Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Baccio BANDINELLI

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 292-307).
Baccio BANDINELLI
Sculpteur florentin, né en 1488, mort en 1560

Du temps où fleurirent à Florence les arts du dessin, grâce à la faveur et à l’appui de Laurent le Magnifique, vivait dans cette ville un orfèvre, appelé Michelagnolo di Viviano, originaire de Gaiule, qui s’entendait très bien à son métier, et travaillait pour la maison Médicis ; l’an 1487, il eut un fils qu’il nomma Bartolomeo, mais qui plus tard fut nommé Baccio[1], selon l’usage florentin Michelagnolo, désirant voir son fils héritier de son art et de sa fortune, le mit dans sa boutique à dessiner avec ses apprentis ; car alors, on n’était pas réputé bon orfèvre si l’on n’était pas bon dessinateur et si l’on ne savait pas bien travailler en relief. Baccio profita des leçons de son père, et travailla avec ardeur dès ses premières années en concurrence de ses compagnons, entre lesquels il se lia particulièrement avec le Piloto, qui plus tard devint un excellent orfèvre, et avec lequel il allait souvent dans les églises dessiner d’après les œuvres des bons peintres, et faisait des modelages, imitant en cire quelques œuvres de Donato et de Verrocchio. Étant encore très jeune, il allait souvent dans l’atelier de Girolamo del Buda, peintre assez ordinaire qui habitait sur la place San Pulinari[2] ; un jour qu’il était tombé une grande quantité de neige et qu’on en avait fait un tas énorme sur la place, Girolamo dit à Baccio, comme pour le plaisanter : « Baccio, si cette neige était du marbre n’en formerait-on pas bien un beau géant, comme la figure couchée de Marforio ? — Oui, certes, répondit Baccio, et c’est facile à faire. » Aussitôt il jette son manteau, appelle quelques camarades à son aide, et exécute un Marforio couché, long de huit brasses, à la grande surprise de Girolamo et des autres assistants, qui restèrent émerveillés, non tant de ce qu’il avait fait, que de voir un si petit garçon avoir eu le courage d’entreprendre un aussi grand travail. De fait, Baccio ne tarda pas à montrer qu’il préférait la sculpture à l’orfèvrerie ; étant allé à Pinzirimonte[3], villa achetée par son père[4], il faisait poser devant lui les laboureurs dépouillés de leurs vêtements et les retraçait avec succès, en faisant de même des bestiaux de la ferme. Dans ce temps, il se rendait tous les matins à Prato, qui était proche de la villa, et il y restait toute la journée à copier, dans la chapelle de l’église paroissiale, les œuvres de Fra Filippo Lippi ; il ne s’arrêta que lorsqu’il eut tout copié, imitant parfaitement la manière de Filippo ; il maniait déjà très adroitement la pointe, la plume, les crayons rouge et noir, pierre tendre qui vient des montagnes de France, et avec laquelle on peut dessiner avec beaucoup de finesse.

Michelagnolo, voyant l’ardeur et l’inclination de son fils, ne voulut pas s’y opposer et sur le conseil de ses amis, le confia aux soins de Giovanfrancesco Rustici un des meilleurs sculpteurs de Florence, dans la boutique duquel Léonard de Vinci venait fréquemment. Celui-ci, ayant vu des dessins de Baccio, et les ayant trouvés bien, l’engagea à continuer et à s’exercer à modeler, en lui vantant les œuvres de Donato et en lui conseillant de faire quelque chose en marbre, soit une tête, soit un bas-relief. Excité par les encouragements de Léonard, Baccio se mit à copier une tête antique de femme, qui était dans le palais Médicis, et, pour un premier essai, il la réussit assez honorablement pour qu’elle plût à Andrea Carnesecchi, à qui le père de Baccio la donna, et qui la fit poser dans sa maison de la Via Larga, au-dessus de la porte qui va de la cour dans le jardin. Baccio modela ensuite d’autres figures en terre, et son père, voulant l’encourager dans ces louables efforts, fit venir de Carrare quelques blocs de marbre, et lui fit construire à Pinti, à l’extrémité de sa maison, un atelier commode et bien éclairé qui donnait sur la Via Fiesolana. Baccio y ébaucha diverses figures, et d’un bloc haut de deux brasses et demie tira un Hercule foulant Cacus à ses pieds. Ces ébauches sont restées dans cet endroit, en souvenir de lui.

À cette époque fut exposé le carton, plein de figures nues, que Michel-Ange avait fait, à la demande de Piero Soderini, pour la salle du Grand Conseil. Tous les artistes accoururent, comme nous l’avons déjà dit, pour le copier à cause de sa grande beauté, et Baccio parmi les premiers : en peu de temps il surpassa tous les autres, faisant les contours, les ombres, et terminant ses dessins mieux que Jacopo Sansovino, Andrea del Sarto, le Rosso encore jeune. Alfonso Berruguete, Espagnol, et quantité de célèbres artistes. Comme Baccio allait, plus souvent que les autres, dans le lieu d’exposition dont il avait une fausse clef, l’an 1512, pendant la révolution qui chassa le gonfalonier Pier Soderini et rappela les Médicis, il profita du tumulte qui se produisit dans le palais, au moment de ce changement de gouvernement, pour s’introduire secrètement dans la salle et mettre le carton en pièces. Les uns prétendent qu’il déchira ce chef-d’œuvre pour en posséder quelques parties ; d’autres pensèrent qu’il voulut ôter à ses jeunes rivaux les moyens de faire des progrès ; ceux-là dirent qu’il n’agit ainsi que par affection pour Léonard de Vinci, auquel le carton de Michel-Ange avait beaucoup enlevé de réputation : d’autres enfin, interprétant mieux les choses, attribuèrent son action à la haine qu’il portait à Michel-Ange, comme on put le voir par la suite. La perte de ce carton fut un malheur pour la ville, et une grande tache pour la réputation de Baccio, que chacun accusa justement d’envie et de méchanceté.

Il avait déjà acquis le renom d’un grand dessinateur, et il était désireux d’apprendre à peindre, étant fermement convaincu de pouvoir égaler, voire surpasser Michel-Ange, aussi bien en peinture qu’en dessin. Il avait fait le carton d’une Léda tenant l’œuf de cygne, dont sortaient Castor et Pollux, et il voulait peindre à l’huile, pour faire croire que, sans avoir jamais tenu une brosse ni une palette, il avait trouvé de lui-même tous les secrets de l’art. Pour parvenir à son but, il imagina l’expédient suivant : il pria son ami Andrea del Sarto de lui faire son portrait à l’huile, comptant qu’il en ressortirait deux avantages pour lui : le premier de voir comment on mélange les couleurs, le second de pouvoir examiner le tableau et la manière dont il était peint, puisqu’il devait lui rester et qu’il aurait été exécuté devant lui. Mais Andrea le devina, et fut indigné d’une telle défiance et d’une telle ruse, car il était prêt à lui prouver sa bonne volonté s’il l’en eût prié. Aussi, sans montrer qu’il avait pénétré ses intentions, au lieu d’établir les tons sur sa palette, comme à l’ordinaire, il attaqua ses couleurs avec tant de hardiesse et de promptitude, que Baccio, forcé d’ailleurs de rester tranquille et assis, fut complètement désappointé et ne put apprendre ce qu’il voulait savoir. Il essaya ensuite de peindre à fresque, sur la façade de sa maison, des têtes, des bras, des jambes, des torses, coloriés de diverses manières ; mais voyant qu’il éprouvait plus de difficultés qu’il n’avait pensé, à cause du séchage, de l’enduit, il revint à la sculpture et exécuta un jeune Mercure en marbre, haut de trois brasses, tenant une flûte à la main. Cette figure, fort estimée, fut achetée l’an 1530 par Giovanbatista della Palra, et envoyée au roi de France, François Ier. Pendant plusieurs années, Baccio s’appliqua avec ardeur à l’étude de l’anatomie : il n’épargnait aucune peine, travaillait sans relâche et ne songeait qu’à surpasser les artistes qui l’avaient précédé : noble ambition qu’on ne peut assurément trop louer. Il produisit une foule de dessins, et fit graver par Agostino de Venise une Cléopâtre nue et des études anatomiques[5] qui lui firent beaucoup d’honneur. Puis il modela en cire un saint Jérôme, d’une brasse et demie de hauteur, dont la dure pénitence était montrée par sa maigreur, ses muscles affaissés, sa peau ridée et desséchée. Tous les artistes et Léonard de Vinci particulièrement, dirent de cette œuvre qu’on n’en avait jamais vue de si bien réussie, dans ce genre.

À cette époque, on travaillait dans l’Œuvre de Santa Maria del Fiore, à quelques Apôtres en marbre destinés à orner les petites chapelles peintes par Lorenzo di Ricci[6]. Par l’entremise du magnifique Julien Baccio eut la commande d’un saint Pierre haut de quatre brasses et demie, qu’il commença en 1513, et qu’il ne termina que longtemps après[7] ; bien qu’il n’offre pas toute la perfection de la sculpture, il est bien dessiné[8]. En 1515, lorsque le pape Léon X passa par Florence pour aller à Bologne, entre autres ornements et apparats que la ville dressa pour lui faire honneur, on chargea Baccio de faire, sous un arceau de la loggia, près du palais, un Hercule colossal, haut de neuf brasses et demie. D’après ce qu’il en avait dit, on s’attendait à le voir surpasser le David de Michel-Ange. Mais le fait n’ayant pas correspondu au dire, ni l’œuvre aux éloges anticipés qu’il en avait donnés, Baccio perdit beaucoup dans l’opinion des artistes et de toute la ville.

Le pape Léon X ayant alloué à Andrea Contruci dal Monte Sansavino la décoration en marbre qui forme l’extérieur de la maison de la Vierge à Loreto, ainsi que diverses statues et histoires à représenter, Andrea en avait déjà terminé quelques-unes avec succès, et il était occupé aux autres, quand le pape lui envoya Baccio, dont il n’avait pas jugé opportun de faire exécuter en bronze un David coupant la tête de Goliath, que Baccio lui avait présenté. Arrivé à Loreto, Baccio fut parfaitement accueilli par Andrea, tant à cause de sa réputation que sur la recommandation du pape. On lui confia un bloc de marbre, pour en tirer une Nativité de la Vierge. Ayant fait le modèle, il commença son ouvrage : mais en homme qui ne peut souffrir ni compagnons ni égaux, et qui n’aime pas à louer l’œuvre d’autrui, il se mit à blâmer les ouvrages d’Andrea et des autres sculpteurs qui travaillaient avec lui, leur disant qu’ils ne savaient pas dessiner, et s’en faisant autant d’ennemis. Ces propos étant venus aux oreilles d’Andrea, ce dernier le reprit avec douceur, en homme sage qu’il était, disant que les œuvres se faisaient avec les mains et non avec la langue, que le bon dessin n’était pas sur le papier, mais dans la perfection de l’œuvre une fois terminée, et que finalement il le priait, à l’avenir, de parler de lui avec plus de respect. À quoi Baccio ayant répondu superbement et avec des paroles injurieuses, Andrea ne put se contenir et courut sur lui, pour le tuer. Quelques personnes les séparèrent, mais Baccio fut forcé de quitter Loreto et d’emporter son œuvre à Ancone. Il ne tarda pas à s’en dégoûter, bien qu’elle fût presque terminée, et s’en alla, la laissant inachevée. Raffaele da Montelupo la conduisit à fin, et elle fut placée avec les autres d’Andrea ; quoiqu’elle leur soit bien inférieure, elle renferme des parties dignes d’éloges.

De retour à Rome, Baccio obtint du pape, par la faveur du cardinal Jules de Médicis, qu’on lui donnât à faire quelques statues pour la cour du palais Médicis, à Florence. Étant allé dans cette ville, il exécuta en marbre un Orphée, qui, par son chant et les sons de sa lyre, apaise Cerbère et émeut les Enfers. Il avait imité dans cette œuvre l’Apollon du Belvédère, et il en reçut de grands éloges. Quoique l’Orphée de Baccio n’ait pas tout à fait l’attitude de l’Apollon, Baccio, néanmoins, en imita la manière du torse et des membres. La statue terminée fut placée par ordre du cardinal Jules, pendant qu’il gouvernait Florence, dans la cour susindiquée, sur une base ornée faite par Benedetto da Rovezzano, sculpteur.

Mais comme Baccio n’eut jamais aucun souci de l’art de l’architecture, il n’eut pas le bon esprit de Donatello, qui avait élevé son David sur une simple colonne reposant sur une base percée à jour, afin que l’on pût voir de la porte de la rue jusque dans la seconde cour. L’Orphée est placé sur un piédestal lourd et massif, qui attire la vue du passant, bouche la porte, en sorte qu’on ne voit pas si le palais se termine à la première porte, ou va plus loin[9].

Au milieu de tous ces travaux, Baccio continuait à dessiner, et il fit graver, par Marco de Ravenne et Agostino de Venise, un grand dessin représentant le Massacre des Innocents[10] ; cette composition, où l’on voit une foule de figures nues, d’enfants morts et vivants, de soldats et de femmes, prouve combien Baccio était habile dessinateur et excellent anatomiste, et elle répandit sa réputation par toute l’Europe.

Le cardinal Bernardo Divizio da Bibbiena était revenu de France[11], où il avait vu que le roi François Ier ne possédait aucun marbre, ni antique ni moderne, mais qu’il les appréciait néanmoins ; aussi avait-il promis à Sa Majesté de s’employer auprès du pape, pour qu’il lui envoyât quelque beau morceau. Après le cardinal vinrent à Rome deux ambassadeurs du roi qui, voyant les statues de Belvédère, louèrent infiniment le Laocoon[12]. Le cardinal Médicis et Bibbiena, qui les accompagnaient, leur demandèrent si ce groupe serait agréable au roi ; ils répondirent que ce serait un présent de trop grand prix. Alors le cardinal leur dit : « On enverra à Sa Majesté celui-là, ou un autre complètement semblable. » Résolu à faire exécuter une copie de cet antique, Jules de Médicis pensa à Baccio et lui fit demander[13] s’il se sentait le courage de faire un Laocoon semblable à l’original. Baccio répondit qu’au lieu d’en faire un pareil, il espérait que son œuvre dépasserait l’autre en perfection. Le cardinal étant donc décidé, et pendant qu’on faisait venir les marbres nécessaires, Baccio fit un modèle en cire qui fut très admiré, et un carton au charbon rehaussé de céruse de la grandeur de l’original. Les marbres arrivés, il se fit construire un atelier au Belvédère, y commença le plus grand des enfants de Laocoon et le termina de manière que le pape et tous ceux qui s’y entendaient en furent satisfaits, parce qu’on ne distinguait, pour ainsi dire, aucune différence entre le marbre antique et le sien. Ayant mis la main à l’autre enfant, et à la statue du père qui est entre les deux, il ne les avait pas beaucoup avancés quand le pape mourut. Après l’élection d’Adrien VI, Baccio retourna à Florence avec le cardinal. Clément VII, qui succéda à Adrien, le fit venir en poste à son couronnement, pour lequel Baccio fit plusieurs statues en bas-reliefs. Ayant ensuite reçu du pape un logement et une pension, il se remit à son Laocoon qu’il termina en deux ans, avec plus de succès qu’il n’en eut d’aucune autre œuvre. Il restaura l’original, auquel manquait le bras droit qu’on ne retrouva pas, et il en fit un en cire, conforme aux muscles et en harmonie avec la fierté de l’ensemble ; il s’en servit pour compléter sa copie. Le groupe de Baccio plut tellement à Sa Sainteté, qu’elle changea d’avis et l’envoya à Florence[14], tandis qu’elle envoyait quelques statues antiques à François Ier. Baccio, que cet ouvrage mit en grande réputation, dessina ensuite, pour la grande chapelle de San Lorenzo, à Florence, le Martyre de saint Cosme et de saint Damien, et celui de saint Laurent, condamné par Décius à mourir sur un gril. Puis il retourna à Florence où il trouva Giovanfrancesco Rustici, son premier maître, occupé à peindre la Conversion de saint Paul. Pour lutter avec lui, il fit un carton représentant une figure nue de saint Jean dans le désert, qui élève la main droite vers le ciel et tient de l’autre un agneau. Il en fit ensuite un tableau à l’huile, qu’il exposa dans la boutique de son père[15]. Les artistes en admirèrent le dessin mais firent peu de cas du coloris qui était plein de crudités.

Du temps de Léon X, on avait tiré de Carrare, en même temps que les marbres de la façade de San Lorenzo, à Florence, un bloc haut de neuf brasses et demie et large de cinq à sa base. Michel-Ange voulait en faire un Hercule colossal tuant Cacus, pour le mettre sur la place, à côté de son David, tous deux devant être les enseignes du Palais Public. Ayant fait plusieurs dessins et modèles, il cherchait à acquérir la faveur du pape Léon et du cardinal Jules de Médicis, disant que son David avait de nombreux défauts causés par Maestro Andrea, sculpteur, qui l’avait ébauché et abîmé[16]. Mais la mort de Léon X fit échouer ces projets ainsi que ceux de la façade de San Lorenzo, puis le désir étant survenu au pape Clément VII de se servir de nouveau de Michel-Ange, pour les tombeaux des héros de la famille Médicis à placer dans la nouvelle sacristie de San Lorenzo, il fallut extraire des marbres de Carrare. Domenico Buoninsegni, maître de cette entreprise, tenta de se concerter avec Michel-Ange, pour voler le pape sur le compte de ces marbres. Michel-Ange, en repoussant ces indignes propositions, s’attira la haine de Domenico, qui dès lors s’opposa à tous ses projets pour l’abaisser et lui nuire, toujours en secret. Il fit en sorte que la façade fût mise de côté et que l’on s’occupât de la sacristie, disant que c’était deux œuvres suffisantes pour tenir Michel-Ange occupé plusieurs années, et il persuada au pape de donner le marbre destiné au groupe colossal à Baccio, qui n’avait alors rien à faire ; la concurrence de deux pareils maîtres, disait-il, serait un gage de meilleur service et de plus grande rapidité. Le pape suivit ce conseil et donna le bloc à Baccio, qui de suite composa un grand modèle en cire, représentant Hercule, qui, ayant écrasé avec son genou la tête de Cacus entre deux rochers, l’étreint violemment avec le bras gauche, en le tenant renversé sous ses jambes, dans une attitude tourmentée. Cacus montrait la souffrance qu’il éprouvait de cette violence et du poids qu’Hercule faisait peser sur lui, en sorte que le moindre muscle de tout son corps faisait grandement saillie. De même. Hercule, la tête penchée vers son ennemi abattu, grinçant des dents, levait le bras droit et lui donnait un autre coup de massue sur la tête.

Michel-Ange fut vivement affecté en apprenant que le marbre avait été donné à Baccio ; et, malgré toutes ses démarches, il ne put déterminer Clément VII à changer de volonté, tant celui-ci était enchanté du modèle de Baccio, au succès duquel s’ajoutaient les promesses et les vantardises de Fauteur. Il disait qu’il ferait mieux que le David de Michel-Ange, et il était encore appuyé par Buoninsegni, qui prétendait que Michel-Ange voulait tout pour lui. Ainsi Florence fut privée d’un chef-d’œuvre qui aurait été, à coup sûr, son plus bel ornement. On voit aujourd’hui le modèle de Baccio dans la garde-robe du duc Cosme, et nous devons dire qu’il est fort estimé des artistes. Baccio fut envoyé à Carrare, pour examiner son marbre, que les maîtres de l’Œuvre de Santa Maria del Fiore devaient conduire par eau jusqu’à Signa, sur l’Arno. À huit milles de Florence environ, ce bloc tomba dans le fleuve, au moment où on allait le débarquer, pour le conduire par terre, car les eaux étaient basses de Signa à Florence, et il s’enfonça dans le sable à une telle profondeur, que les maîtres ne purent l’en extraire, quels que fussent les moyens qu’ils aient employés. Comme le pape voulait que l’on retirât ce marbre à tout prix, Piero Rosselli, maître maçon, vieux et expérimenté, à qui l’œuvre s’adressa, imagina de détourner le cours de l’eau, de creuser le lit du fleuve et de conduire ensuite le bloc à terre, à l’aide de grues et de leviers. Quelques poètes tirèrent parti de cet accident pour accabler de leurs satires Baccio qui, à cause de sa loquacité et de ses médisances contre les artistes et principalement contre Michel-Ange, était détesté. Un d’eux, entre autres choses, dit dans ses vers que le marbre, certain d’être estropié par Baccio, s’était précipité de désespoir dans le fleuve. Pendant que l’on était occupé à retirer ce bloc de l’eau, Baccio s’aperçut qu’en hauteur et en largeur, il ne pourrait pas en extraire les figures de son modèle. Use rendit aussitôt à Rome, où il prouva au pape qu’il était forcé d’abandonner son premier dessin. Il fit alors plusieurs autres modèles et Sa Sainteté choisit celui qui représente Hercule tenant Cacus par les cheveux, après l’avoir renversé à ses pieds. De retour à Florence, Baccio trouva que Piero Rosselli avait transporté heureusement son marbre dans l’Œuvre de Santa Maria del Fiore ; après avoir terminé un nouveau modèle en terre semblable au dernier que Clément VII avait agréé à Rome, il attaqua son bloc, en découvrant d’abord les jambes et les bras de ses figures et en ayant soin de ne s’écarter aucunement de son modèle. Beaucoup d’artistes trouvèrent que ce nouveau modèle n’offrait ni la fierté ni la vivacité que le sujet comportait, ni les qualités que Baccio avait données à son premier modèle.

Lorsqu’en 1527 les Médicis quittèrent Florence, après le sac de Rome, Baccio, ne se sentant pas en sûreté, à cause d’une grande inimitié que lui portait un voisin de la ville de Pinzirimonte, enfouit dans cette terre des camées et quelques figurines de bronze antiques, qui appartenaient aux Médicis, et se réfugia à Lucques. Il y resta jusqu’au moment ou Charles-Quint vint recevoir la couronne impériale à Bologne ; s’étant donc montré au pape, il revint avec lui à Rome, et reçut de nouveau un logement au Belvédère, À ce moment, le pape voulut accomplir un vœu qu’il avait fait pendant qu’il était renfermé au château Saint-Ange, et qui consistait à placer, sur la tour de marbre qui est en face du pont du château, un saint Michel armé d’une épée et environné de sept grandes statues en bronze, couchées dans diverses attitudes, représentant les sept péchés mortels. Clément VII voulait ainsi faire allusion aux impies et aux scélérats qu’il avait vaincus, avec le secours de l’ange gardien du château. Après avoir fait un modèle qui plut infiniment, Baccio modela, dans une salle du Belvédère, une figure qui fut beaucoup admirée. Entre temps, pour se délasser et pour voir comment réussirait la fonte, il fit plusieurs figurines hautes de deux tiers de brasse, telles que des Hercules, des Vénus, des Apollons et des Lédas, qui furent coulées par Maestro Jacopo della Barba, Florentin, et qui réussirent parfaitement. Une Descente de croix, de petite dimension et en demi-relief, qu’il offrit à Charles-Quint, lorsque cet empereur vint à Gênes, lui valut le titre de chevalier et une commanderie de Saint-Jacques. La république de Gênes lui demanda une statue de Neptune, haute de six brasses, offrant les traits du prince Doria, en mémoire des services signalés que le prince avait rendus à sa patrie. On lui alloua, pour cet ouvrage, une somme de mille florins ; il en reçut cinq cents à l’avance, et se rendit aussitôt à Carrare pour commencer son ébauche dans la carrière del Polvaccio.

Après la fuite des Médicis, pendant que Florence était gouvernée par le pouvoir populaire, Michel-Ange fut employé aux fortifications de la ville, et on lui montra le bloc de marbre que Baccio avait dégrossi d’après le modèle ; l’intention était, si ce bloc n’était pas trop amoindri, que Michel-Ange le prît et en tirât deux figures à sa façon. L’ayant examiné, il eut une autre idée, et projeta de s’en servir pour représenter Samson terrassant deux Philistins avec une mâchoire d’âne. Mais l’on sait que, les hommes ayant projeté quelque chose, souvent la sagesse divine en dispose autrement, et c’est ce qui arriva. Le siège ayant été mis devant Florence, il fallut que Michel-Ange pensât à autre chose qu’à polir des marbres, et il dut s’éloigner, à cause de la pusillanimité des citoyens. La guerre terminée, et la paix conclue, le pape Clément le fit revenir à Florence, pour achever la sacristie de San Lorenzo et ordonna à Baccio de terminer le colosse. Baccio prit un logement dans le palais Médicis, et pour paraître affectionné à cette famille, il envoyait, toutes les semaines, au pape des rapports odieux sur les citoyens et les magistrats ; cette conduite infâme le fit haïr plus que jamais. Quand le duc Alexandre revint à Florence, les citoyens lui montrèrent les sinistres manières que Baccio avait avec eux, et il en résulta que l’exécution du colosse était empêchée et retardée par eux, autant qu’ils le pouvaient.

L’orfèvre Michelagnolo, son père, était mort en laissant inachevée une grande croix d’argent, ornée de bas-reliefs représentant la Passion de Notre-Seigneur, qu’il avait entreprise par l’ordre du pape[17], pour les fabriciens de Santa Maria del Fiore. Cet ouvrage, avec bon nombre de matières d’argent, tomba entre les mains de Baccio, qui supplia Sa Sainteté d’en confier l’achèvement à son ami Francesco del Prato. Mais le pape, devinant que Baccio voulait non seulement se faire rembourser les travaux de son père, mais encore gagner quelque chose sur ceux de Francesco, lui enjoignit de rendre aux fabriciens les sujets ébauchés, ou terminés, pour en régler le compte et les matières d’argent pour les fondre et les employer aux besoins de l’église, qui avait été dépouillée de ses ornements pendant le siège. Il lui fit remettre cent florins d’or, et lui ordonna de terminer le colosse. Comme il y travailla sans relâche, il fut terminé l’an 1534, mais tous les citoyens en disaient tant de mal que le duc Alexandre ne se souciait point de le faire poser sur la place.

Depuis plusieurs mois, le pape était de retour à Rome, et comme il désirait faire élever, dans la Minerva, deux tombeaux en marbre, pour Léon X et pour lui, Baccio prit cette occasion pour aller à Rome, et le pape lui dit qu’il lui donnerait à faire les deux tombeaux, dès que le colosse serait en place. Il écrivit aussi au duc Alexandre de donner à Baccio toute commodité pour effectuer cette opération ; on jeta donc une fondation et l’on édifia dessus un piédestal en marbre, sous lequel on déposa des médailles à l’effigie de Clément VII et du duc Alexandre, ainsi qu’une pierre couverte d’une inscription en l’honneur de Sa Sainteté. Grâce aux soins et à l’habileté de Baccio d’Agnolo et d’Antonio da San Gallo l’ancien, tous deux architectes de Santa Maria del Fiore, le groupe arriva sans accident sur la place et fut mis sur son piédestal avec une entière sécurité[18].

Il serait difficile de dire le concours de foule qu’il y eut sur la place, pendant deux jours, pour voir le colosse, dès qu’il fut découvert. De tous côtés, on n’entendait que des critiques, qui n’étaient pas plus favorables à l’artiste qu’à son ouvrage ; on attacha sur le piédestal des vers toscans et latins si cruellement satiriques que le duc Alexandre fut forcé d’emprisonner quelques personnes, ce qui ferma la bouche aux médisants. Baccio, considérant son œuvre mise en place, trouva que le grand air ne lui était pas favorable et que les muscles manquaient d’énergie. Il fit alors entourer le groupe de planches, et retouchant çà et là au ciseau, rendit ses muscles plus durs qu’ils n’étaient auparavant. Pour connaître l’opinion public, Baccio recommanda à un maître d’école qu’il logeait dans sa maison d’aller écouter ce que l’on disait et de lui rendre compte de tout ce qu’il aurait entendu. Le soir, cet homme rentra tristement chez lui, et ce ne fut qu’après avoir été vivement pressé par Baccio qu’il se décida à lui avouer que tous, d’une voix, condamnaient le groupe, et qu’il ne plaisait à personne. « Et toi, qu’en penses-tu ? » lui dit Baccio. — « Pour vous être agréable, je dirai que je le trouve bien et qu’il me plaît. — Je ne veux pas qu’il te plaise, s’écria Baccio ; dis-en aussi du mal. Tu sais que je ne dis jamais de bien de personne ; ainsi nous serons quittes. »

Dans ce temps-là, le prince Doria écrivit au duc Alexandre qu’il se vengerait de Baccio, s’il ne terminait pas promptement sa statue, maintenant que le colosse était achevé. Baccio, effrayé, ne se souciait pas d’aller à Carrare ; mais le cardinal Cibo et le duc Alexandre le déterminèrent à partir et à se mettre à l’œuvre. Doria se faisait rendre compte journellement de ce qu’il faisait, et, ayant appris que la statue ne serait pas aussi belle qu’on lui avait promis, fit entendre à Baccio que, s’il ne le servait pas bien, il s’en repentirait ; mais Baccio, se voyant entouré d’espions qui lui avaient entendu dire beaucoup de mal du prince, abandonna tout et revint précipitamment à Florence.

La mort de Clément VII étant arrivée sur ces entrefaites, les cardinaux Hippolyte de Médicis, Cibo, Salviati, Ridolfi et Messer Baldassare Turini da Pescia, ses exécuteurs testamentaires, résolurent de placer son tombeau dans l’église de la Minerva, avec celui de Léon X[19]. Connaissant le peu d’habileté de Baccio comme architecte, ils choisirent Antonio da San Gallo pour dessiner les mausolées, et le sculpteur Lorenzetto pour surveiller la taille des marbres ; ils ne laissèrent donc à Baccio que le soin d’exécuter les statues et les bas-reliefs. Ayant touché des avances, Baccio partit sans terminer les statues, et les cardinaux adjugèrent celle de Léon à Rafaello da Montelupo, et celle de Clément à Giovanni di Baccio. Toutes ces choses valurent à Baccio plus de honte que d’honneur.

Il avait coutume de mettre des morceaux de rapport à ses statues, comme il le fit pour une des têtes du Cerbère de son Orphée, pour la draperie de son saint Pierre de Santa Maria del Fiore, pour son Cacus et d’autres ouvrages qu’il est inutile de mentionner ici. Les sculpteurs réprouvent d’ordinaire de semblables moyens ; mais Baccio n’y attachait aucune importance. Ayant fait un Adam pour le chœur de la cathédrale, lorsqu’il eut terminé sa statue, il la trouva trop serrée des flancs et défectueuse dans plusieurs autres parties ; aussi en fit-il un Bacchus, que le duc conserva longtemps dans sa chambre, et plaça ensuite dans une niche des appartements d’été du rez-de-chaussée[20]. Pareillement une Ève fut changée en Cérès, et il la donna à la duchesse Leonora avec un Apollon ; ces deux statues[21] servirent à orner la façade du vivier du jardin Pitti. Il espérait que les nouvelles statues d’Adam et d’Ève[22], destinées à la cathédrale, plairaient au public et aux artistes ; mais elles éprouvèrent le même sort que ses premiers ouvrages, et furent amèrement critiquées dans des sonnets et des vers latins. On disait, entre autres choses : « Adam et Ève, par leur désobéissance, méritèrent d’être chassés du paradis terrestre, et leurs statues, opprobre de l’art, méritent d’être chassées de l’église. » Pareille mésaventure lui arriva pour un Christ mort ; après l’avoir considérablement avancé, il l’abandonna, et en fit un autre accompagné d’un ange, mais d’une telle grandeur que le prêtre n’avait plus la place nécessaire pour officier sur l’autel[23]. Il laissa également inachevée la statue du Père éternel, qui est aujourd’hui dans les ateliers dépendant de l’église[24]. Ces revers n’abattirent point Baccio ; il ne tenait aucun compte des critiques et ne cherchait qu’à s’enrichir et à acquérir des propriétés.

À cette époque[25], revint de France Benvenuto Cellini, qui avait été au service du roi François pour l’orfèvrerie, art dans lequel il était le plus habile de son temps ; il avait également coulé en bronze divers morceaux de sculpture pour ce souverain. Le duc Cosme, devant lequel il fut introduit, l’accueillit de la manière la plus gracieuse, et lui donna à faire, en bronze, une statue haute de cinq brasses environ, représentant Persée nu foulant aux pieds le corps également dépouillé de Méduse, après lui avoir coupé la tête ; elle devait être placée sous une des voûtes de la Loggia de’ Lanzi. Pendant que Benvenuto travaillait à cette statue, il faisait encore autre chose pour le duc. Mais, comme dit le proverbe, le potier tracasse le potier, et le sculpteur jalouse le sculpteur ; Baccio ne put voir tranquillement les faveurs accordées à Benvenuto. Il ne concevait pas que d’orfèvre celui-ci fût devenu avec succès sculpteur, et osât entreprendre des statues colossales, quand jusqu’alors il n’avait exécuté que des médailles et des figurines. Aussi ne tarda-t-il pas à se déclarer son ennemi ; mais il trouva quelqu’un en état de lui répondre. Benvenuto n’était pas moins fier que lui, et voulait maintenir la partie égale ; souvent ils se disaient des paroles outrageantes, en présence du duc, qui se divertissait de leurs propos, et leur laissait pleine liberté de s’attaquer franchement devant lui, pourvu qu’en se quittant il ne fût plus question de rien. Un jour qu’ils se mordaient ainsi et se jetaient à la tête leurs faits et gestes, Benvenuto, regardant de travers Baccio et le menaçant, lui dit : « Pourvois-toi d’un autre monde, Baccio, car je veux t’enlever de celui-ci. » Baccio lui répondit : « Eh bien ! avertis-moi un jour d’avance, afin que je puisse me confesser, faire mon testament et ne pas mourir comme une bête que tu es. » Le duc, qui avait pris plaisir pendant de longs mois, à leurs querelles, leur imposa silence, dans la crainte de les voir mal finir, et, pour ne pas exciter de plus belle leur jalousie, les chargea tous deux d’exécuter son buste en bronze.

Vers l’an 1554, j’abandonnai le service du pape Paul III, pour entrer à celui du duc de Médicis, et l’année suivante, je fis venir de Rome le sculpteur Bartolommeo Ammanati, pour travailler avec moi à la salle d’audience, à la fontaine et aux statues qui devaient orner le palais. Baccio, se voyant délaissé pour d’autres artistes, en conçut tant de chagrin, et devint d’une humeur si farouche, que personne n’osait vivre avec lui.

Depuis quelques années, on avait tiré de Carrare un énorme bloc de marbre, haut de dix brasses et demie et large de cinq, pour lequel Baccio avait donné cinquante écus d’arrhes. Après qu’il eût conclu le marché, il importuna le duc, au point que, grâce à la duchesse, il obtint d’en tirer un colosse qu’on devait mettre sur la place, au coin où est le lion ; on devait y faire une grande fontaine, au milieu de laquelle serait un Neptune sur un char traîné par des chevaux marins, et que Ion tirerait de ce bloc de marbre. Baccio présenta plusieurs modèles à Son Excellence ; mais ce projet demeura sans exécution jusqu’en 1559. Cette année-là, le propriétaire du bloc vint de Carrare et demanda à être payé du reste de la somme qui lui était due, sinon qu’il rendrait les cinquante écus et partagerait son marbre en plusieurs morceaux, pour le vendre plus facilement, car il avait plusieurs offres. Benvenuto Cellini et Bartolommeo Ammanati ayant appris que le duc avait ordonné à Giorgio Vasari d’acquérir ce bloc, et n’en avait pas encore disposé en faveur de Baccio, supplièrent Son Excellence de leur permettre d’entrer en concurrence avec Bandinelli, et d’accorder le marbre à celui qui ferait le plus beau modèle. Le duc y consentit, enchanté de cette occasion qui forçait Baccio à déployer tout son savoir et tous ses efforts pour l’emporter sur ses rivaux. En effet, Baccio redoutant la disgrâce du duc, exécuta de nouveaux modèles avec tout le soin imaginable ; mais, fidèles à ses habitudes d’intrigues, il obtint la direction du transport de ce bloc à Florence. Dès qu’il fut arrivé à Carrare, il rapetissa méchamment ce marbre, de telle sorte qu’il ôta à ses concurrents et à lui-même la possibilité d’en faire un ouvrage aussi grand qu’on espérait. De retour à Florence, il y eut de longs débats entre lui et Benvenuto à ce sujet ; néanmoins, grâce à la protection de la duchesse, le bloc fut adjugé à Baccio, qui construisit, sous la Loggia de la place, un atelier pour le recevoir.

Après la mort de Baccio, le bloc de Neptune excita des querelles plus vives que jamais. Cellini, ayant fait un petit modèle de ce groupe, voulait que le duc le lui donnât ; d’un autre côté, l’Ammanati, en sa qualité de sculpteur habitué à tailler le marbre, et plus expérimenté que Benvenuto, jugeait que l’œuvre devait lui être allouée. L’Ammanati me remit un petit modèle en cire, et me pria de le montrer à Michel-Ange, pour qu’il en dît son avis, et qu’il engageât le duc à lui adjuger le marbre ; j’y consentis, et Son Excellence lui ordonna de clore une arcade de la Loggia, et de commencer un modèle de la grandeur que permettait le bloc. À cette nouvelle, Benvenuto, furieux, monta à cheval et courut à Pise dire au duc qu’il ne pouvait souffrir que son talent fût mis en échec par un homme qui ne le valait pas, et qu’il demandait à faire un modèle en concurrence de l’Ammanati ; le duc voulut le contenter et lui permit de boucher l’autre arcade et d’exécuter un modèle comme il le désirait. Tandis que ces deux maîtres étaient occupés à ce travail. Maestro Giovan Bologna, sculpteur flamand, et Vincenzio Danti de Pérouse voulurent concourir, non pour obtenir le marbre, mais pour montrer leur hardiesse et leur talent. Giovan fit son modèle dans le couvent de Santa Croce, et Vincenzio, dans la maison d’Alexandre, fils d’Ottaviano de’Medici. Dans ce concours, Benvenuto fut vaincu par l’Ammanati, que Giorgio Vasari servit chaudement auprès de Son Excellence ; Giovan Bologna n’étant pas assez connu pour les ouvrages en marbre, le duc n’alla pas même voir son modèle, quoique, selon les artistes et les connaisseurs, ce fût le meilleur de tous. Si Baccio eût vécu, à lui sans doute aurait appartenu la gloire de cette entreprise, et tant de débats n’auraient point eu lieu[26].

Pour revenir à Baccio, ayant appris que Michel-Ange était en train de terminer un groupe du Christ mort et de quatre autres figures[27], pour son tombeau, dans l’église de Santa Maria Maggiore, il mit tous ses soins à achever celui que son fils Clemente lui avait laissé[28], avant de partir pour Rome où il mourut. Pour imiter Michel-Ange en toute chose, Baccio chercha ensuite, dans les principales églises de Florence, un endroit où il pût placer et établir sa sépulture. Mais n’en trouvant aucun qui le satisfît, il se décida pour une chapelle de l’église des Servi qui appartenait à la famille Pazzi. Les possesseurs de la chapelle, priés par la duchesse, accordèrent ce lieu à Baccio, sans se démettre de leurs droits et de leurs armoiries : ils lui permirent seulement d’édifier un autel en marbre, de le surmonter des statues susdites et de pratiquer son tombeau, au pied de l’autel. Baccio se mit aussi d’accord avec les moines du couvent pour les autres détails. Il fit donc édifier l’autel et le soubassement de marbre, sur lequel il voulait placer ses statues. Quand il fut terminé, il résolut d’y mettre son tombeau de famille, en y réservant une place pour lui, pour sa femme et pour les restes de son père Michelagnolo, qui avait été déposé dans un caveau provisoire de cette église. Il voulut lui-même déposer pieusement ces os à leur place définitive. L’émotion qu’il éprouva en les touchant, et la fatigue de remuer ces marbres l’agitèrent au point que, ne se trouvant pas bien, et étant retourné chez lui, il vit son état empirer de jour en jour, et mourut au bout d’une semaine, à l’âge de soixante-douze ans, après avoir été constamment robuste et n’avoir eu aucune maladie. Il fut enseveli honorablement[29], et déposé à côté de son père.


  1. Baccio de’Brandini ; il se fit plus tard passer pour un descendant de la noble famille siennoise des Bandinelli ; né le 7 octobre 1488, d’après le Livre des Baptêmes de Florence.
  2. Plus exactement Sant’Apollinare ; cette église n’existe plus.
  3. Lire Pizzidimonte.
  4. En 1503, pour 500 ducats, du cardinal Francesco Piccolomini, qui fut plus tard le pape Pie III.
  5. Planche connue sous le nom de Scheletri di Baccio ; signée : A. V. 1518.
  6. Ou plutôt par son fils Bicci di Lorenzo.
  7. Commandé le 25 juin 1515, à droite de la tribune de San Zanobi.
  8. Mis en place en 1565.
  9. Actuellement dans le Casino de San Marco.
  10. Signé : Baccius inventit, Florentiae ; au-dessous un S et un R entrelacés.
  11. En 1520.
  12. Trouvé dans les Thermes de Titus, en 1506.
  13. Le 21 septembre 1520, pour 900 ducats d’or (papiers de Bandinelli, aux Archives de Florence).
  14. Actuellement aux Offices.
  15. Tableau perdu.
  16. L’auteur de ce méfait fut Bartolommeo di Pietro Baccellino.
  17. Commandée le 1er septembre 1514 [Archives du Dôme] ; n’existe plus.
  18. Devant le palais de la Seigneurie, le 3 mai 1534 (il fallut trois jours). Signé : BACCIVS BANDINELLI FLOR. FACIEBAT. MDXXXIIII.
  19. Le contrat est du 25 mars 1536 ; les tombeaux devaient être primitivement placés à Sainte-Marie-Majeure. Baccio, maitre du travail, devait recevoir 3.200 ducats d’or.
  20. Actuellement au palais Pitti, vestibule du premier étage.
  21. Actuellement dans le jardin Boboli.
  22. Au Musée National.
  23. Actuellement dans la chapelle Baroncelli, à Santa Croce.
  24. Première cour du couvent de Santa Croce.
  25. En août 1545.
  26. La fontaine fut faite par Jean Bologne, et le Neptune par Ammanati ; existent encore, sur la place de la Seigneurie.
  27. Actuellement derrière le maître-autel du Dôme de Florence.
  28. Et qui est dans l’église de l’Annunziata, transept droit, où se trouve le tombeau de Bandinelli.
  29. Le 7 février 1560.