ponts et cours d’eau fuyaient et s’éclipsaient ; et le long ruban de clôture se déroulait de plus en plus vite.

À l’avant du train la locomotive tonnait et volait dans l’espace ; cette formidable vitesse, cette course folle rassérénaient un peu Édouard : il allait se trouver , connaître l’étendue du mal et voir son père.

Il n’avait plus qu’une préoccupation : se rendre. Il ne voulait plus s’inquiéter : arriver d’abord… D’ailleurs, y avait-il lieu de tant craindre ?

Saint-Hyacinthe… Drummondville…

Lévis… dans l’obscurité, par de là le cours sombre du Fleuve, Québec, escarpé et lumineux.

La cloche sonne : on part ; Saint-Germain approche rapidement.

Édouard compte les gares : six… cinq… trois… deux… une…

Il ne vit plus.

Dans la nuit, il devine le Fleuve ; voici les abords du village : il reconnaît vaguement les maisons.

On passe sur un petit ponceau, distant de deux arpents de Saint-Germain.

La gare !

Que va-t-il apprendre ?

Il met son paletot, rassemble ses bagages et, le cœur serré, descend du char.

Une voix l’appelle : « Édouard ».

Son cœur se fond ; et, riant et pleurant en même temps, il se trouve dans les bras de son père…

Madame Leblanc pleure, elle-même ; Marie-Louise, les larmes aux yeux, rit de bonheur…

Une voiture les attend ; quand Édouard s’y trouve, assis entre son père, sa mère et sa sœur, il ne peut croire à sa félicité.

Il retrouve la parole, pour demander : me direz-vous ce que cela signifie ?

Le bonheur n’a que peu de mots ; mais on se décide enfin à parler.

Tu as dû être bien effrayé, en recevant mon télégramme, dit Marie-Louise.

— Je n’ai su que penser : j’étais affreusement inquiet…

— Imagine-toi que, la nuit dernière, vers les deux heures, papa s’est senti mal : maman a été si effrayée que nous avons appelé le docteur et monsieur le curé. Le docteur n’a su que penser ; il est demeuré jusqu’à ce que papa prenne du mieux ; quand il est parti, je lui ai demandé de se charger de mon télégramme. Dans la journée papa s’est reposé ; et, ce soir, il se trouvait si bien qu’il a voulu venir au-devant de toi, pour que tu sois inquiet moins longtemps.

— Merci, papa, dit Édouard, en tendant la main à son père ; mais j’aurais préféré être inquiet plus longtemps et que vous ne vous fatiguiez pas pour moi.

— Je ne suis pas fatigué du tout mon garçon, je suis très bien ; je ne sais, en vérité, ce que j’ai eu.

La voiture s’arrêta devant la maison. Le cocher dit bonsoir à tout le monde, avec cette familiarité respectueuse et cordiale qui existe à la campagne, et il s’éloigna en chantant.

On monta les quelques marches du perron, et quand, la porte refermée, en présence d’un bon feu, on fut réuni ensemble, il sembla que, dans cette chaude intimité, il n’y eut plus de place pour le malheur.

Tu vas prendre quelque chose, dit Marie-Louise.

— S’il vous plaît, répondit Édouard : je n’ai pas beaucoup mangé, aujourd’hui.

Pauvre garçon, va, dit madame Leblanc.

Édouard s’attabla et tous trois le regardaient avec satisfaction se restaurer avec du pain, du beurre et de la viande froide, qu’il arrosait de bon lait frais.

Que c’est bon, ne put-il s’empêcher de dire…

— Tu es affamé ?

— Absolument, ma petite Marie-Louise : je le suis ; je n’ai pas eu le temps de l’être pendant la journée.

— Je te comprends bien.

— Ne mange pas trop vite, dit M. Leblanc, ou c’est toi qui va être malade à ton tour.

— Vous me soignerez, dit Édouard, en souriant.

Ah ! quelle bonne chose de vous voir tous bien, ton père, Marie-Louise et toi, dit madame Leblanc.

— J’espère que ça va être comme ça pendant longtemps.

— Tu as fini, dit Marie-Louise ?

— Oui ; je te remercie.

Monsieur et madame Leblanc avaient leur chambre en bas.

Édouard leur souhaita le bonsoir, embrassa sa mère ; et Marie-Louise monta avec lui, à sa chambre, pour voir à ce que rien ne lui manquât.

Pendant qu’il accrochait son paletot et son chapeau, et qu’il défaisait son bagage, elle vérifiait s’il y avait des serviettes, de l’eau et du savon, et préparait son lit.

— Tu n’auras pas froid ? il n’y a que deux couvertes.

— C’est bien assez ; je te remercie.

— Tu dois être horriblement fatigué ?

— Un peu.

— Si tu savais comme j’ai eu peur, la nuit dernière, lui dit-elle, d’un ton de confidence, en se rapprochant de lui : je n’ai pas voulu te raconter cela devant papa ; mais c’était effrayant de le voir. Maman pensait qu’il allait mourir et moi je pleurais — sans faire de bruit, pour ne pas réveiller les enfants. Nous avons fait lever notre bonne Catherine et elle nous a bien aidées : c’est elle qui est allée chercher le médecin et le prêtre.

— C’était donc bien grave.

— Je ne sais pas ce que c’était. Le docteur nous a dit que c’était peut-être une indigestion. En tous cas, c’est absolument passé, à l’heure qu’il est : le docteur est venu, après le souper, et il a trouvé papa très bien.

— C’est curieux ; et ça peut-il revenir ?

— Non ; il croit que c’est un pur accident, qui n’est pas susceptible de se répéter.

— Allons, tant mieux !

Il demeura songeur, quelques instants ; puis ses traits se détendirent ; et c’est d’un ton presque gai et l’air tranquillisé qu’il demanda à Marie-Louise : si tu me menais voir les enfants, avant que je me couche ?

Ils y allèrent ; il embrassa les petits dormeurs, puis dit bonsoir à Marie-Louise.

— Bonsoir, mon petit frère.

Il regagna sa chambre, acheva de se déshabiller, souffla sa lumière ; et, harassé, brisé, anéanti mais heureux, il s’endormit, tout de suite, profondément.


Il entendit des cris et des rires d’enfants, éprouva une sensation lumineuse et ouvrit les yeux au grand soleil qui pénétrait dans sa chambre par trois fenêtres à la fois.

De son lit, avec l’acuité particulière aux sens reposés par un bon sommeil, il entendait et distinguait tous les bruits de la maison.

Un instant, la voix de son père se fit entendre ; puis, une porte s’ouvrit et se referma. M. Leblanc était sorti.

Il resta encore quelques minutes immobile dans la chaude et reposante masse du lit, en proie à un engourdissement délicieux, laissant errer ses yeux sur les grands murs blancs.

Allons ! il faut se lever.

Un saut hors du lit, et Édouard fut à sa toilette.

Quand il eut fait quelques pas, une voix fraîche lui cria, d’en bas : as-tu bien dormi ?

— Oui. Toi ?

— Très bien, merci. Sais-tu quelle heure il est ?

— Non.

— Onze heures.

— Comment est papa, ce matin ?

— Très bien : il est sorti.

— Ah ! Ah !… Je descends dans une minute.

— Je t’attends. Dépêche, que je te voie.

Édouard descendit et il causa quelques instants avec Marie-Louise.

Ayant dit bonjour à tous ceux que son arrivée tardive ne lui avait pas permis de voir la veille, il sortit pour aller prendre son père au bureau. — Car M. Leblanc, quoique retiré des affaires, n’avait pas voulu l’abandonner.

Le dîner fut fort gai.

Édouard, remis des émotions de la veille, annonçait qu’il partirait le soir même, pour Montréal :

Marie-Louise eût beau déclarer qu’elle ne voulait pas qu’il parte, rien n’y fit.

Il dit que le temps pressait : que les examens approchaient et qu’il lui fallait étudier fort. En dépit de la secousse de la veille, le plaisir de revoir les siens l’avait reposé et il se sentait prêt à la tâche.

Marie-Louise voulut qu’il fut au moins à elle pour l’après-midi ; et, sans lui permettre d’aller voir qui que ce fût, elle l’amena faire une longue promenade. — Ils rencontrèrent, du reste, presque toutes leurs connaissances du village, sur la route.

C’était un beau temps d’automne ; les feuilles mortes jonchaient les routes, il faisait presque tiède ; la mer, qu’aucune ride ne ternissait, était extraordinairement haute et venait jusqu’au trottoir.

Ils s’entretinrent longtemps avec amitié : Édouard dit ses aspirations, fit part de ses projets, parla de sa vie d’étudiant et de ses études.

À son tour, il la fit parler de ses amies et de ses occupations.

La conversation vint à tomber sur Blanche Coutu, quand, fatigués de faire de vastes projets et de creuser les problèmes sérieux, ils se mirent à jaser plus légèrement de choses et d’autres.

Sais-tu que tu me rends curieux de la connaître, dit Édouard.

— Tu la connaîtras.

Ils rentrèrent à la maison.

Le souper fut calme : Édouard et Marie-Louise étaient fatigués de leur après-midi et chacun est encore un peu abattu par le contre-coup des événements d’hier.

On reprit un peu d’entrain pendant la soirée. M. Leblanc, voyant la lassitude de chacun entreprit de dissiper un malaise dont il était la cause.

Jamais il n’avait été si gai et si plein de vie ; et Édouard, en montant à bord des chars, se dit qu’il était décidément parfaitement remis de son indisposition passagère.


CHAPITRE VI.

Un apôtre


Tu me diras ce que tu voudras, Édouard, il dépasse les bornes.

— En quoi les dépasse-t-il ? je ne vois pas.

— Un député est un personnage respectable qu’il n’est pas permis d’injurier ainsi.

— C’est justement là que tu te trompes, mon cher : si le député que Rivard prend à parti, dans la Justice, est tout ce que prétend Rivard, il n’est pas un homme respectable. Au contraire, il est moins respectable que tout autre : un député, qui se salit comme cela, sans égard à la dignité de la position qu’il occupe ni à la confiance que ses concitoyens ont mise en lui, est un farceur et une canaille.

— Oui, mais n’oublie pas que Rivard a déjà a été condamné pour diffamation.

— Je n’oublie pas cela ; et je n’oublie pas, non plus, qu’il a déjà été acquitté. D’ailleurs, les radicaux font fi des jugements rendus contre eux et ne parlent que de ceux qui sont en leur faveur, montrant bien par cette contradiction le peu de cas qu’ils font de la justice. Et puis, un jugement n’est pas un arrêt du Père Eternel, il peut être cassé par la cour d’appel. Dans le jugement dont tu parles, Rivard n’a été condamné que parce qu’on l’a, à tort, empêché de faire sa preuve : ça te montre ce qu’il vaut ce jugement-là. Serais-tu, par hasard, avec ceux qui croient qu’il faut laisser les hypocrites faire le mal, pourvu qu’ils aient l’air respectables.

Soucy et Édouard causaient ainsi, en attendant le cours de cinq heures.

— Oui, mais si ce jugement n’est pas bon, tous les jugements pourraient bien être mauvais ?

— Par exemple ! ça prouve simplement que parmi les juges il y en a — mais en nombre très restreint — qui demeurent hommes et qui se trompent ; c’est bien dommage, mais c’est tout ce que ça prouve.

À la vérité, Édouard défendait Rivard, mais ne savait trop que penser.

Justement, son voisin au cours, Louis Ricard, connaissait bien Rivard ; il résolut de s’en ouvrir à lui.

Louis Ricard était un étudiant qui avait fait du journalisme. Garçon intelligent, il était bien renseigné sur toute chose. Peu doué du côté physique, il devait à son beau caractère seul et à son intelligence supérieurement cultivée l’estime où il était tenu par tous et la position à part qu’il occupait chez les étudiants et dans le monde des lettres. Édouard le connaissait peu et il devait, plus tard, se féliciter du hasard qui les fit se rapprocher ; car Ricard était un ami au commerce duquel on gagnait beaucoup : sa conversation, débordante de savoir, faisait naître des idées fécondes ; et, à son contact, on prenait le goût de l’étude et des choses de l’esprit.

Édouard l’aborda, au sortir du cours, avec la cordialité sans cérémonie qui existe entre les étudiants.

Ils parlèrent de choses indifférentes ; puis, il lui demanda : dites donc, vous connaissez Jean-Baptiste Rivard, le directeur de “ la Justice ?

— Je crois bien, c’est un de mes meilleurs amis.

— Cela tombe bien ; j’ai justement eu une discussion à son sujet avec un de mes amis ; j’ai soutenu que Rivard avait raison en tout et partout et je crois en effet qu’il a raison dans sa lutte actuelle contre le gouvernement radical, mais je me demande quel motif le fait agir ?

— Je pourrais vous dire que c’est le désintéressement et l’amour de la vérité et de la justice, mais j’aime mieux vous montrer quel homme c’est. Vous pourrez mieux juger ensuite de l’exactitude de ses dires et de la noblesse de ses motifs. Seulement, il est un peu tard : venez donc à ma chambre, ce soir, nous causerons.

— Volontiers, dit Édouard.

— Au revoir, à tout à l’heure.

— Au revoir.

À sept heures et demie, Édouard était rendu chez Ricard. La chambre de celui-ci était remplie, dans une ordonnance bien soignée, de livres, de journaux et de brochures.

Un crachoir était à terre, mais uniquement par souci de l’hospitalité, car il n’y avait ni pipes ni tabac : Ricard ne fumait point.

Les premiers bonjours échangés, il dit à Édouard : asseyez-vous là, je vais vous faire une conférence sur Ricard.

Je crois être utile à la cause pour laquelle il travaille en le faisant connaître, admirer et estimer par tous mes amis.

À l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, Rivard fut forcé par le manque d’argent de quitter le collège. Il partit pour les États-Unis avec ses parents ; et, là, fit vivre son père et sa mère en travaillant aux journaux. Remarquez bien qu’au collège il était dans une classe à part, dans sa classe, tant, il était au-dessus de ses camarades ; cependant lui, l’homme de tous les succès, eut à dix-huit ans le courage de s’humilier jusqu’à des besognes inférieures, pour gagner son pain et celui de ses vieux parents ; et il eut l’énergie de travailler ainsi des quinze heures par jour. S’il usa sa jeunesse, ce fut à des labeurs splendides comme le dévouement même. Il fut à peu près tout ce qu’on peut être et même soldat. Pendant tous ces travaux divers, il trouvait moyen de se former et de s’instruire : si bien, qu’à l’heure qu’il est, il peut parler avec une égale compétence de littérature grecque, de finances, de colonisation et de poésie. C’est un homme complet et presqu’unique. Je me laisse entraîner à faire des louanges extraordinaires mais quand j’aurai fini, je crois que vous serez aussi enthousiaste que moi. Quand on le connaît, on ne peut pas s’empêcher de l’estimer et de l’admirer à outrance. La vie de travail et d’étude qu’il menait n’était pas faite pour l’enrichir. Aussi, quand la nostalgie du pays le prit, c’est sans un sou qu’il arriva à Montréal. Un ami, auquel il avait autrefois rendu des services, l’accueillit chez lui. En deux jours, il avait trouvé un emploi. Et, sans autre influence et sans autre puissance que sa plume et sa belle intelligence, il put, à son goût, entrer à n’importe quel journal français ou anglais de la ville, et en sortir pour entrer à un autre, tant qu’il le voulut. Mais, merveilleux journaliste, il était aussi et surtout honnête homme et patriote. Certaines besognes louches et certains compromis lui répugnaient trop pour demeurer à l’emploi des journaux où il avait passé. Il voulait, de plus, travailler à assainir un peu notre politique et à défendre les Canadiens-Français contre les injustices qu’ils endurent patiemment et les abus qu’ils tolèrent. Pour vous épargner un récit trop long, j’arrive tout de suite à la fondation de son journal, la Justice. Avec huit cents piastres, il fit pour quatre mille huit cents piastres de dépenses. En trois ans, il avait tout payé et son journal était devenu le journal qui avait le plus d’autorité, car on savait qu’il était seul indépendant. Maintenant, vous savez quelles luttes il a faites et quelles polémiques il a soutenues. Comme je vous ai dit, ce n’est pas précisément un imbécile : quand il voit des scandales et des abus quelque part, c’est qu’il y en a ; et il le dit. Il s’est toujours fait l’avocat de ceux qui avaient raison contre ceux qui étaient les plus forts. Il a tapé comme un sourd, partout où il voyait le mal et l’injustice et s’est fait des ennemis d’autant plus nombreux que le nombre des canailles est plus grand et qu’il ne couvre pas précisément les criminels de roses. Dans les polémiques, il est terrible ; ceux qu’il attaque sont des hommes voués à une chute certaine, car il a pour lui la vérité, la justice, l’honnêteté et une énergie qui fait qu’on se demande de quel métal il est fait. Marié et père de famille, il risque à tous les jours l’emprisonnement et la ruine, et pour qui connaît son cœur, c’est la plus grande preuve de sincérité qu’il puisse donner, que de risquer pour sa cause le bonheur de ceux qu’il aime. Il est heureux d’avoir rencontré celle entre dix mille, qui est assez dévouée et héroïque, pour savoir être son épouse. Pour moi, c’est un homme incomparable, une espèce d’apôtre laïque, un apôtre de toutes les grandes causes et de toutes les nobles idées, prêt à mourir pour la vérité et la justice. On lui a fait des reproches : Eh ! mon Dieu, s’attend-t-on qu’un homme comme celui-là va avoir des petites qualités et des petits défauts. Il est violent et il a raison : est-ce avec des compliments qu’on fait peur aux gredins. On lui a même reproché d’être injuste : il est assez difficile que ceux qu’il fouette impitoyablement l’en remercient ; mais qu’on me trouve un seul homme qui ait eu droit à une réparation de sa part et qui ne l’ait pas obtenue. Avoir fondé et fait à lui seul un journal pendant quatre ans et n’avoir, durant ce temps, combattu, sans défaillance, que pour les bonnes causes ; avoir ruiné sa santé, risqué sa réputation — attaquée par les coupables qu’il a démasqués — et surtout avoir risqué la fortune de sa famille, cela est grand. Et, en vérité, j’estime et j’admire Rivard plus que je ne saurais le dire. Quoiqu’en puissent penser ceux qui, selon la juste expression que vous connaissez,

«… rassurés par l’ordre aux solides étaux,

«… regardent grouiller au vivier de leurs vices

« Les sept vipères d’or des péchés capitaux, »

je considère Rivard comme un apôtre. Puissé-je ajouta-t-il, ému, n’avoir pas à le saluer, un jour, comme un martyr.

Édouard demeura quelques minutes sans parler, surpris d’une telle véhémence et comme accablé par la révélation d’un si noble caractère.

Puis il dit : vos paroles me font réfléchir, savez-vous.

— Je n’ai dit que ce qui est.

— Oui, mais d’une manière si enthousiaste…

— Ça, je ne puis pas m’en défendre.

Ricard, tout en parlant, feuilletait un livre. Il l’ouvrit et dit à Édouard : Écoutez, je vais vous lire quelque chose de bien.

C’était une page d’Ollé-Laprune.

Il la lut et entretint Édouard de littérature, tout le reste de la soirée.

Quand ils se dirent bonsoir, Ricard pria Édouard de revenir le voir ; celui-ci partit en le promettant.


CHAPITRE VII.

La préparation


Édouard tint parole ; et si le temps ne lui permettait pas d’aller voir Ricard chez lui, du moins le recherchait-il au cours. Ils avaient ensemble de bonnes et longues conversations, qui faisaient du bien à Édouard et le reposait de ses dures journées de travail.

Ce n’est pas, en effet, une mince affaire pour un étudiant que la préparation de ses derniers examens. Il y va souvent de son avenir tout entier.

Dans les familles dont quelqu’un des membres a fait des études, on sait à quoi s’en tenir là-dessus.

Pendant des mois, on discute, à la maison, sur les chances d’établissement du futur avocat, notaire ou que sais-je. On l’encourage à travailler et on se demande, tout bas : réussira-t-il ? échouera-t-il ?

Quelle anxiété et quelles espérances.

Tous ont passé par là, du reste : c’est un point tournant, dans l’existence, comme il s’en rencontre pour chacun.

L’humble apprenti qui va devenir ouvrier, l’ouvrier qui espère devenir patron, le commis qui demande de l’avancement, le journalier qui sollicité une augmentation de salaire, tous ont des espérances analogues aux étudiants.

L’étudiant a de plus, en face de lui, une responsabilité exceptionnelle à envisager : il va devenir le mandataire de ses clients, le soutien des faibles et, quelquefois, le conseiller des familles.

Toutes ces considérations sérieuses et graves, Édouard les avait agitées débattues et résolues. À cette heure, il s’occupait uniquement de travailler pour parvenir où il tendait et devenir digne par son savoir des tâches qu’il aurait à entreprendre et capable des responsabilités à assumer.

Il travaillait de plus en plus et se refusait toute distraction ; il ne sortait que dans les occasions où il lui était impossible de faire autrement. Il ne revenait à la vie extérieure qu’à l’heure des cours, par les conversations avec ses camarades et la lecture des journaux. Les lettres qu’il recevait de la maison lui étaient aussi très précieuses.

Justement, ce matin-là, le facteur lui en avait apporté une de son père.

M. Leblanc aimait qu’Édouard lui donnât souvent de ses nouvelles, mais il écrivait rarement, lui-même. — Seulement que dans les grandes occasions, comme disait Édouard.

Aussi fut-il surpris d’apercevoir l’écriture de son père, sur une missive très volumineuse.

Il décacheta : deux lettres tombèrent de l’enveloppe. L’une était de Marie-Louise. Il prit d’abord celle de son père.

Saint-Germain, 25 octobre 190… Mon cher Édouard,

Je t’écris pour que tu ne t’alarmes pas au sujet des suites possibles de mon accident du quinze courant. Je ne m’en ressens absolument plus et je vais de mieux en mieux.

Ta mère est bien et me charge de te faire ses amitiés.

Marie-Louise te donnera les nouvelles de la maison.

Il a neigé ici, pour la première fois, mais comme les travaux sont finis, cela ne nuira en rien.

J’ai été très satisfait de ce que tu dis de tes études.

Les candidatures pointent déjà, pour les prochaines élections municipales ; je ne crois pas que je m’en occupe, cette année : c’est au tour des jeunes maintenant. À quand le tien ?

Dépêche-toi de te faire recevoir avocat.

J’approuve la sagesse de ta décision de ne pas descendre aux fêtes, mais de revenir après avoir été reçu seulement. Je comprends que les derniers jours de préparation sont précieux et que, de Noël au deuxième mardi de janvier, jour où tu subiras ton examen devant le Barreau, tu préfères travailler.

N’étudie pas jusqu’au dernier jour, cependant ; repose-toi, une couple de jours, pour être en état de passer ton examen comme il faut.

Maintenant, mon cher Édouard, je sais que les accidents arrivent à tout le monde, même à ceux qui ont beaucoup étudié et qui sont bien préparés. Dis-toi donc que, quoi qu’il arrive, tu seras le bien venu à la maison et que s’il t’arrivait un malheur, nous en profiterions pour te garder plus longtemps avec nous et que nous ne songerions pas à nous en plaindre.

Écris-moi aussi souvent que tes occupations te le permettront.

Ton père.
E. Leblanc.

Marie-Louise, elle, écrivait :


Cher Édouard,

C’est le grand ménage, aujourd’hui ; la maison est sens dessus dessous.

Les enfants viennent de partir pour l’école.

Avant de me mettre à l’ouvrage, je t’écris, car il y a déjà quelques jours que je veux le faire et si j’attendais à ce soir, je suis bien sûre que je m’endormirais trop.

Il neige ; je suis allée secouer un tapis dehors, tout à l’heure, dans la belle neige neuve. Que c’était amusant.

Fidèle a l’air d’avoir autant de plaisir que moi ; il se roule dans la neige, comme un fou ; ensuite, il part à courir et à japper. C’est assez drôle de le voir faire !

Blanche m’a dit qu’elle viendrait me voir, ces jours-ci.

Elle aussi, elle est très occupée.

Maman m’a fait faire un joli manteau neuf pour cet hiver ; papa dit que si tu es reçu il va t’acheter un capot de chat.

Tu vas avoir l’air tout à fait imposant avec tes titres… et ton chat, je suis sûre que je vais me sentir intimidée devant maître Leblanc

Ça me fait de la peine de ne pas pouvoir écrire plus longtemps que ça, mais maman m’appelle.

Un bec. Je me sauve.
Ta petite sœur,
Marie-Louise.

Tout regaillardi par ces bonnes paroles de son père et par les gentillesses de sa sœur, Édouard se mit à l’ouvrage.

Sa journée se passa comme d’habitude, laborieuse — et longue, en dépit de ceux qui prétendent que le travail raccourcit infailliblement les jours : il les rend surtout féconds.

À quatre heures et demie il descendit en ville.

À l’Université, il n’était question que d’un article de la Justice où l’on dénonçait une nouvelle transaction scandaleuse du gouvernement.

Chose étrange et qui dénotait bien la coupable connivence des grands quotidiens, la « Justice » était toujours seule à faire ces révélations.

Quant au public, lui, il admirait la perspicacité du directeur de la “ Justice ” et sa bravoure ; et puis, c’était tout. Il semblait que ce fut la mission de Jean-Baptiste Rivard de prêcher dans le désert et que le rôle du public fut d’applaudir à la dénonciation des scandales et de continuer à accorder sa confiance à ceux qui le volaient d’une façon éhontée.

Cette fois-ci, il s’agissait de l’octroi d’un bonus à un chemin de fer électrique entre deux municipalités peu éloignées l’une de l’autre, à un endroit où aucun commerce quelconque, aucune exploitation industrielle, rien ne justifiait l’établissement d’une voie ferrée : un ministre, qui n’était pas même à la tête du département dont relèvent les chemins de fer provinciaux, s’était engagé verbalement, devant des témoins, à faire obtenir, aux constructeurs du chemin de fer, un subside de cinquante mille dollars par mille. Or, la construction du chemin en question pouvait coûter à peu près le tiers de cette somme. Ce qui laissait un bénéfice net de trente mille dollars aux constructeurs. C’était un cadeau que le gouvernement leur faisait, avec l’argent du peuple.

D’où, dénonciation par Rivard de tels procédés administratifs. Dans un article indigné, il flétrissait les coupables, disant que leur place était à Beauport ou au pénitencier, mais pas dans des fauteuils de ministres.

C’était juste ; seulement, s’attaquer aux gens qui ont le pouvoir et qui détiennent la justice, à des gens qui ne regardent pas du tout à supprimer un témoin ou à faire disparaître une preuve, c’est jouer gros jeu, surtout quand on n’a pas un parti derrière soi. Et tel était le cas pour Rivard.

De Rivard, on allait naturellement à Ollivier ; et, pendant qu’on les appréciait tous les deux et qu’on commentait leur conduite, Édouard se taisait et réfléchissait.

Édouard Leblanc n’était pas un homme à s’emballer ; avant de prendre parti, il voulait peser le pour et le contre.

Il appartenait par sa famille au parti des modérés et ne voulait pas demeurer dans ce parti sans raison ni, surtout, le quitter à la légère. Devait-il entrer dans le parti progressiste, que tentait de fonder Rivard ? Avant de répondre non à cette question, il voulait se renseigner et réfléchir sérieusement.

Il savait qu’on se repent toute sa vie de ses erreurs de jeunesse et il voulait s’éviter des regrets.

Après avoir étudié toute une après-midi, les discours trop sérieux ne reposent guère.

Édouard chercha donc de l’œil quelques amis qui ne fussent pas occupés à parler politique ; il aperçut, appuyés dans l’embrasure d’une fenêtre, Lavoie et Soucy.

Ces deux étudiants, dont l’un, Lavoie, était infiniment supérieur à l’autre, faisaient la paire. On les voyait toujours ensemble ; certaines circonstances les avaient d’abord rapprochés ; et puis, sans doute, ils se réunissaient d’après la loi des contrastes, qui veut que les contraires s’assemblent.

Ils riaient et paraissaient beaucoup s’amuser.

Sais-tu où tu vas ce soir, demanda Lavoie à Édouard ?

— Non ?

— Tu viens au théâtre avec nous.

— Vraiment.

— Ne fais pas le sauvage.

— Il faut que je travaille.

— Ce n’est pas de mes affaires.

— Eh bien, le théâtre non plus n’est pas de mes affaires.

— Voyons ?

— Qu’est-ce que cela va me donner, dit Édouard, amusé du débat et à moitié persuadé ?

— Des émotions.

— J’en ai eu assez ces jours derniers.

— Fais-nous plaisir.

Édouard se fit prier encore un peu, pour entendre Lavoie lui débiter ces plaisantes boutades dont il était coutumier.

— Si tu ne viens pas au théâtre, nous allons aller te donner un charivari.

— Quel char y varie ?… Un char spécial ?

— Honte ! quel abruti ! tu vois bien que tu as besoin de venir au théâtre.

— Où allons-nous aller ?

— Au théâtre National.

— C’est une bonne idée.

— Oui ; mais viens.

— J’irai, ne craignez rien.

— Nous irons te prendre à ta chambre : ce sera plus sûr.

— Je vous attendrai.

Ils entrèrent alors au cours.

Durant une heure, Édouard entendit commenter par le professeur les formules de droit, règles de notre civilisation où sont venues se condenser les siècles de travail et de progrès de la société et de l’esprit humain.

Édouard, tout en ne négligeant pas l’étude des détails, était sensible à la grandeur de cet ensemble de dispositions si sages et si harmonieuses.

Il se pénétrait des maximes juridiques générales, qui résument toutes les autres, et son esprit subissait peu à peu une saine formation légale.

Le cours fini, il remonta à sa chambre, prit son souper, écrivit quelques lettres, puis attendit ses amis.


CHAPITRE VIII.

Entre amis


À sept heures et demie, Soucy et Lavoie arrivèrent.

Des messieurs pour vous, M. Leblanc, cria sa maîtresse de pension à Édouard.

Montez donc, dit Édouard, en s’adressant à ses amis.

Soucy ne fumait pas ; Édouard offrit une cigarette à Lavoie.

Tout en endossant son paletot, il demanda : qu’est-ce qu’on joue ce soir ?

Les Deux Gosses.

— Qu’est-ce que c’est que cela ?

— C’est un mélodrame : tu vas voir, nous allons rire.

Nous sommes prêts, dit Édouard.

Les amis descendirent et partirent à pied, comme des gens pour qui leur bonnes jambes rendent les tramways inutiles.

Sur la rue Saint-Denis, peu de passants, mais les tramways, par contre, étaient bondés de passagers. Sur la rue Sainte-Catherine, au contraire, toute brillante de lumières, la foule était nombreuse, surtout aux abords du National.

Édouard et ses camarades pénétrèrent dans le couloir qui conduit à l’amphithéâtre et arrêtèrent au guichet, prendre leurs billets. Ils furent assez heureux pour trouver trois sièges d’orchestre ensemble, quoiqu’il y eût beaucoup de monde et que la représentation fût près de commencer.

Ils entrèrent et durent, pour parvenir à leurs sièges, à moitié écraser une grosse dame, qui, outre son énorme personne, avait apporté avec elle un immense mouchoir, — pour les émotions, — et un nom moins immense éventail — pour la chaleur. Le passage forcé des étudiants lui procura l’avantage de se servir de ce dernier.

Les lumières s’éteignirent et le spectacle commença.

Les Deux Gosses, c’est l’histoire attendrissante de deux pauvres enfants qui, après des péripéties tragiques ou navrantes, retrouvent dans une scène des plus pathétiques, leur foyer et leur mère.

Un père jaloux, trompé sur le compte de son épouse, la croit coupable et abandonne pour la punir ses deux enfants à des malfaiteurs ; alors, chagrin du père, désespoir de la mère ; et, enfin, retour des enfants et embrassades générales. Les événements de ce mélodrame sont on ne peut plus invraisemblables ; mais, du moment qu’on y croit, il n’y a plus de raison de ne pas pleurer à chaudes larmes.

Après l’acte où le père dérobe les enfants à leur mère et les confie à des ravisseurs, Lavoie dit : c’est un brave, ça !

— Dans la vie réelle, ce serait un insensé et, ici, c’est un acteur, mais je ne vois pas où est sa bravoure.

— Comment, si tout à coup un des spectateurs s’était levé et avait dit : lâche ces enfants-là ou je te fracasse la cervelle.

— Il aurait continué à remplir son rôle.

— Et il eut peut-être reçu une balle

— Ça aurait pris un échappé de la Longue-Pointe, pour faire cela.

— Ou quelqu’un digne d’y entrer ; ça n’empêche pas que la chose est arrivée dans un théâtre anglais de la Ville.

— Pas possible.

— Eh oui. Il y a des fois, à ces spectacles, des enfants à qui ça tourne la tête. La semaine dernière, à une représentation dans un théâtre, un petit gars qui était dans le pit s’est levé, et, comme un méchant garnement quelconque maltraitait des enfants sur la scène, il a tiré sur lui.

— Ça, c’est fameux. C’est un fou ?

— Probablement ; mais ça n’en est pas moins arrivé. Such is life. Je croyais que tu avais vu ça sur les journaux.

— Je n’ai pas toujours le temps de les lire, dit Édouard.

— Tu ne lis même pas la politique ?

— Des fois. On peut se tenir au courant sans ça, ces jours-ci. Tout le monde ne parle que de politique et les nouvelles sont connues la moitié du temps, avant de parvenir aux journaux En fait-il du tapage, un peu, cet Ollivier-là ! On ne parle et on ne s’occupe que de lui.

— Ce n’est pas le premier venu, dit Lavoie : si le parti des modérés voulait lui donner un coup de main…

— J’appartiens à ce parti, moi-même, dit Leblanc, mais j’avoue que je ne les comprends pas : vont-ils se décider à se remuer.

— Console-toi, bouillant Édouard : ça viendra.

— Il en serait grand temps.

Comme la toile se levait pour un nouvel acte, ils se turent.

Lavoie, dont ce silence ne faisait pas l’affaire, se pencha vers Édouard et lui dit à demi voix : qu’est-ce que tu aimes mieux : aller au théâtre National ou voir passer les pompiers ?

— Entendre le chant des crapauds, répondit Édouard, en riant.

— Dis donc à Soucy de prendre un air ému.

— Passe-moi ton mouchoir, dit Soucy.

L’air de désapprobation de ses voisins fit taire Lavoie et l’arrêta au milieu de ses carabinades, non sans qu’il eût murmuré : il n’y a plus moyen de faire de critique artistique.

Un bon garçon, ce Lavoie, et un original, s’il en fut. Peut-être un peu mou de caractère ; mais quand, comme lui, on a toujours eu la vie facile et heureuse on se forme plus lentement — heureux quand on ne se déforme pas. Pour son plus grand bien il avait des parents dont les bons exemples et les fermes conseils devaient faire de lui un homme sérieux.

Le spectacle touchait à sa fin et bon nombre dans l’assistance avaient le mouchoir aux yeux. C’étaient un attendrissement général et l’on entendait des exclamations comme celles-ci : ces pauvres enfants !… Si ça fait pas pitié !… Ces chers petits choux !…

Et plusieurs des bonnes âmes eussent voulu être sur la scène, pour consoler les petits choux.

Enfin, au milieu d’une averse de larmes et d’une pluie le baisers, les petits choux renouvelèrent connaissance avec le giron maternel.

Je me demande, dit Lavoie, au sortir du théâtre quelle impression vont emporter tous ces gens-là.

Édouard : une bonne, je n’en doute pas.

— C’est possible, c’est une excellente pièce qu’on vient de jouer là.

— Oui ; c’est clair ; il n’y a pas d’immoralité et, par contre, une bonne morale : il s’en dégage très logiquement cette leçon qu’on ne doit pas compromettre inconsidérément la paix et le bonheur de son ménage.

— Est-ce que ça va avoir un influence quelconque sur les gens dans deux jours d’ici ?

— Pourquoi pas, dit Édouard, qui voulait voir la fin de la pensée de Lavoie.

— Est-ce que, par exemple, si une des femmes qui étaient-là, ce soir, est maltraitée par son mari, elle va lui dire : prends garde : je vais donner les enfants aux vendeurs de guenilles ?… elle serait, d’ailleurs bien en peine de faire cela…

— Alors tu penses que ?…

— Le théâtre, au point de vue moral, est tout au plus inutile, quand il n’est pas nuisible, — et qu’il ne peut avoir d’autre utilité que celle d’amuser et de reposer des soucis de la journée, ce qui est déjà beaucoup.

— Je suis pas mal de ton avis.

— Nous allons monter à pied, dit Soucy à Édouard. Quant à Lavoie il demeurait dans l’est : il prit donc congé de ses amis.

Soucy et Édouard arrivèrent bientôt au coin des rues Sainte-Catherine et Saint-Denis ; là, ils aperçurent un groupe nombreux et animé, où se trouvaient plusieurs étudiants de leur connaissance.

Vous savez la nouvelle, leur cria-t-on ?

— Non.

— Ravaut a démissionné.

— Quand ?

— Ce soir, à une réunion du cabinet, à Québec. La chose vient seulement d’être connue à Montréal. C’est un reporter de la Gazette qui nous a appris ça.

— Il va y en avoir de la sensation, demain.

Édouard et Soucy dirent bonsoir et continuèrent leur chemin.

Quel triomphe pour Rivard !

— Lui, qui dénonçait Ravaut depuis des mois, ce qu’il va jubiler.

— Je ne crois pas qu’il triomphe trop bruyamment, dit Édouard, c’est une victoire pour lui, mais d’après ce que je connais de lui, il ne se réjouira pas bien longuement ; ce qui lui importe, c’est le triomphe de sa cause.

— Ça devrait avoir un effet énorme.

— Je ne sais pas : on va le remplacer par un autre et tout va être dit.

— Pourtant ça prouve…

— Oh ! ça prouve énormément : ça prouve tout ; mais est-ce que les gens voudront voir clair ?

— Il est certain que l’opinion est extrêmement difficile à remuer.

— Je n’appelle plus ça difficile : c’est mort. Je me demande s’il faudrait que les ministres tuent pour qu’on les fasse dégringoler tous ensemble. On paraît résolu à tout leur permettre. Tu comprends, depuis quatre ans Rivard dénonce les radicaux, dévoile des choses révoltantes et dont il n’y a pas à douter : ainsi, le favoritisme du gouvernement pour certains individus et sa complaisance pour certaines corporations, et ainsi de suite. Il a rudement attaqué Ravaut ; celui-ci, après avoir inutilement essayé de faire taire Rivard, ne pouvant plus se défendre, démissionne. Il devient clair comme le jour que les reproches que lui faisait Rivard étaient fondés ; autrement, pourquoi aurait-il démissionné ? et puisque Rivard était de bonne foi, en cette occasion-ci, comme en toute autre, du reste, et que Ravaut lui a donné raison en démissionnant, n’est-il pas à présumer que ceux à qui Rivard fait la guerre sont également coupables ? pour moi, j’en ai la conviction. Et ils sont doublement coupables : de leurs méfaits d’abord et ensuite, de ceux de Ravaut aussi. Comment ! ils ont fait leur petite popote de leur côté sachant ce que faisait Ravaut et le laissant faire, parce qu’ils ne faisaient pas mieux, eux-mêmes ; et, maintenant qu’il est découvert et qu’il est trouvé trop coupable pour demeurer ministre, eux ne seraient pas assez coupables d’avoir été ses complices, pour mériter richement de retourner dans la vie privée et de donner au peuple la chance de se moquer d’eux, à son tour ?

— Comme tu y vas, dit Soucy.

— C’est une sale chose : s’ils demeurent au pouvoir, nous avons la certitude d’être gouvernés par des gens qui ne valent pas mieux que Ravaut. Et alors ce n’était pas la peine de le mettre à la porte, lui. Il n’a après tout, qu’un tort de plus qu’eux, celui d’être démasqué. Les autres, le sont aussi, mais comme ils en imposent plus que lui, ils résistent mieux. C’est dégoûtant, c’est décourageant. Je me demande comment il se fait que nous nous laissons gouverner par des gens semblables.

Ils étaient en face de la rue Berri : Soucy, peu accessible aux émotions violentes, prit le chemin de sa chambre, sur la rue Berri, en songeant qu’il allait bien dormir.

Il oubliait la grandeur qu’il y a à vouloir le bien de son pays, le devoir de s’y intéresser et de payer au besoin de sa personne.

Or, s’il est un temps où il convient d’agir, c’est celui où les politiciens au pouvoir bafouent le peuple et travaillent à ruiner la Province.

Ironie des choses : voir les sans-principes au pouvoir, et les honnêtes gens les laisser là, impunis.

Enfin, comme se disait Édouard, c’en était toujours un de moins et c’était aussi un éloquent aveu de culpabilité de la part du gouvernement.

Autant de pris.

Et ces pensées, de sa part, avaient d’autant plus de valeur et de poids qu’elles étaient absolument désintéressées. Il était trop jeune, croyait-il, pour bénéficier autrement que dans un avenir très éloigné d’un changement de gouvernement. Aussi s’il souhaitait, à bon droit, que ce changement survint à brève échéance, c’était uniquement parce qu’à un gouvernement rongé par la corruption et l’incurie, il voulait qu’il en fût substitué un autre plus soucieux des besoins de la Province et des devoirs qu’impose le patriotisme.


CHAPITRE IX.

À bâtons rompus


Par une froide et pluvieuse soirée de la fin de novembre, Ricard et Édouard se trouvaient dans la chambre de ce dernier. Ils causaient. Au dehors le vent faisait rage et l’on entendait l’eau dégoutter interminablement le long du toit. Ils n’en avaient cure, trop intéressés à ce qu’ils se disaient, assis dans une chambre bien chauffée et sous la lumière brillante d’un manchon de gaz incandescent.

Tandis que, dans les campagnes, les champs s’étendaient, noirs et sinistres, que l’orage effrayait les animaux, réfugiés dans les étables, que les chemins devenaient une ligne invisible et dangereuse à suivre dans la nuit, et que le vent jetait partout une clameur de mort, froide, comme les croix des cimetières, eux, — les vivants, — chaudement à l’abri, s’entretenaient des événements de l’heure présente.

Ils s’étaient pris d’amitié, à mesure qu’ils s’étaient connus et estimés, et se traitaient maintenant comme deux vieux camarades.

À la suite de la démission de Ravaut, le gouvernement avait décidé de faire les élections, dans quatre comtés qui étaient alors ouverts, espérant ainsi fortifier sa position.

On avait préparé l’élection soigneusement, dans chaque comté ; quand tout avait été prêt et qu’on sut même la majorité qu’on aurait, on feignit de commencer la lutte électorale et l’on invita Ollivier à aller se faire battre dans un des quatre comtés, à son choix.

Il eut parfaitement pu attendre les élections provinciales et se moquer de ses adversaires. Au lieu de cela, il se présenta et fut, on le comprend, défait.

— Pour moi, disait Ricard, cette élection ne signifie absolument rien.

— Crois-tu, disait Édouard ?

— Certainement : c’est un comté radical et qui avait été, de plus, préparé en sous-main : que voulais-tu qu’Ollivier y fasse ?

— Il aurait pu ne pas se présenter.

— C’était difficile : en dépit de toutes ses preuves passées de bravoure, la presse ministérielle le traitait de lâche. C’était ridicule, surtout quand les radicaux ont fui ses assemblées comme s’il avait été le diable en personne, pendant des mois. Mais, on lui demandait d’être téméraire, il l’a été.

— Ce qui m’amuse, c’est qu’il s’est trouvé un radical pour lui reprocher de s’être présenté, — quand il aurait dû le remercier d’avoir bien voulu tomber dans le piège que lui avaient préparé ces honnêtes radicaux. Il a fait un fou de lui : veulent-ils nous dire, ces bons radicaux, s’ils savent ce qu’ils veulent.

— Ils veulent garder le pouvoir.

— La défaite d’Ollivier va avoir un bon effet pour eux : elle va faire oublier la démission forcée de Ravaut.

— Dans les circonstances, elle n’affectera pas grand’chose. Elle est très facile à expliquer et elle n’explique pas du tout, par exemple, les transactions indignes auxquelles s’est livré le gouvernement ni ne réhabilite Ravaut et ses collègues, qui lui ont prêté mainte pour ses méfaits. On ne l’a toujours pas renommé ministre.

— Pourtant certains journaux prétendent…

— Oh ! les journaux ils sont toujours du côté du plus fort. Rappelle-toi ce qu’ils disaient, la veille de l’élection : « Si M. Ollivier gagne, il remportera là un succès immense, mais, somme toute, il n’a pas grand’chose à perdre. » La veille, ils disaient : il n’a rien à perdre ; et, le lendemain, ils prétendaient le contraire. Si les gens attachent de l’importance à ce qu’ils peuvent dire, ils ne sont pas difficiles.

— Ça produit un certain effet.

— Oui, les événements considérables produisent toujours de l’effet, sur le coup : mais, plus tard, qu’est-ce qu’il en reste ? on dira : la défaite d’Ollivier s’explique bien par le manque de temps et d’organisation, par la cabale faite par son adversaire, et elle ne prouve rien du tout en faveur de celui qui l’a défait en traître ; mais la démission de Ravaut, elle, s’explique aussi, et elle s’explique par sa culpabilité et celle de ses collègues.

— Ça ne serait pas arrivé si les modérés s’étaient remués davantage.

— Parlons-en des modérés ; toi qui en es un, Leblanc, je te souhaite d’être plus actif qu’ils ne le sont, quand tu te mêleras de politique… Une bande d’endormis !…

— Pourtant il se fait un certain mouvement ; ils s’organisent.

— C’est très bien ; mais qu’ils se montrent ; qu’ils agissent ; qu’ils écrivent. S’ils avaient seulement la moitié de l’activité et de l’entrain des radicaux, ils seraient rendus autrement loin qu’ils ne sont. Le mouvement inauguré, par Ollivier, ce sont eux qui auraient dû le commencer.

— Ils tâchent de reprendre le temps perdu, maintenant.

— À quelques endroits, je te l’accorde ; mais, à un trop grand nombre d’autres, ils sont simples spectateurs.

— Laisse-leur le temps.

— Ils le prennent bien assez. Penses-tu que si Mercier s’était conduit de cette façon-là, il serait jamais arrivé au pouvoir ?

— Il me semble pourtant qu’ils ne peuvent manquer d’y arriver, après tous les scandales qui viennent d’éclater.

— Je crois comme toi qu’ils ont droit au pouvoir et que le peuple a le devoir de le leur donner et de ne pas continuer d’accorder sa confiance à des hommes qui s’en sont manifestement rendus indignes.

— 1904 n’est pas une habitude : ils vont se réveiller.

— Je le souhaite ; les radicaux en sont rendus à un point où ils sont mûrs pour la chute. Quand un gouvernement en est venu à traiter la chose publique comme la sienne propre et que sa ruse et ses violences ne servent plus à couvrir ses méfaits, il est temps qu’il soit renversé.

J’applaudirais à sa chute, dit Édouard.

Ricard pouvait parler seul, presqu’indéfiniment. Leblanc, qui trouvait beaucoup de charme et de profit à sa conversation, le mit sur le chapitre de la littérature ; il lui posait quelque question, de temps à autre, juste pour le tenir en haleine : et Ricard parlait, lui faisait une vraie conférence.

Il s’interrompit, tout à coup, et, regardant l’heure à sa montre : dix heures ; et moi qui voulais travailler, ce soir.

Ricard était, lui aussi dans sa troisième année, et devait se présenter au jour de l’An.

— Tu travailleras, demain, lui dit Édouard.

— Il le faut bien.

— À propos, comment ça va-t-il la préparation ? es-tu rendu loin ?

— Oh ! je serais prêt à passer maintenant.

— Vraiment.

— Je travaille tout de même, comme si je ne savais rien, tu sais.

— C’est très bien. Avec qui prépares-tu donc ?

— Seul.

— Moi aussi. Tiens, nous devrions repasser ensemble.

— Ce serait une bonne idée.

Ce qui fut dit fut fait. On était au 20 novembre et il restait juste un mois avant l’examen de l’Université. Les amis résolurent de mettre ce temps à profit pour revoir ensemble toutes les matières de l’examen. Dès le lendemain, Ricard arrivait à la chambre d’Édouard ; et là, chacun, son code à la main, lisait, récitait et commentait à son tour.

Journées charmantes et qui, longtemps, demeureront dans le souvenir des deux amis, auréolés du double souvenir de la jeunesse et des illusions.

Quel plus grand plaisir que le travail à deux, quand l’amitié est en tiers.

Édouard goûtait d’autant plus cette rare jouissance qu’il l’avait moins souvent rencontrée.

Les esprits chagrins disent que les caractères ont rapetissé ; et c’est peut-être là la cause de l’absence des qualités mâles et fortes qu’exige l’amitié.

Quoiqu’il en soit de la cause, le fait reste là : il n’y a pas assez d’amitiés solides et sincères.

Conformités de goûts, alliances d’intérêts et d’affaires, on trouve de tout, excepté la vraie chose.

La plupart des soi-disants amis, leur ami une fois le dos tourné, déblatèrent contre lui ou, du moins, en riront discrètement — et ne se gêneront pas, souvent même, en sa présence.

Pas de confiance, pas de soutien mutuel : on cherche à se surprendre l’un l’autre et à dépasser son voisin. On oublie totalement que l’amitié n’est pas faite pour qu’on dénigre ou qu’on exploite son ami.

Mettez vingt Anglais ensemble ; ils se soutiendront et grandiront les uns avec les autres et les uns par les autres.

Mettez ensemble vingt Canadiens-Français ; ils se chicaneront et se mangeront les uns les autres.

Il fait vraiment peine de remarquer de semblables tendances chez notre jeunesse.

Chez Édouard et son ami, rien de tel : ils discutaient uniquement pour parvenir à la vérité, jamais pour l’emporter l’un sur l’autre. Chacun reconnaissait ses erreurs sans amour propre et avec empressement, et tous deux travaillaient uniquement à s’éclairer mutuellement et à s’entr’aider.

Avec une telle entente, il était très difficile qu’ils n’avançassent pas très rapidement et qu’ils n’eussent pas autant de facilité que d’agrément dans leur travail.

Ricard aplanissait admirablement les difficultés ; son esprit lucide et souple se riait des embrouillaminis de la loi. Il émerveillait Édouard qui, quoique très fort, lui-même, le cédait cependant à son ami. Édouard rendait volontiers hommage à sa supériorité et était charmé du secours qu’elle lui apportait.

Une des conséquences de cette coopération était qu’ils devenaient des inséparables.

Étant la majeure partie du temps ensemble, tout en s’entretenant de leurs plans communs, ils s’ingéniaient à ne pas perdre une minute : pour y arriver ils faisaient coïncider les heures de leurs repas et de leurs promenades et finissaient par ne plus se quitter.

Soit qu’ils se promenassent ensemble, soit qu’au milieu de leur travail ils s’interrompissent pour se délasser par quelques minutes d’amical entretien, toujours Édouard éprouvait tout ce qu’apporte une pensée amie, la pensée d’un chercheur et d’un intellectuel.

À ce contact, son esprit se dérouillait peu à peu et reprenait la souplesse et l’initiative qu’une trop longue sujétion lui avaient enlevées. — Non pas qu’Édouard voulut se débarrasser de toute règle et rejeter toute entrave, car il savait que les règles ne sont pas à proprement parler des entraves, mais des soutiens et des guides nécessaires.

Sa personnalité se développait et s’affermissait ; il en ressentait un charme particulier et en éprouvait une intime et légitime satisfaction.


CHAPITRE X.

Le soir des étudiants


Que penses-tu qu’Ollivier va faire maintenant, demanda Édouard ?

— Continuer toujours et quand même.

— Il ne se représentera pas dans son comté, pour le fédéral ?

Je ne crois pas, dit Ricard.

— C’est vraiment dommage.

— Que veux-tu, c’est enfantin de croire qu’il va retourner dans son comté après s’en être ainsi éloigné ; il ne joue pas à ce jeu auquel jouent les enfants et qu’on appelle les quatre coins ; il n’est pas pour courir d’un siège électoral à l’autre. Il est dans la politique provinciale pour y rester, jusqu’à ce qu’il ait tombé ses adversaires.

— Je ne puis pas me faire à l’idée qu’il n’ait plus de siège au parlement.

— Tu as bien raison de le regretter. Sais-tu ce que le personnage qui joue le premier rôle à Ottawa disait de lui — et il ne peut être soupçonné de partialité envers Ollivier : il disait qu’il était le plus bel ornement de la chambre des Communes.

C’est à Québec que nous en avons de fameux ornements, parmi nos ministres !… mais ce ne sont pas précisément des ornements d’église.

— Calme-toi, mon cher Édouard ; et songe au plaisir : nous parlerons de politique, demain.

Nos deux amis avaient, en effet, sous les yeux un spectacle qui invitait plus aux pensées de gaieté qu’aux discours sérieux.

On était au trente novembre ; et c’était, ce soir-là, le banquet des étudiants.

La grande salle du Windsor offrait un brillant spectacle. On y voyait, rassemblés, les gloires d’aujourd’hui et les hommes de demain : à la table d’honneur, aux côtés du président des étudiants en droit, des ministres, des juges, des professeurs ; à perte de vue, sur les autres tables, des étudiants, riaient et bavardaient, oubliant pour un soir qu’il y a des travaux, des soucis et des examens dans la vie ; tout autour de la salle de banquet, des dames en toilette claires et des jeunes filles venues là pour écouter les discours et aussi pour voir messieurs les étudiants.

Et ces dames, venues au spectacle, offrent, sans s’en douter, le plus joli spectacle.

Les santés et les discours commencèrent. Le président se leva et, dans une très jolie allocution, porta la santé de « nos hôtes. »

Le premier ministre répondit.

Le président pria alors le doyen de porter la santé de l’université.

Le doyen proposa la santé de l’université et but, surtout, disait-il, à la santé des étudiants.

Un étudiant y répondit.

Les santés se succédèrent alors, nombreuses et variées : santé des facultés sœurs, santé du Canada, du roi. — Toutes nos institutions semblaient fort en santé, ce soir-là.

Vint la santé des dames.

Un étudiant chevelu la proposa.

Il n’est pas d’habitude que les dames répondent à cette santé : aussi chacune ne fit-elle de discours qu’à son voisin.

Lavoie, qui était un des dignitaires, était assis auprès de la table d’honneur.

À l’autre bout de la salle, Soucy, après avoir gaiement banqueté, était allé trouver des jeunes filles de sa connaissance ; et, maintenant, assis à leur côté, il avait le rôle ingrat de leur dire qui était celui-ci et qui était celui-là.

Placés à peu près au milieu de la salle, Ricard et Édouard s’amusaient en hommes qui veulent ne pas penser, pour quelques minutes, à l’approche des examens ; et ils riaient aux larmes.

Un orateur, qui ne se renouvelait pas souvent, et qui, à chaque occasion où il était appelé à faire un discours répétait : « C’est mon lot-t-excellent d’avoir assisté à la fête de ce soir et je marquerai ce jour d’une pierre blanche, » venait de dire : « oui, messieurs, je marquerai ce jour d’une pierre blanche ! »

Il a la pierre, dit Édouard.

— Il a une mine de pierre blanche, repartit Ricard.

— Je ne sais pas si les radicaux vont en avoir beaucoup de pierres blanches, le jour des élections générales provinciales ?

— C’est des cailloux, qu’ils ont : tu te rappelles l’assemblée d’Ollivier, au marché Jacques-Cartier, à Québec ?

Un autre orateur rappelait cet empereur romain, qui nomma son cheval consul.

Maintenant, on en fait des ministres, remarqua Édouard.

Un autre encore, faisait une discrète allusion aux événements politiques, parlait en plaisantant des victoires morales.

Mieux vaut une victoire morale qu’une victoire immorale, dit Ricard.

Entra un étudiant, avec deux dames ; il chercha des sièges et, une fois ses compagnes installées, écouta les discours, debout dans l’embrasure de la porte.

Il est en retard, dit Édouard.

— Il manque de présence d’esprit.

— Non, c’est d’esprit de présence.

Un autre sortait.

Il a une absence, dit Édouard.

Une jeune fille regardait Soucy et dit, assez haut pour que Ricard et son compagnon l’entendissent : qu’il est joli !

Il n’est pas Joly, dit tout bas Ricard : il est Soucy.

Et les deux jeunes gens faisaient des mots d’esprit, disaient les choses les plus invraisemblables et les plus désopilantes, et riaient d’un rire qui ne leur laissait assurément pas de remords.

Cependant la fête touchait à sa fin. Quelques personnes étaient parties ; et les discours achevaient.

Ricard avisa, tout à coup, un jeune homme, qui regardait de son côté. Il le salua de la main et dit à Édouard : tiens, mon ami Giroux ; il faut que je te le présente.

Bernard Giroux était un joli grand garçon, à l’air sympathique et distingué.

Il salua aimablement Édouard et ils se dirigèrent, tous trois, vers la porte.

Je te croyais à Québec, disait Ricard.

J’ai eu affaire à venir, pour une couple de jours, répondait Giroux.

— Ça va toujours bien, à Québec ?

Tu es toujours satisfait de ton ministre ?

— Assez.

— Tu sais sans doute, Édouard, que M. Giroux est secrétaire de l’hon. Potvin ?

— Je n’avais pas le plaisir…

— Depuis déjà deux ans, dit Giroux.

J’en ai vu de toutes les couleurs depuis ce temps-là.

— Et tu en verras encore de belles.

— Oui, ça chauffe, de ce temps-ci ; je ne vous dis que ça.

On était rendu à la porte de l’hôtel : Édouard et Ricard quittèrent Giroux et prirent, pour s’en revenir, la rue Saint-Catherine.

Un charmant, garçon que ce Giroux, disait Ricard.

— Tu le connais depuis longtemps ?

— C’est un ami d’enfance. Après avoir fait son cours classique, comme ses parents étaient trop pauvres pour lui faire continuer ses études, il s’est mis dans le journalisme. Il s’y est fait remarquer et c’est ainsi qu’il est parvenu à obtenir la position qu’il occupe actuellement. Il ne l’a pas sollicitée, mais comme on la lui a offerte et qu’on lui offrait en même temps un salaire beaucoup plus élevé que celui qu’il pouvait gagner à son journal, il a accepté.

— C’est une jolie position qu’il a.

— Je te crois.

La température était froide mais vivifiante et les deux étudiants, leurs paletots boutonnés jusqu’au menton, ne se hâtaient pas et conversaient familièrement.

Sortis de l’atmosphère surexcitante, de lumières, de chaleur et de griserie du banquet, ils revenaient au sérieux de la vie et leurs paroles indiquaient assez leur préoccupation du devoir et de l’avenir.

Je ne sais pas ce que je deviendrai, disait Ricard ?

Un avocat, répondit son compagnon.

— C’est à savoir : je me fais recevoir, mais je ne pratiquerai peut-être pas.

— Tu regardes loin, toi ; moi, je m’occupe uniquement, pour le moment, de passer mon examen.

— C’est bon de s’occuper de l’heure présente mais il faut aussi penser à l’avenir. J’ai plus vécu que toi, tu sais, et j’ai appris qu’on ne peut jamais penser aux choses trop tôt d’avance : c’est de la sage prévoyance.

— Je crois en effet que je ne pèche pas par excès de toutes ces qualités qui font le trésor de la sagesse.

— Oh ! je n’ai pas dit cela ; mais je te conseille bien de travailler à les acquérir encore davantage, que tu les aies actuellement à n’importe quel degré.

— Tu es bien aimable. Tout ça, ça n’empêche pas que nous n’avons plus que vingt jours avant la licence. Ça va passer vite. Ensuite, au commencement de janvier, l’examen du Barreau ; et puis, nous serons des avocats.

Ou des bloqués, dit Ricard.

— Ce n’est pas probable, pour toi du moins. Quant à moi, j’ai assez confiance, aussi.

— C’est la confiance qui remporte les victoires.

— Puisses-tu prédire vrai.

Édouard reconduisit son ami et s’en revint, seul.

Il était trop tard pour travailler, quand il arriva à sa chambre ; pourtant, il ne s’endormait pas du tout.

Il s’assit donc et se mit à songer. Ses trois années d’université avaient passé bien rapidement, encore plus, relativement, que les dix années de collège. Il y avait treize ans qu’il se préparait à la vie ; et il allait y entrer. Il se rappelait ses longues études, ses succès et ses prix ; il se rappelait les amitiés et les intimités qui avaient pris naissance et qui s’étaient dénouées pendant ce temps. Il se rappelait ses révoltes d’écolier, contre la règle et la discipline ; ses velléités d’indépendance le plaisir qu’il avait eu à tout sacrifier cela à ses parents ; et, à cette heure, il se félicitait d’avoir été patient et courageux. Puis il songeait aux vacances heureuses, au dévouement et à l’amour de ses parents ; à l’amitié de ses frères et de ses sœurs ; et il souhaitait que, cette étape franchie, il retrouvât encore dans sa vie autant de bonheur et autant de bonnes et de douces joies.

Ces pensées du foyer et de la famille lui donnèrent envie d’écrire à ceux qui reposaient paisiblement, là-bas, pendant que lui songeait à eux.

Il prit la plume et se mit à écrire à Marie-Louise.

Il lui fit, d’abord, quelques phrases d’amitié, où il épancha son cœur un peu esseulé, puis il lui raconta le banquet et il le fit d’une manière charmante, lui disant qu’il ne manquait qu’une chose pour que ce fût parfait : sa présence. — Sa présence à elle, la petite Marie-Louise, qui ne veillait jamais plus tard que dix heures,… il voulait rire…

Sa lettre cachetée, il alluma une cigarette et, écartant sa chaise de la table à écrire, les jambes croisées, et la tête en arrière, il fuma lentement, soufflant très haut la fumée.

Il se sentait seul, ce soir-là ; sans qu’il sût quoi, il lui manquait quelque chose.

De vagues bouffées de tendresse lui montaient au cœur et il vint les yeux pleins d’eau.

Qu’avait-il donc ?

Il était jeune et fort, et ses vingt-cinq ans appelaient l’amour.

Jamais Édouard n’avait, comme on dit, été en amour. Chez lui, à Saint-Germain, il avait connu quelques jeunes filles, pour lesquelles il conservait de l’amitié et qu’il traitait presque en camarades, quand il les rencontrait. En ville, il avait peu sorti et il était presque toujours allé dans les mêmes familles ; on l’avait bien accueilli et on avait été très aimable pour lui, mais il n’avait rien vu au-delà.

Et maintenant, il était amoureux — sans savoir de qui.

Les livres, l’étude et la famille ne suffisent donc pas à tout ? — mais il ne fit pas cette découverte, ce soir-là : il fut mécontent de ne pas se sentir lui-même : et, se secouant comme un jeune lion, il chassa tout cela loin de lui.

Il devait cependant succomber aux coups de l’amour ; et plus tôt qu’il ne le prévoyait.

Il s’endormit paisiblement.

Dors ; tu as pour toi la jeunesse, la confiance et la force ; tous les maux peuvent t’atteindre sans t’ébranler et tu peux aspirer à tous les succès et à tous les bonheurs.

CHAPITRE XI.

La licence


Le vingt-deux décembre au matin.

Dans le grand corridor de l’université, à l’étage de la faculté de droit, les étudiants vont et viennent.

L’heure du cours est passée ; ceux qui sont là, dans le corridor plein de feuillage, et aux larges fenêtres, sont des étudiants de dernière année. Parmi eux se trouvent Ricard et Édouard ; Lavoie et Soucy sont venus, eux aussi, mais pour connaître le succès d’Édouard aux examens pour la licence.

L’examen par écrit a été passé le vingt ; et on attend d’en connaître le résultat pour subir l’examen oral.

On n’est pas encore avocat ni même licencié et on n’est déjà plus étudiant. On regrette l’université et on sourit à l’avenir.

Tous se promènent comme de bons rentiers. Ils sont libres et heureux : ils ont terminé leur tâche, mis la dernière main à la préparation : quoi qu’il arrive, maintenant, ils se débarrassent pour quelques heures du joug de l’étude, se redressent et se reposent pour se présenter à l’examen l’esprit libre et frais.

Chacun récapitule pour la centième fois les questions de l’examen écrit et les réponses qu’il y a faites ou qu’il croit y avoir faites — ce qui n’est pas la même chose — et suppute ses chances de succès. On s’enquiert d’un voisin de ce qu’aurait dû être la bonne réponse à telle ou telle question, et, selon le cas, on saute de joie ou on demeure atterré.

Penses-tu avoir passé, Leblanc, lui demande, un camarade ?

— Je l’espère.

— Tu es bien chanceux.

Lui et Ricard s’éloignent un peu.

À chaque moment, une fausse alerte : l’appariteur, rouge et affairé, sort précipitamment de la salle où les professeurs sont en session ; on se précipite : des nouvelles ?

— Pas encore.

L’instant d’après, il sort encore.

Même jeu.

Alors, on devient indifférent à ses agissements et il peut à son aise entrer dans le bureau de correction ou en sortir, sans se trouver instantanément entouré de vingt étudiants.

Il lui est venu de belles adhésions dit Édouard. — Il parle d’Ollivier et des nouvelles recrues qu’il a faites.

— Oui ; pas bien nombreuses, cependant.

Ça s’explique aisément : les modérés n’ont pas besoin de passer ostensiblement à lui, puisqu’il combat les radicaux.

— Certainement ; et les quelques radicaux qui vont à lui ne sont pas les premiers venus.

— Bérard, de Québec, par exemple.

— C’est un garçon honnête et très indépendant de fortune. Quelques recrues comme celles-là valent beaucoup mieux, pour Ollivier, auprès de ceux qui savent voir clair qu’une centaine d’autres. Quand on voit des gens riches et indépendants, bien renseignés et honnêtes, tourner le dos à leur parti et se mettre avec Ollivier pour renverser le gouvernement, — des gens surtout qui n’avaient pas coutume de se mêler de politique, — on doit conclure que le gouvernement n’est pas du tout ce qu’il devrait être.

— C’est drôle, que les gens ne veulent pas voir clair.

— Tu as bien raison : c’est le mot : ils ne veulent pas voir clair.

— Car, enfin, c’est un principe de droit constitutionnel et aussi une vérité de bon sens que le cabinet est tout entier responsable des actes d’un de ses membres. Or Ravaut, à leur connaissance, a fait des bêtises ; ils l’ont laissé faire, si bien, qu’à force de continuer, il a fini par être obligé de partir ; et ils demeurent là, eux, ses complices.

— C’est qu’ils n’ont pas précisément la conscience nette, à part cela : assassinat de leur chef, incurie, mal administration, manque absolu de patriotisme et même de sens pratique, transactions dont on ne peut pas voir le fond ; c’est bien à eux, tout cela.

— C’est incroyable.

— Ils s’en moquent joliment du serment d’office — et du peuple, par-dessus le marché.

— Ils ne s’en moqueront peut-être pas longtemps.

À ce moment, l’appariteur sortit de nouveau.

Il était près de onze heures et demie.

Des nouvelles, lui cria-t-on de toutes parts ?

— Vous n’en aurez pas avant deux heures.

Et comme les étudiants s’éloignaient, il alla trouver Édouard et lui dit : vous n’êtes pas en peine ?

— Un peu.

— Eh ! bien, si ça peut vous faire plaisir, je puis vous dire que vous n’êtes pas bloqué.

— Est-ce que je suis licencié ou bachelier ?

— Ils vous diront ça.

— Et moi, dit Ricard, vous n’avez pas de nouvelles pour moi ?

— Vous aussi, vous êtes passé.

— Allons ! tant mieux ; nous vous remercions.

Restait l’examen oral.

À deux heures, les étudiants revinrent.

Même manège que le matin : on se promenait, l’air indifférent, et l’on bondissait sur l’appariteur, aussitôt qu’il sortait.

Ricard et Leblanc, sûrs de leur affaire, mais n’aimant pas à triompher seuls, feignirent d’attendre, eux aussi le résultat.

Un peu collégiens encore, quelques étudiants cherchaient les rangs, respectifs que leur donneraient les examens.

L’appariteur sort, une feuille de papier à la main. C’est le résultat.

On l’entoure.

À mesure qu’il nomme les heureux, on se réjouit et on se félicite. Une couple ne sont pas mentionnés ; ils ne réclament pas, sachant la raison de cet oubli. Ce sont les blessés, tombés sur le champ de bataille.

Alors commence l’examen oral.

C’est à qui entrera le premier. On se masse à la porte, on se pousse, on s’étouffe et on rit. — Les étudiants,… vous savez, mesdames.

Encore plus de presse qu’au confessionnal, un jour de fête. Chacun garde soigneusement sa place et se précipite, quand un étudiant sort, rayonnant, après l’épreuve qui lui confère le degré de l’université.

Tous passent : l’examen oral n’est, en général, qu’une formalité, quand on a subi l’examen écrit avec succès.

« Qu’est-ce qu’ils t’ont demandé ? »

On apprend à la hâte la réponse qui est la bonne, au cas où l’on se verrait poser la même question.

Puis l’étudiant rentre, une seconde fois. Ses professeurs lui disent quel degré il a obtenu et le renvoient félicité et heureux.

Les passés se rassemblent à part et se réjouissent en commun, un peu à l’écart : de minute en minute, un nouvel arrivant grossit leur groupe et l’on ne voit bientôt plus que des faces épanouies d’heureux bacheliers et de fiers licenciés avec distinction ou avec très grande distinction.— Summa cum laude.

Cependant, plusieurs attendent encore leur tour.

La séance s’ajourne à sept heures et passés et demi-passés vont se restaurer, en attendant de nouvelles émotions.

Leblanc et son ami, dont les noms se trouvent parmi les derniers sur la liste alphabétique, sont rendus à l’heure dite, impatients d’avoir enfin leur tour.

L’appariteur sort et appelle : monsieur Leblanc !

Édouard, quoiqu’il soit généralement maître de lui, sent plus ou moins le plancher se dérober sous ses pieds. — Ce n’est pas tous les jours qu’on passe de tels examens.

Il entre et, tout de suite, il est rassuré.

Les professeurs sont assis autour d’une immense table, l’air bienveillant et souriant.

Ils ont devant eux des manuels et des traités de droit, qu’ils feuillettent pour y chercher des questions ; et, l’inquiétante feuille où ils marquent les notes qu’ils décernent.

À côté de leurs fauteuils en sont d’autres, où des étudiants, assis près de leurs professeurs, subissent leurs examens.

L’un des professeurs n’a pas d’élève à interroger ; il fait signe à Édouard ; celui-ci va s’asseoir près de lui. D’un air encourageant, il lui pose trois ou quatre questions ; puis : C’est très bien, monsieur Leblanc, ça suffit.

Édouard fait ainsi le tour des professeurs, chacun l’interrogeant sur la matière qu’il enseigne.

Puis il sort, léger, l’écho de tous les « très bien » lui résonnant encore aux oreilles.

Ça a bien été, lui demanda Ricard ?

— On ne peut mieux.

L’appariteur rappelle Édouard.

Celui-ci rentre.

Le doyen lui dit alors quelques mots de félicitations, que les autres approuvent de la tête et du geste, et lui annonce qu’il est licencié avec très grande distinction.

Édouard ne peut croire à un tel succès ; il balbutie un remerciement et sort, tellement rayonnant, cette fois, que Ricard ne lui pose pas de question mais lui presse chaleureusement les mains.

Mes félicitations ! Tu as la distinction.

— Très grande.

— Tu es très distingué.

Ils rient et ils causent, pendant que Ricard attend son tour.

Il ne l’attend pas longtemps.

Monsieur Ricard ?

— Me voici.

Il entre à son tour.

« Monsieur Ricard, lui dit le doyen, vous avez passé un si bon examen écrit que nous vous dispensons de l’examen oral. Nous vous accordons la très grande distinction, avec infiniment de satisfaction, en attendant que nous ayons le plaisir, dans un an d’ici, de vous conférer le titre de docteur en droit.

Ricard, qui a du monde, n’est pas homme à perdre contenance ; quoique pris absolument par surprise, il remercie en termes appropriés et sort, laissant les professeurs absolument contents de lui.

Eh ! bien, disent Édouard et les étudiants qui restent ?

— Ils m’ont fait passer sans m’examiner.

— Tu veux rire.

— Pas de tout.

— Ça c’est rare. Aussi, tu étais si fort que tu les aurais tous mis dedans.

Là-dessus, &douard, bras dessus bras dessous avec Ricard, sortit de l’université. — Il avait fini ses études.

— De retour à sa chambre, il écrivit longuement à ses parents et leur dit tout le plaisir qu’il ressentait de ce premier pas vers le succès et toute la hâte qu’il avait d’être reçu avocat, pour aller les embrasser et passer quelque temps au milieu d’eux.

CHAPITRE XII.

L’absent


Montréal 24 décembre au soir, 190.. Ma chère Marie-Louise,

Je comptais sur mon ami Ricard pour aller à la messe de minuit avec moi ; et voici qu’il est invité chez des parents et qu’il ne peut venir. Puisqu’il en est ainsi, c’est avec toi que je vais passer la soirée ; et j’irai à la messe tout seul.

Tu ne saurais croire comme je me sens dépaysé ; une veillée de Noël, loin de la maison.

Je ne vous accompagnerai donc pas, ce soir ; je ne me mêlerai donc pas à cette foule amie, discrète et pieuse, qui envahit notre église quand les cloches sonnent et que l’on entonne : « Les anges dans nos campagnes ; » je ne reviendrai pas avec vous ; je ne jouirai pas de votre plaisir à tous et de la joie des enfants ; et ce n’est pas à votre table que je m’assoierai.

Et, demain, quand je me réveillerai, ce sont les vilains murs sales des maisons voisines qui frapperont mes yeux ; ce n’est pas ta voix qui m’appellera et je n’apercevrai pas la belle campagne couverte de neige éblouissante. Je n’irai pas me promener, avec toi, dans le grand espace et l’air pur ; nous ne verrons pas ensemble, les rangs blancs à perte de vue, avec les petites maisonnettes qui fument et les masses sombres des sapins.

Cet air de fête que, on ne sait comment, prend la campagne, ne sera pas pour moi.

Jouis bien de tout cela, ma belle, et pardonne-moi de te gâter ces beaux jours par d’aussi vains regrets.

Du reste, n’aie pas trop de peine pour moi : de t’avoir conté ce que je ressens m’a déjà remis mieux. — Et puis, nous nous reverrons bientôt.

Pour compenser, je te promets une lettre gaie, au jour de l’an.

Nous nous remettrons au travail, Ricard et moi, après demain ; tu vois que je pense à l’examen du Barreau et que je ne m’attarde pas au succès que j’ai remporté à l’Université. Dis cela à papa.

Demain, j’ai l’intention de lire et de me promener un peu, pour me distraire. Je me promets bien de passer le jour de Noël avec vous, l’an prochain.

J’envoie à papa un numéro de la Justice, qui est particulièrement intéressant. Demande-lui donc s’il veut me permettre de l’abonner.

Embrasse les enfants pour moi. Amitiés à tous.

Ton frère,
Édouard.

Sa lettre écrite, il la relut. — C’était une vieille habitude chez lui de toujours revoir tout ce qu’il écrivait, fut-ce un simple billet.

Il hésita quelques minutes ; puis, pensant décidément que des regrets exprimés si vivement arriveraient mal, un jour de fête, il prit sa lettre et la déchira.

Ensuite, il reprit la plume et en écrivit une, où, tout en exprimant la contrariété que lui causait son absence de la maison, il sut le faire d’une manière plus modérée et même se montrer gai et de bonne humeur.

Ceci fait, — comme il arrive qu’une bonne action soit récompensée, — il se sentit réellement moins triste et plus courageux.

Dans la journée, il était allé se retenir une place pour la messe, au presbytère de Saint-Louis-de-France.

Il avait aussi fait autre chose : — il était allé à confesse.

Édouard, s’il eut été incrédule, eût admis cependant que les autres ne le fussent pas et il eût même désiré le maintien et la conservation de la foi chez tous, comme une sauvegarde pour nos institutions et notre race ; mais, en sa qualité de catholique convaincu et pratiquant, il faisait plus que de permettre aux autres l’usage des sacrements, lui-même s’en approchait, tout simplement, et considérait que ce qui est une grave obligation à Pâques est, en tout temps, une chose infiniment précieuse et réconfortante.

Accomplir son devoir tout entier ; être catholique sincère, sans forfanterie, et l’être sans petitesse ni exagération, voilà ce à quoi croyait Édouard et voilà ce qu’il mettait en pratique.

Une joyeuse volée de cloches vint lui rappeler qu’il ne restait plus qu’un quart d’heure avant la messe.

Il jeta le livre qu’il parcourait distraitement et se revêtit de son paletot.

Le temps était tout blanc et il semblait s’abattre tout entier à terre, en un nuage compact et mouvant d’innombrables flocons de neige.

Les gens et les choses en étaient enveloppés. Son collet relevé très haut, Édouard se dirigea vers Saint-Louis-de-France.

Une foule nombreuse suivait le même chemin : groupes animés d’amis ou de parents.

On riait et on semblait heureux, car on s’en allait à une fête.

La neige monte à l’assaut de l’église, qui présente, dans la nuit, un air de solennité mystérieuse. Édouard pousse la porte du vaste vestibule, secoue le manteau blanc dont il est enveloppé et entre. Au dedans, c’est un triomphe d’éblouissantes lumières et de feuillages superbes partout sur les autels.

On voit, de loin, devant l’autel de la sainte Vierge, la crèche de l’Enfant Jésus, naïf et toujours touchant spectacle.

Sur les tapis moelleux qui couvrent les allées, Édouard avance dans la nef et arrive à sa place.

Dans le banc, deux personnes ; il n’aura pas à se déranger pour laisser entrer quelque dame, dont la traîne enverra rouler son chapeau à terre, au passage.

Il enlève son paletot, car il fait très chaud dans l’église, et il s’agenouille.

Au milieu de la confusion et de la foule qui arrive, il sort son chapelet et essaye de le réciter : tentative infructueuse, car son attention éparpillée le laisse dans un état de vagues aspirations religieuses et d’émotion latente.

Au premier ébranlement des voûtes sous la poussée des accords puissants et joyeux des orgues, un frisson le secoue ; il est traversé par ce je ne sais quoi d’indéfinissable et de profond que provoquent en nous le beau et le grand.

L’office divin peut se dérouler, maintenant, dans toute sa majesté et sa splendeur : il est subjugué, pris par les oreilles et par le cœur, enivré d’harmonie et en proie à l’émoi que provoque le divin.

Tout son être plane et monte, avec l’encens et l’harmonie, là où vont les rêves des enfants et la pensée des saints.

Il voit la campagne de Bethléem ; il entend la voix des anges, clamant du ciel à la terre l’Hosanna de la Rédemption.

Et quand arrive l’élévation, il ploie, courbé par un souffle irrésistible.

Il se ressaisit peu à peu ; il sort de cette ivresse, faite de musique et d’émotion.

À la communion, il va à la sainte table ; ses pensées se tournent alors vers la maison ; il songe à son père, à sa mère, à sa chère petite Marie-Louise ; c’est pour eux qu’il prie et c’est sur eux qu’il appelle les bénédictions.

Maintenant, le mystère est dissipé : l’Enfant, dont les anges annonçaient la venue, repose dans la crèche et ce sont les hommes qui crient jusques aux cieux leur allégresse : les vieux noëls s’élèvent, joyeux et entraînants, parlant d’allégresses anciennes et conviant tous ceux qui sont là et tous ceux qui n’y sont pas, à la réjouissance nouvelle.

Quelle poésie se dégage de ces chants vieillots et, pourtant si beaux.

Que de bouches les ont chantés. Et des siècles les ont entendus.

En vérité, il est bien grand le monarque pour qui retentit, à travers les temps, une telle acclamation.

* * *

Eh bien, mon vieil Édouard, qu’est-ce que tu as fait de ta journée, hier, lui demandait Ricard, le lendemain de Noël ?

— Je l’ai passée meilleure que je ne l’aurais cru. Vers les dix heures, Lavoie est venu me réveiller ; il venait me prendre pour dîner avec lui. J’y suis allé et nous avons passé la journée ensemble ; nous nous sommes promenés, toute l’après-midi ; dans la soirée, il a fait faire de la musique à ses sœurs ; bref, si ç’avait été chez nous, j’aurais été complètement heureux.

Il est toujours de bonne humeur, Lavoie ?

— Toujours ; je ne l’ai jamais vu autrement.

— Moi non plus… C’est un événement que la journée de Noël ; il a été un temps où j’étais bien content de la voir arriver.

— Je suis sûr que tu l’aimes encore ?

— Pas pour les mêmes raisons.

— Ce n’est plus Santa Claus qui te fascine ?

— Non ; mais c’est encore et beaucoup le petit Jésus. Ça ne t’étonne pas trop ?

— Non : il y a assurément, dans cette fête, des souvenirs et une célébration qui méritent bien d’arrêter l’esprit et de toucher le cœur.

— Et puis, il y a encore d’autres moindres considérations. C’est la détente et le repos dans la vie et les affaires, les réunions de famille et le resserrement des liens de l’amitié et de la parenté. Ça fait du bien de se reposer de cette manière, de temps à autre.

— De sorte que…

— Si Noël n’existait pas, je voudrais l’inventer. Le jour de l’An, est un jour de fête plus factice et auquel les gens sérieux s’arrêtent moins.

— C’était pourtant le plus important, quand nous étions petits.

— Oui, pour les étrennes et aussi parce que nous comprenions moins ; mais, maintenant……

— C’est autre chose.

Il était déjà huit heures et demie ; Ricard s’interrompit de causer et il dit : nous allons travailler un peu ?

— Volontiers.

Ricard resta plusieurs minutes la tête baissée cherchant l’endroit où l’on s’était arrêté la dernière fois, et feuilletant ses notes ; il ne vit donc pas le changement extraordinaire qui s’accomplit tout à coup sur la figure d’Édouard.

Ses yeux s’agrandirent démesurément, ses traits se creusèrent et il mit la main sur son cœur. Il lui semblait que quelque chose s’arrachait de lui ; il souffrait intolérablement, sans en connaître la cause et sans pourtant s’étonner. Il éprouvait une sensation de mort.

* * *

Sur un lit bouleversé, un homme se débat, dans l’agonie.

Il est fort et grand ; l’approche de la mort n’en est que plus impressionnante et le combat, entre le froid qui monte au cœur et la vie qu’il garde encore, est acharné.

Tout se passe sans grands mouvements et sans grandes secousses, cependant ; il se débat un peu lentement, d’une manière qui atteste l’impuissance.

Aucune connaissance : seul l’instinct animal survit. C’est l’impulsion acquise qui le fait vivre encore. Il est déjà mort à lui-même ; dans quelques minutes, il le sera pour tous.

Le médecin est là, témoin impuissant et impassible.

L’agonie dure déjà depuis quelques minutes.

Au pied du lit, une jeune fille et une femme prient et pleurent.

Leur douleur est de celles qui ne se disent pas.

Comme toujours, en pareil cas, elles ont des espoirs fous : « S’il recouvrait connaissance… et ouvrait les yeux, au moins, nous pourrions lui dire comme nous l’avons aimé, lui dire adieu…… »

Pauvre femme, il ne les ouvrira plus les yeux, ton mari, pas même pour toi, sur qui il les fixait si tendrement, un beau matin d’il y a trente-cinq ans. Tu étais jeune et heureuse alors ; tu n’avais connu ni les inquiétudes, ni les chagrins… Ah ! qu’est-ce que le bonheur, puisqu’il faut qu’il finisse si misérablement.

« Maman ! » fait la jeune fille, « maman ! » et elle tombe en sanglotant dans ses bras.

* * *

Quand Ricard releva les yeux, Édouard était revenu à lui et ne gardait de ce qu’il venait d’éprouver qu’un peu de pâleur. Pour je ne sais quelle raison, il ne dit rien à son ami ; et ils se mirent au travail.

Ils jetaient, en ce moment un coup d’œil sur le droit romain et suivaient avec intérêt ce que les données de la science et les conjectures des historiens nous ont appris de cette législation et la part toujours plus grande que le peuple romain y prit, jusqu’à ce que les dictateurs l’eussent asservi pour en faire un instrument de règne et de conquête.

Ils étaient si vivement intéressés qu’ils revirent toute la matière dans leur soirée et que onze heures sonnaient quand Ricard prit congé.

Il n’était pas sorti depuis plus d’une minute, quand le timbre de la porte d’entrée résonna.

Édouard crut que c’était lui, qui avait oublié quelque chose, et qui remontait, Il courut ouvrir.

Monsieur Leblanc, baragouina une voix.

— Oui :

Telegram !

Édouard signa son nom dans le livre que lui tendait le messager. Il referma la porte ; puis, tremblant, fut obligé de s’appuyer au mur, un instant, avant de pouvoir remonter.

Aussitôt rendu à la lumière, dans sa chambre, il brisa le cachet et vit :

St-Germain, 26 décembre 190…

Votre père mort subitement, ce soir, huit heures : Sincères condoléances.

Dr Bouillon.

CHAPITRE XIII.

Dies amara valde

Édouard ne dormit pas cette nuit-là.

D’abord glacé et insensibilisé par la nouvelle, il pleura ensuite abondamment, — mais pas longtemps, car il ne songeait pas uniquement à lui : il souffrait encore plus pour sa mère et pour sa sœur, que pour lui-même.

Au jour venu, — détail d’une navrante banalité — il dut courir les magasins de confection pour se revêtir de noir.

Il trouva tout ce qu’il lui fallait, fit envoyer le paquet à sa chambre et se rendit chez Ricard.

Celui-ci se préparait à monter chez lui ; aussi fut-il surpris de l’apercevoir et plus effrayé encore de ses traits défaits et de son air accablé.

— Qu’est-ce que tu as, mon cher ?

— Une mauvaise nouvelle.

— Personne n’est malade, chez toi ?

— Mon père est mort.

— Monsieur Leblanc ! lui qui était si bien ! comment cela est-il arrivé ?

— Il est mort subitement, hier soir, pendant que nous travaillions ensemble, toi et moi. J’ai reçu un télégramme du docteur, juste comme tu venais de partir.

— Pas possible ! Tu es rudement éprouvé, mon cher, et je comprends ton chagrin. Tu pars à midi, je suppose ?

— Oui. J’étais venu te voir, avant de partir.

— Je te remercie de cette marque de confiance ; tu peux être sûr que j’apprécie l’étendue de ta perte et que j’y compatis entièrement. Si je puis t’être utile à quelque chose et te rendre quelques services, tu sais…

— Merci. Au revoir.

— Je vais aller te reconduire aux chars.

À midi, Édouard partait : son ami l’avait accompagné et sa conversation avait fait du bien à ce pauvre Édouard.

Au revoir Édouard.

— Au revoir : nous nous reverrons aux examens.

— Bon courage.

— Merci.

Il en avait besoin de courage.

En mettant pied à terre, à Saint-Germain, il se rappela le voyage qu’il y avait fait quelques semaines auparavant, et les larmes lui vinrent aux yeux.

Personne à la gare.

Il eut un serrement de cœur en apercevant le crêpe à la porte, et en devinant la chambre dans laquelle était exposé le corps.

L’horreur de la mort pesait sur la maison : tous les bruits y étaient amortis et les conversations s’y tenaient à voix basse.

Marie-Louise, quittant une jeune fille qui lui tenait discrètement compagnie, vint en pleurant embrasser son frère ; puis, se reculant un peu, elle le regarda et dit : « Oh qu’il est beau, habillé en noir ! » et se rejeta dans ses bras.

Édouard la calma du mieux qu’il put et demanda : où est maman ?

Un geste lui fit comprendre qu’elle était dans la chambre mortuaire.

Il y entra.

Il alla à elle ; elle ne le vit pas.

Il se tint quelques instants, en contemplation devant le corps inerte et la figure figée et s’agenouilla à côté du cercueil.

Alors, il pleura.

Les deux premières nuits, il ne voulut pas dormir et veilla toute la nuit. — Il serait toujours assez tôt séparé des restes de son père.

La troisième nuit, il n’y tint pas et dut se coucher.

Il semble, au premier moment, que la douleur doive abolir toutes les facultés et permettre de se désoler indéfiniment ; mais, la nature humaine est là, qui apporte l’oubli, dans le sommeil.

Il dormit mal et fut obligé de prendre sur lui, pour ne pas verser de nouvelles larmes, quand il se réveilla, brisé, et qu’il se retrouva de nouveau dans la chambre mortuaire.

On avait usé d’autorité pour forcer madame Leblanc à prendre du repos.

Elle refusait, disant : « Qu’est-ce que ça fait que je me fatigue : je suis vieille et je ne suis plus bonne à rien. » Les supplications de Marie-Louise eurent raison de son obstination ; et pendant que les autres priaient dans la chambre mortuaire, Marie-Louise, elle, en compagnie de Blanche Coutu, veilla sur le sommeil de sa mère.

Sa douce influence fut heureuse ; et, le matin des funérailles, madame Leblanc était plus calme et plus courageuse.

Le cortège funèbre se forma.

Édouard marchait en tête, avec les autres parents.

Sur son passage, on disait : « monsieur Leblanc a laissé un garçon qui ne lui fera pas déshonneur. »

Inconscient de l’attention dont il était l’objet, il marchait gravement derrière les chevaux caparaçonnés de noir, qui emportaient, dans la longue boîte carrée, aux poignées d’argent, ce qui avait été son père.

Le prêtre vint recevoir le corps et lui donner l’accueil que l’Église accorde à la dépouille de ses enfants.

Édouard fondit en larmes, quand résonna le chant pathétique du Dies iræ.

Tout le reste du service funèbre, il fut secoué par les sanglots : il y a quelque chose que nous ne pouvons supporter sans révolte dans le fait d’une personne aimée, couchée et clouée entre quatre planches pour toujours ; les chants liturgiques viennent faire fondre en larmes et en prières notre impuissance à faire revivre celui qui, couché là, immobile, n’entend pas les pleurs versés sur lui.

On reconduisait le corps au charnier, où il allait passer l’hiver, chose inerte et gelée.

Édouard s’en retournait, le froid du charnier au cœur, quand le curé l’arrêta et lui dit : viens avec moi, Édouard, je voudrais te parler.

L’acte de décès avait été dressé et signé ; ils se rendirent au presbytère.

Le curé fit entrer Édouard dans sa chambre.

Elle était propre, grande et bien éclairée. Beaucoup de désordre, par exemple, résultant du nombre incroyable de livres et de meubles. Deux grands fauteuils s’y faisaient vis-à-vis.

Le curé en prit un et invita Édouard à s’asseoir dans l’autre.

J’ai pensé, Édouard, que tu aimerais à avoir des détails sur la mort de ton père.

— Vous avez bien pensé, monsieur le Curé, je vous en suis très reconnaissant.

— Ton père a été pris d’un malaise subit, vers les deux heures, le lendemain de Noël. Il venait justement de se rendre à son bureau ; il est retourné chez vous et il a dit à ta mère qu’il ne se sentait pas bien. Il s’est tout de suite trouvé plus mal ; on a appelé le médecin, qui m’a fait demander sans retard. Ton père n’a pas beaucoup souffert, mais ses forces baissaient rapidement. Je l’ai administré ; il s’est confessé et a communié avec beaucoup de dévotion, avec une piété rare… C’était un brave homme, ton père ; j’espère que tu lui ressembleras. Je suis demeuré avec lui, quelque temps. Finalement, il a perdu connaissance ; juste à ce moment, on est venu me chercher, pour un autre malade ; je ne l’ai pas revu, mais il n’est pas revenu à lui jusqu’à la fin.

— Pensait-il qu’il allait mourir ?

— Oui ; il me l’a dit. Depuis son accident du mois d’octobre, il ne croyait pas en avoir pour longtemps. C’est ce qu’il me répétait, quand il venait me voir. Et il avait mis toutes ses affaires en ordre, pour parer à une surprise possible.

— Pauvre père !

— Il a fait des adieux touchants à ta mère ; il l’a remerciée du bonheur qu’elle lui avait donné, et il lui a demandé de ne pas penser à lui quand il serait parti, mais à vous autres.

Édouard écoutait, les yeux pleins d’eau.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Elle a répondu qu’il lui demandait l’impossible, qu’elle penserait toujours, toujours à lui ; mais lui a promis de vivre pour vous. Ils se sont alors embrassés en pleurant.

— Oh ! fit Édouard, comme elle a dû souffrir.

Et il ne s’apercevait pas que de grosses larmes lui coulaient le long des joues.

— Voyons, voyons, dit le curé ; calme-toi. Veux-tu revenir : nous finirons une autre fois ?

— Non ; achevez, monsieur le Curé.

— Pendant tout ce temps, ton père avait la main sur la tête de Marie-Louise, qui était prosternée à côté de son lit, et il lui caressait doucement les cheveux. Les forces commençaient à lui manquer, il a fait un effort pour se ressaisir, puis il a dit à Marie-Louise d’être toujours bonne enfant. Elle pleurait, cette pauvre petite, à fendre le cœur. Ta mère, elle, était plus calme et se contenait, pour ne pas attrister ton père. Il dit : j’aurais bien aimé à voir Édouard…… Ç’a été tout : il a perdu connaissance et est allé ensuite, en déclinant.

— Il n’a pas beaucoup souffert ?

— Non. Tu étais loin de t’attendre à sa mort ?

— Ça m’a absolument jeté par terre.

— Pauvre enfant, dit le bon curé, — qui n’avait pas tant fait venir Édouard pour lui raconter la fin de son père, que pour lui remonter le moral. — Et ça va un peu mieux ? continua-t-il. Ne te laisse pas trop abattre. Ta mère est-elle un peu plus résignée, aujourd’hui ? J’irai la voir, ces jours-ci.

— Elle se laisse soigner et prend un peu de nourriture. Heureusement, Marie-Louise fait tout ce qu’elle veut d’elle.

— Une bonne enfant, cette petite Marie-Louise. Sois bon pour elle. C’est toi qui es le chef de la famille, à présent. Ça va te vieillir. As-tu songé à ça ? Il va falloir que tu fasses un peu oublier, à Marie-Louise et à ta mère, l’absence de ton père.

— Je ferai de mon mieux, monsieur le Curé.

— Oui ; continue à faire comme quand ton père vivait et tu feras très bien. Ce sera le meilleur moyen d’apprendre à le remplacer. Il faudra que tu le remplaces dans la famille et auprès du public, tu sais ; qu’on dise qu’il a laissé un fils digne de lui.

Le curé continua encore quelque temps, sur ce ton. Il parlait de résignation chrétienne et d’espérances à la vie future. Et il ajouta :

« La meilleure manière d’être fidèle au souvenir des disparus, c’est d’agir comme s’ils existaient encore et de continuer à mettre leurs leçons en œuvre, et de continuer ainsi de mériter leur amour. Demande-toi, quand tu auras une décision à prendre : qu’est-ce que mon père m’aurait conseillé ? et agis en conséquence. Tu seras alors fidèle au souvenir du défunt et tu feras revivre ton père en toi. »

Édouard le remercia de ses bonnes paroles et s’en fut, non pas consolé, mais résigné et fortifié.

Il arriva à la maison comme on se mettait à table.

Le dîner fut triste. Tous faisaient leur possible pour garder leur calme et contenir leur chagrin ; mais, à chaque instant, le courage leur faisait défaut : ils se levaient, étouffaient un sanglot, et se retiraient pour passer un accès de larmes.

Après le dîner, dans le courant de l’après-midi, tous les parents prirent congé, le soin de leurs ménages et de leurs affaires les rappelant, et Édouard demeura seul dans la grande maison, avec sa mère, sa sœur et les tout petits.

CHAPITRE XIV.

Le printemps sous la neige


La vie avait repris son train normal, chez Leblanc.

L’apaisement se faisait peu à peu dans ces pauvres cœurs meurtris.

Ils passaient maintenant par cette période de mélancolie lasse et résignée, qui succède aux grandes crises — et qui ne manque pas d’une certaine douceur, quand on est encore plusieurs à s’aimer.

Une dizaine de jours restaient à Édouard, avant de remonter à Montréal, subir son examen. Il passait ses journées avec sa sœur et sa mère. Marie-Louise et lui s’étaient concertés pour ne jamais laisser madame Leblanc seule ; et la pauvre mère, entourée d’affection et de marques de tendresse, cessait de pleurer et souriait à ses chers enfants.

Jeanne, Paul et les autres jeunes étaient en vacances et se trouvaient à la maison ; cela la distrayait et l’occupait.

Il faisait très beau, et madame Leblanc, gardant, les enfants, disait, quand arrivait l’après-midi : Édouard, tu vas emmener ta sœur faire une promenade.

Elle ne voulait pas que Marie-Louise perdit, à cause de son chagrin, ses belles couleurs et toute gaieté.

Accord touchant, Édouard et Marie-Louise soignaient et distrayaient leur mère, qui le leur rendait, à son tour. Ils partaient alors et faisaient de longues marches, par les chemins de neige durcie, qui craquent joyeusement sous les pieds. Le grand air et l’exercice les faisaient revenir (presque gais ; ils s’en apercevaient, et chacun, tout en se le reprochant presque pour lui-même, en était heureux pour l’autre. — Tous les deux n’en ressentaient pas moins l’effet bienfaisant.

Le soir, après souper, pendant que les enfants s’amusaient discrètement, on lisait et on causait. Les premiers soirs, il était certain sujet dont on ne parlait pas ; et, pour l’éviter, il se faisait, parfois, des silences pénibles. Mais, maintenant qu’ils étaient plus sûrs d’eux, ils causaient avec attendrissement du cher disparu. Ils se rappelaient sa bonté et le grand charme qu’était sa présence ; ils en parlaient avec un plaisir triste et lui faisaient encore une place dans leur vie.

Une après-midi que sa sœur était occupée, Édouard sortit seul.

Il faisait un temps superbe. Debout sur les premières marches du perron, Édouard regardait l’immense étendue blanche. L’hiver, l’Île ne faisait qu’un avec la terre ferme, à cause du pont de glace, au-delà duquel sa masse verte avait l’air suprêmement attirant. Cette verdure, tranchant avec le blanc de la neige était infiniment attrayante. Aux deux extrémités de l’Île et partout, l’horizon blanchissait sous la neige.

Et sur la poudre fine et mouvante, qu’agitait une légère brise, du ciel tombait la grande gaieté du soleil.

Édouard descendit ; et son long paletot noir se profila sur l’éblouissant tapis.

De le voir marcher, sur la route, peuplait un peu ce paysage d’hiver, où rien ne vivait.

Dans le village, il rencontra le notaire Roy, un confrère et un vieil ami de son père.

— Bonjour Édouard.

— Bonjour, monsieur Roy.

— Ça va un peu mieux ?

— Il le faut bien.

— Et chez vous ?

— Tous sont aussi bien que possible.

— J’espère que ça ira encore mieux. À propos, tu sais, sans doute, que c’est chez moi que ton pauvre père avait déposé son testament.

— On m’a dit cela.

— Quand tu voudras en prendre connaissance….

— J’en connais la substance…

— Je me mets à votre disposition pour tout, ne l’oublie pas, et dis-le à madame Leblanc : je serai heureux de veiller sur vos affaires, en attendant que tu aies le temps de t’en occuper toi-même ; ça me fera extrêmement plaisir de faire cela en souvenir de mon vieil ami.

— Merci, monsieur Roy ; au revoir.

— Au revoir.

Édouard continua son chemin, ému de la sympathie que lui montrait chacun et retrouvant à chaque pas des souvenirs de son père et la preuve de ses grandes qualités, dans le nombre de sincères amis qu’il avait laissés.

À quelques pas du village et descendant la route qui y conduit, il vit venir une jeune fille.

C’était Blanche Coutu.

Elle revenait de s’acquitter d’une commission, un paquet sous le bras, et s’en retournait chez elle.

Blanche Coutu, dont on a dû deviner les qualités de cœur et d’esprit, à l’amitié que Marie-Louise avait pour elle et à l’estime où elle la tenait, comme aussi au dévouement et à la sympathie qu’elle avait témoignés à Marie-Louise, dans ces derniers temps, était âgée de vingt-trois ans. Elle était brune, de taille moyenne et bien prise. Ses yeux brun foncé semblaient généralement noirs, sous la masse noire de ses cheveux. Elle avait l’air très sérieux — presque trop — et posée. Mais quand elle souriait, la tête en arrière, montrant les délicieuses attaches de son cou, l’émail de ses dents faisant risette au soleil, elle était d’une jeunesse irrésistible et la teinte brune de ses yeux devenait chatoyante et chaude comme une caresse. — C’est ce que trouva Édouard.

Il hésitait à l’aborder. Elle le tira d’embarras en lui parlant la première : bonjour, monsieur Leblanc.

— Bonjour, mademoiselle.

— Comment est Marie-Louise ?

— Bien, mademoiselle ; je vous remercie.

— Vous vous promenez ?

— Comme vous voyez ; je prends l’air. Vous aussi, mademoiselle ?

Oh ! moi, je suis sortie par affaire, dit-elle, en souriant.

Tout en parlant, elle avait continué à marcher. Édouard l’avait suivie, et ils se trouvèrent se promenant côte à côte.

Voulez-vous me permettre, dit-il, en désignant le paquet qu’elle portait ?

— Volontiers.

Et elle le lui confia, avec cet air de faire une faveur qu’ont les jeunes filles, quand elles acceptent les services de leurs concitoyens.

N’est-ce pas qu’il fait très beau, mademoiselle ? dit Édouard, désireux de ne pas laisser tomber la conversation, et pourtant incapable de montrer grand entrain.

Blanche comprit ce qu’il ressentait et eut pitié de son embarras.

Elle le fit parler, le questionna et l’entretint tant et si bien qu’il était charmé et qu’il racontait tout ce qu’il savait, de lui-même.

Ils arrivèrent chez la jeune fille.

Je n’ose pas vous prier de monter, dit-elle.

Et moi, dit-il, je n’oserais pas entrer.

— Alors, ce sera pour une autre fois. Au revoir, monsieur Leblanc ; merci beaucoup.

Au revoir, mademoiselle : dit-il, en s’inclinant profondément.

Édouard ne parla à personne de sa rencontre. Dans le courant de la soirée il dit, comme par hasard, à Marie-Louise : il me semble que mademoiselle Coutu ne vient plus aussi souvent ?

— C’est à cause de toi, mon cher.

— Pourquoi ça ? Comment ?

— Elle suppose que j’ai moins besoin d’elle, quand tu es ici.

— C’est me faire beaucoup d’honneur ; mais je ne voudrais pas te priver de sa compagnie.

— Et puis, il y a une autre raison.

— Laquelle ?

— Tu comprends qu’elle ne voudrait pas que les gens imaginent qu’elle vient ici pour toi, ni que tu le penses, toi-même.

— Par exemple ! C’est à croire !

— C’est comme cela.

— Elle a bien tort.

— Oui ; mais je crois qu’elle va venir ce soir ; je le lui ai demandé ; j’ai besoin d’elle.

— Ah !

— Es-tu content ?

— Je n’ai pas lieu d’être fâché.

Marie-Louise ne dit rien, mais elle jeta à la dérobée un tendre regard vers son frère, un regard de sœur ingénieuse et aimante.

À sept heures, Blanche arriva.

Elle dit bonsoir à Édouard et embrassa madame Leblanc. Louise l’emmena dans sa chambre, où elles s’occupèrent de couture, jusque vers neuf heures, tout en causant amicalement et affectueusement.

Elles se complétaient admirablement bien et s’entendaient à merveille : Louise, blonde, un peu frêle, rieuse et aimante ; sa compagne, plus forte de corps et de caractère quoique également tendre et affectueuse.

Simples, naturelles et bonnes enfants, toutes les deux pleines d’esprit et même quelque peu malicieuses.

Blanche apparut dans le boudoir, coiffée, habillée et prête à partir.

— Imagine-toi, maman, qu’elle ne veut pas rester coucher avec moi ; je ne sais plus quoi faire pour la retenir.

Elle a, sans doute, ses raisons, dit madame Leblanc.

— Il faut absolument que je retourne à la maison. Viens me voir, à ton tour, Marie-Louise.

Édouard va vous accompagner, Blanche, dit madame Leblanc.

— Je vous remercie, madame : il n’est pas tard et les chemins sont bien sûrs.

— C’est plus prudent.

— Mais, je ne voudrais pas déranger monsieur Leblanc.

— Ça ne me dérangera pas du tout, mademoiselle.

— Alors, venez.

Il ne se le fit pas dire deux fois.

Comme la nuit était très sombre et qu’on voyait à peine le chemin, Édouard offrit son bras à sa compagne.

Elle y posa simplement la main ; mais, à un passage difficile, elle dut s’accrocher à lui, pour ne pas tomber, et elle laissa ensuite son bras reposer sur le sien.

Ils parlèrent des événements douloureux de Noël. Elle le plaignit sincèrement et gentiment ; il la remercia et lui dit tout ce qu’il lui devait, surtout pour les bontés qu’elle avait eues pour sa sœur. Blanche répondit qu’elle n’avait pas grand mérite : elle aimait tant Marie-Louise.

Mais Édouard n’était pas beaucoup à la conversation ; il subissait le charme de sa compagne et pensait à ce bras qu’il sentait appuyé contre le sien : il éprouvait qu’il irait loin, comme cela.

CHAPITRE XV.

L’épreuve décisive


À Saint-Germain, Blanche pensait à Édouard et se disait, peut-être avec un tout petit peu de dépit amoureux :

« Depuis trois ans que je l’aime,… s’il pouvait finir par s’en apercevoir. »

On était rendu au deuxième mardi de janvier, jour de l’examen pour l’admission à la pratique du droit, et Édouard, l’objet de ces pensées, était attablé en face d’un cahier blanc, qu’il s’agissait pour lui de noircir savamment, sous peine d’être refusé à l’examen. Tâche doublement difficile ; car il ne suffit pas de savoir seulement, à un examen : il faut de plus beaucoup de présence d’esprit et de contrôle de ses nerfs.

Édouard était arrivé à Montréal la veille ; il était allé tout droit chez Ricard. Celui-ci l’avait reçu à bras ouverts et, par son cordial accueil l’avait fait se retrouver un peu chez lui, en Ville.

As-tu étudié, durant mon absence, lui demanda Édouard ?

— Tout le temps ; mais ça n’allait pas aussi bien qu’à deux. Hier, cependant, j’ai cessé de travailler : il faut se reposer un peu la tête pour bien passer. Je me suis promené, je suis allé voir les amis et j’ai lu des poésies. Tel est de l’emploi de mon temps le véridique récit.

— Moi, je n’ai guère eu le loisir d’étudier, tu comprends. J’en aurais été absolument incapable, du reste. J’étais, heureusement, prêt longtemps à l’avance.

— Et tu n’es pas trop fatigué ?

— Non ; je me suis remis de mes fatigues, là-bas, en dépit de tout mon chagrin.

Ils causèrent ensuite, quelque temps, de la mort de monsieur Leblanc, et Édouard raconta ses regrets à son ami.

C’est assurément une perte irréparable, dit Ricard, mais il y en a qui sont bien plus affigés que toi. Ton père est mort à un âge avancé. Pense donc à ceux qui ont perdu leur père, jeunes encore : leur sort est infiniment plus malheureux que le tien. Je ne parle pas de l’appui dans le monde que ce père aurait pu être pour eux ; mais jamais ils n’auront joui de ses conseils et de ses amitiés. Quelle privation !

— Oui, je regrette beaucoup mon père ; mais de ne l’avoir pas connu me ferait souffrir encore beaucoup plus.

Nous nous rendrons à l’examen ensemble, si tu veux, dit Ricard ; viens me prendre, demain matin.

— C’est convenu.

Quand ils arrivèrent à l’Université, ses camarades saluèrent Édouard avec une sympathie respectueuse ; et plusieurs vinrent lui serrer la main.

La même attention discrète lui fut témoigné par les examinateurs, instruits de son malheur. L’un d’eux, avisant une place près d’une fenêtre et bien en lumière, lui dit avec prévenance : asseyez-vous ici, monsieur, vous serez mieux.

Après les formalités nécessaires pour empêcher les fraudes dans la mesure du possible, on dicta les questions et l’examen commença.

Les examinateurs se promenaient de long en large, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, jetant des coups d’œil sévères sur les aspirants, qui mettaient ou tâchaient de mettre toute leur science sur le papier. Ils répondaient brièvement aux questions des étudiants, soit pour les renseigner, soit pour leur dire qu’ils ne le pouvaient pas, quand la question en était une à laquelle l’élève devait trouver la réponse lui-même. L’un des examinateurs, cependant, s’arrêtait quelque fois devant un élève plus en peine que les autres, et, pour ne pas lui voir ronger plus longtemps son manche de plume, il lui soufflait un bout de réponse.

Assis loin les uns des autres, dans la grande salle lumineuse, les étudiants ne chômaient pas : ceux qui savaient ne suffisaient pas à tout écrire, et ceux qui ne savaient pas ne suffisaient pas, hélas, à chercher.

Quelques-uns étaient allés, avant l’examen, à Notre-Dame-de-Lourdes et y avaient allumé des cierges qui brûleraient pendant qu’ils travailleraient ; d’autres, trouvant leur confiance ailleurs, trompaient la surveillance des examinateurs et devenaient, à l’aide de leurs livres de véritables puits de science.

C’était une ressource suprême dont Édouard n’eût pas voulu.

L’étudiant qui passait son examen près de lui, lui demanda la réponse à une question. Qu’on le blâme si l’on veut, mais Édouard la lui dit, se gardant bien, par exemple, d’écrire autre chose que ce qu’il savait par lui-même. Cette première séance prit fin ; Ricard et Édouard se hâtèrent de s’éloigner pour aller dîner avant la seconde, qui commençait à deux heures.

Une lettre de Marie-Louise attendait Édouard, lettre qui ne pouvait mieux arriver, pour le distraire et l’encourager.

Marie-Louise écrivait :
Cher Édouard,

La maison, qui était si vide, hélas, au jour de l’An, s’est encore agrandie, depuis ton départ. Hâte-toi de revenir, cher avocat : ta présence est, maintenant, celle que nous aimons le mieux.

Comment vont les examens ? S’ils marchent comme nous te le souhaitons, tu n’auras pas grand’misère.

Veux-tu me dire ce que tu as fait à Blanche ? Elle est toute triste depuis que tu es parti. Il faudra que tu répares cela, quand tu reviendras.

Maman est presque bien maintenant : elle va tous les jours à l’église et je l’accompagne. Nous prions pour papa et pour le succès de tes examens.

Tu ne nous quitteras plus quand tu seras reçu, et nous serons peut-être encore un petit peu heureux, grâce à toi. Nous aimerons tant maman et nous en aurons si bien soin, que sa douleur s’adoucira.

Mais ce ne sera jamais comme avant.

Pardonne-moi de ne pas t’avoir parlé uniquement de tes examens : ils doivent te tenir tant à cœur.

Passe-les bien et reviens vite, pour que nous nous aimions, tous ensemble.

Ta petite sœur qui t’aime et qui t’embrasse bien fort,

Marie-Louise.

Édouard passa par chez Ricard ; et tous deux se trouvaient à l’Université à deux heures.

Les autres étudiants étaient aussi rendus ; mais, à la grande surprise de tous, on ne commençait pas.

Chez les examinateurs, grand émoi ; allées et venues précipitées et consultations mystérieuses.

Qu’est-ce qu’il y a donc, se demandait-on ?

L’appariteur passa.

Allez-vous bientôt ouvrir la salle de l’examen, lui demanda-t-on ?

— Tout à l’heure : les examinateurs sont occupés.

— Mais est-ce que leur tâche ne devrait pas être de nous examiner ?

— Ce ne sera pas long ; il y a quelque chose de particulier.

— Qu’est-ce que c’est ?

Il y a substitution de personnes, leur dit-il, confidentiellement.

En est-on sûr, demanda Édouard ?

— On fait une enquête.

— Et si on découvre ce qui en est ?

— Celui qui a voulu se faire passer pour un étudiant et se présenter à sa place, pour lui faciliter l’examen, ira peut-être en prison.

— C’est sévère.

— On ne peut toujours pas approuver ça.

Je crois, en effet, que c’est une œuvre de charité qu’il ne faut pas encourager, dit finement Ricard.

Les étudiants rirent et attendirent plus ou moins patiemment.

L’enquête faite, on reconnut qu’il y avait réellement eu personnification ; la copie du personnificateur fut gardée comme pièce à conviction et l’examen se continua.

Cette seconde séance était la dernière de l’examen ; chacun se mit à l’œuvre avec entrain, encouragé par la pensée que c’était la fin.

Édouard y allait de si bon cœur qu’il termina une demi-heure avant tous les autres.

Il remit sa copie et sortit.

Un examen de plus.

Il se promenait près de la porte de la salle ; Ricard vint le rejoindre.

— Ah ! mon bon, quelle délivrance ! Es-tu satisfait ?

Oui, dit Édouard : je suis passé.

— J’ai tout lieu de le croire, moi aussi.

Ils se rendirent compte, tous les deux, de leurs risques de faillir et convinrent que c’était impossible.

Mais on n’est jamais absolument certain de son affaire, tant que les résultats officiels ne sont pas connus.

Ils furent enfin proclamés, ces résultats ; et Ricard ainsi qu’Édouard purent lire leurs noms sur la liste des heureux.

Maintenant, c’est à la formalité de l’examen oral qu’on procède.

Les étudiants entrent et sortent, à la file.

À mesure qu’ils passent, le secrétaire du Barreau leur administre le serment d’office, qu’il accompagne d’une bonne poignée de main, et… ils sont avocats.

Détails significatifs, on ne s’attarde plus à se féliciter, comme après l’examen de l’Université. Tout de suite, on est des concurrents — et des adversaires — dans la lutte pour la vie.

Chacun part et va de son côté, où l’appellent ses affections et ses intérêts.

Le lien est brisé.

Quelques uns, cependant, ont l’amitié plus solide ; et c’est ce qui explique qu’Édouard et Ricard prirent ensemble la route du bureau du télégraphe, pour annoncer l’heureuse nouvelle à leurs familles.

Chacun d’eux prenait le train, dans quelques heures, pour une destination différente.

Tu m’écriras, dit Ricard.

— Oui ; et puissions-nous nous revoir, le plus tôt possible.

CHAPITRE XVI.

L’éternel refrain


— Bonjour, mon cher Édouard, mon cher petit frère !

Et Marie-Louise riait et pleurait presque, et le dévorait de baisers.

C’était sur lui, depuis la mort de son père, que se reportait le trop plein d’affection de son petit cœur sensible et aimant.

Ce soir-là, comme il descendait des chars, pâle, blond, et vêtu de noir, après avoir obtenu le titre tant convoité d’avocat, elle ne savait plus assez lui témoigner son affection.

Ne me mange pas, ma petite Marie-Louise, qu’il en reste pour les autres, dit-il, en souriant.

Madame Leblanc les attendait, à la maison, et des larmes de regret, de fierté et d’amour lui vinrent aux yeux, en pressant son fils dans ses bras.

On ne veilla pas tard : la fatigue et l’état de sensibilité nerveuse de chacun ne le permettaient pas.

Au milieu des félicitations, Édouard fit un bref récit des péripéties de l’examen, de l’attente et de l’annonce des résultat et le plaisir de la réussite.

Madame Leblanc se retira alors ; et bientôt, dans la grande maison, sur laquelle planait le souvenir de l’absent, la nuit bienfaisante apporta à tous le sommeil. — À tous, sauf à Édouard.

Il songea longtemps à la brune amie de sa sœur et se demanda ce qu’elle dirait en apprenant son succès. Et ce fut en murmurant son nom qu’il s’endormit.

Rien d’étonnant à ce qu’il fût avide d’amour et à ce que, au moment où Blanche se demandait s’il pensait à elle, il songeât, lui-même, à elle avec complaisance. Des chagrins comme celui que lui avait causé la mort de son père sont adoucis par l’amour d’une mère et l’affection d’une sœur, mais il est un sentiment d’une nature non moins profonde, qui guérit toutes les douleurs. Et puis, n’est-ce pas la loi de la nature que la mort engendre l’amour et que, sur les débris d’un vieil arbre fleurisse un arbuste nouveau.

Au matin, la famille se trouva réunie pour quelques jours d’intimité et de repos, pendant lesquels Édouard allait prendre une décision.

Il n’avait encore aucun projet déterminé, au sujet de son établissement.

Son père voulait le faire voyager un peu, après ses examens ; ensuite, on eût vu…

Maintenant, l’idée de voyager et de se distraire loin des siens ne souriait plus à Édouard.

Il voulait se donner quelques jours de repos et de réflexion et ensuite se mettre au travail.

Il passa l’avant-midi avec sa sœur et sa mère, suivant cette dernière comme autrefois quand il était tout petit et qu’il lui tenait compagnie toute la journée. Tout en causant, il lisait une lettre de Ricard, reçue le matin.
Mon cher ami,

Tu vas trouver que je ne tarde pas à t’écrire.

Tu jouis, maintenant, d’un repos bien mérité, après toutes tes peines et tous tes travaux.

Puissent les réflexions que tu vas faire être heureuses et fécondes en décisions pratiques.

Tu te demandes, je suppose, si tu vas t’établir à la campagne ou à la Ville : grave sujet de réflexion. Chaque côté a ses avantages. À la campagne, tu réussiras plus vite, mais tu n’iras pas aussi loin ; en Ville, étant donnés tes talents et les qualités de travail que je te connais, je crois que tu finiras par percer, même en commençant tout seul, mais que de temps cela te prendra !

Connaissant tes goûts, je te dirais : demeure à la campagne, si je ne savais tes légitimes ambitions, qui me feraient te dire : va en Ville.

Je suis sûr que tu pèseras bien le pour et le contre et que, sachant que la décision que tu prendras en est une qu’on ne peut changer souvent ni à la légère, tu ne prendras parti qu’à bon — escient, mais, qu’une fois décidé, tu mettras dans ta détermination tant de travail et de volonté qu’il faudra bien que la chance te sourie.

Que te dirai-je de moi ? Je me laisse vivre, tout en me livrant, pour mon compte, à des réflexions analogues.

Je lis et j’écris beaucoup, et le temps passe, léger et bien employé.

Tiens-moi au courant de ce que tu fais et de ce que tu décideras et crois-moi toujours,

Ton meilleur ami,
Louis Ricard.

Après dîner, Louise dit à son frère : mets-toi beau ; je t’emmène quelque part avec moi.

Madame Leblanc sourit avec indulgence et dit à ses enfants : ne revenez pas trop tard.

— Soyez sans crainte, maman ; nous serons ici pour le souper.

Ils partirent pour chez Coutu, où Louise emmenait son frère, fière de le montrer à son amie, — et avec quelque autre arrière-pensée, peut-être.

Ce fut Blanche qui vint à la porte ; et son empressement à ouvrir eût pu faire supposer qu’elle les attendaient.

Ils parlèrent examens, naturellement.

Louise demanda : n’est-ce pas qu’il est beau, mon avocat ?

C’était une question embarrassante. Blanche eut bien répondu dans l’affirmative, mais elle se contenta de dire : oui, son titre lui va bien.

— Vous êtes content d’être reçu, monsieur Leblanc ?

— Oh ! oui, mademoiselle.

— Vous devez être fier de n’avoir plus à étudier.

— Je n’ai plus d’examens à préparer ; mais il faudra que j’étudie toute ma vie : chaque cause est une nouvelle étude.

— Que je vous plains donc : vous ne pouvez jamais vous reposer, vous autres les hommes.

— C’est affaire d’habitude.

— Je crois que je ne serais pas capable de prendre cette habitude-là.

— Vous n’en avez pas besoin.

Heureusement, dit-elle, en souriant.

Il fallut prendre congé.

Le long du chemin, Édouard était songeur.

À quoi penses-tu donc, lui demanda sa sœur ?

— À toutes sortes de choses.

— Encore ?

— Je te dirai ça.

En gentille petite sœur, Marie-Louise n’insista pas. Elle attendit, croyant bien savoir un peu à quoi songeait son grand frère.

Dans le courant de la semaine, Édouard reçut une lettre de ses anciens patrons, Langlois et Alarie, chez qui il avait fait sa cléricature.

Cette lettre était ainsi conçue :

Montréal, 16 janvier 190….

Langlois et Alarie,

Avocats.

Édifice de l’Assurance Royale,

2, Place-d’Armes,
Chambre 50.

M. Édouard Leblanc, Avocat,

Saint-Germain.

Monsieur,

Nous avons appris avec plaisir la nouvelle de votre succès à l’examen du Barreau.

Nous espérons que vous en avez été très satisfait, vous-même, et que vous commencez, maintenant, à vous remettre de vos fatigues.

Depuis votre passage au bureau, les affaires ont beaucoup augmenté et le besoin d’un nouvel avocat, pour aider à expédier les affaires, se fait grandement sentir.

Nous souvenant de votre ardeur au travail, de votre entente des affaires et de votre parfaite courtoisie, nous avons songé à vous.

S’il vous plaît d’accepter cette offre, nous serions prêts à vous donner soixante-quinze dollars ($75.00), par mois.

Dans l’espérance d’une réponse prompte et favorable, nous demeurons, monsieur, vos dévoués,

Langlois & Alarie.


C’était une proposition fort inattendue et très flatteuse.

Elle n’était pas moins avantageuse : bon salaire en perspective, initiation aux affaires, renom et prestige d’un grand bureau, tout cela n’était pas à dédaigner.

C’était un beau commencement ; son avenir assuré, peut-être.

Édouard, qui savait tout le prix que sa mère et sa sœur attachaient à sa présence et toute la consolation qu’elle leur était leur communiqua cette lettre à contre-cœur et leur demanda conseil.

Pars, lui dit madame Leblanc : tu ne peux pas laisser échapper une pareille chance.

— C’est que la ville ne me tente pas.

— Va te faire un nom et une fortune ; tu reviendras.

Cet avis comblait les secrets désirs d’Édouard. Cependant, il fit des objections, pour la forme.

Madame Leblanc ne fut pas dupe et lui dit : je sais que tu feras un sacrifice en nous quittant, mais c’est moi qui te le demande. — Oh ! les touchantes ruses de l’amour…

Édouard l’embrassa, pour cacher son émotion.

Il répondit à Langlois & Alarie qu’il acceptait et annonça son arrivée dans une semaine.

Il ne voulut pas partir sans avoir revu Blanche Coutu.

Il y alla, une après-midi, et il la trouva seule.

Blanche le reçut très aimablement, mais elle, d’habitude si maîtresse d’elle-même, elle se sentit intimidée en se trouvant, pour la première fois, en tête-à-tête.

Prétextant avoir quelque chose à dire à sa mère, elle sortit un instant du salon, et quand elle revint, elle avait réussi à surmonter son trouble et sut le dissimuler.

Édouard lui annonça qu’il partait pour Montréal ; la douleur lui monta aux yeux et sa main se tendit involontairement vers le jeune homme pour le retenir.

Je regrette, dit Édouard, qu’il me faille si tôt cesser de vous voir, après vous avoir connue depuis si peu de temps. — Ces jeunes gens, ils ne savent que faire des ravages et partir, ensuite, sans les réparer.

Il avait beaucoup d’inclination pour Blanche et n’était pourtant pas assez clairvoyant pour apercevoir ce qu’elle ressentait pour lui.

Il eût mérité de perdre ce trésor.

Vous serez regretté ici, dit Blanche, avec aux lèvres un petit sourire nerveux qui eût pu se changer en un sanglot.

— Moi aussi, je regretterai les gens d’ici.

Blanche possédait une jolie voix ; il lui demanda, comme une faveur, de lui chanter quelque chose, voulant, disait-il galamment, que son dernier souvenir d’elle fut plus vivace. Elle accepta et se mit au piano.

Il tournait les pages de la romance, Tu me diras, de Chaminade.

Tout-à-coup, la voix de la chanteuse faiblit et elle dut s’interrompre.

Qu’avez-vous, mademoiselle, demanda Édouard, surpris, en la regardant plus attentivement ?

Les pleurs l’aveuglaient ; elle jeta sur lui un regard qu’il comprit.

Blanche, — et ce nom lui vint tout naturellement aux lèvres — Blanche, qu’avez-vous ? Ne pleurez plus : Je vous aime.

Il était à genoux devant elle.

Il la conduisit à un siège ; et là, courbé vers elle, il la consola comme une enfant, mettant du soleil dans son chagrin et faisant venir le sourire à ses lèvres, qui tremblaient tellement encore qu’elle en faisait pitié, la pauvrette.

Ce sont des moments délicieux et ineffables comme celui-là qui nous font, plus tard, regretter notre jeunesse.

Il lui parlait tout doucement, faisant passer dans son amour toute la force et la caresse de sa jeunesse pure.

Sans jamais l’avoir appris, il savait parler d’amour ; et Blanche croyait rêver.

Ils dirent tout : lui, son besoin d’amour et d’affection, et son désir de se consacrer à son bonheur ; elle, sa tendresse timide et lointaine, et les trésors de dévouement qu’elle voulait prodiguer pour lui.

Longtemps ils se parlèrent ainsi ; ils se promirent de s’aimer toujours, de s’écrire et de se revoir le plus tôt possible.

CHAPITRE XVII.

L’orientation


Saint-Germain 25 janvier 190…

Mon cher Édouard,

J’ose à peine vous nommer et pourtant je ne puis m’empêcher de vous crier que je vous aime.

Ah ! que je vous aime ! et je vous aimerai toujours plus, toujours, toujours.

Je pense sans cesse à vous. Je sens vos mains se poser sur les miennes, j’entends vos paroles de tendresse et d’amour et surtout, surtout, je vois vos yeux, Édouard, vos yeux bleus, dans les miens, et j’en éprouve une indicible douceur.

Je vous sais assez généreux pour ne pas vous étonner de me voir écrire la première : je voulais que ce fût mon souvenir qui vous accueillit le premier à Montréal ; et puis,… je vous aime tant.

Je n’ai parlé de rien à personne, ni à Marie-Louise, ni à papa, ni à maman, qui en seraient pourtant bien heureux, je le sais : je garde tout pour moi et je savoure mon bonheur en secret.

Il faudra pourtant que je parle bientôt, car je serais vite devinée : je suis trop heureuse pour que ça ne paraisse pas.

Je vous redis encore, Édouard, que vous avez tout l’amour de votre petite,
Blanche.

Édouard était retourné à son ancienne chambre, 720 G., Saint-Denis, et c’est là qu’il trouva cette lettre, en revenant du bureau, sa journée faite.

Il la décacheta avec émotion : il tenait enfin à la main, une preuve tangible de la réalité du beau rêve d’amour qu’il avait fait à Saint-Germain et de la constance de celle qui était entrée en reine dans sa vie.

Alors il lut et relut longuement, répétant chaque phrase jusqu’à ce qu’il la sût par cœur. Mais, alors même il continua de relire, contemplant avec ivresse l’écriture aimée.

Il éprouvait une joie profonde ; tout son être se tendait vers celle qui la lui procurait, pour la bénir et la remercier.

Désormais la vie lui apparaissait radieuse ; toutes les adversités lui devenaient légères et tous les travaux faciles.

Aux cœurs nobles, l’amour est une grande force et un puissant stimulant : la montée de la vie est aisée avec cette force et celle de la jeunesse.

Après les épreuves qu’il venait de traverser et en face de la tâche qui se présentait à lui de se frayer un chemin et de se faire un nom, Édouard trouvait bon un tel secours et un semblable encouragement.

Quand un jeune homme est reçu avocat, en effet, tout est fait et tout est à faire.

Il a tout ce qu’il lui faut pour commencer la lutte, mais tout est encore à conquérir.

Édouard envisageait l’avenir d’un œil calme et serein, et songeait à organiser sa vie. Car, il ne suffit pas de faire monotonement, pesamment, son labeur de chaque jour, comme le bœuf trace son sillon, il faut viser plus haut et avoir des aspirations qu’on tente de réaliser par des efforts méthodiques et infatigables.

Il faut avoir un but.

L’homme qui, sans se laisser détourner de son chemin, ne s’arrête pas à tous les carrefours, ne s’engage pas dans les sentiers de traverse, néglige tout ce qui ne doit pas servir à ses fins et marche droit au but, comme on marche à un ennemi, cet homme est puissant et doit arriver.

Ainsi était Édouard.

Sous peine d’être chimérique, avant la fin, on doit vouloir les moyens ; aussi, tout en entrevoyant de vastes possibilités, pour y atteindre, il voulait, d’abord, accomplir fidèlement et du mieux possible le travail de chaque jour, et puis, ensuite, apprendre à connaître les gens, les choses et la vie. Il désirait aussi travailler à meubler davantage son intelligence et à former son esprit, persuadé qu’on ne doit aspirer aux sommets qu’en autant qu’on a travaillé à se rendre digne d’y occuper une place.

Il se rendait au bureau à bonne heure et y travaillait toute la journée.

Quand il faisait beau, il allait souvent chercher le repos et l’air pur sur la rue Sherbrooke, du côté de la montagne. Il choisissait volontiers aussi cette heure où, trop fatigué de la journée, on n’est plus bon à rien, pour faire ces mille et un petits riens qui demandent du temps et n’exigent pas grand travail : courses à faire, lettres à écrire, par exemple, et, souvent, lecture des journaux.

Le soir, après une petite promenade, du théâtre, quelque fois, souvent des amis à voir ou à recevoir, mais jamais d’inactivité ni de flânerie. Quand il n’était à aucun travail, il s’appliquait à celui de la réflexion, si nécessaire et si utile.

Il n’avait pas, comme on le voit, beaucoup changé ses habitudes d’étudiant, demeurant le même : travailleur et sérieux.

Lavoie avait été le premier à recevoir sa visite, à son arrivée en ville, et le trio d’amis s’était reformé : lui, Lavoie et Soucy.

Mais, s’ils étaient aussi intimes qu’auparavant, ils ne l’étaient plus de la même manière : le sérieux qu’imposait sa nouvelle situation à Édouard, comme aussi la gravité que les tristes événements de décembre avaient donné à son caractère, lui enlevaient toute velléité d’être le gai camarade d’autrefois, en le laissant néanmoins l’ami sincère et agréable qu’il serait toujours.

Mon cher Édouard, lui avait dit Lavoie, tu mérites richement que le sort te dédommage un peu ; mais, en as-tu de la chance, tout de même : être entré dans un aussi bon bureau !

— J’en suis bien content, je t’assure.

— Comment te trouves-tu, à ton bureau ?

— Parfaitement bien : on y est très gentil pour moi.

— Y a-t-il beaucoup d’ouvrage ?

— Pas mal.

— Ça ne t’embarrasse pas ça.

— Je fais de mon mieux.

Lavoie préparait ses examens pour juillet et Édouard lui demanda comment marchait la préparation.

— Assez bien, dit Lavoie.

— Si mes livres et mes résumés peuvent t’être utiles, tu sais….

— Merci. J’irai toujours te voir, en tous cas. Où as-tu ta chambre, maintenant ?

— Toujours à la même place. Viens n’importe quand : tu ne me dérangeras jamais.

Ils se quittèrent.

Rentré chez lui, Édouard écrivit à Ricard : Mon cher Ricard,

Dans une de tes lettres, tu m’annonçais ton arrivée prochaine à Montréal.

Quand tu y viendras, mon cher, tu m’y trouveras rendu et installé, en qualité de junior partner, chez Langlois & Alarie.

Tu vas en être étonné : tu me croyais encore bien paisiblement au sein de ma famille éprouvée.

Mais tu ne seras pas plus étonné que je l’ai été moi-même. Quoique la chose m’ait pris absolument par surprise, je me suis arraché de ma famille ; on me faisait la proposition : je l’ai acceptée.

Ma mère a généreusement fait son sacrifice et m’a laissé partir. Dieu sait que je ne demandais pas mieux que de lui sacrifier quelques espérances, moi ; mais elle m’a persuadé d’accepter et j’ai, quoiqu’avec peine, suivi son conseil.

Il arrive un moment dans les familles où le foyer s’éteint et où tous les membres s’éparpillent, allant chacun de son côté, jusqu’à ce que de nouveaux foyers — la mort et le renouveau se succédant toujours — aient été formés.

Tu ne sais pas ce que c’est que de s’éloigner au moment où l’œuvre de destruction commence et quand on voudrait rester pour jouir encore un peu de la famille, avant que cette œuvre de destruction ne soit achevée et que ce bonheur puisse bien être remplacé par un autre, mais ne puisse plus renaître, lui.

Mais, on ne peut malheureusement pas se conduire uniquement d’après les sentiments.

J’aurai bien des choses à te raconter ; j’en ai surtout une à te confier, que tu ne pourrais jamais deviner, j’en suis certain.

Je mène une vie des plus paisibles. Je travaille et… je retravaille.

MM. Langlois & Alarie sont de parfaits gentilshommes et je m’entends très bien avec eux.

Ils ont l’air satisfaits de moi, de leur côté. Puisse cette réciprocité de sentiments se continuer.

Arrive au plus vite. J’ai hâte de reprendre nos grandes conversations et nos discussions à perte de vue — mais jamais à perte d’idée.

Tout à toi.
Ton ami,
Édouard Leblanc.

CHAPITRE XVIII.

Les débuts


Édouard est dans sa chambre, à lire ; de temps à autre, il s’interrompt, réfléchit aux pages lues, puis en tourne d’autres.

Ses yeux vont et viennent d’une ligne à l’autre et se ferment quelquefois, pour apercevoir alors une vision à charmante tête brune, qui lui sourit et qui ressemble à Blanche.

Un moment il s’interrompt plus longuement et pense aux incidents de sa journée, qui a été pas mal accidentée.

Pour le commun des mortels, l’avocat est un être assis dans un grand fauteuil, qui fume un bon cigare, donne des consultations qu’il fait chèrement payer, va dîner grassement, fait peut-être un petit tour au palais, revient donner de profitables consultations et remonte chez lui, le soir, allègre et repu.

La réalité est toute autre.

Beaucoup ne sont pas payés et d’autres ne se font pas payer, comme, par exemple, cet avocat célèbre qui portait récemment la cause d’un client pauvre, en Angleterre, à ses frais.

Leur travail, non plus, n’est pas une sinécure. Édouard l’éprouvait, car la besogne des jeunes avocats est la plus ingrate ; c’est un travail de chien, qui demande des nerfs de fer.

Quoique les avocats ne soient pas tous des saints, il leur faut ce don, que certains saints ont possédé, et qui s’appelle le don de bilocation ; il leur faut être à deux, à trois, à quatre places, partout à la fois, et, en dépit de cet éparpillement, concentrer leur attention, pour bien faire chacune des choses importantes dont ils ont à s’occuper et pour déjouer et vaincre les adversaires qu’ils rencontrent à chaque pas, dans la personne des avocats des parties adverses.

Arrivé au bureau à huit heures et demie ou neuf heures, à dix, Édouard devait avoir fait ses entrées au diary, avoir parcouru et mis en ordre un énorme amas de paperasses, répondu à deux ou trois téléphones, dicté une couple de pièces de procédure, fait des recherches dans les livres, consulté quelques auteurs, écouté les instructions de M. Langlois ou de son associé et être rendu en cour. Là, il lui fallait présider à un interrogatoire sur faits et articles, faire déclarer deux ou trois saisis, puis, aller présenter des motions, requérir, entre temps, deux brefs de sommation et un bref d’exécution, et aller plaider une cause en cour supérieure, tout en surveillant la cour de circuit pour voir si une autre cause, qu’il avait à y plaider, ne serait pas appelée.

De retour au bureau, nouvelles paperasses nouvelles procédures à faire.

Puis, comme il partait pour aller dîner : « monsieur Leblanc ! »

— Oui, monsieur.

— Avez-vous poursuivi Alexandre Chasseur ?

— Non, monsieur Langlois : je n’ai pas eu le temps.

— C’est malheureux : il va venir régler et nous n’aurons pas les frais ; et Évariste Dion, lui ?

— Je vais rapporter l’action, après-midi.

— N’en faites rien ; Il m’a promis de venir payer la dette et les frais.

Si l’action n’est pas rapportée, intervient le comptable, nous serons obligés de tout recommencer.

— Je crois qu’il va venir ; c’est un bon garçon, nous allons lui donner une chance.

Arrivent une couple de personnes, à qui le patron, trop occupé pour les recevoir lui-même, dit de voir Édouard.

Celui-ci les reçoit, les renseigne — et son dîner en est encore retardé.

Enfin libre, il va manger hâtivement.

Il besogne ferme, toute l’après-midi, et à cinq heures il sort, plus mort que vif, de la fournaise de la loi.

Il faut dire qu’il ne s’épargne pas et travaille comme deux. Aussi est-on fort content de lui.

D’ailleurs, il se fait, peu à peu, à cette vie fiévreuse et agitée, qui n’est pas sans un certain charme.

Dans l’après-midi, il a rencontré un de ces personnages qui sont, heureusement, des exceptions au Barreau, exploiteurs d’infortunes et rongeurs de misère, impudents avec les plaideurs, insolents avec leurs jeunes confrères et chiens couchants avec ceux qui leur donnent des coups de botte.

Il a eu maille à partir avec lui et il rit, au souvenir de la piteuse mine qu’il lui a fait faire.

Petites misères qui ne troublent pas sa paix d’esprit et ne l’aigrissent pas : une fois fini, c’est fini.

Édouard reprend son livre et continue sa lecture. Il lit un roman d’Henri Bordeaux, « La Peur de Vivre. »

Les romans ne sont pas son fait, d’habitude, mais une fois n’est pas coutume. D’ailleurs, c’est à l’intention de Blanche qu’il le parcourt, voulant le lui envoyer.

Ce roman ne peut être mis entre les mains de tout le monde, mais une jeune fille sérieuse, peut le lire et en retirer du profit, croit-il. Il se dispose donc à en faire un colis qu’il mettra demain à la poste, et songe au plaisir qu’éprouvera la destinataire, quand il entend frapper à sa porte.

Entrez !

C’étaient Louis Ricard et son ami, Bernard Giroux, le secrétaire de l’honorable Potvin, qu’Édouard avait eu le plaisir de connaître au mois de novembre précédent, au banquet des étudiants.

— Bonjour ! Quelle bonne surprise !

— Bonjour, monsieur Giroux… Quand es-tu arrivé ?

— Ce soir. J’ai rencontré mon ami Giroux, dans le train, et je l’ai amené avec moi, à cause du proverbe,… tu sais…

— Plus on est de fous, dit Giroux…

— Plus on rit. Tu l’as. Rions, maintenant. Qu’est-ce que tu deviens en ville, mon cher Édouard ?

— Je ne deviens pas encore célèbre, mais j’y travaille.

— Hum ! tu as des ambitions.

— Des fois.

— Ça te mènera loin… T’arrive-t-il d’avoir la vision de ce que tu seras, plus tard ? Te vois-tu en plein milieu de ta vie et de ta carrière, et vois-tu où tu en seras et ce que tu feras, alors ?

— J’avoue que non ; et j’aime autant ne pas penser à ça : je vieillirai toujours assez vite et je ne tiens pas, à me figurer que je suis à cinquante ans, avant d’y être rendu.

— Pourtant, ça peut être utile. Si tu agis en songeant à tes quarante ans, tu agiras peut-être sagement.

— Oh ! tant qu’à ça, je tâche d’user de sagesse le plus possible. Mais toi, qu’est-ce que tu deviens quand tu songes ainsi ?

— Moi, dans ce temps, j’ai un revenu assuré d’une couple de mille dollars et je passe ma vie à étudier et à travailler dans les livres et les idées. Je m’imbibe de littérature et je me gorge de science…

— Que tu laisses sans doute retomber en rosée bienfaisante sur tes compatriotes, interrompt Giroux, en riant.

— Que je laisse retomber en rosée bienfaisante sur mes compatriotes, dans des livres qui seront le fruit de ma maturité.

— Alors, demande Édouard, que penses-tu de ceux qui écrivent avant quarante ans ?

— Ils ont tort.

— Je crois que ceux, qui agissent comme tu voudrais le faire et qui attendent si longtemps pour produire, arrivent tard, eux. D’ailleurs, je parie que tu démentiras tes propres paroles.

— C’est possible.

— Et qu’est-ce qu’on fait de bon, à Québec, monsieur Giroux ?

— Je crois qu’on fait plus de mal que de bien, par le temps qui court.

— On y fait des enquêtes sur les affaires louches ?

— Oui ; et on s’arrange pour n’avoir ni jugement, ni témoignage ; de sorte que les gens qui sont lavés par ces commissions, le sont joliment mal et qu’elles mériteraient bien mieux, plutôt que de s’appeler des commissions royales, de s’appeler des farces royales.

— Qu’est-ce qu’on pense de cela, à Québec ?

— Oh ! on sait bien à quoi s’en tenir. On se demande seulement combien de temps le gouvernement pourra continuer à faire ce jeu.

— Quelle drôle d’histoire. Être élu pour représenter le peuple…

— … Et ne lui faire que de fausses représentations, dit Ricard.

— Je vois que tu n’ajournes pas tout à quarante ans et que tu fais des jeux de mots dès à présent, dit malignement Édouard.

— Que veux-tu ; autant rire quand ça va mal ; autrement il faudrait toujours pleurer, car tout est pourri.

— Sceptique !

— Soit ; admettons qu’il n’y ait que le gouvernement de pourri. C’est bien assez.

— C’est beaucoup trop.

— Eh ! bien, renversons-le.

— Il va tomber tout seul, dit Giroux ; si vous connaissiez les dessous comme moi, vous n’en douteriez pas. C’est impossible, ça ne peut pas durer, s’il y a encore gros comme ça d’honnêteté publique pour mettre fin à ces scandales et à ce règne de sans-patriotismes et de sans-consciences.

— J’ai hâte de voir la prochaine session, dit Édouard.

— Il va y en avoir des protestations des modérés, et des mensonges et des abus de pouvoir, de la part des ministériels, répondit Ricard.

Il se faisait tard.

Giroux et Ricard, fatigués du voyage, prirent donc congé d’Édouard, qui fit promettre à Giroux de revenir le voir quand il reviendrait en ville, et dit au revoir à Ricard.


CHAPITRE XIX.

Sur la pente


Pendant que le père d’Édouard mourait et que lui-même, sous l’égide de l’amour, au matin de la vie, les yeux levés vers l’idéal, commençait résolument la journée de l’existence, les événements marchaient aussi dans le monde politique.

La lutte devenait de plus en plus ardente entre Ollivier, appuyé par les modérés et grand nombre des radicaux, et le parti radical ministériel.

Les journaux faisaient rage.

« L’Indépendant » faisait une guerre à mort à Ollivier — en dépit de toute sa prétendue indépendance — et le « Matin », l’organe ministériel avait, sur son compte, des articles stupéfiants par leur mauvaise foi et leur ineptie.

Édouard était à parcourir ces journaux et passait, dans son esprit, condamnation sur de semblables procédés.

On ne tentait guère de réfuter les accusations qu’Ollivier portait contre le gouvernement : c’eût été trop difficile. On s’en prenait à Ollivier lui-même et on tâchait, en l’amoindrissant, d’arrêter le succès de sa campagne.

Le stratagème manquait heureusement son effet, car ces personnalités tombaient à faux et les mensonges des journaux radicaux étaient vite démasqués par la « Justice », dont le tirage, signe de la faveur du peuple, augmentait rapidement, tandis que celui des feuilles opposées décroissait aussi rapidement, surtout celui du « Matin, » qui n’était plus que de la moitié de la circulation de la « Justice. »

On protestait que les accusations d’Ollivier étaient fausses, quand elles étaient appuyées sur les documents publics et les faits et irréfutablement confirmées par l’éclatante démission de Ravaut.

On l’accusait d’avoir des vues intéressées et ambitieuses, quand il venait de sacrifier, pour demeurer dans la politique provinciale, les deux mille cinq cents dollars de traitement de député aux Communes, et quand il eût pu, s’il l’eût voulu, être depuis longtemps ministre fédéral — quoi que pussent dire ceux qui affectaient de croire le contraire parce qu’ils n’avaient pas vu un acte de cette offre, rédigé par-devant notaire.

On osait l’accuser ainsi quand, depuis le début de sa carrière politique, il n’avait fait que se sacrifier et défendre les droits des minorités et ceux de la race canadienne-française.

On allait même jusqu’à le traiter de démagogue, lui qui ne faisait appel qu’aux plus nobles sentiments du peuple, et uniquement dans l’intérêt de la vérité et de la justice.

Enfin, suprême argument, — je passe les mensonges et les inepties trop fortes sous silence — on criait au péril national.

Vil bétail domestiqué !

Lafontaine s’est-il montré bien conciliant quand il a revendiqué les droits de la langue française et croît-on plus dangereuse, maintenant, l’affirmation de nos droits que ne l’ont été leurs revendications et leur conquête, de 1837 à 1847 ?

Édouard en était là de ses réflexions, quand sa maîtresse de pension vint lui porter une lettre qu’elle avait oublié de lui remettre plus tôt.

C’était une lettre de Blanche, — où il n’était nullement question de politique, mais uniquement d’Édouard et de leur cher amour.
Saint-Germain 25 fév., 190…

Mon Édouard chéri,

Je vois par vos lettres que vous vous intéressez fort à la politique ; pour n’en pas devenir jalouse je m’y intéresse, moi aussi, à votre suite. Associez-moi à vos projets et faites-moi part de vos espérances.

Je crois bien que si je tenais à avoir droit de vote, ce serait uniquement pour vous donner un vote de plus.

Nous aurons chacun notre part dans la vie active que vous semblez vouloir mener : vous, vous ferez de beaux discours, vous serez député, ministre ; moi, je serai là quand vous préparerez vos harangues et, quand vous les aurez prononcées, je serai, si vous le voulez, la « petite source » auprès de laquelle vous vous reposerez et à laquelle vous vous rafraîchirez.

Je n’ambitionnerai pas d’autre rôle, pleinement satisfaite, si la manière dont je le jouerai peut vous rendre heureux.

J’ai vu Marie-Louise ; nous avons longuement causé de vous. Si vous saviez quel charme j’éprouve maintenant, à pouvoir parler de vous, avec confiance et abandon, et le plaisir que j’ai d’entendre votre charmante petite sœur me conter comment vous étiez, à la maison, ce que vous faisiez et comme tous vous aimaient. Il me faut vous chérir beaucoup, pour vous aimer autant qu’on vous aime chez vous… J’espère que vous êtes satisfait de moi sous ce rapport.

Marie-Louise sait tout, maintenant. Si vous aviez vu comme elle était contente. Oh ! la chère petite fille… Si vous saviez comment elle m’appelle, quand nous sommes toutes seules, ensemble, toutes les deux…

Aussi, je l’aime de tout mon cœur… Autant, je suppose que vous aimez la politique.

Pardonnez-moi de vous taquiner comme cela ; je comprends et j’approuve vos goûts, — et vous me rendez bien heureuse en me les confiant.

J’imiterai votre exemple ; et ce sera sans la moindre répugnance et avec le plus entier plaisir que je vous confierai toujours tout ce que je fais et tout ce que je pense. J’aimerai mieux me faire gronder, plutôt que de vous cacher quelque chose.

Il fait bien beau, de ce temps-ci, et nous pensons, Marie-Louise et moi, au plaisir que nous aurions si vous étiez là pour partager nos longues promenades.

En attendant de vous avoir, nous vous désirons.

Recevez donc, avec son cœur, la pensée de
Votre Blanche.


Viennent maintenant les combats et Édouard sera sûr de trouver, après la bataille, quelle qu’en puisse être l’issue, joie et consolation.

On frappe ; c’est Ricard.

Quelles bonnes nouvelles, demande Édouard ?

— Tu crois aux bonnes nouvelles, toi. Tu es heureux. Moi, quand je n’en ai pas de mauvaises, ça me suffit.

— J’en ai eu assez de mauvaises, ces derniers mois, pour en désirer et en espérer, maintenant, de bonnes.

— C’est vrai. Et puis, avec ça, tu es d’un optimisme !… Je voudrais être comme toi.

— Alors, tu n’as rien de neuf ?

— Non ; je travaille un peu ; mais je n’ai encore aucune position fixe et définitive. Je me demande si je pratiquerai le droit.

— Tu ne serais pas le premier qui, une fois reçu, ait embrassé une autre carrière.

— Le journalisme me tenterait assez, si le niveau en était plus relevé qu’il ne l’est actuellement.

— Tu pourrais travailler à ce relèvement.

— Ce serait une belle tâche…

Ricard causa ainsi, quelques minutes, puis il dit : à propos, de quoi voulais-tu parler dans ta lettre ?

— Quelle lettre ?

— Celle que tu m’écrivais, à ton arrivée en ville, et dans laquelle tu me disais que tu avais une foule de choses à me dire, et une, entr’autres, toute particulière.

— Ah ! oui ; je voulais justement t’en parler. Tiens, lis.

Et il lui tendait la lettre de Blanche. Ricard lut, en marquant un vif étonnement.

« Je te félicite, mon cher : je ne te savais pas rendu si loin. »

Édouard lui confia alors tout ce qui s’était passé entre lui et Blanche, et lui fit part de ses sentiments.

Ricard écoutait, avec intérêt, mais avec, de temps à autre, une moue un peu décourageante.

— Alors, tu es pris.

— Et je ne chercherai certainement pas à me déprendre.

— Tu connais mes idées, sur ces choses-là !

— Un peu.

— En principe, je n’y crois pas…

— Tu n’es pas encourageant.

— … mais, en pratique, j’admets des exceptions ; je souhaite que tu en aies rencontré une.

— Oh ! tu peux en être certain.

— Alors, je te félicite de nouveau, mon cher. Crois à tout le plaisir que j’éprouve pour toi.

Puisque tu m’as montré cette lettre, dit Ricard, tu ne seras pas surpris que je t’en lise une, à mon tour. Ce n’est pas précisément une lettre d’amour, mais j’espère qu’elle t’intéressera quand même. C’est notre ami Giroux qui m’écrit.

Giroux écrivait :
Mon cher Ricard,

Pardonne-moi d’avoir tardé si longtemps à t’écrire ; mais j’ai été tellement occupé. Tu comprends, avec la session qui commence, je n’ai plus grand loisir.

L’ouvrage n’a pas coutume de m’effrayer ; mais, cette année, je n’ai pas le cœur à la tâche : j’ai beau ne pas partager les fautes politiques de mon ministre, n’avoir aucune initiative, et n’être qu’un employé irresponsable, il y a certains contacts qui répugnent. Il y a aussi des besognes qui salissent. Dieu me préserve de jamais donner mon concours à celles-là.

Avec la session, la vie renaît à Québec.

Les dîners et les réceptions se succèdent, et il arrive que je sois mêlé à ces fêtes, où mes devoirs officiels me font, quelquefois, remplir un rôle.

Que deviens-tu ?

Une fois les affaires dont tu t’occupes, maintenant, terminées, entreras-tu dans le docte corps des avocats ou dans la grande confrérie des journalistes ?

Je ne te vois pas bien t’astreignant à la routine de la procédure et je m’attends plutôt à te voir une plume à la main, — pas loin du fauteuil directorial.

Je te parlais, tout à l’heure, de besognes auxquelles je me refuserais : dans l’embarras où se trouve le ministère, on a recours à tous les expédients et à tous les procédés dignes et indignes. Si jamais on voulait m’employer à certaines missions et me faire faire quelqu’une des saletés qu’on commet journellement, ici, je m’y refuserais. On me connaît et on n’a pas encore osé me faire de telles propositions, ni me donner de tels ordres, mais je sens néanmoins que ma position ici est très précaire ?

Comment va l’ami Leblanc ? Fais-lui mes amitiés.

On m’appelle… je reviens terminer ma lettre, à l’instant…

…Hélas ! mon cher ami, ce que je prévoyais est arrivé. C’est fini. Je pars.

L’Hon. Potvin m’a fait appeler.

Quand je suis entré, il a renvoyé sa sténographe, m’a fait fermer la porte du bureau, m’a regardé fixement et m’a dit : vous avez déjà été dans le journalisme, Giroux ?

— Oui, monsieur.

— On me dit même que vous êtes très fort. Ollivier nous ennuie, de ce temps-ci, et nous n’avons personne qui puisse tenir tête aux journalistes qui écrivent dans la « Justice ». Ne voudriez-vous pas vous essayer contre eux ? Une série d’articles très forts contre Ollivier, par exemple ? vous êtes bon pour faire ça. Votre salaire courrait pareil, le temps que vous seriez ainsi employé ; et si ce travail devait vous occasionner quelques dépenses… inutile de dire que nous vous les payerions. — Ceci, avec un sourire entendu.

Je lui ai représenté que cela m’était impossible.

Alors, vous ne voulez pas.

— Je ne peux pas.

— C’est bien, monsieur ; sortez et dites au comptable du département de vous payer.

J’ai salué ; et me voici sans emploi.

Heureusement que j’ai mes entrées aux journaux.

Je vais aller à Montréal et je suis sûr que je pourrai y vivre, sinon richement, du moins sans être forcé de me traîner dans la boue.

Je serai à Montréal dans deux jours ; tu auras ma première visite.

Cordialement à toi.

Ton ami,
Bernard Giroux.

Qu’en penses-tu, demanda Ricard ?

— Quel noble caractère !

— Hein ! S’il y en avait plus comme cela.

— L’Honorable Potvin ne trouverait pas aisément des valets. J’ai hâte de le voir, ce brave Giroux.

— Moi aussi. Ah ! c’est un caractère.

— Je suis heureux de l’avoir connu, dit Édouard : les amis de cette trempe-là, on en n’a jamais trop.

Eh ! bien, au revoir, mon vieux, dit Ricard, en se préparant à endosser son paletot.

— Tu pars déjà ; attends un peu, je vais aller te reconduire.

Et les deux amis sortirent ensemble.


CHAPITRE XX.

Dans l’ombre


C’est dans l’antichambre du cabinet de l’honorable Potvin que Giroux écrivait à Ricard.

C’est là aussi, que les innombrables quémandeurs qui assiègent un ministre faisaient le pied de grue.

L’honorable Potvin était enfermé avec quelques-uns de ses collègues ; et les solliciteurs de l’antichambre regardaient avec un sentiment particulier, fait de curiosité et d’apparente déférence, la porte doublée de cuir, derrière laquelle les honnêtes personnages étaient en conférence.

Des hommes gras, rouges et suants, passaient et repassaient, se donnant des airs très affairés : c’étaient les serviteurs du Pouvoir.

Pauvres gens accoutumés à ne pas manger à leur faim, maintenant devenus gros et gras, s’arrondissant ainsi aux dépens du public.

Leur estomac, habitué à tirer le nécessaire à la vie d’une nourriture quasi-insuffisante, faisait maintenant une assimilation exagérée ; et il était grand temps, pour le bien de leur santé et celui du trésor public, qu’un changement de gouvernement vint leur faire reprendre leurs habitudes de frugalité.

Derrière la porte capitonnée, l’entretien était fort animé.

— Pourvu que les modérés ne se réveillent pas, tout ira bien.

— C’est que, dit l’honorable Potvin, ils semblent menaçants.

— Ils ne sont pas organisés.

— Plus que vous ne le croyez.

Le sentiment populaire est pour nous, affirma gravement l’un des ministres.

— La belle blague : vous savez bien que si les modérés n’étaient pas si divisés et si inactifs : que, s’ils se réunissaient, nous serions écrasés.

— Il faut les tenir divisés.

— C’est plus facile à dire qu’à faire.

— Je ne vois pas qu’il y ait lieu de tant s’alarmer : n’avons-nous pas remporté quatre élections partielles à la fois, le même jour, le quatre novembre dernier.

— Oui, mais c’était dans la région de Québec ; et puis, vous savez ce qu’elles nous ont coûté.

— Les yeux de la tête ; nous ne pourrions pas en faire souvent comme cela. Il y a des fois, dit Potvin, que j’ai envie d’abandonner la partie et de tout laisser là.

Vous voyez les choses trop en noir, mon cher, lui dit un de ses collègues : maintenant que nous sommes débarrassés de Ravaut, je crois que nous pourrons tenir tête à l’orage.

— C’était un garçon habile,… pauvre Ravaut, en avons-nous pris de bonnes parties, ensemble.

— Oui ; mais il n’était pas assez prudent. Ainsi, moi qui vous parle, on ne pourrait rien prouver contre moi. Qui a jamais vu ça ! Les papiers compromettants, on les détruit ; et les témoins à charge, on les envoie à l’étranger. Il n’avait pas le tour.

— Tout cela ne serait pas arrivé sans ce maudit Ollivier.

— Les orangistes auraient bien dû le tuer à Ottawa, celui-là

— Il n’y aurait pas moyen de le faire disparaître ?

— Comme l’officier rapporteur de Sorel ?

— Ce serait imprudent : il est trop tard, maintenant. Vous comprenez bien que personne ne serait dupe. Ce serait assez pour nous faire tomber. Sans compter qu’il y aurait encore un danger plus grave…

— Hum !… Hum !…

— Il faudrait pourtant s’en débarrasser… Nous avons essayé d’envoyer Rivard en prison et ça n’a pas réussi…

— Et la « Justice » qui augmente toujours sa circulation, tandis que celle du « Matin » est en train de venir à rien.

— C’est déplorable.

— Il faudrait faire quelque chose.

— Oui, mais quoi ?

— Il faudrait d’abord ruiner Ollivier devant l’opinion publique.

— Comment ?

— Il n’y aurait pas moyen de le prendre au piège, de lui faire commettre quelque bévue ?

— C’est impossible.

— Il faudrait l’attaquer dans les journaux ; et de telle manière qu’il ne s’en relève pas.

— « L’Indépendant  » et le « Matin » ont essayé ça.

— Oui ; mais de quelle façon ! les imbéciles ! Ils ont écrit des articles qui lui ont fait plus de bien que de mal.

— Le fait est que ce n’était pas fort.

Je crois, dit Potvin, que mon secrétaire, Giroux, serait bon pour nous faire ça.

— Est-il capable ?

— Je le crois.

— Voudra-t-il ?

— Oh ! oui ; c’est un bon garçon.

— Alors, tout serait pour le mieux.

— Qu’il commence le plus vite possible.

— Ne soyez pas en peine.

— C’est ça.

Les ministres se disposèrent à quitter le bureau de Potvin.

Entre nous, leur demanda-t-il, croyez-vous que nous puissions résister ?

— Bah ! les gens ne voient pas clair.

Mon idée, moi, reprit Potvin, c’est que nous n’en avons pas pour longtemps.

— C’est possible.

— Ça durera ce que ça durera.

— Profitons-en, pendant que ça dure.

Et tous : au revoir, mon cher collègue.

— Au revoir, messieurs.

L’huissier ouvrit la porte et les ministres sortirent, pendant que les assistants s’inclinaient comme au passage du Saint-Sacrement.

Il baisse, il baisse notre collègue, disait un des ministres à ses compagnons, en sortant.

— Il craint le même sort que Ravaut.

— Il l’aurait richement mérité.

— Qu’il devienne ce qu’il pourra, ça m’est égal.

— C’est qu’il pourrait bien nous entraîner avec lui.

— Oh ! ça, par exemple !…

Chaque ministre rentra dans son bureau particulier, faisant trembler les fonctionnaires, sur son passage.

Potvin sonna Giroux ; il le fit asseoir et eut avec lui la conversation racontée par Giroux dans sa lettre à Ricard.

Giroux sortit, pendant que Potvin, confondant les mots et les qualités comme il confondait le tien avec le mien, disait, presqu’avec conviction : « quel manque de dévouement. »

Ceux qui faisaient antichambre et attendaient leur audience regardaient Giroux, se rasseyant comme si rien d’extraordinaire ne se fut passé, et enviaient sa facilité de pénétrer à toute heure du jour auprès du ministre.

L’honorable Potvin sortit sur le pas de la porte ; et, tout en examinant Giroux sans en avoir l’air, il jeta un regard circulaire sur ceux qui l’attendaient, saluant à la ronde ses connaissances.

Entrez donc, monsieur Dion, dit-il.

L’individu ainsi interpellé, se hâta d’obéir à l’invitation.

Le ministre le reconduisait à la porte, l’entretien terminé.

Vous, Roy, dit-il.

Roy, c’était le membre de l’assemblée législative qui représentait le comté de Saint-Germain.

Après quelques phrases préliminaires, Roy exposa l’objet de sa visite : il désirait faire construire un pont en fer sur la rivière Saint-Germain.

— C’est une grosse dépense.

— Ça rendrait bien service.

— Vous auriez dû vous adresser au ministre des travaux publics.

— Je ne le connais pas et j’ai cru que…

— C’est bon ; nous en reparlerons… Par quelle majorité avez-vous été élu, aux dernières élections ?

— Quatorze.

— Vous aurez besoin d’aide, la prochaine fois. Vous savez, sans doute, que le gouvernement présente une mesure en chambre, aujourd’hui. N’oubliez pas d’être là et de voter comme il faut.

— Votre excellence sait bien que jamais de la vie je ne voterais contre le gouvernement.

— C’est bien ; revenez me voir.

Le député sort ; et tous entrent et sortent à leur tour du cabinet où Potvin les reçoit, solennel, derrière son pupitre en bois précieux.

Survient un financier en vue.

Il demande : l’honorable monsieur est-il là ?

Oui monsieur, répond l’huissier de service.

— Y a-t-il moyen de le voir ?

— Il y a quelqu’un avec lui.

— Prévenez-le donc que je l’attends.

— C’est que…

— Tenez, passez-lui ma carte ; allez ! allez !

Le ministre surgit à l’instant.

Entrez donc, mon cher. — Et à celui qui était avec lui : « Voudriez-vous m’excuser un instant. »

Ils passent ensemble un bon quart d’heure.

Puis, le ministre reconduit le financier ; par la porte entr’ouverte, on peut l’entendre répéter au prince de la finance : « C’est très bien !… c’est parfait… Tout ce que vous voudrez, mon cher… Oui, oui ; certainement ; c’est entendu. »

La session bat son plein ; tous les jours, à la même heure, avant d’aller prendre son siège à la chambre, l’honorable Potvin donne audience ; — et s’il est permis d’espérer qu’il s’occupe, de temps à autre, du bien de la Province, il n’est pas permis de douter qu’il ne s’occupe du sien propre.

CHAPITRE XXI.

Mondanités


Debout devant son miroir, Édouard est tout entier absorbé par cette tâche à laquelle le sexe fort est assujetti, passé la vingtième année : il se fait la barbe.

En manches de chemises, l’air grave, il prend alternativement le rasoir et la savonnette, et se dénude le menton avec un art consommé.

Son attention et son soin sont extrêmes ; et non sans raison. Pensez donc : arriver chez les gens avec une balafre ou le visage incomplètement rasé ; ça ne fait pas ; et il redouble de précautions et d’adresse ?

Dans ce déshabillé, il a l’air d’un lutteur et pas du tout du monsieur élégant et pommadé qu’il sera tout à l’heure. Et je suis sûr que plusieurs l’aimeraient mieux ainsi qu’avec toute l’élégance que peut donner le convenu de la mode.

Pendant qu’Édouard était ainsi occupé, Giroux et Ricard entrèrent.

Il s’interrompit pour presser cordialement la main à Giroux.

Puis, s’excusant de continuer sa toilette : eh ! bien, mon cher Giroux, vous avez donc abdiqué les splendeurs du pouvoir.

— Ne m’en parlez pas ; ce n’était plus un air respirable pour un honnête homme.

— Savez-vous que vous devez être joliment soulagé.

— Je le serais encore plus si je pouvais narrer toutes les turpitudes dont j’ai été témoin.

— C’est vrai qu’ils sont rendus si loin que cela ?

— Il faut le voir pour le croire. Mais nous parlerons d’autres choses, si vous le voulez bien.

— Je vous comprends : vous désirez ne plus y être même par le souvenir. Avez-vous quelque plan pour l’avenir ?

— Quelques-uns ; mais ils ne sont pas encore assez définis pour que j’en parle. Je veux d’abord les mûrir davantage. Je ne suis pas trop pressé. Je vais, en attendant, me faire de quoi vivre, au « Soir ». Sans que je sois attaché au journal d’une façon définitive et régulière, on m’y fait faire du reportage.

Tu vas au bal, dit Ricard à son ami, qui avait étalé un habit noir sur une chaise.

— Non ; à une soirée intime ; mon deuil ne me permettrait pas le bal. Je ne sais même pas s’il y aura assez de monde pour danser.

Sait-on ça, là-bas ?

— Oui ; d’ailleurs, je ne retournerai plus dans ces réunions.

— Tu n’es pas pour te cloîtrer.

— Non ; mais je veux fonder une communauté, dit-il, en souriant.

Par égard pour Giroux, qui n’était pas au courant de ses amours, Édouard changea de sujet de conversation.

Vous devez pourtant regretter quelque chose, lui dit-il ?

Giroux l’interrogea du regard.

— Vous ne regrettez pas Québec ?

— Oh ! certainement.

— J’en ferais autant à votre place : je ne conçois rien de plus beau.

— Pas comme édifices, dit Ricard.

— Peu importent les édifices : ils ne suffisent pas, à eux seuls, à faire la beauté d’une ville.

— Sans édifices, mon cher, tu n’as pas de ville.

— Ne fais pas le sophiste. Je veux qu’il y ait, naturellement, quelques jolies rues, bien bâties et bien entretenues, comme la Grande-Allée, par exemple ; mais cela ne suffit pas. Tout l’art du monde ne peut parvenir qu’à faire une jolie ville : pour qu’une ville soit vraiment belle, d’une beauté qui parle à la fois au sens artistique et au cœur, il faut qu’elle soit, comme l’est Québec élevée sur un site pittoresque et historique.

— On peut difficilement trouver mieux sous ce rapport.

— N’est-ce pas. Tous ces vieux édifices et ces monuments. Ce panorama grandiose qui l’entoure.

— Il y a plus, dit Ricard : il y a, à vivre à Québec, un charme particulier, que j’ai déjà éprouvé.

— Certes, dit Giroux : on y est tellement en famille.

— Et puis, continua Ricard, c’est un incomparable foyer d’intellectualité. Quelle largeur d’esprit et quel enthousiasme, chez tous ! Je me rappellerai longtemps mes vieux maîtres de l’Université.

— C’est vrai, dit Édouard ; tu as fait un an d’université, là-bas.

— J’ai contracté là des amitiés et lié des relations qui dureront toute la vie et dont je serai toujours heureux de jouir.

Édouard pendant cette conversation avait terminé sa toilette.

Nous allons t’accompagner jusqu’où tu vas, s’il n’y a pas d’indiscrétion, dit Ricard.

All right.

Ils le reconduisirent jusque devant une maison dont toutes les fenêtres illuminées annonçaient la gaieté et le plaisir.

Un domestique lui dit que ces dames étaient là-chose fort superflue, car il les entendait causer et rire.

Au salon, il trouva madame et ses filles Gilberte, Adrienne et Germaine, et leur frère, Jean.

Quelques invités et invitées aussi, en petit nombre encore.

Il salua madame, s’inclina devant les jeunes filles et serra la main à Jean ; puis il s’assit à côté d’une jeune fille qu’il avait déjà eu le plaisir de rencontrer là.

En apparence tout à sa voisine, il parcourait le salon du regard et examinait les invités.

Un jeune garçon qui passait généralement pour « très chic, et très distingué, » débitait, à voix trop haute, des choses absolument niaises et de fort mauvais goût.

Les jeunes filles faisaient cercle autour de lui.

Il parlait maintenant de la derniére représentation donnée par une troupe américaine, où l’intrigue consistait surtout en danses et où les jambes des danseuses tenaient le premier rôle. C’était parfaitement idiot et dénué de sens commun. On n’en applaudissait pas moins.

Le jeune dude redoublait de faconde et de ridicule, et on lui lançait des regards tendres.

Au fond, le bon sens de plusieurs protestait ; mais s’exclamait : est-il fin ! parle-t-il bien !

Il avait conscience de son absurdité et continuait tout de même, se moquant des autres et de lui-même.

Un jeune homme interprète de l’attente générale, esquissait un pas de danse. C’en fut assez pour donner le signal. Les rares invités qui n’aimaient pas les exercices violents, — même avec une danseuse et au son de la musique, — se retranchèrent derrière les chaises.

Édouard invita bravement sa voisine et tous deux s’élancèrent dans le tourbillon.

Le spectacle que présentait à ce moment le salon était absolument joli et gracieux, et n’avait que le défaut d’être aussi absolument futile et de faire sauter de grandes personnes comme des enfants.

Celui qui eût proposé à aucun des couples qui tournoyaient là de se prendre par la main, le lendemain, et de se promener ainsi, sur la rue Sainte-Catherine ouest, eut été traité de mauvais plaisant et même de grossier personnage ; mais, ce soir, on tourne les bras entrelacés ; et c’est plein de bon sens et de chic. Les lumières et le piano aux entrainants accords rendent raisonnables et justifient tous les entrechats.

Enfin, les danseurs, haletants, reconduisirent les danseuses, s’éventant, à leurs sièges respectifs.

On cause.

Quelqu’un demanda de la musique.

Mademoiselle Gilberte, à qui s’adressait cette prière, protesta, — à tort, — qu’une autre s’acquitterait infiniment mieux qu’elle de la tâche de charmer les auditeurs ; puis, comme on insistait, elle acquiesça gracieusement et se mit au piano.

Pendant qu’elle rendait, fort bien, ma foi, un nocturne de Chopin, Édouard regardait la fête ; et, voyant les choses sous leur vrai jour, il se disait qu’il y avait là assez de garçons d’esprit et de gentilles enfants pour qu’on pût se divertir d’une façon infiniment plus intelligente, plus simple et plus agréable. — La mode est une terrible gâcheuse de tout ce qu’il y a de bon et de sain.

Le morceau de piano fini, on applaudit discrètement.

Alors, au milieu des conversations, la musique succéda aux déclamations et les déclamations à la musique.

Le jeune dude de tout à l’heure rendit, pas mal du tout, une pièce joliment indiscrète, — ce qui jeta un certain froid.

On pria Édouard de dire quelque chose, à son tour. Avec beaucoup de pathétique et de vérité, il dit Péri en Mer, de Botrel.

Par je ne sais quelle magie, une réaction se fit alors : le bon sens et le naturel, qui avaient paru totalement absents, revinrent peu à peu, à mesure que les diseurs d’inepties se fatiguaient, et on causa beaucoup plus simplement de choses plus intéressantes.

Le reste de la soirée se passa fort agréablement et le réveillon fut très gai.

Ce qui n’empêche pas, qu’en rentrant à sa chambre, après être allé reconduire une jeune fille, Édouard se félicitait d’avoir mieux que toutes les amitiés de surface et tous les plaisirs frelatés que nous offre la soi-disante bonne société.

Avant de se mettre au lit, il prit et relut plusieurs fois cette lettre, reçue le matin :
Mon cher Édouard,

Si vous m’aviez demandé la permission d’aller dans le monde et de vous divertir, alors que vous êtes loin de moi, ou si vous l’aviez prise sans la demander, comme vous auriez eu le droit de le faire, je n’aurais rien dit et j’aurais souffert.

Au lieu de cela, vous m’annoncez votre détermination de ne plus aller dans le monde et de vous contenter, pour toute distraction, de ma lointaine amitié. Soyez mille fois remercié de ce généreux mouvement, et soyez assuré que je vous en aimerai davantage.

Je crois qu’une telle preuve d’amour et de scrupuleuse fidélité nous rapproche encore plus, malgré les lieues de distance qui nous séparent.

Marie-Louise m’a lu la dernière lettre que vous lui aviez écrite ; et je préfère avouer l’indiscrétion dont nous nous sommes ainsi, toutes deux, rendues coupables, plutôt que de laisser passer sans vous en remercier toutes les bonnes choses que vous y dites de moi. — Ainsi, la prochaine fois, soyez sur vos gardes… et parlez plutôt en mal.

Vous me demandez à quoi je passe mes journées : heureusement que j’ai du ménage à faire et que maman me trouve souvent de l’ouvrage, car je les passerais peut-être à penser à quelqu’un que vous connaissez.

Comme vont les choses, au lieu de cela, je frotte et je nettoie, une partie de la journée ; il y a aussi la couture : de sorte que je me rends souvent au soir sans avoir eu une minute à moi.

Quand je suis libre, l’après-midi, je vais voir Marie-Louise. Souvent elle vient, elle aussi, et me tient compagnie, pendant que je travaille, — quand elle ne me donne pas un coup de main.

Les soirées, je les passe en famille, à rire, à causer, ou à faire de la musique.

Je vous attends pour chanter certaine chanson, que je ne pourrais, je crois, chanter sans pleurer, maintenant que vous n’y êtes plus.

Et, au milieu de toutes mes occupations, à toute heure du jour, et de la nuit, quand je me réveille, je pense à celui qui s’en est allé avec mon cœur ; et, en attendant les joies du retour, je suis heureuse et je vous aime.

Blanche.


Édouard songea au sommeil.

Il éteignit la lumière, sa lettre à la main ; puis, une fois sous les couvertures, il la glissa sur sa poitrine — et s’endormit avec son amour.


CHAPITRE XXII.

Le « Progrès »


La session était finie. Dans les salles de l’assemblée législative et du conseil législatif, les échos s’étaient tus.

La farce parlementaire de l’écrasement et du bâillonnement d’une infime minorité, par une majorité servile, était terminée.

Les élections s’annonçaient prochaines et le peuple allait avoir son mot à dire.

La Vérité et la Justice prévaudraient-elles ?

Les modérés, faisant trêve à leurs divisions mortelles et secouant leur inertie, avaient ouvert la campagne électorale, pendant qu’Ollivier s’attaquait de nouveau au tronc vermoulu de l’arbre du gouvernement et, la hache à la main, comme un bûcheron, abattait à coups redoublés les vains obstacles qu’on lui opposait, répandant dans le camp ministériel la rage et l’effroi.

Son collaborateur dévoué et infatigable à l’œuvre du progrès et de la régénération, Jean-Baptiste Rivard, continuait, dans la « Justice » son travail d’assainissement : la vénalité, la corruption et le faux patriotisme y étaient impitoyablement dévoilés et fustigés à mort. Comme l’immortel héros de Rostand, rien ne l’arrêtait ; où qu’il vit le mal, il frappait, estimant justement que l’honnêteté et la justice priment tout. Il se battait, et, différant en cela de Cyrano, il voyait autour de lui tomber ses ennemis, comme des arbres qu’abat un vent de tempête.

Édouard Leblanc applaudissait à ce mouvement. Quoiqu’un peu détourné de la politique active par les affaires de sa profession, il s’y intéressait vivement et, en attendant d’être appelé à diriger les affaires de son pays, il dirigeait les siennes propres avec bonheur, donnant satisfaction à ses patrons et se faisant un nom au palais.

Depuis que, pour être fidèle à la promesse qu’il avait faite à Blanche, ses relations mondaines se bornaient au strict nécessaire, il avait fait dans son existence une part encore plus large à l’étude et à l’amitié.

Ce qui explique que si souvent — et ce soir-là entre autres — il se trouvât en compagnie de Giroux ou de quelqu’autre ami.

Giroux avait l’air méditatif et semblait ruminer quelque chose.

À quoi pensez-vous, lui demanda Édouard ?

— Je voyais, après-midi, partir les sacs remplis de journaux, des bureaux de nos grands quotidiens, et je pensais à l’effet qu’ils produiraient et aux conséquences incalculables qu’auraient chacun des articles.

— Oui, je vois le tableau d’ici : les gens rassemblés autour du bureau de poste du petit village et attendant que la malle soit démallée ; puis chacun partant avec le journal, qu’on lira le soir, en famille.

— Et qui abrutira les pauvres gens en raison directe de l’amas énorme d’inqualifiables bêtises qu’il renferme.

— Quelle prostitution d’une noble tâche : empoisonner le cœur et fausser l’esprit du peuple !

— Quel manque de tous principes !

— Quel manque du plus élémentaire patriotisme !

— On ne peut abuser plus odieusement de l’énorme influence qu’exerce la presse.

— Oh ! oui, cette influence est incroyable.

— C’est dommage qu’on ne l’emploie pas mieux ; ce que je ne comprends pas, surtout, c’est qu’on laisse cette influence aux imbéciles et aux malhonnêtes. Moi, qui vous parle, mon cher Leblanc, je connais une infinité de personnes qui pourraient faire quelque chose, d’une manière ou d’une autre, pour le bon journalisme, et qui négligent cordialement cette œuvre si utile.

— Oui, les gens sans scrupules se remuent et accaparent tout, et les honnêtes gens, eux, laissent faire.

— Je suis heureux qu’on ait, une fois au moins, manqué à cette traditionnelle habitude d’inertie et de veulerie, et qu’on ait fondé l’« Action Sociale  ».

— C’est une œuvre dont le besoin se faisait sentir : ça contrebalancera un peu l’esprit de désordre et de division entre les différentes classes de notre société, que certains grands journaux quotidiens s’appliquent à faire naître, pour l’exploiter ensuite à leur profit.

— Quand, en France, on crie que si les catholiques avaient eu des journaux ils n’auraient pas succombé, et que, partout, on reconnaît la puissance de la mauvaise presse, je crois, qu’ici, il n’est pas à propos d’attendre le danger, pour attaquer et défendre ce qui doit être attaqué et défendu.

— Si, par exemple, les modérés, au lieu de regarder faire et de croire qu’ils n’ont qu’à ouvrir la bouche pour que les alouettes leur tombent toutes rôties dans le gosier, avaient eu un grand quotidien, à Montréal, croyez-vous qu’ils ne seraient pas rendus, actuellement, infiniment plus loin qu’ils ne le sont ?

— Oui, mais ils vont de l’avant, maintenant.

— Je ne dis pas le contraire ; mais s’ils avaient pris, et plus tôt, de meilleurs moyens, ils ne réussiraient que mieux.

— Pourquoi ne fonderiez-vous pas un journal, Giroux ; vous le rédigeriez conformément aux idées que vous venez d’exprimer ?

— Je caresse un projet de ce genre.

— C’est peut-être celui dont vous me parliez l’autre jour ?

— Justement. Seulement, ça ne se fonde pas comme ça, un journal ; si vous aviez fait du journalisme, vous en sauriez quelque chose.

— Alors, à quoi songeriez-vous ?

— J’ai quelque argent ; et je voudrais acheter un journal de campagne : ce serait plus facile et plus pratique que d’en fonder un nouveau.

— Il y en a un à Saint-Germain.

— Je désirerais vous consulter à ce sujet ; j’ai entendu parler de ce journal et j’aimerais à savoir à quoi m’en tenir sur son compte ; vous êtes de l’endroit : vous pourriez me dire cela.

— Je ne demande pas mieux.

— Fait-il quelque chose ?

— Comme ça.

— Mais il y a assez de gens, là-bas, pour qu’il ait du succès s’il était intéressant ?

— Il faudrait, pour qu’il vînt à payer, qu’il circulât dans toute la région.

— Peu importe : on le ferait circuler. Je me fais fort d’y arriver. Pourvu qu’il y ait à Saint-Germain et dans les environs assez de population et d’affaires, il n’en faut pas plus pour compter sur le succès : ce sont des bases suffisantes.

— Population et affaires sont très suffisantes, je crois.

— Alors, c’est dit. Je vais entrer en communication avec le propriétaire du journal actuel et, si je réussis, quand vous descendrez à Saint-Germain, aux vacances, vous m’y trouverez installé et journalisant.

— J’espère même, dit Édouard, que vous serez reçu chez moi avant ce temps ; j’écrirai à la maison, pour les prévenir, et vous n’aurez ensuite qu’il vous présenter pour être reçu à bras ouverts. On vous accueillera comme si vous étiez de la famille, en souvenir de moi.

— Je bénirai votre souvenir.

— Comme ça, vous aurez un chez vous, là-bas.

— Je vous en suis très reconnaissant.

— Vous ne m’avez pas dit comment vous appellerez votre journal ?

— Le « Progrès ».

— Ah ! et vous comptez réussir ?

— Certainement. Voici ce que je compte faire : je veux m’occuper des gens de Saint-Germain et autres lieux circonvoisins et raconter leurs faits et gestes, leur parler d’eux-mêmes, vous savez, et de ce qu’ils font ; ça ne pourra pas manquer de les intéresser.

— Je le crois.

— C’est la première chose : faire un journal qui parle aux gens des choses qui les concernent et dont il leur est agréable d’entendre parler. Je leur donnerai un peu de littérature ; peut-être un feuilleton ; j’aurai des mots pour rire et des annonces ; je remplirai le reste avec des articles où j’étudierai les choses, les événements, et les hommes, et où je dirai qu’il faut aimer le juste et le vrai, et où je montrerai de quel côté ils se trouvent. Je saurai, je l’espère, plaire et instruire. Je crois qu’en faisant de bons journaux attrayants on peut arriver à combattre la mauvaise presse, à instruire le peuple et à le conduire dans le chemin de la justice et du progrès.

— Mon cher, je vous demande, dès maintenant, l’honneur de collaborer à votre journal…

— J’accepte et je vous remercie. Vos articles auront d’autant plus d’attrait pour les lecteurs que vous êtes un de leurs pays. Vous serez un collaborateur précieux ; je vous rappellerai votre promesse, en temps et lieux.

— C’est entendu.

— Je me ferai probablement de quoi vivre rien qu’avec les travaux d’impression que j’exécuterai pour le public.

— Je le crois.

— Et puis, j’ai, pour m’encourager, l’exemple de plusieurs journaux ruraux, qui réussissent.

— Je vous souhaite tout le succès possible, mon cher ; je crois que vous réussirez.

Après cette longue conversation, qui devait décider de l’avenir de Giroux, celui-ci demanda encore quelques renseignements et prit congé.

Il est à souhaiter, pensa Édouard, que le nombre des journalistes de la trempe de ce noble cœur augmente de plus en plus.

CHAPITRE XXIII.

Les principes


Par une belle après-midi de fin de mai, Édouard et Ricard se promenaient à travers les sentiers embaumés de la montagne.

Comme d’habitude, ils discutaient, leur conversation tournant toujours à la discussion — mais leurs discussions jamais à la dispute.

— Ainsi, mon cher Édouard, tu fondes sur Ollivier de grandes espérances pour l’avenir du pays ?

— Je crois, je l’avoue, que son arrivée au pouvoir serait un bien pour nous, Canadiens-Français.

— Que tu es donc naïf :

— Montre-moi en quoi je suis naïf, mon cher.

— Tu crois à l’avenir, au progrès : c’est naïf, cela.

— Je crois que c’est logique, tout simplement ; je sais que, sur le nombre de nos projets et de nos espérances, plusieurs ne se réalisent pas ; mais un certain nombre réussissent ; et c’est suffisant pour que je sois fondé à espérer.

— Voyons un peu tes espérances.

— Elles ne sont pas si chimériques que tu sembles le croire. Admets-tu qu’il y ait des choses à réformer et des progrès à faire, dans la province de Québec ?

— Il y en a partout.

— Tu sais, comme moi, la corruption qui ronge le gouvernement et surtout la manière déplorable et dépourvue de tout patriotisme dont il administre les affaires publiques.

— Nous avons pourtant un surplus, mon cher

— Qui a été pris dans la poche des contribuables, ça je te l’accorde. Il faut que l’argent soit pris à la bonne place et dépensé à la bonne place. Il y a aussi lieu de regarder plus loin : dans quelques années, sais-tu à qui il servira ce faux surplus, si les choses continuent au train qu’elles vont ?

— Il servira à nos enfants.

— Ah ! ah ! C’est toi qui deviens naïf : il servira aux Américains, aux Anglais, aux Juifs et peut-être même aux Doukhobors.

— N’éveille pas les questions de races, dit en souriant Ricard.

— Je ne les éveille pas, mais il conviendrait au moins ici, dans la province de Québec, que nous fussions chez nous et prospères.

— Crois-tu, par hasard, dit Ricard, qu’un autre gouvernement serait plus pur ?

— Oui ; et s’il doit toujours demeurer une certaine corruption, du moins serait-elle atténuée. De plus, je crois que, quand nous aurons un homme intègre à la tête de la Province, la corruption, qu’il est impossible de supprimer tout à fait, se réfugiera chez les politiciens de bas étage. Il y aura infiniment de différence entre un gouvernement où l’on dilapide, en haut, le patrimoine de la Province, où l’on vole en bas, et où l’on gaspille partout, et un gouvernement à la tête duquel sera un patriote, qui inspirera aux boodleurs une crainte salutaire et ne confisquera pas, à son profit et au profit d’un petit nombre, nos richesses nationales.

— C’est à savoir.

— Crois-tu à l’honnêteté d’Ollivier ?

— Oui.

— Je ne parle pas de ses talents et de ses capacités : elles sont incontestables. Maintenant, crois-tu aux malversations de nos ministres actuels ?

— Nous les avons vues ; il est difficile de n’y pas croire.

— Alors, conclus.

Ricard ne répondit pas ; ils se turent, tous deux, subissant le charme du renouveau.

Ils étaient dans le chemin sous bois qui conduit du cimetière protestant au cimetière catholique, et qui longe une route pareille pratiquée sur la montagne, du côté du cimetière catholique ; les deux routes aboutissent presque ensemble au rond point où s’élève le monument funèbre de Sir George-Étienne Cartier.

La verdure naissante, les chants d’oiseaux, les tièdes parfums de l’éveil de la nature et le soleil au travers du feuillage, rien n’indiquait la proximité du champ du repos et tout était paix, douceur et ivresse de vivre.

Dieu qu’il fait bon, ici, dit Leblanc !

Les deux amis s’assirent sur une roche moussue, au bord du chemin, et reprirent leur conversation.

Et tu ne me dis pas, fit Ricard, si tu vas te mettre à la suite d’Ollivier.

— Oh ! répondit Leblanc, je ne ferai probablement jamais de politique active.

— Oui, mais si tu en faisais ?

— Je verrais.

— Pour un homme qui admire tant Ollivier, tu ne m’as pas l’air bien sûr de toi.

— Je t’exposerai volontiers mes idées là-dessus. En principe, je suis entièrement pour Ollivier. Maintenant, faut-il, pour le suivre, embrasser toutes ses idées et sacrifier toutes les miennes ? Je n’en vois pas la nécessité. Faut-il aussi abandonner mes chefs politiques et renoncer à toutes mes traditions ? Je ne le crois pas, non plus. Les radicaux et les modérés sont en présence ; Ollivier, radical devenu progressiste, combat le gouvernement radical. Si j’étais radical, j’abandonnerais, à l’instant, mon parti pour suivre Ollivier. Je suis un modéré, et les modérés travaillent de concert avec Ollivier, quoique non en commun ; pourquoi pas demeurer dans les rangs de mon parti, où tout me retient, principes et traditions ? En y demeurant, je travaille pour l’homme que j’admire et au programme duquel j’ai confiance.

— Et si un modéré se présentait contre Ollivier ?

— Si les modérés étaient assez bêtes pour faire cela, je voterais pour Ollivier.

— Et si tes chefs se séparaient d’Ollivier ?

— Je ne sais pas. S’ils s’en séparaient dans les circonstances actuelles, et les choses et les hommes étant les mêmes qu’actuellement, je ne m’allierais certes pas au tiers-parti, mais je deviendrais olliviériste. Ce serait lui que je suivrais. Cette discussion est, en tous cas, bien oiseuse : les circonstances, les hommes et les idées peuvent changer : et puis, est-ce que je sais si jamais je ferai de la politique.

— Qu’importe, il faut prendre parti.

— Eh ! bien, je ferais ce que je viens de te dire.

— Bravo ! Voilà qui est parlé. Tu te classes, toi, et tu ne fais pas comme ceux qui sont progressistes avec les progressistes, radicaux avec les radicaux, modérés avec les modérés ; et qui, au fond, sont tout uniment pour eux-mêmes.

— De principes, je suis et, je serai toujours un modéré, dit Édouard, et je suis de plus un olliviériste convaincu, comme le sont plusieurs radicaux. Je crois qu’avant peu Ollivier sera au pouvoir ; et que son 1937 sera un 1937 tout pacifique, qui verra la splendeur et la prospérité sans rivale de la province de Québec.

— Tout cela, dans l’hypothèse que la Province serait susceptible de faire du progrès.

— Tu es absolument décourageant et desséchant. Heureusement que tes actes démentent, quelque fois, tes paroles.

— Que veux-tu ; moi, je crois que les nations sont un peu comme la mer, qui monte et descend ; et je crois qu’un progrès doit être suivi d’un recul. De sorte que tout devient temporaire et illusoire.

— Tu te trouves donc à admettre le progrès ; Eh ! bien, laisse monter la vague du progrès et de la civilisation. D’autres que nous, d’autres gouvernements pareils au gouvernement actuel travailleront à extirper le patriotisme et à amoindrir ce que nous aurons voulu grand.

Il y en aurait un fameux nettoyage, si le gouvernement tombait, dit Ricard.

— Pas tant que cela.

— Les parasites, qui grugent le gouvernement, et les employés publics devraient faire leur paquet.

— Non ; tu nous supposes trop extrémistes. Les parasites, on leur ferait comprendre qu’ils auront à se contenter de profits honnêtes ; les bons fonctionnaires, on leur donnera de l’avancement ; et les autres ne seraient congédiés, j’en suis sûr, qu’après avoir prouvé à l’évidence une nullité ou un mauvais vouloir absolus.

— De sorte que, d’après toi, il n’y aurait rien de changé.

— Non ; pour paraphraser un mot historique, il n’y aurait au parlement de la province de Québec qu’un Canadien-Français de plus.

L’esprit plein des graves pensées qu’avait agitées leur conversation, le cœur et les yeux pleins de printemps, les deux amis redescendirent la pente ombragée, — qui a vu passer tant de gens en deuil, — pendant que le soleil couchant, là-bas, par delà les arbres, dorait les rapides de Lachine.


CHAPITRE XXIV.

Struggle for Life


Reçu avocat depuis quatre mois seulement, Édouard faisait son chemin rapidement et sûrement.

Au palais, il était très écouté des juges, auxquels il plaisait par la manière habile et claire avec laquelle il savait exposer une question et par le soin qu’il mettait à préparer ses causes.

Cette satisfaction des juges et des plaideurs et l’estime grandissante de ses confrères avaient leur retentissement dans la bienveillance de ses patrons. Ils venaient de lui en donner une preuve substantielle en augmentant son salaire. Désormais, il gagnerait cent dollars par mois.

Cette augmentation, il la méritait bien, car il travaillait consciencieusement : le premier arrivé au bureau, il se mettait vite à l’ouvrage ; toujours empressé et de bonne humeur, il plaisait à tous par son entrain infatigable ; étudiant les questions de droit avec calme et prudence, il faisait rarement fausse route ; quand il partait du bureau, un des derniers, le soir, il avait généralement une bonne journée à son actif.

Loin de se laisser tourner la tête par son succès naissant, Édouard ne s’abandonnait pas à cet infécond et paralysant contentement, où se perdent un trop grand nombre : il ne croyait pas n’avoir plus rien à faire et que le succès qui couronnait ses premiers efforts fût la consécration de la gloire et de la fortune. Il ne s’enorgueillissait pas outre mesure, non plus, de ce qu’il lui arrivait d’heureux et accueillait les premiers sourires de la fortune en garçon d’esprit.

Pour l’avocat qui réussit, il y a deux écueils : la satisfaction prématurée de soi et la cessation de tout travail ou l’abandon de tout le reste pour l’étude trop exclusive et étroite de l’étude du droit. Édouard fuyait également ces deux écueils, il travaillait d’autant plus qu’il réussissait mieux.

Il demeurait aussi l’esprit ouvert à tous les courants intellectuels. Il ne voulait pas devenir uniquement une machine à dicter des pièces de procédure et à plaider, ni s’éveiller, un jour, comme certains, vingt ans en arrière de son siècle.

Il se mêlait donc activement au mouvement intellectuel et suivait avec intérêt l’évolution sociale et la marche des événements politiques.

Il avait eu l’occasion de donner quelques conférences et de prononcer quelques discours, et il en avait profité, estimant que c’est chose fort bonne, que de prendre contact avec le public.

Il y a à cela trois avantages : d’abord le plaisir qu’on en éprouve ; puis, le profit pour soi-même, que procure ce travail et l’exercice de la parole ; et, enfin, la réputation de bon aloi qu’on acquiert ainsi.

Car il est très légitime de se faire une réclame de cette sorte : ce sont là des témoignages de savoir et de travail qu’on est justifiable de donner au public, pour qu’il sache ce qu’il peut attendre de nous, et pour que nous sachions, à notre tour, ce que nous pouvons espérer de lui.

Édouard commençait donc à se faire connaître par la plume et par la parole, préludant ainsi aux luttes qu’il serait peut-être appelé à livrer devant ce tribunal dont relèvent tous les autres, celui de l’opinion publique.

Au point où il en était rendu, il pouvait regarder l’avenir avec confiance et ne pas être téméraire en formant des projets auxquels il associait Blanche.

Sans avoir connu la jeune fille par lui-même très longtemps, il savait tout ce qu’elle valait : on n’est pas élevé dans le même village, sans se connaître un peu, au moins par oui-dire ; et puis l’amitié qui l’unissait à Marie-Louise lui était un garant qu’il ne se trompait pas dans la haute estime et l’amour qu’il avait pour elle.

Depuis une couple de mois déjà, les parents de l’un et de l’autre amoureux étaient au courant, et Édouard devait faire la demande officielle au prochain voyage qu’il ferait à Saint-Germain.

En attendant cette demande et toutes les formalités dont ces démarches s’accompagnent, il goûtait tout bonnement le bonheur d’aimer et d’être aimé ; et voici ce qu’il écrivait à sa petite payse :


Chère Blanche,

Quand je baisais vos yeux pleins de larmes et que votre tendre émoi me faisait découvrir votre amour et le mien, je ne réalisais peut-être pas encore tout le bonheur qui m’arrivait et quel trésor inestimable m’était échu ; et je ne savais pas, non plus, comme votre souvenir serait présent chaque jour auprès de moi, et ensoleillerait ma vie.

J’étais loin de me douter qu’après nous être aimés un printemps, sans penser au lendemain, nous pourrions si tôt mettre à exécution nos rêves de bonheur.

Et voilà que j’entrevois déjà le jour, où je pourrai vous avoir toute à moi et vous dire que je n’ai plus rien à désirer, puisque je vous possède.

La profession d’avocat n’a pas été trop-ingrate pour moi, et je suis maintenant assez sûr de ce qu’elle me réserve pour escompter l’avenir et commencer à marquer le moment qui nous unira l’un à l’autre pour toujours. Que diriez-vous des jours froids de janvier ?

C’est un peu tard, au gré de mes désirs, mais c’est assez tôt en regard des dictées de la sagesse pratique, qui nous ordonne de préparer d’abord notre nid pour cette existence nouvelle, que j’entrevois faite de joies parfois austères mais toujours incomparables, grâce à vous, et que je ne voudrais pas vous rendre pénible par trop de précipitation.

Pourtant, comme c’est la saison des nids et des frissons d’amour, je veux au moins fixer l’époque à laquelle nous bâtirons ; et lorsque viendra l’automne, regardant les arbres empourprés par la fièvre de la mort de l’été, nous verrons à leurs branches dégarnies pendre les lamentables restes des amours d’une saison et nous nous dirons qu’avant que les oiseaux n’aient relevé leurs nids, nous, nous aurons édifié le nôtre, chaud et capable de durer tous les étés qu’il plaira à Dieu.

Vous recevrez par le même courrier un petit écrin contenant le joyau qui sera le gage de nos fiançailles ; qu’il vous dise, chaque fois que vous le regarderez, que les pierres qui l’ornent sont infiniment moins précieuses que votre amour ne l’est pour moi.

Votre fiancé,
Édouard

Certain maintenant, de pouvoir réaliser à brève échéance son rêve de bonheur, Édouard s’était confié à sa mère dans une longue lettre où il lui avait dit son amour pour Blanche ; et il lui avait demandé la permission de donner une sœur à Marie-Louise, la priant d’approuver ses projets et de les bénir.

Sa mère lui avait répondu :


Mon cher fils,

Tu ne pouvais faire un meilleur choix ; je reconnais là la sagesse que tu as toujours montrée et tu me fais bien plaisir.

Blanche est une jeune fille douée des plus riches qualités du cœur et de l’esprit ; elle est industrieuse ; elle a reçue une instruction qui lui permettra de bien te comprendre et de sympathiser avec toi ; la formation que lui ont donnée ses parents en a fait une gentille enfant et une bonne chrétienne : tu ne pouvais donc rencontrer une meilleure compagne ni donner à Marie-Louise une sœur qui fût plus digne d’elle.

Je vois avec satisfaction que tu es assez raisonnable pour attendre au mois de janvier pour le mariage ; cela te donnera le temps de mieux préparer l’avenir, et tu observeras ainsi les convenances, après la mort de ton pauvre père.

S’il vivait encore, il t’aurait dit comme moi : va ! et sois aussi bon époux que tu as été bon frère et bon fils.

Je t’embrasse et je te bénis pour deux.

Ta mère,
M.-L. Leblanc

Rien d’étonnant, quand on sait que la pensée d’Édouard tournait vers Saint-Germain aussi naturellement que l’aiguille de la boussole vers le nord, qu’il fût à songer à la vieille maison grise qui fait face au fleuve et à la jeune fille qu’il y conduirait, quand Ricard et Giroux entrèrent.

Je pars, dit Giroux ; et, ajouta-t-il en riant, j’échappe à Ricard, qui m’a persécuté toute la soirée.

— Qu’est-ce qu’il veut, demanda Édouard ?

— Je veux la conversion de ce rétrograde, interrompit Ricard.

— Il me traite d’esprit étroit parce que je ne veux pas consentir à la suppression de l’esprit de parti ; il prétend que c’est un préjugé ; comme si l’esprit de parti n’était pas formé d’idées et de traditions souvent très respectables.

— Nous allons te prendre pour juge, Édouard, dit Ricard.

— C’est très bien ; usez et abusez de mes faibles lumières. Si je comprends bien, Ricard, c’est l’anarchie que tu veux.

— Comment ça ?

— Sans esprit de parti, il n’y aurait plus de partis, et, sans partis, il n’y aurait plus d’ordre possible ni de gouvernement durable. Dans l’état de nos institutions, si tu supprimes le parti, tu supprimes tout ; et la société n’est plus possible. Je ne crois donc pas qu’il faille s’en prendre à l’esprit de parti, que tu ne réussirais pas du reste à détruire, mais à l’excès qui est le fanatisme de parti. C’est uniquement ce qu’il faudrait faire disparaître.

— Bravo ! grand Salomon ! dit Giroux, en riant ; puis, revenant au sérieux : je compte que tu viendras me reconduire au train, demain.

— Certainement ; et je n’oublierai pas, non plus, de prévenir chez moi, pour que tu ne te trouves pas en pays étranger à Saint-Germain. Alors, tu as acheté le journal ?

— Oui ; il ne me reste plus qu’à payer et à prendre possession ; ce que je ferai, en arrivant.

— Bonne chance : en avant le « Progrès » !

— Merci. Tu vas m’excuser ; je me sauve tout de suite : j’ai une foule de choses à faire et de gens à voir.

— À demain ; et, ensuite, à cet été.

— À demain.

Et Giroux sortit avec Ricard.

Demeuré seul, Édouard écrivit :


Ma chère petite Marie-Louise,

Te rappelles-tu d’un temps où tu m’écrivais journellement : « J’ai fait ceci avec Blanche ; je vais faire cela avec Blanche Coutu, nous sommes toujours ensemble, Blanche Coutu et moi ; qu’elle est donc fine, qu’elle est donc toutes choses ? » — Maintenant, je suis convaincu que tu ne disais pas toute la vérité et qu’elle vaut encore mieux que tu ne voulais bien dire.

Eh ! bien, moi aussi, j’ai quelqu’un à te présenter.

Est-il brun, est-il blond ? — Tu ne le sauras pas.

Est-il grand, est-il petit ? — Tu verras par toi-même.

Aime-t-il les brunes ou les blondes ?

— Ça, c’est ton affaire.

Je ne te dirai rien sur lui : ce sera à toi à découvrir ses multiples qualités. Et si tu l’apprécies favorablement, cette appréciation sera à ton honneur.

Ce quelqu’un que je veux te présenter, c’est mon ami Giroux, dont je t’ai, quelque fois, parlé.

Il a acheté l’imprimerie et le journal et s’en va, de ce pas, à Saint-Germain, donner une nouvelle vie à cette feuille anémique et souffler sur notre petit coin de pays le feu des idées nobles et ardentes dont il est animé.

C’est le meilleur garçon du monde et un parfait gentleman ; c’est aussi un de mes meilleurs amis.

J’espère que ces titres te le feront bien accueillir et que je ne serai pas à la peine de lui faire les honneurs de la maison quand je descendrai, cet été.

Montre cette lettre à maman et demande-lui d’exercer envers Giroux cette bonne hospitalité dont elle a le secret ; dis-lui que je lui en serai infiniment reconnaissant.

Pardonne-moi de ne pas t’en dire plus long et n’en veuille pas à Giroux de mon laconisme : je voudrais me hâter d’aller jeter cette lettre à la poste pour qu’elle parte par le prochain train.

Je t’écrirai plus longuement, demain.

Bonjour ; je t’embrasse.
Édouard.

CHAPITRE XXV.

Le devoir


Le mariage n’est pas uniquement une partie de plaisir ; aux gens sérieux, il apparaît sacré et redoutable.

Édouard, tout en ayant pleine confiance à Blanche — et parce qu’il avait en elle cette confiance — tenait à ce qu’elle connût bien ses idées relatives au mariage et à ce qu’elle sût ce qu’il attendait et ce qu’il espérait de son amour, comme aussi ce qu’il voulait être pour elle.

De là, un échange de lettres pleines des plus hautes idées et des plus nobles sentiments, et pleines aussi d’une sincérité et d’un abandon rare :


Chère Blanche,

Je vous aime profondément et, à l’heure qu’il est, je me considère comme irrévocablement engagé envers vous ; j’ai perdu ma liberté et j’en suis infiniment heureux.

Quoique vous ne me l’ayez pas dit explicitement, je sais que vous vous considérez comme liée, vous aussi.

C’est fort bien ; et je n’attendais pas moins de vous.

Mais, pour nous rapprocher davantage, peut-être conviendrait-il que l’unisson qui marque les battements de nos cœurs existât aussi dans nos intelligences et nos volontés.

Car, si pour s’aimer il suffit de se voir, on doit se connaître quand on veut s’unir.

À une autre qu’à vous je ne parlerais pas ainsi ; mais, grâce à Dieu, votre haute intelligence et votre noble cœur vous rendent capables d’entendre ce langage et d’y répondre.

Si je vous disais que l’amour n’est pas tout, vous m’accuseriez peut-être d’hérésie, et vous auriez presque raison.

Mais à côté de l’amour, il y a autre chose qui le complète et le grandit ; et je veux vous dire ce que j’y vois.

Il y a, à côté de l’amour, le sérieux de la vie et le devoir.

Le mariage m’apparaît comme une longue suite de dévouements et de sacrifices ; il charge de lourdes responsabilités et astreint à des devoirs multiples et sérieux.

Pensez que pendant vingt ans et plus vous aurez à supporter les défauts et les caprices d’un être, toujours le même, que l’habitude vous rendra peut-être odieux ; pensez qu’une femme ne peut, sans se rendre méprisable, se soustraire à cette obsession du définitif et de l’irréparable, qui l’assiégera perpétuellement, si elle a eu le malheur de prendre celui qui ne lui convenait pas.

Pensez aux labeurs quotidiens, à l’énervement de la fatigue et à la monotonie des jours.

Vous aurez charge d’âmes ; il vous faudra former des volontés, façonner des intelligences et ouvrir des cœurs ; et vous devrez vous préparer à vous acquitter dignement de cette tâche.

Les chagrins, les fatigues et les veilles ne vous seront pas non plus épargnés, à vous qui n’avez jusqu’ici connu que les douceurs sans amertumes de l’amour filial et les rêves blancs de vos sommeils de jeune fille.

Vous aurez, il est vrai, dans cette nouvelle vie, pour vous consoler, vous fortifier et vous encourager, et pour goûter quelques instants de bonheur la pensée du devoir et l’amour.

Mais l’amour est un trésor précieux qu’on perd si facilement. Donnez-lui donc pour base, afin qu’il soit éternel, l’estime et la confiance. Ouvrez-moi votre cœur, comme on ouvre ses bras à un ami et devenons, selon la belle expression que je rencontrais récemment, vous, mon cœur, et moi ; votre tête. Vir erit caput mulieris et mulier cor hominis.

Toutes ces choses, ma chérie, je vous les dis parce que je m’y crois tenu et aussi parce que je vous aime. Je veux que nous nous donnions la main pour accomplir courageusement notre devoir et je veux ainsi asseoir solidement notre bonheur sur ce qu’il y a de plus inébranlable au monde : le dévouement et la religion.

Dites-moi que vous me comprenez, que vous m’approuvez, et que vous m’aimez.

Votre fiancé,
Édouard.


Mon cher Édouard,

J’ai d’abord failli pleurer en lisant votre lettre : elle est si austère que je me demandais si elle est bien de vous.

Pardonnez-moi ce mouvement d’enfantillage.

Vous avez eu bien raison de m’écrire comme vous l’avez fait ; j’ai réfléchi profondément et cela m’a fait du bien. Aujourd’hui, je comprends mieux certaines choses ; je vois plus clairement l’avenir et je n’en suis pas moins courageuse, et je vous aime encore davantage.

Vous me demandez mon approbation ; c’est par là que je veux commencer : oui, mon Édouard chéri, je vous comprends et je vous admire, je partage vos idées et surtout je vous aime.

Il n’y a pas de sacrifices que je ne sois prête à faire pour vous et je n’aurai pas de plus grand bonheur que de vous prouver mon amour par mon dévouement ; quant aux devoirs, vous me les indiquerez, maître chéri, et je les remplirai fidèlement.

Vous m’avez fait le tableau un peu sombre, sans doute pour m’inspirer de plus sérieuses réflexions ; mais il ne m’effraie pas, quand même.

Vos défauts et vos caprices, mon Édouard, ne sont rien auprès de mes imperfections ; et je suis certaine de ne pas me tromper en choisissant l’homme que j’estime entre tous et que j’aimais secrètement depuis des années.

Le labeur quotidien, j’y suis accoutumé et il me sera doux quand je travaillerai pour vous ; la fatigue, vos tendresses la feront disparaître, et les jours ne me sembleront jamais trop longs à penser à vous.

Nous serons deux pour porter les responsabilités : mon affection et vos conseils suffiront à tout.

Je me réfugierai dans vos bras quand la vie sera trop lourde ; vous me consolerez.

Oui ! nous aurons confiance l’un dans l’autre ; vous serez tout pour moi et je serai tout pour vous.

Du fond du cœur, Édouard, je vous promets obéissance, amour, dévouement et fidélité.

Que Dieu qui voit mes intentions nous bénissent tous deux et m’accorde de vous rendre heureux.

Votre fiancée,
Blanche.


Il fallait, pour qu’Édouard et sa fiancée pussent s’écrire de telles choses qu’ils fussent au-dessus du commun des amoureux.

On sait, en effet, quelle est généralement l’attitude de deux amoureux ou prétendus amoureux, quand ils en sont rendus à cette phase de leurs amours.

Si la jeune fille est assez indépendante, elle enverra promener le prétendant qui se permettra de lui parler un langage aussi ferme et aussi juste ; si elle est follement éprise — ou habile — elle acquiescera à tout ce qu’on lui dira, quitte à renier, ensuite, serments et mari.

Les idées élevées, la franchise et la confiance de nos deux fiancés sont l’exception et ne se rencontrent presque jamais.

Le seul moyen de prendre de l’empire sur une femme est de la traiter de haut, avec bonté mais comme une enfant, et de la mener où l’on veut sans qu’elle s’en doute.

Toute autre manière est inefficace.

Mais il faut à ce jeu, un tact et une diplomatie, qui sont souvent l’apanage des femmes, de sorte que tel qui croyait faire ce qu’il voudrait de sa femme devient le jouet de sa fiancée.

On ne saurait nier qu’il n’y ait encore des amours pures, simples et sincères. Puisse le nombre n’en pas diminuer davantage : ces amours sont déjà assez clairsemées.

À la lettre de Blanche, Édouard avait répondu :


Chère Blanche,

Que vous me rendez heureux.

Vous êtes bien telle que je croyais et j’aurai du plaisir à être — comme vous dites — votre maître et, néanmoins, votre humble esclave.

Si vous saviez comme j’ai hâte à cet été et aux quelques jours que nous passerons ensemble : là ! nous nous parlerons à cœur ouvert. Mais je veux, en attendant, vous dire un peu l’idée que je me fais de l’existence à deux. J’ai insisté sur le côté sérieux et austère du mariage, et sur les devoirs qu’il est nécessaire de bien remplir, préalablement, pour que le bonheur puisse subsister.

Mais, ces conditions de sacrifice, de travail, de dévouement et de religion remplies, quelle félicité sera la nôtre !

Vous serez mon unique amie, ma compagne, ma confidente, mon tout, mon unique raison de vivre ; tous mes soupirs et tous mes pas seront pour vous.

Je serai votre protecteur et vous serez ma force, car votre amour sera mon plus puissant motif de travail et d’ambition.

Oh ! ne plus nous quitter, Blanche, et nous aimer toujours : quel rêve et que la réalisation en sera douce !

Je n’envie pas leurs chimères aux rêveurs, leur idéal aux poètes, ni leurs découvertes aux savants ; je ne veux plus qu’un seul bien, et c’est vous.

Quand nous sortirons de l’église de Saint-Germain, au bras l’un de l’autre, Blanche, en vérité, je crois que je serai près du ciel.



CHAPITRE XXVI.

Le revoir


On était rendu au milieu d’août et la chaleur était accablante en Ville.

Tous ceux qui l’avaient pu s’étaient enfuis à la campagne ; et sur la rue Saint-Jacques, la rue des hommes d’affaires, plusieurs ne faisaient que des apparitions périodiques. On voyait maintenant passer sur la Place-d’Armes beaucoup plus d’Américains et d’Américaines en voyage de plaisir que d’avocats et de gens d’argent.

Les Américains du sud des États-Unis pour qui la chaleur de Montréal n’était qu’une brise rafraîchissante, inspectaient nos monuments, faisaient l’ascension des tours de Notre-Dame et jetaient des oh ! et des ah ! d’admiration et de curiosités satisfaites ; et payaient grassement nos cochers montréalais.

Les rares passants cherchaient le côté de l’ombre et se hâtaient à l’ouvrage, afin de finir leur journée plus vite et de fuir plus tôt le centre de la Ville et l’asphalte surchauffé.

C’était le samedi après-midi ; Édouard était remonté à sa chambre et se préparait au départ pour chez lui ; car si sa position de jeune avocat ne lui permettait pas de faire comme ses patrons et de s’accorder un ou deux mois du villégiature intermittente, du moins avait-il obtenu quinze jours de vacances.

Peu accoutumé aux chaleurs de la Ville, il suait sang et eau, en rangeant ses effets et en empilant dans sa valise ceux qu’il se proposait d’apporter.

Il vidait ses tiroirs et remuait une foule de vieilles choses entassées là, depuis tantôt quatre ans qu’il était le locataire de cette chambre. Une lettre qu’il aperçut attira son attention ; il l’ouvrit et la relut.

C’était une lettre d’Auguste Lavoie, déjà vieille de plus d’un mois, datée de Québec et qui se lisait comme suit :

Château Saint-Louis,
Québec, 8 juillet, 190…


Mon cher Leblanc,

Après bien des allées et venues, de l’hôtel au palais de justice et du palais de justice à l’hôtel, après plusieurs heures passées sur le banc que des cochers fatigués de leurs voitures rembourrées ont installé sur le trottoir de la rue Saint-Louis, en face du palais de justice ; après des stations sur la terrasse, au Jardin-du-Fort et partout où l’on peut s’asseoir pour attendre le résultat d’un examen, je suis reçu avocat.

Je te donne donc l’accolade fraternelle, mon cher confrère.

Les forestiers se saluent en liberté et en mutualité : moi, je te salue en code, en plaidoiries et en chicane.

Les examens ont été joliment durs ; tellement que Soucy est demeuré étudiant.

Il prend bien ça et s’amuse avec nous autres ; mais, au fond, il est joliment affecté, le pauvre diable.

Nous nous sommes promenés en calèche, toute l’après-midi.

La vie est belle quand on est avocat.

J’ai télégraphié la nouvelle chez nous et je remonterai à Montréal demain.

Au plaisir de te serrer la main.

Tout à toi,
Auguste Lavoie.


Cette lettre ramenait Édouard loin en arrière : elle lui rappelait ses premières années de droit, la gaieté, un peu folle parfois, l’initiation aux choses et aux gens, les études, les découvertes qu’un campagnard fait à la Ville, les horizons qui s’ouvrent, les quinze jours que Lavoie et Soucy étaient venus passer avec lui, l’été dernier encore, alors que sa famille était au complet… Que de changements, depuis.

La mort de son père ; les succès et les responsabilités ; l’étude fécondée par le commerce des gens sérieux et par la réflexion ; ses amours, enfin, l’avaient bien changé.

Il était demeuré le même de cœur et d’idées, mais, que son intelligence avait mûri !

Il avait gardé l’enthousiasme et les belles qualités de la jeunesse ; mais la vie qui est une grande éducatrice, quand on comprend ses leçons et qu’on sait s’y soumettre, en avait fait un homme.

Aussi est-ce à des choses sérieuses qu’il pensait en s’occupant à la préparation de son bagage : il entrevoyait l’avenir, il se préoccupait du chemin qu’il suivrait.

Ses préparatifs furent bientôt terminés : il n’emportait que peu de choses, ne devant être absent que deux ou trois semaines. Juste le nécessaire : quelques sous-vêtements et un bon habit chaud, car les soirées commencent déjà à être fraîches, à Saint-Germain, à la fin d’août.

À onze heures, il prit le train, qui devait le rendre là le lendemain matin.

Il n’avait pas retenu de lit, sachant bien qu’il ne dormirait pas.

La nuit se passa lentement.

Dans le char morne, les voyageurs, étendus de ci de là, évoquaient l’idée de quelque tragédie. Le train était secoué par de brusques soubresauts et avait une allure inquiétante dans la nuit. Souvent on rencontrait d’autres trains ; et leur approche semblait présager une catastrophe.

Au matin, l’air frais et vif qui commença à circuler dans le char annonça qu’on était loin de Montréal et qu’on courait à travers la campagne.

Peu à peu la lumière se fit ; — une belle lumière de magnifique journée d’été ; quelques dormeurs se redressèrent sur leurs sièges ; et les idées d’Édouard, empruntant un peu de clarté et de précision au jour naissant, devinrent moins floues et plus lucides.

Tout en regardant se lever le soleil d’or dans le ciel pourpre, au-delà des prairies humides, il goûtait par avance les joies du revoir. Sa vieille mère, les petites sœurs et les petits frères, Marie-Louise et sa chère Blanche : il allait donc avoir la joie d’être avec eux et de vivre quelques jours sous le toit familial.

— Et Giroux, qu’était-il devenu ? Il avait hâte d’apprendre de sa bouche que le « Progrès » avait de la vogue et que les gens commençaient à être sensibles aux idées neuves et nobles du journaliste.

La vue du fleuve lui rappela les bons bains d’eau salée, après lesquels on se fait sécher au soleil, et la griserie de l’eau, de l’air et du soleil.

À la gare, Giroux, qu’Édouard avait seul prié de venir à sa rencontre, à cause de l’heure matinale, l’attendait.

Ils se dirent bonjour avec effusion ; les premières phrases de bienvenue échangées, ils descendirent vers chez Leblanc, dans le matin radieux, saluant au passage les quelques personnes qui se trouvaient à la gare.

— Et comment te trouves-tu, dans mon chez-moi, à Saint-Germain ?

— À merveille, mon cher, ça va comme je veux. C’est un pays superbe aussi tant au point de vue des paysages que de la santé.

— Quel éclectisme, dit Édouard, avec un sourire.

— Et puis on a été si aimable, chez toi, que je ne sais trop comment te remercier de ta lettre d’introduction.

— C’est ce que je voulais.

— Ta mère est réellement la meilleure personne que j’aie jamais rencontrée.

— Pauvre vieille maman… Et les abonnés ?

— Augmentent.

— Ça paye ?

— Ça paye et ça donne des consolations. Je vis très convenablement et, de plus, je vois mes idées appréciées et je constate les bons résultats de leur diffusion.

— Heureux garçon !… ça me soulage de voir que tu réussis si bien : quand on donne des conseils, on est toujours inquiet sur leurs conséquences ; je suis bien content que tu n’aies pas à regretter celui que je t’ai donné de venir t’établir ici.

— Au contraire, j’ai tout lieu de m’en féliciter et de t’en remercier. Tout marche à souhait. Et sais-tu que je suis joliment respecté et considéré, et que mon journal est en train de devenir une puissance. Si ça continue, c’est moi qui ferai le beau et le mauvais temps, à Saint-Germain.

— Je suis bien forcé de te croire, car tu n’as pas coutume de te vanter.

Giroux se retira à la porte de chez Leblanc et Édouard entra seul.

On imagine les démonstrations que lui fit Marie-Louise, la joie de sa mère, le plaisir et le contentement de tous.

Il avait un peu changé, pris l’air moins jeune ; ses traits s’étaient aussi affinés et affermis ; enfin, il avait tout à fait l’air de quelqu’un. Marie-Louise le remarqua et ne fut pas lente à lui en faire son compliment.

Les premiers embrassements finis, il s’informa de Blanche.

— Elle est très bien, dit Marie-Louise : et elle t’attend. Nous irons la voir aussitôt après déjeuner. — Si tu es capable d’attendre jusque là, ajouta-t-elle malicieusement.

Pour toute réponse, il l’embrassa ; et on se mit à table.

Il songeait qu’il allait voir, tout à l’heure, celle qu’il aimait ; et Marie-Louise, qui devinait bien son impatience, ne fut pas lente à lui dire : viens-tu ?

Il dit bonjour à sa mère et ils partirent pour chez Coutu, ou un petit cœur battait bien fort à la pensée de celui qu’elle allait revoir.

Édouard non plus n’était pas très maître de lui. — Il y a, chez ces grands garçons de vingt-cinq ans, sérieux et travailleurs, des sentiments d’une tendresse étonnante et d’une délicatesse exquise.

Bonjour, monsieur Édouard, lui dit-elle, en rougissant de plaisir, — n’osant l’appeler par son nom.

Mais il osa, lui : bonjour, ma petite Blanche.

Il l’attira à lui et ils se donnèrent un chaste et long baiser.

Alors, revenus de leur trouble et tout entiers au bonheur de se retrouver, ils s’assirent, tous deux, Marie-Louise entre eux, sur le grand divan du salon ; et, la main dans la main, ils causèrent gaiement, s’étonnant de s’aimer autant et de pouvoir se le témoigner sans plus d’embarras.

C’est qu’il ne leur était pas possible, non plus, d’être timides : leurs yeux francs et clairs écartant toute arrière-pensée et leur donnant confiance absolue l’un envers l’autre.

La bonne avant-midi qu’ils passèrent là, avec Marie-Louise comme témoin de leur bonheur.

Elle rayonnait, cette chère Marie-Louise, et n’eût pas donné ces moments pour beaucoup ; elle oubliait complètement qu’elle aussi était à l’âge de l’amour et elle ignorait qu’elle était ravissante. — Ne se trouverait-il personne pour l’en faire souvenir ?

L’emploi des journées fut promptement organisé : Marie-Louise, Édouard et Blanche étaient toujours ensemble. Giroux les rejoignait souvent et ils faisaient de charmantes parties carrées, Édouard accompagnant sa fiancée et Giroux marchant auprès de Louise, avec laquelle il semblait au mieux.

Que ceux qui ont vécu se rappellent leurs belles journées d’amour et de soleil ; et, quand ce souvenir se lèvera dans leur cœur vieilli et plein de regret, la pensée du bonheur des autres leur sera une consolation.

Autant Édouard éprouvait de satisfaction à se retrouver dans son village, autant les habitants de Saint-Germain semblaient avoir de plaisir à le revoir. Pour eux, c’était « le garçon du père Leblanc ; » et c’était tout dire. Ils en étaient fiers et ils l’aimaient : ils s’enorgueillissaient des succès qu’il remportait en Ville, lui un enfant du Village, et ils l’aimaient pour son air gai et bon enfant et pour sa franche cordialité. Quand il passait par le village, il disait bonjour à tout le monde et il avait une manière à lui de plaire. Il se sentait en famille, au milieu de tous ces braves gens, et leur parlait avec un amical sans-façon qui les ravissait.

Giroux, en voyant sa popularité, disait, en plaisantant, qu’il serait député avant un an.

Édouard lui répondait qu’il ne serait probablement pas député, mais qu’il viendrait certainement faire la lutte électorale dans le comté pour le candidat de son parti.

Il était bien heureux que les élections s’annonçassent prochaines : cela lui fournirait l’occasion de revoir Blanche. Lui et la jeune fille se comprenaient et s’entendaient de mieux en mieux, chaque jour ; et c’était plaisir de les voir.

Que de douces choses ils se disaient, que de projets ils formaient ; et, que de plus nombreux projets et de plus beaux encore ils eussent formés, si les vacances ne fussent arrivées à leur terme.

Il fallut donc se quitter.

À la gare, Giroux donna à Édouard une franche et vigoureuse poignée de main, en lui promettant qu’il entendrait avant peu parler de son journal.

Édouard embrassa sa mère, Blanche et Marie-Louise, et repartit pour la grande Ville, où il emportait une partie du bonheur des trois femmes.

Longtemps un petit mouchoir blanc flotta, lui disant de se souvenir.


CHAPITRE XXVII.

Honneur à qui honneur est dû


L’opinion publique est lente à émouvoir et ceux qui essaient de l’ébranler trouvent souvent la tâche ingrate, surtout quand c’est avec droiture et sincérité qu’ils combattent contre des adversaires dont les armes favorites sont le sophisme et le mensonge, mais quand, une fois, la vérité à lui aux yeux du peuple, celui qui voudrait arrêter l’élan irrésistible qui le porte vers elle serait impitoyablement brisé.

Ce mouvement puissant du sentiment populaire se dessinait de plus en plus et augmentait, chaque jour, d’impétuosité.

Les Canadiens-Français sont un peu sceptiques et gouailleurs ; mais il est des choses dont l’évidence s’impose : et l’éloquence d’Ollivier, aidée du travail de ses partisans et de la coopération des modérés, achevait de convaincre et de persuader les plus sceptiques et les plus indécis.

Car, enfin, les radicaux étaient entourés d’une chaîne de faits et de preuves contre lesquels ils ne pouvaient rien.

Ils baissaient donc sensiblement devant l’opinion publique ; et, s’ils n’épargnaient rien pour se relever et se maintenir, leurs adversaires, les modérés, enfin galvanisés et sortis de leur longue torpeur, n’épargneraient rien non plus pour continuer à éclairer le peuple et à faire sur les questions politiques une lumière intolérable pour les radicaux.

Luttes de paroles et luttes de plume ; le combat se livrait partout. Les modérés avaient fondé, à Montréal, un quotidien qui faisait de bonne besogne ; ils convoquaient partout aussi des assemblées où ils discutaient et exposaient l’état politique révoltant de la Province.

Les clubs, cessant d’être les vaches à lait de quelques uns et des nids d’amour-propre stérile, répandaient les saines doctrines, par les discussions et les conférences, et réchauffaient l’ardeur des modérés.

Édouard, sans négliger les occupations de sa profession ni surtout sans oublier son amour, prenait au mouvement une part fort appréciable : il se prodiguait, écrivant sur les questions politiques des articles très remarqués et parlant partout où l’on avait besoin d’un orateur convaincu et entraînant.

Il étudiait aussi avec intérêt ce qui se passait à la campagne, dans l’esprit de nos braves cultivateurs, et lisait pour cela les feuilles régionales. Parmi ces journaux ruraux, le « Progrès », l’organe de son ami Giroux, était incontestablement le mieux rédigé et le plus lu. Ce Giroux vous avait une manière particulière de trousser ses articles, qui ne laissait aux gens d’autre alternative que celle d’être de son avis.

Édouard le félicitait de son succès et lisait son journal avec un plaisir toujours nouveau.

Un matin qu’il le parcourait, à son habitude, il aperçut l’entrefilet suivant :

« Nouvelle politique »

« On annonce la candidature d’un jeune homme de talent et d’avenir, qui sera pour monsieur Roy un adversaire redoutable. Le nouveau candidat serait particulièrement estimable et doué des qualités les plus solides et les plus brillantes, digne enfin de tous les suffrages et de la confiance générale, et capable de répondre aux espérances qu’on fonde sur lui. On dit aussi qu’il sera le choix unanime des modérés et que sa candidature sera même vue avec plaisir par grand nombre de radicaux, dégoûtés à bon droit de la conduite politique de leur partie et encore plus fatigués de la nullité remarquable de notre ombre de représentant. »

Ce diable de Giroux, se dit Édouard, qu’il a donc le tour d’allécher les gens par l’attrait du mystère et de créer des rumeurs qui font attendre les gens après le prochain numéro de son journal comme si leur sort en dépendait.

J’ai dit qu’Édouard, au milieu de l’excitation de la politique et des affaires, n’oubliait pas son amour.

Il faisait plus : non content des garanties ordinaires, il voulait aussi garantir l’avenir contre tous les hasards de la maladie et des accidents, et — souci prosaïque mais bien placé et que tous devraient avoir — il avait assuré sa vie au profit de sa future épouse.

L’agent d’assurance avec lequel il avait fait affaire sortait justement de son bureau, quand on frappa à la porte.

Entrez, cria Édouard.

On entra ; et, à sa grande stupéfaction, Édouard vit apparaître qui ? le père Lepage, un des vieux les plus estimés de Saint-Germain, Delphis Roy et les maires de cinq des plus populeuses paroisses du comté de Saint-Germain.

Pressentant quelque chose, mais ne sachant trop quoi, Édouard resta un moment interdit ; puis, il crut à un voyage d’affaires, dont ils avaient profité pour venir le saluer.

Il leur tendit la main, disant : bonjour ! bonjour ! Vous voilà donc en Ville ? Comment ça va-t-il, père Lepage ? Vous avez été bien aimables de venir me voir. Asseyez-vous donc. Qu’est-ce qu’il y a de nouveau à Saint-Germain ?

— Sauf vot’respect, monsieur Leblanc, répondit le père Lepage, qui était demeuré debout, on est v’nus à Montréal, exprès pour vous voir.

— Qu’est-ce que je puis faire pour vous, demanda Leblanc ?

Le père Lepage chercha une belle phrase ; et, n’en trouvant pas, dit tout simplement : nous voudrions vous avoir pour député.

L’article du « Progrès » était pour moi, pensa Leblanc.

Il remercia ses concitoyens et leur dit combien il trouvait leur demande flatteuse.

Mais, leur dit-il, je ne suis pas très vieux et je n’ai pas grand’expérience ; vous trouveriez facilement de meilleurs hommes que moi.

— Non ; c’est vous que nous voulons avoir : un honnête homme de vingt-cinq ans en vaut un de quarante et vaut mieux qu’un coquin de soixante.

Derrière cette insistance, Édouard, ému, devinait le souvenir de son cher père, qui, mort, le soutenait et l’aidait encore du prestige qu’il avait laissé attaché à son nom.

Néanmoins, il ne savait que faire, absolument pris au dépourvu par cette démarche inattendue et impossible à prévoir.

Il demanda aux délégués s’ils étaient pour quelques jours en Ville.

Nous partirons seulement que demain.

— Alors, vous pouvez attendre la réponse ?

— Ben oui.

— J’irai vous la porter, demain avant-midi.

— Nous r’viendrons.

Édouard fut forcé d’en passer par leur volonté.

Je vous attendrai donc demain matin, vers les neuf heures, dit-il.

— Oui, monsieur.

Il les reconduisit et, en rentrant dans son bureau, rencontra son patron, monsieur Langlois.

Eh ! bien, Leblanc, dit-il, vous avez des clients ?

— Si vous saviez ce que c’est.

— Pas des créancier toujours ?

— Un peu.

— Ah !…

— C’est une délégation de Saint-Germain qui vient me demander d’accepter la candidature pour les prochaines élections.

— Vous ne me dites pas. Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Je ne sais pas.

— Je serais très heureux de vous voir député.

— Me conseilleriez-vous d’accepter ?

— Je ne vous donnerais pas d’autre conseil que celui de réfléchir et de vous décider, ensuite, par vous-même. Quand leur donnez-vous la réponse ?

— Demain.

— Vous avez le temps ; consultez vos amis.

Ils discutèrent la question ; quelques minutes, et monsieur Langlois quitta Leblanc en lui disant : quoi que vous décidiez, vous avez toujours votre place ici.

Quand Édouard avait besoin d’être éclairé sur une question qui l’embarrassait, il allait voir Ricard, dont l’esprit clair et net, lui en faisait saisir tous les aspects dont la discussion subtile ne laissait aucun recoin inexploré.

Ricard faisait maintenant du journalisme, mais la divergence de leurs carrières n’avait amené aucun changement dans leur amitié et ne faisait que leur fournir de nouveaux sujets de conversation.

Bonjour, lui dit celui-ci, en le voyant entrer. Toujours en amour par-dessus la tête ?

— Toujours.

— Chanceux !

Quand ils eurent conversé quelques temps, Édouard lui exposa l’objet de sa visite.

— Député ! se récria Ricard ; comme tu y vas !

— Je ne le suis pas encore ; je viens te demander si tu crois que je ferais bien de tenter de l’être.

— T’en sens-tu le courage ?

— Pourquoi pas ?

— Et la capacité ?

— C’est la question.

— Pour être député il faut tout connaître, être une encyclopédie vivante : en es-tu une ?

— Non malheureusement ; je ne suis pas même un dictionnaire, mais je ne crois pas que cela soit nécessaire. Pourvu qu’on soit honnête et consciencieux, et pas trop bête.

— Tu ne l’es pas trop.

— C’est consolant.

— Mais tu ne sais rien ; tu ne connais rien.

— J’en sais plus que les trois quarts des députés. Et puis, je travaillerai.

— Travaille donc d’abord.

— Je serai forcé de travailler davantage si je suis député ; ça me sera plus utile, aussi.

— Si tu le veux, je ne puis pas t’empêcher.

— Soyons, qu’est-ce que tu ferais si tu étais à ma place ?

— J’aurais peut-être le tort d’accepter.

— Alors j’accepte.

— Tu fais bien, puisque tu t’en sens le courage et la force.

Édouard dit donc oui, aux délégués, qui partirent pleins de satisfaction.

La carrière s’ouvrait devant lui ; il y entrait.

Dès le lendemain, homme d’action, il commençait ses préparatifs pour descendre dans son comté faire la campagne électorale.

Il n’était que temps ; il n’y avait plus que quinze jours pour la nomination, soit trois semaines jusqu’à la votation, qui aurait lieu le vingt-six.


CHAPITRE XXVIII.

À l’assaut


Lorsque Édouard, avec en tête les idées sérieuses et les mille stratagèmes de guerre électorale que l’on peut concevoir, arriva à Saint-Germain, ce fut, comme la fois précédente, Giroux qui le reçut.

Mais pas seul : tous les notables de l’endroit s’étaient portés à sa rencontre.

Un truck à bagage servit d’estrade et il dut faire un discours.

Il n’eut pas de peine à exprimer une émotion qu’il ressentait réellement.

Il dit sa surprise et sa reconnaissance, et sa volonté de faire tout en son pouvoir pour mériter un pareil accueil.

Alors Giroux, qui était décidément un organisateur sans pareil, qualité pour laquelle l’honorable Potvin le prisait fort, naguère, donna un signal ; et c’est au son d’une fanfare et au milieu des vivats qu’Édouard fut reconduit chez lui.

Sa mère et sa sœur embrassèrent le triomphateur et lui firent une réception encore plus chaude que ses partisans politiques.

Et quand Édouard s’endormit, il avait commencé la bataille et était sacré homme politique.

Dès le lendemain matin, Giroux vint le prendre. — Il ne s’agissait pas de lambiner, comme il disait.

Il le présenta à une vingtaine de braves villageois, qu’Édouard, élevé à Saint-Germain, ne connaissait cependant pas tous.

Voilà tes cabaleurs, lui dit-il.

Puis il le conduisit à une salle où une demi douzaine d’hommes travaillaient méthodiquement, qui fi compulser des listes, qui à envoyer des circulaires.

Voici ton comité, lui dit-il encore.

Enfin il lui présenta quatre autres personnes, comme ses orateurs.

— Veux-tu me dire qu’est-ce qui me reste à faire ? ne put s’empêcher de demander Leblanc.

— À gagner.

— Ça m’a l’air tout fait d’avance.

— C’est pourtant tout ce que je n’ai pas pu faire.

— Tu aurais aussi bien fait de ne pas me demander et de me télégraphier, le vingt-six au soir : tu es élu.

— Tu exagères la valeur de mon organisation, mon cher : tu vas voir que je t’ai réservé de l’ouvrage et qu’il y en a encore énormément.

Effectivement, ils se mirent tout de suite à l’ouvrage et Édouard put s’apercevoir de la vérité des paroles de Giroux. Celui-ci était un terrible travailleur et il menait la lutte à une allure endiablée.

Sachant que ce sont les unités qui font les dizaines et les dizaines qui font les centaines, Giroux et Édouard faisaient du cas de chaque vote et les disputaient tous avec acharnement.

Ils n’abandonnaient rien au hasard et travaillaient avec une ardeur sans pareille.

Surtout, ils évitaient cet écueil dont tous ne savent pas se défendre, qui font la perte et le ridicule de ceux qui viennent s’y briser.

Pas de victoire tant que tous les votes ne sont pas donnés.

Pas de foi ajoutée aux racontars d’ivrognes.

Pas de pointage fantaisiste des listes ni de repos prématuré sur des lauriers encore peu assurés.

Pas de gestes ni de discours inutiles ; pas de harangues interminables entre amis, — histoire de s’admirer, de perdre son temps et de le faire perdre aux autres.

Pas de tâches importantes confiées au premier venu.

Pas de cabaleurs absurdes, qui indisposent ceux qu’ils auraient dû amener à leur candidat.

Mais tout avec ordre, dignité, sérieux et avec une persévérance d’acier.

Les listes étaient soigneusement checquées ; puis, on allait voir même les bons partisans, estimant que leur zèle avait droit à cet encouragement ; ensuite, on passait aux douteux, qu’on convertissait bon gré mal gré ; après quoi, on tâchait, dans une certaine mesure, de réduire même les radicaux.

Édouard faisait tout le comté, maison par maison, et était aidé, dans cette tâche herculéenne, par l’infatigable Giroux.

Celui-ci ne s’échappait qu’une journée par semaine, pour faire son journal, qu’il couvrait d’articles à l’emporte-pièce, — vrais chefs-d’œuvre de littérature électorale — et qu’il répandait ensuite à foison.

Pendant ce temps, Blanche était à la maison Leblanc ; madame Leblanc l’avait voulu ainsi, désirant qu’aux rares moments où Édouard pouvait mettre le pied à la maison, il y vit sa fiancée et ne fut pas dans l’obligation délicate de partager entre ses parents et Blanche les quelques minutes qu’il avait à lui.

Blanche l’encourageait et sa vue était pour lui un véritable repos. Elle commençait ainsi à remplir la tâche qu’elle s’était assignée d’être pour celui qu’elle aimait une compagne dévouée et une source de joies et de consolation.

Elle aidait aussi madame Leblanc et Marie-Louise dans le surcroît de travail que leur occasionnait l’élection ; et madame Leblanc ne pouvait s’empêcher d’admirer le caractère ferme et noble de la jeune fille et d’aimer son cœur sympathique et tendre.

Blanche était d’une discrétion admirable ; elle ne s’immisçait pas aux discussions politiques et ne se mêlait pas des détails de l’élection ; non : elle venait tout simplement à Édouard et elle était pour lui la main qui essuie le front brûlant de fatigue et y ramène la fraîcheur et la paix, la voix qui encourage et rassérène, et le cœur qui répond au vôtre.

Arriva enfin le jour de la nomination des candidats, jour auquel devait se tenir une grande assemblée contradictoire.

La veille, la nouvelle désastreuse se répandit que l’honorable Potvin devait descendre prêter son concours au candidat ministériel, Roy, et les partisans d’Édouard, consternés, se demandaient : « qu’est-ce qu’il va pouvoir faire contre de tels adversaires ? » Cependant, ils reprirent un peu courage, en voyant son calme rassurant et la manière dont il continuait à travailler, semblant n’avoir cure des ministres et de leurs foudres.

Dès le midi du jour de la nomination, les gens commencèrent à arriver.

Il faisait beau ; et les habitants venaient par sept, huit, debout dans des traînes à bois.

Une foule compacte était assemblée, quand les discours commencèrent.

Comme l’honorable Potvin traversait la foule pour se rendre au husting, il aperçut Giroux, qui chauffait l’enthousiasme et était partout à la fois. Giroux salua et le ministre s’inclina légèrement.

Eut-il la conscience du contraste qu’ils présentaient, lui le ministre taré, l’homme de tous les compromis, sali dans toutes les spéculations louches, et demain tombé, et son ancien secrétaire, fier et droit dans sa noble jeunesse, qui avait brisé sa carrière plutôt que de commettre une indélicatesse et devant qui s’ouvrait un avenir plus beau ?

Je ne sais.

Il hâta le pas et apparut bientôt sur l’estrade.

Leblanc y était déjà rendu ; ce fut lui qui prit la parole le premier.

Il fut très clair et très probant.

Il démontra que le gouvernement ne fait rien : 10 pour l’industrie : 20 pour le commerce ; 30 pour la colonisation ; 40 pour l’éducation. Puis il fit justice des prétendues mesures admirables du gouvernement, qui ne sont que de l’argent jeté à l’eau. Il prouva ensuite l’incurie des ministres et leurs malversations. C’était clair comme deux et deux font quatre ; et aucun doute ne s’éleva dans l’esprit des auditeurs.

Le ministre se leva alors et entreprit de réfuter Édouard. Voyant que ses tirades ne prenaient pas beaucoup, il tenta les personnalités et laissa avec dédain tomber les yeux sur son jeune adversaire. Les bras croisés, avec un calme superbe, Édouard tourna vers lui son regard droit et clair, qui fit baisser les yeux à Potvin, comme un hibou auquel on montre la lumière.

Quand Édouard se leva pour répondre, une tempête grondait en lui.

Il se contint cependant et commença, d’une voix un peu au-dessous de son diapason ordinaire, mais qui portait au loin.

Il fit un parallèle entre Bigot, d’odieuse et sinistre mémoire, et l’administration actuelle, qui fit frémir ; et il conclut en disant : « Bigot sortait d’une cour corrompue et éhontée ; vous, vous êtes l’indigne descendant d’une race de héros et de preux ; vous avez volé, tous deux, mais je vous préfère encore Bigot, car, en les affamant, il ne volait que la vie à nos pères ; vous, monsieur le ministre, par votre exemple et par votre conduite honteuse, vous leur volez l’honneur et le patriotisme, et c’est pire. »

« Voilà, » ajouta-t-il, avec un geste qui électrisa la foule, « voilà ce qui reste pour tenir la place de Papineau, de Morin et de Lafontaine : un sans patriotisme, un vulgaire noceur. »

« Eh ! bien, monsieur le ministre, vous avez raison : jouissez de la vie et ne vous souciez pas des affaires du pays, car vous êtes indigne de vous en occuper. »

L’honorable Potvin blêmit et voulut répondre ; mais l’heure de la discussion était passée et c’est ce qu’on lui fit comprendre.

Cette journée fut un succès pour Édouard, succès qui ne fit que grandir, car il allait de paroisse en paroisse, parlant avec une conviction et un feu irrésistible.

Aussi était-il joliment fatigué, le soir de la votation.

Giroux avait voulu qu’il se reposât chez lui et s’était chargé du soin de le renseigner sur l’issue de la lutte.

Paisiblement assis ensemble, ils attendaient.

Madame Leblanc tricotait un bas, Marie-Louise feignait de lire ; et Blanche et Édouard, un peu à l’écart, causaient.

C’était le vingt-six décembre et un souvenir triste et adouci du lendemain de Noël de l’année précédente errait dans l’esprit des veilleurs.

Édouard redisait pour la centième fois à Blanche comme il était heureux près d’elle. Et Blanche, qui partageait ce sentiment, lui répondait par les mots de tendresse, dont les femmes ont le secret, où la voix et le regard sont tout, et qui rendraient de moins ardents qu’Édouard capables d’héroïques folies, pour plaire à celles qui leur parlent ainsi.

Blanche lui demandait, maintenant, si son élection influerait sur ses projets d’avenir ; et il lui répondit que, s’il était élu, il viendrait se fixer à Saint-Germain.

Ils se turent.

Aucun autre bruit que celui du feu, dans la maison.

Dehors des voteurs attardés et gais, passent en chantant, au clair de la lune, sur la neige argentée.

Par les fenêtres, on voit les champs blancs s’étendre à perte de vue.

Tout à coup on sonne.

Édouard va ouvrir.

C’est Giroux. Il exulte. Tu es élu s’écrie-t-il ; il serre frénétiquement les mains d’Édouard et a besoin de se contenir pour ne pas embrasser tout le monde.

Il est tard : — Minuit.

Pendant que les femmes, heureuses, montent à leurs chambres, Édouard, entraîné par Giroux, s’en va au comité, remercier ses électeurs.


CHAPITRE XXIX.

Enfin !


Trois semaines après son élection, Édouard se mariait.

Les cloches sonnaient à toute volée.

Sonnez ! carillons de cuivre, sonnez ! sonnez ! c’est la joie qui passe.

C’est une fête de tout le village que le mariage du député : tous les gens sont à leur porte pour voir passer les carrioles, qui vont au son clair des grelots ; et le cortège nuptial est imposant.

Dans l’église il y a foule ; chacun se hausse, pour mieux voir les mariés : lui, si beau avec son air vainqueur et sa haute taille ; elle, si douce et les yeux humides de bonheur.

Affaissée sur un prie-Dieu, cachée, dans un des bas-côtés, aux regards indiscrets, madame Leblanc pleure à chaudes larmes. — C’est trop de bonheur et de regret pour elle, pauvre femme.

Enfin, elle se console et regarde avec fierté son fils agenouillé, là-bas. Il a toujours été un fils modèle, se dit-elle : sainte Vierge, protégez-le et gardez-les, tous deux.

Marie-Louise suit la cérémonie avec émotion, elle aussi.

Les paroles sacramentelles sont prononcées ; et les fiancés deviennent graves ; lui répond avec fermeté, elle avec ferveur.

C’en est fait ; ils sont liés pour la vie ; et ce mot redoutable, toujours, ne les effraie pas.

Pour les invités, tout se passe gaiement ; on observe et on note les incidents du mariage.

Pour eux, tout se passe comme un rêve rapide et vague ! — Tout… excepté, peut-être, les adieux de leurs parents. — La cérémonie, le déjeuner de noce, l’allée à la gare, en voiture, ont lieu presque à leur insu. Ils reviennent à eux seulement lorsque le train les emporte seuls, tous deux, et qu’il la presse sur sa poitrine en disant : Enfin ! tu es à moi.

Blanche lève les yeux vers lui, puis laisse aller sa tête sur l’épaule de son époux.

Et maintenant, venez, épreuves et malheurs : ils sont deux pour vous défier.


Conclusion

Que deviendront ces êtres, avec lesquels nous avons vécu, pendant plus d’une année ?

La vie les séparera-t-elle ? Que leur réserve l’avenir ?

Demain garde ses secrets ; mais, voici, ce qu’on peut supposer vraisemblablement et dire :

Soucy demeurera, j’en suis sûr, un excellent garçon.

Lavoie sera honnête, sérieux et probablement un peu arriviste.

Giroux réussira, je n’en doute pas, dans ses desseins aussi nobles que modestes, et brillera dans le champ restreint qu’il s’est choisi.

Blanche et Louise auront si bien toutes deux, le bonheur qu’elles méritent l’une avec Giroux et l’autre avec Édouard.

Ricard continuera à être un vivant flambeau de bienfaisante intellectualité, où viendront s’allumer d’autres esprits encore.

Ollivier verra ses efforts couronnés de succès et sera probablement récompensé par l’ingratitude que le peuple réserve à ses bienfaiteurs.

Rivard sera toujours en garde, comme une vigie, contre le mensonge et l’injustice, puisqu’ils sont de tous les temps ; et ses efforts, jamais couronnés d’un complet succès, ne seront jamais non plus complètement, infructueux, car, sans ces veilleurs à l’avant du navire de la civilisation, tout sombrerait bientôt :

Madame Leblanc verra ses enfants heureux, avant de mourir.

Et comme sur l’existence d’Édouard Leblanc, à l’horizon se lève un nouveau jour sur les destinées de la province de Québec.


FIN.