Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/De la peinture

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DE LA PEINTURE





Chapitre Premier. — Ce que c’est que le dessin. Comment on fait les bonnes peintures ; comment et d’après quoi on les reconnaît. De l’invention des sujets.



L e dessin, père de nos trois Arts, Architecture, Sculpture et Peinture, émanant de l’intelligence, extrait de beaucoup de choses un jugement universel, semblable à une forme ou ci une idée de toutes les œuvres de la nature, laquelle est absolument unique dans ses mesures. Non seulement, dans les corps des hommes et des animaux, mais encore dans les plantes, ainsi que dans les édifices, les sculptures et les peintures, il y a à discerner les proportions que le tout a par rapport aux parties, et que réciproquement les parties ont entre elles et avec le tout. Comme cette connaissance donne naissance à une certaine conception et à un jugement, qu’il se forme dans l’esprit un je ne sais quoi, qui ensuite rendu par les mains s’appelle le dessin, on peut en conclure que ce dessin n’est autre chose qu’une expression tangible ou une réalisation de la conception qu’a formée l’esprit, et de tout ce qui a été imaginé dans la pensée et créé dans l’idée. De là naquit peut-être le proverbe qui avait cours chez les Grecs : — d’après la griffe un lion, — suivant lequel un homme de talent, voyant rien qu’une griffe de lion sculptée sur un bloc, on aurait déduit par la pensée les proportions et les formes de toutes les parties de cet animal et ensuite le corps entier comme s’il l’avait eu présent et devant les yeux. Certains croient que le père du dessin et des Arts fut le hasard, que la pratique et l’expérience lui servirent de nourrice et de pédagogue, et l’élevèrent avec l’aide de la connaissance et du langage. Mais je crois qu’on peut dire, avec plus de vérité, que le hasard a donné l’occasion, plutôt que d’avoir donné naissance au dessin. Quoiqu’il en soit, quand le dessin extrait du jugement l’invention d’un sujet, il a besoin que la main soit experte, grâce à l’étude et à une pratique de plusieurs années, apte à reproduire et à bien exprimer tout ce que la nature a créé, que ce soit avec la plume, le poinçon, le charbon, le crayon ou toute autre chose. Quand l’intelligence émet ses conceptions châtiées et sensées, ces mains, qui ont pratiqué le dessin pendant de longues années, font connaître la perfection et l’excellence des Arts, en même temps que le savoir de l’artiste. Toutefois, comme plusieurs sculpteurs n’ont pas une grande pratique dans le tracé des lignes et des contours, comme par suite ils ne savent pas dessiner sur le papier, ils font, à la place, avec de belles proportions et de justes mesures, des hommes, des animaux, et d’autres choses en relief de terre ou de cire, et ils arrivent au même résultat que celui qui dessine parfaitement sur le papier, ou sur d’autres surfaces planes. Les personnes qui pratiquent ces arts ont désigné ou plutôt distingué le dessin d’après les différentes formes et les qualités qu’il offre. Les dessins qui sont à peine touchés et légèrement tracés, avec la plume ou autrement, s’appellent des esquisses ; on en parlera plus tard. Ceux dont les premières lignes sont plus accusées s’appellent des profils, des contours ou des traits. Tous, d’ailleurs, qu’on les appelle profils ou autrement, servent à l’architecture et à la sculpture, aussi bien qu’à la peinture, mais plus particulièrement à l’architecture, parce que ces dessins ne se composent que de lignes. Ce n’est d’ailleurs, pour l’architecture, que le commencement et la fin de cet art, parce que le reste n’est autre chose que l’œuvre des tailleurs de pierres et des maçons employant des modèles en bois, dont le principe est extrait des lignes susdites. Dans la sculpture, le dessin de tous les contours est employé par l’artiste pour les différents points de vue de sa statue, ou quand il cherche l’attitude qui lui convient le mieux, que cette statue soit en cire, en terre ou en marbre, en bois, ou en toute autre matière.

Dans la peinture, le dessin des traits sert de plusieurs façons, mais plus particulièrement à faire le contour des figures. Quand ces contours sont bien dessinés, que leurs proportions sont justes, les ombres et les lumières qu’on y ajoute ensuite sont causes que les contours de la figure que l’on exécute ont un extrême relief, et que l’ensemble est rempli de bonté et de perfection. Il en résulte que celui qui comprend bien, et exécute de même ces figures, sera un maître excellent dans chacun de ces arts, moyennant la pratique et le jugement. Par conséquent, celui qui veut bien apprendre à exprimer par le dessin les conceptions de l’esprit et toute autre chose, devra de toute nécessité, après qu’il aura habitué quelque temps sa main, et s’il veut devenir plus capable dans les arts, s’exercer à dessiner des figures en relief de marbre, de pierre, ou encore des moulages faits soit sur l’original vivant, soit sur quelque belle statue antique ; ou bien encore des modèles en relief faits en terre, soit nus, soit couverts de chiffons glaisés qui représenteront les draperies et les vêtements. Tous ces objets, étant immobiles, et privés de sentiment, offrent grande facilité à celui qui dessine, à cause de leur fixité, ce qui n’arrive pas avec des objets vivants qui sont en continuel mouvement. Après qu’on aura, en dessinant de pareilles choses, acquis une bonne pratique, et qu’on aura assuré sa main, il faudra commencer à reproduire des choses de la nature, et s’efforcer par un travail assidu d’acquérir les mêmes qualités. En effet, les choses qui tiennent de la nature sont vraiment celles qui font honneur à celui qui a peiné à les reproduire, car elles ont en elles, outre une certaine grâce et vivacité, cette simplicité, cette facilité, cette douceur qui est le propre de la nature, qui s’apprend parfaitement par son étude, et ne s’acquiert jamais à un degré suffisant, si l’on se borne à l’étude des choses de l’art. Que l’on soit assuré que la pratique, que l’on obtient par des études de dessin prolongées pendant de longues années, est la vraie lumière du dessin, et ce qui fait les maîtres excellents. À présent, ayant suffisamment discouru de cela, nous en arrivons à examiner ce que c’est que la peinture.

C’est une surface plane, couverte de plaques de couleurs, que ce soit un panneau de bois, un mur ou une toile, et suivant les contours dont nous avons parlé plus haut, lesquels, grâce à un bon dessin de lignes tracées, circonscrivent les figures. Une pareille surface plane, exécutée par le peintre avec un jugement droit, est éclairée dans son milieu, obscure aux extrémités et dans le fond, et couverte dans les parties intermédiaires d’une couleur moyenne entre le clair et l’obscur. Ces trois champs étant fondus ensemble, il en résulte que tout ce qui est renfermé entre un trait et l’autre se relève et apparaît modelé et détaché du tableau. Il est vrai que ces trois champs ne peuvent suffire à détailler toute chose, parce qu’il est nécessaire de diviser chacun au moins en deux espèces, faisant deux gradations de couleur éclairée, et dans l’obscur deux plus claires, et divisant ensuite ces gradations encore en deux autres qui tirent l’une sur le plus clair et l’autre sur le plus foncé. Quand les teintes d’une seule couleur, quelles qu’elles soient, seront délayées, on verra peu à peu apparaître le clair, l’un peu moins clair, puis l’un peu plus obscur, de manière que peu à peu nous arriverons au noir franc. Ayant donc mélangé ces couleurs, que l’on veuille peindre à l’huile, à la détrempe ou à fresque, on couvre les traits tracés, en mettant à leurs places les clairs, les foncés et les couleurs intermédiaires, ainsi que les reflets que l’on obtient par des mélanges des trois couleurs indiquées avec des lumières. La place de toutes ces couleurs est déduite du carton, qui est un autre dessin fait auparavant pour servir de guide. Il est nécessaire que ce carton soit exécuté avec une bonne disposition et un sûr dessin, autant qu’avec du jugement et de l’invention. La disposition n’est autre chose en peinture que le fait d’avoir réparti l’espace autour de la figure que l’on exécute, de manière que les intervalles soient tels que les veut le jugement de l’œil, et ne soient pas disproportionnés, que le fond soit occupé dans un endroit et vide dans un autre. Cette propriété provient du dessin, et d’avoir reproduit soit des figures vivantes, soit des modèles de figures appropriées à ce que l’on veut faire. Ce dessin ne peut pas avoir une bonne origine si l’on ne s’est pas astreint continuellement à dessiner des objets de la nature, à étudier les peintures d’excellents maîtres, ou des statues antiques, comme nous l’avons déjà dit tant de fois. Mais ce qui est supérieur à tout, c’est la reproduction du corps nu d’hommes ou de femmes en vie, et d’avoir gravé dans sa mémoire, par l’application continuelle, les muscles du torse, du dos, des jambes, des bras, des genoux et le squelette qu’ils recouvrent. Si l’on a acquis une sûreté suffisante, à force de longues études, il est possible, sans avoir le modèle devant les yeux, d’imaginer des attitudes diverses. Mais il faut avoir vu des hommes écorchés, pour savoir la place exacte des os, des muscles et des nerfs, en un mot, connaître l’anatomie, pour pouvoir, avec plus de sûreté et d’exactitude, placer les membres du corps et les muscles des personnages. Ceux qui ont acquis cette connaissance font parfaitement, de toute nécessité, les contours des figures qui, si elles sont dessinées comme elles doivent l’être, ont bonne grâce et belle manière. Celui qui étudie les belles peintures et sculptures qui remplissent ces conditions, s’il entend parfaitement le nu, peut être assuré qu’il aura un bon style dans l’art. De là provient l’invention qui fait grouper dans un sujet quatre, six, dix, vingt figures, en sorte qu’on arrive à représenter les batailles et les autres grands sujets de l’art. Cette invention demande une certaine convenance formée de concordance et de réciprocité. Si une figure fait le geste d’en saluer une autre, il ne faut pas que cette deuxième figure soit tournée en sens inverse, puisqu’elle doit correspondre à la première, et ainsi de suite pour le reste.

Que le tableau soit plein d’objets, variés et différents les uns des autres, mais toujours en correspondance avec le sujet que l’artiste exécute peu à peu. Il doit différencier les gestes et les attitudes, donnant aux femmes un air doux et agréable, ainsi qu’aux jeunes gens ; un aspect grave aux vieillards, et particulièrement aux prêtres et aux hommes de condition. Mais il ne faut jamais perdre de vue que toute chose soit traitée comme faisant partie d’un tout. De manière que, lorsqu’on regarde la peinture, on y reconnaisse une concordance de toutes les parties, qui cause de la terreur dans les furies, de la douceur dans les sujets agréables, et représente, d’un seul coup, l’intention du peintre, et non pas des choses auxquelles il ne pensait pas. II convient donc que les figures qui doivent être fières reflètent la vivacité et la vigueur, que les figures qui sont loin de celles situées sur le premier plan fuient, avec des ombres et des couleurs s’éteignant peu à peu, de manière que l’art soit toujours accompagné d’une gracieuse facilité et d’un charme exquis de couleurs. Il faut que l’œuvre soit amenée à perfection, non avec énergie d’une violente passion, pour éviter que les personnes qui la regardent n’éprouvent pas le contre-coup de ce qu’ils voient avoir été ressenti par l’artiste. L’œuvre doit au contraire les amener à prendre du plaisir en constatant la félicité de l’artiste d’avoir obtenu du ciel une pareille habileté de main qui lui permette de parfaire son œuvre, à la suite d’études et d’un travail assidus, mais sans effort. Il ne faut pas que, les œuvres paraissent mortes, là où elles sont exposées, mais au contraire qu’elles semblent vraies et vivantes à celui qui les considère. Que les peintres se gardent bien des crudités ; qu’ils s’efforcent continuellement de produire des œuvres qui ne fassent pas l’effet de peinture, mais qui se montrent vivantes et pleines de relief. Voilà le vrai et sûr dessin, voilà la vraie invention, que l’on peut reconnaître dans les peintures qui passent, et à juste titre, pour de belles œuvres.



Chapitre II. — Des esquisses, des dessins, des cartons, des perspectives. Dans quel but on les fait, et à quelle fin les peintres s’en servent.


Les esquisses dont on a parlé ci-dessus représentaient pour nous une première espèce de dessins, que l’on fait pour trouver le mode des attitudes et la première composition de l’œuvre. On les fait à grosses touches, et ce ne sont que les ébauches du sujet. On appelle ces dessins esquisses, parce qu’ils sont produits en peu de temps par l’impétuosité de l’artiste, soit avec la plume ou le charbon, soit avec un autre outil de dessin, et seulement pour essayer de rendre ce qui passe à l’artiste par la tête. C’est de ces esquisses que sortent ensuite les dessins dressés en bonne forme ; en les faisant avec tout le soin qu’on peut y mettre, on cherche à rendre le vif, en s’aidant du modèle, si l’on ne se sent pas assez hardi pour dessiner d’après sa seule inspiration. Les esquisses terminées, on les mesure avec le compas, ou à l’œil, et on les agrandit, en passant de petites mesures à de grandes, selon l’œuvre qu’il s’agit de faire. On les exécute avec divers moyens, soit avec l’hématite, qui est une pierre rouge venant des montagnes d’Allemagne, et qui étant tendre se laisse facilement scier, ou réduire en pointes fines avec lesquelles on peut dessiner sur le papier, à volonté ; soit avec la pierre noire, qui vient des montagnes de France, et qui est semblable à la pierre rouge. On en emploie d’autres, claires ou foncées, avec lesquelles on dessine sur du papier teinté, qui tient l’intermédiaire ; avec la plume on fait le trait, c’est à dire le contour ou le profil, l’encre ensuite étendue d’un peu d’eau donne une teinte douce, qui voile et ombre le dessin. On l'éclaire ensuite, avec un pinceau fin trempé dans de la céruse délayée dans la gomme. Ce mode de faire donne beaucoup de pittoresque et montre mieux la disposition du coloris. Beaucoup d’artistes n’emploient que la plume seule, laissant les blancs du papier ; c’est une manière difficile, mais vraiment magistrale. Il y a encore une infinité de modes employés pour dessiner, dont il n’est pas besoin de faire mention, parce que tous représentent une même chose qui est le dessin.

Ces dessins étant faits, qui veut travailler à fresque, c’est à dire peindre sur le mur, doit nécessairement faire des cartons ; beaucoup d’artistes les emploient également pour peindre un tableau. On les fait de la manière suivante : après avoir empâté des feuilles de papier avec de la colle de farine et d’eau cuite au feu (il faut employer des feuilles carrées), on les étend sur le mur en collant leurs extrémités sur une longueur de deux doigts environ avec la même colle ; on les mouille ensuite, en les humectant légèrement et sur toute leur surface, avec de l’eau fraîche, de manière que les feuilles s’allongent et font disparaître après, en séchant, toutes les rides et les plis qui se sont formés. Quand ces feuilles sont sèches, on reporte, avec un long bâton muni d’un charbon à son extrémité, tout ce qui est tracé sur un petit modèle, pour produire l’effet à distance. On termine ainsi l’œuvre peu à peu, en passant d’une figure à l’autre. C’est dans ce travail que les peintres emploient tous les procédés de l’art, dessinant le nu d’après le modèle, et produisant les draperies d’après nature ; ils y mettent également la perspective, en reportant toutes les mesures qui sont sur le petit dessin et en les agrandissant à proportion. S’il y a des perspectives ou des édifices, on les agrandit au moyen du quadrillage, qui est une division du carton et du dessin en petits carrés, plus grands sur le carton, et qui reporte exactement toute chose. Celui qui a tracé sur le petit dessin les perspectives, extraites d’un plan et dressées à l’aide d’un profil, puis mises en place par l’intersection des lignes et la recherche des points, en sorte qu’elles aillent en diminuant et en fuyant, devra les reporter ensuite, avec leurs proportions, sur le carton. Mais je ne parlerai pas autrement du mode de tracer les perspectives, parce que c’est une chose fastidieuse, et difficile à faire comprendre. Qu’il suffise de dire que les perspectives sont d’autant plus belles qu’elles se montrent plus justes à la vue, qu’elles s’éloignent mieux de l’œil en fuyant et qu’elles sont mieux composées, avec un ordre magnifique et varié de bâtiments. Il faut donc que le peintre ait l’attention de les faire diminuer à proportion, avec la douceur des couleurs, laquelle est une simple discrétion de leur emploi et un jugement droit. On en fera preuve quand, après avoir tracé tant de lignes confuses que l’on tire du plan, du profil et de l’intersection, on les recouvrira de couleur, et que l’on aura une œuvre qui, étant pleine d’aisance, fasse passer son auteur pour instruit, connaissant bien et pratiquant de même son art. Beaucoup de maîtres ont aussi l’habitude, avant d’exécuter le carton de leur sujet, de faire un modèle en terre sur une surface plane, avec toutes les figures en ronde-bosse, pour se rendre compte de la projection des ombres provenant d’une lumière qui éclaire les figures et qui représente celles du soleil, celui-ci donnant cependant sur le sol des ombres beaucoup plus vigoureuses que la lumière sur la surface plane. Quoi qu’il en soit, en reportant ces ombres sur le carton, on obtient une image de la réalité. Il en résulte que les cartons et l’œuvre elle-même, grâce à ces recherches, restent plus poussés en force et en perfection, qu’ils se distinguent du petit dessin par le relief, enfin que l’ensemble est plus beau et infiniment plus terminé. Quand on emploie les cartons pour la fresque, ou la peinture sur mur, chaque jour on en coupe un morceau, et on le décalque sur le mur enduit de la préparation voulue, et soigneusement dressé. On place ce morceau de carton sur l’enduit du mur que l’on veut peindre, et l’on a soin de faire une marque pour que, le jour suivant, si l’on veut y juxtaposer un autre morceau, on le mette à sa place exacte, sans commettre d’erreur. Ensuite, en suivant les contours avec une pointe, on décalque sur l’enduit du mur qui, étant frais, colle au papier et reste marqué. Enlevant ensuite le carton et voyant les traits qui sont décalqués sur le mur, on y pose les couleurs ; c’est ainsi qu’on exécute le travail de la fresque, ou la peinture sur mur. Le même procédé s’emploie pour la peinture sur panneau, ou sur toile, mais le carton est alors d’un seul morceau. Il faut toutefois couvrir par derrière le carton de charbon ou de poudre noire, de manière qu’en appuyant avec la pointe, la trace reste marquée sur le tableau. Ces cartons servent donc à ce que l’œuvre soit juste et bien proportionnée. Il y a beaucoup de peintres qui négligent ces procédés pour la peinture à l’huile ; mais, pour la fresque, ils sont absolument indispensables. Certes, celui qui les a trouvés eut une bonne idée, parce que, d’après les cartons, on peut juger de l’œuvre entière ; qu’on peut les corriger et les gâcher jusqu’à ce que l’ensemble se tienne bien, ce qu’on ne saurait faire avec l’œuvre elle-même.


Chapitre III. — Des figures eu raccourci, de bas en haut, et dans le plan horizontal.


Nos artistes ont montré une très grande attention dans l’art de faire les figures en raccourci, c’est à dire dans le fait qu’elles apparaissent plus grandes qu’elles ne le sont en réalité, le raccourci étant une chose dessinée de peu d’étendue, de manière que la figure s’allongeant dans le devant du tableau n’a pas la longueur ou la hauteur qu’elle paraît avoir. Toutefois, sa grosseur, les contours, les ombres et les lumières font en sorte qu’elle paraît venir en avant, et c’est pour cela qu’on dit qu’elle est en raccourci. Dans ce genre de peinture, il n’y eut jamais de peintre ou de dessinateur qui fit mieux que notre Michel-Ange Buonarroti. D’ailleurs, personne ne pouvait le surpasser, car il a divinement exécuté les figures en relief. Il faisait d’abord à cet effet des modèles en terre et en cire, et il tirait de ceux qui étaient les plus vivants, les contours, les lumières et les ombres. Les raccourcis donnent à ceux qui ne s’y entendent pas une peine incroyable, parce que leur esprit ne leur permet pas de résoudre de pareilles difiicultés ; c’est la plus grande qu’il y ait en peinture. Certes, nos anciens maîtres, amoureux de leur art, trouvèrent le moyen de les faire, en se servant de lignes tracées en perspective, ce que l’on ne pouvait pas faire auparavant, et ils amenèrent ce procédé à un point qu’aujourd’hui nous avons toute facilité pour nous en tirer. Parmi les artistes de notre temps, ceux qui les blâment sont des gens qui ne sauraient pas en faire autant, et pour s’élever eux-mêmes, ils vont abaissant autrui. Nous avons quantité de maîtres-peintres qui, bien que pleins de talent, ne se soucient pas de faire des raccourcis. Néanmoins, quand ils en voient de beaux et de difficiles, non seulement ils ne les blâment pas, mais encore ils leur décernent de suprêmes louanges. Les artistes modernes en ont fait quelques-uns qui sont difficiles et pleins d’à-propos ; par exemple, sur une voûte, les figures qui regardant en haut fuient et se raccourcissent. Ce sont de celles-ci que nous voulions parler par le titre, et qui ont tant de vigueur qu’elles paraissent percer la voûte. On ne saurait les faire, si on ne les copiait sur le vivant, ou d’après des modèles placés à des hauteurs convenables, de manière à donner l’attitude et le mouvement voulus. Certes, les difficultés de ce genre présentent, une fois résolues, une grâce extrême et une grande beauté ; c’est un art vraiment terrible. On verra, en lisant les Vies de nos artistes, qu’ils ont donné un relief considérable à de pareilles œuvres, et qu’ils les ont amenées à la dernière perfection ; aussi en ont-ils retiré de grandes louanges. On appelle raccourcis de bas en haut les figures qui sont dressées, et que pour voir il fout lever les yeux, au lieu de s’étendre vers la ligne d’horizon. Comme il faut lever la tête pour les regarder, et qu’on découvre d’abord la plante des pieds et les parties inférieures du corps, ce nom leur a été justement donné.


Chapitre IV. — Comment on doit unir les couleurs à l’huile, à fresque età détrempe. Comment les chairs, les draperies, et tout ce que l’on peint, doivent être unis dans l’œuvre, de manière que les figures n’aient pas l’air en plusieurs morceaux, qu’elles aient relief et vigueur, et rendent l’œuvre claire et franche.


L’unité dans la peinture est le contraste des couleurs juxtaposées, qui, par la diversité des extrêmes, montrent nettement distinctes l’une de l’autre les parties d’une figure, comme, par exemple, les chairs diffèrent des cheveux, et une draperie d’une certaine couleur diffère d’une autre. Quand ces couleurs sont mises en œuvre vives et ardentes avec un contraste déplaisant, si de plus elles ont beaucoup de corps, comme les faisaient autrefois certains peintres, le dessin en souffre, au point que les figures sont plutôt des plaques de couleurs qu’une peinture faite au pinceau, qui doit les éclairer ou les ombrer, les faire apparaître naturelles et de relief. Par conséquent, toutes les peintures à l’huile, à fresque ou à détrempe, doivent être tellement unies dans leurs couleurs, que les figures, qui, d’après le sujet, sont les principales, soient exécutées très claires, en ne les couvrant pas de draperies de couleur tellement foncée que les figures qui viennent après en aient de plus claires que les premières. Au contraire, de même qu’elles vont en diminuant peu à peu et en s’éloignant, pareillement doivent-elles aller en teinte foncée progressive, pour la couleur des carnations et des vêtements. Que l’on ait surtout grande attention d’affecter toujours les couleurs les plus belles, les plus riantes et les plus agréables aux figures principales, particulièrement à celles qui dans le tableau sont entières et non pas à mi-corps. Ce sont celles que l’on considère toujours le plus, celles qui sont plus en vue que les autres, qui servent en quelque sorte de fond au coloris des premières. Une couleur plus amortie fait paraître plus vive celle qui lui est juxtaposée ; les teintes pâles et tristes font paraître plus gaies celles qui sont à côté et leur donnent un certain éclat. On ne doit pas couvrir un nu d’une couleur si riche de corps qu’elle différencie les chairs des draperies, quand celles-ci séparent deux parties nues. Au contraire, que les couleurs des parties éclairées de ces draperies soient claires, semblables à celles des chairs, jaunâtres ou tirant sur le rouge, violet pourpre ou couleur de violette, avec des fonds changeants, quelque peu foncés, verts ou azurés violets ou jaunes, pourvu qu’ils tirent sur le foncé, qu’ils soient unis et s’accordent avec les ombres des figures dans leurs rondeurs. Il faut que ce soit analogue à ce que nous voyons dans la réalité, car les parties qui s’offrent plus proches à l’œil sont plus éclairées, et les autres qui s’éloignent de la vue perdent d’autant plus de lumière et de couleur. Pareillement doit-on employer en peinture les couleurs avec tant d’union que l’on n’ait pas un foncé et un clair ombré et éclairé d’une manière déplaisante, au point qu’il en résulte discordance et contraste désagréable. Il faut excepter les ombres projetées, c’est à dire les ombres portées par une figure sur une autre, quand une seule lumière vient frapper la première. Même quand ce cas se produit, ces ombres doivent être peintes avec douceur et union. En effet, celui qui les reproduit sans ordre fait en sorte que sa peinture paraît plutôt un tapis de couleurs ou un jeu de cartes que de la chair unie, des draperies souples, ou d’autres objets soyeux, doux et délicats. De même que l’oreille est offensée par une musique qui n’est que vacarme, dissonances et duretés (exception faite pour quelques lieux et temps, comme par exemple des ombres projetées), de même l’œil ne supporte pas des couleurs trop chargées ou trop crues. Le ton trop ardent nuit au dessin, le ton trouble, éteint, amorti, ou trop doux paraît une chose morte, vieille et enfumée. Mais la couleur unie, qui tient le milieu entre le vif et l’éteint, est parfaite et flatte l’œil, comme une musique harmonieuse et délicate est agréable à l’oreille. Certaines parties des figures doivent se perdre dans les noirs et les fonds du tableau ; si, en effet, elles apparaissaient trop vives et trop ardentes, elles nuiraient à la perspective, et, d’autre part, restant dans l’obscurité et éteintes comme les fonds, elles donnent d’autant plus de vigueur aux figures qui sont devant elles. On ne saurait croire combien, en variant les couleurs des chairs, en donnant des teintes plus fraîches aux jeunes gens qu’aux vieillards, en réservant le jaunâtre et le verdâtre aux personnes d’âge moyen, combien, dis-je, on donne de grâce et de beauté à l’œuvre, à peu près de la même manière qu’on opère dans le dessin pour différencier les têtes des vieilles femmes et des jeunes, des petites filles et des enfants. En faisant une figure tendre et joufflue, l’autre brillante et fraîche, on obtient des contrastes d’un rapport parfait. On doit donc, pendant l’exécution du tableau, mettre les foncés dans les parties où ils blessent moins l’œil et ne font pas de disparate, pour servir de repoussoir aux figures ; c’est ce que l’on voit dans les figures de Raphaël d’Urbin et d’autres peintres excellents, qui ont pratiqué cette manière. Mais on ne doit pas employer cette disposition dans les tableaux où l’on représente l’éclairage du soleil ou de la lune, de feux enflammés ou de scènes nocturnes, parce qu’ils nécessitent des ombres portées vigoureuses et crues, comme on en voit dans la réalité. Au sommet du tableau où règne une pareille lumière, il devra y avoir toujours de la douceur et de l’unité dans la couleur. Dans les peintures qui renferment de pareilles parties, on reconnaîtra que Tintelligence du peintre, s’aidant de l’unité du coloris, a conservé la bonté du dessin, donné de la grâce à la peinture, ainsi que du relief et une vigueur extrême aux figures.


Chapitre V. — De la peinture sur mur ; comment on l’exécute, et pourquoi on l’appelle travail à fresque.


De tous les procédés qu’emploient les peintres, la peinture sur mur est la plus belle et la plus magistrale ; elle consiste, en effet, à faire, en un seul jour, tout ce que, dans les autres modes de peinture, on peut retoucher, en plusieurs jours, le travail une fois fait. La fresque était très employée par les Anciens, et les premiers peintres modernes l’ont ensuite pratiquée. On l’exécute sur de la chaux qui soit fraîche, et on ne l’abandonne pas, tant que n’est pas terminée la partie du travail qu’on s’est fixée pour la journée. En effet, si on s’attardait à la peindre, il se formerait sur la chaux comme une croûte, occasionnée par le froid, le chaud ou la gelée, qui moisirait et tacherait tout le travail. C’est pourquoi il faut que le mur que l’on peint soit constamment humide ; les couleurs que l’on emploie doivent être de terre et non pas minérales ; le blanc est du travertin cuit. Il faut aussi une main adroite, résolue et prompte, mais avant tout un jugement ferme et absolu, parce que les couleurs, tandis que le mur est humide, se montrent sous un aspect qui est complètement différent une fois que le mur est sec. Aussi faut-il que le peintre, dans ce travail de la fresque, recoure plus à son jugement qu’au dessin, et il faut qu’il ait pour guide une pratique plus qu’extrême, car il est souverainement difficile d’amener un pareil travail à perfection. Quantité de nos artistes excellent dans les autres procédés de peinture, à savoir l’huile et la détrempe, qui ne réussissent pas dans la fresque. Ce mode est vraiment plus viril, plus sûr, plus résolu et plus durable que tous les autres. Une fois terminé, il acquiert, avec le temps, de la beauté et de l’unité, infiniment plus que tous les autres. Il se purifie à l’air, résiste à l’eau et à tout choc. Mais il faut avoir soin d’éviter les retouches avec des couleurs qui contiennent de la colle animale, du jaune d’œuf, des gommes adragantes ou autres, comme font beaucoup de peintres ; outre que le mur ne peut pas en montrer la transparence, les couleurs sur lesquelles on a posé de ces retouches se ternissent et deviennent rapidement noires. Aussi, que ceux qui veulent peindre sur un mur travaillent hardiment à fresque et ne retouchent pas à sec. C’est un procédé méprisable et qui donne une moindre durée aux peintures, comme on l’a déjà dit autre part.


Chapitre VI. — De la peinture à détrempe, ou à l’œuf, sur panneau et sur toile ; comment on peut s’en servir sur un mur sec.


Avant Cimabué, et depuis cette époque, on a toujours vu des œuvres peintes par les Grecs, à détrempe sur des panneaux et quelquefois sur mur. Ces vieux maîtres avaient l’habitude, quand ils voulaient plâtrer leurs panneaux, de peur qu’ils ne s’ouvrissent dans leurs joints, de les recouvrir tout d’abord d’une toile de lin fixée avec de la colle animale, puis de plâtrer cette toile pour peindre dessus ; ils délayaient les couleurs destinées à ce travail avec du jaune d’œuf, ou de la détrempe dont voici la composition : ils prenaient un œuf, ils le battaient et ils y broyaient un rameau tendre de figuier, de manière que le suc de cette plante se mêlât à l’œuf et donnât la détrempe des couleurs avec lesquelles ils exécutaient leurs œuvres. Pour peindre ces panneaux, ils employaient des couleurs minérales, qui sont en partie créées par les chimistes, et en partie extraites de la mine. Pour cette espèce de travail, toutes les couleurs sont bonnes, sauf le blanc que l’on emploie pour peindre sur un mur enduit de chaux, et qui serait trop fort. C’est de cette manière qu’étaient exécutées leurs œuvres et leurs peintures, et ils appelaient ce procédé peinture à détrempe. Seuls les bleus étaient délayés dans de la colle animale, parce que le jaune d’œuf les ferait devenir verts, tandis que la colle les maintient dans leur couleur naturelle, ce que fait également la gomme. Le même procédé s’applique aux panneaux plâtrés et à ceux qui ne le sont pas. Il en est de même des murs secs ; on y étend une ou deux couches de colle chaude, et ensuite on exécute la peinture avec des couleurs délayées dans cette colle. Celui qui voudrait délayer des couleurs dans de la colle le ferait aussi facilement en suivant le procédé qui a été indiqué pour la détrempe. Les couleurs n’en sont pas plus mauvaises pour cela, et l’on a vu de la main de nos anciens maîtres des peintures à détrempe qui se sont conservées des centaines d’années, avec une beauté et une fraîcheur extrêmes. Certes, on voit encore des œuvres de Giotto, dont quelques-unes sont sur panneau, qui ont plus de deux cents ans d’existence, et qui se sont très bien conservées. La peinture à l’huile est venue ensuite, qui a fait mettre de côté, par quantité de peintres, le procédé de la détrempe, bien qu’aujourd’hui on voit encore des panneaux et d’autres œuvres d’importance qui ont été peints et que l’on peint encore continuellement dans cette manière.


Chapitre VII. — De la peinture à l’huile sur panneau et sur toile.


Ce fut une admirable invention, et une grande commodité pour l’art de la peinture, d’avoir trouvé le coloris à l’huile. Le premier inventeur dans les Flandres fut Jean de Bruges[1], qui envoya le tableau, à Naples, au roi Alphonse, et au duc Frédéric II d’Urbin, celui qui est dans la salle de bains. Il fit un saint Jérôme qui appartint à Laurent de Médicis, et quantité d’autres œuvres estimées. Vinrent après lui Roger de Bruges, son élève, et Ausse[2], élève de Roger, qui peignit pour les Portinari un petit tableau qui, après avoir été à Santa Maria Nuova de Florence, est actuellement chez le duc Cosme. On voit également un tableau de sa main à Careggi, villa située hors de Florence, qui appartient à l’illustre maison de Médicis. Parmi les premiers peintres, il y eut également Louis de Louvain[3], Petrus Cristus, Maître Martin et Juste de Gand qui peignit le tableau de la Communion[4], qui appartient au duc d’Urbin, ainsi que d’autres peintures ; enfin Hugo d’Anvers[5], qui peignit le tableau de Santa Maria Nuova, à Florence. Cet art fut ensuite introduit en Italie par Antonnello de Messine, qui avait passé plusieurs années en Flandre. Étant revenu de ce côté des montagnes, il se décida à habiter Venise, et enseigna son procédé à quelques-uns de ses amis. L’un d’eux fut Domenico Veneziano, qui l’introduisit à Florence, quand il peignit à l’huile la Chapelle des Portinari, à Santa Maria Nuova. Andrea dal Castagno l’apprit ainsi et l’enseigna aux autres maîtres, avec lesquels l’art alla sans cesse en gagnant de l’ampleur, et en se perfectionnant jusqu’à Pietro Perugino, Léonard de Vinci et Raphaël d’Urbin. Finalement il est parvenu à ce degré de beauté que nos artistes contemporains ont pu atteindre, grâce à ces précurseurs. Ce procédé de coloris rend les couleurs plus vives, et il ne demande que du soin et de l’attention, parce que l’huile possède en elle la propriété de rendre le coloris plus moelleux, plus doux, plus délicat, d’une manière plus unie, plus fondue et acquise plus facilement que par les autres procédés. Quand on prend de l’huile fraîche, les couleurs s’y mêlent et s’unissent plus facilement l’une à l’autre. En somme, les artistes donnent par ce moyen une grâce extrême, de la vivacité et de la vigueur à leurs figures, au point que souvent ils les font paraître en relief et sortant du tableau, particulièrement si au coloris elles joignent un bon dessin, de l’invention et une belle manière. Pour mettre ce procédé en œuvre on opère ainsi : quand on veut commencer le travail, après avoir plâtré le tableau ou le panneau, on le gratte et on y promène quatre ou cinq fois une éponge imbibée d’une colle très douce. On broie ensuite les couleurs, et on les mélange avec de l’huile de noix ou de l’huile de lin (bien que l’huile de noix soit meilleure, parce qu’elle jaunit moins). Les couleurs ayant été mélangées avec ces huiles, qui sont leur détrempe, il ne faut rien d’autre pour s’en servir que les étendre au pinceau. Mais il convient tout d’abord de faire un enduit de couleurs siccatives, telles que la céruse, l’ocre et d’autres terres, mélangées ensemble et formant une seule couleur. Quand la colle est sèche, on enduit le tableau, et on le frotte avec la paume de la main, pour étendre et égaliser parfaitement l’enduit : c’est ce que quelques-uns appelle l’imprimure. Après avoir étendu cet enduit ou cette couleur sur tout le tableau, on y applique le carton qu’on a précédemment fait, avec les figures et les inventions qu’on a imaginées. Entre ce carton et le tableau, on pose une feuille passée au noir d’un côté, c’est à dire de celui qui s’applique sur l’enduit. Puis, les ayant fixés avec de petits clous, on prend une pointe de fer, d’ivoire ou de bois dur, et l’on suit tranquillement les lignes tracées sur le carton. En opérant ainsi, on n’abîme pas le carton, et toutes les figures sont profilées sur le panneau ou le tableau, tout ce qui est sur le carton se décalquant sur le tableau. Celui qui ne voudrait pas faire de cartons dessinerait avec de la craie de tailleur sur l’enduit, ou avec du saule carbonisé, parce que l’un et l’autre s’effacent, et que les dessins se corrigent facilement. Ainsi l’on voit que, l’enduit étant sec, l’artiste, ou en décalquant son carton, ou en dessinant avec de la craie de tailleur, esquisse son tableau, ce que quelques-uns appellent mettre en train. Quand il l’a entièrement esquissé, il met tous ses soins à le terminer, et il se sert de toutes les ressources de son art pour l’amener à perfection. C’est ainsi que les Maîtres exécutent leurs peintures à l’huile.


Chapitre VIII. — De la peinture à l’huile sur un mur sec.


Quand les artistes veulent peindre à l’huile sur un mur sec, ils peuvent opérer de deux manières : ou le mur a été blanchi soit à la fresque, soit d’une autre façon, et il faut le gratter ; ou bien il est resté lisse sans être blanchi, simplement crépi. Dans ce cas, on le couvrira de deux ou trois couches d’huile bouillie et cuite, en continuant d’en remettre jusqu’à ce que le mur ne veuille plus en absorber. Le mur une fois sec, on y met l’enduit ou l’imprimure, comme il a été dit dans le chapitre précédent. Cela fait et le mur bien sec, les artistes peuvent décalquer ou dessiner dessus, et conduire l’œuvre à fin, comme s’il s’agissait d’un tableau. Il faut continuellement mélanger aux couleurs un peu de vernis, pour n’avoir pas à vernir l’œuvre, quand elle est terminée. Dans le premier cas, l’artiste fait un crépi soigné, composé ou de stuc de marbre, ou de brique finement pilée, et il le râcle avec le tranchant de la truelle, pour que le mur n’offre pas d’aspérités. Il le couvre ensuite d’une couche d’huile de graine de lin, et il fait dans un pot un mélange de poix grecque, de mastic et de gros vernis, qu’il étend, après l’avoir fait bouillir, sur le mur avec un gros pinceau. Il l’égalise ensuite avec une truelle rougie au feu, bouchant ainsi les trous du crépi, et donnant au mur une surface plus unie. Quand c’est bien sec, on y met l’enduit ou l’imprimure, et l’on continue dans le mode ordinaire de la peinture à l’huile que nous avons exposé. Comme l’expérience de plusieurs années m’a appris comment il faut peindre à l’huile sur un mur, en dernier lieu et pour peindre les salles, chambres et autres pièces du palais du duc Cosme, j’ai suivi le procédé dont je me suis fréquemment servi ces temps-ci, et que j’exposerai brièvement de la manière suivante : ayant posé le crépi sur lequel il faut faire l’enduit de chaux, de brique pilée et de sable, on laisse bien sécher. Le deuxième enduit sera composé de chaux, de brique pilée bien tamisée et de laitier de fer. Ces trois produits, mélangés par parties égales, et au besoin avec du blanc d’œuf battu et de l’huile de graine de lin, donnent un stuc d’un grain tellement serré, qu’on ne saurait en désirer de meilleur. Je dois avertir qu’on ne doit pas abandonner le crépi tant que la matière est fraîche, sans cela il fendrait sur plusieurs points. Il est au contraire nécessaire, si l’on veut qu’il reste bon, de continuellement le râcler avec la truelle, jusqu’à ce qu’il ait été parfaitement égalisé sur toute sa surface, comme il doit l’être. Le crépi une fois sec, on y pose l’enduit ou l’imprimure, et l’on peut être assuré que les figures et les sujets s’exécuteront parfaitement, comme les peintures du palais en question, et quantité d’autres, peuvent clairement le montrer à qui veut s’en rendre compte.


Chapitre IX. — De la peinture à l’huile sur toile.


Pour pouvoir porter les peintures de pays en pays, les hommes ont trouvé la commodité des toiles peintes ; elles pèsent peu et sont faciles à transporter, une fois roulées. Les toiles peintes à l’huile, pour être souples, et, si elles ne doivent pas rester raides, ne sont pas plâtrées, parce que le plâtre se casserait, si on le roulait. On fait donc une pâte de farine avec de l’huile de noix, et on y mélange deux ou trois poignées de céruse écrasée. Après avoir recouvert les toiles de trois ou quatre couches de colle légère qu’on étend d’un bord à l’autre, on y passe cette pâte avec le couteau, et l’on bouche tous les trous, en égalisant le tout à la main. Cela fait, on donne encore une ou deux couches de colle légère, et on pose ensuite l’enduit ou l’imprimure. On peint ensuite dessus, de la même manière qu’il a été dit ci-dessus pour les autres procédés. Comme celui-ci a paru pratique et commode on a fait non seulement de petits tableaux portatifs, mais encore des tableaux d’autel et des œuvres représentant de très grands sujets. On en voit dans les salles du palais de Saint-Marc, à Venise, et ailleurs. Au delà de la limite de dimensions des panneaux, on a recours à la grandeur et à la commodité des toiles.


Chapitre X. — De la peinture à l’huile sur pierre, et quelles pierres sont bonnes pour cet usage.


La grandeur d’esprit de nos artistes peintres n’a fait qu’augmenter sans cesse, et après avoir appliqué le coloris à l’huile à la peinture sur mur, ils ont voulu pouvoir également peindre de cette manière sur pierre. On a trouvé sur la côte de Gênes des sortes de dalles, dont nous avons parlé dans l’Architecture, qui sont extrêmement propres à cet usage. Comme elles sont très denses, et qu’elles ont un grain délicat, elles sont susceptibles d’un poli parfait. Quantité de peintres ont peint récemment de cette manière, et ont trouvé le vrai mode de procéder. On a essayé ensuite des pierres plus fines, telles que le marbre mischio, la serpentine, le porphyre, et autres semblables, qui, étant polies et bien lisses, reçoivent très bien la couleur. En réalité si la pierre est rude et sèche, elle s’imbibe beaucoup mieux et absorbe l’huile bouillie ainsi que la couleur. C’est ainsi que quelques beaux pépérins, quand ils ont été battus au fer, et qu’ils ne renferment ni sable ni tuf, peuvent être aplanis, avec la même mixture dont nous avons parlé, au sujet du crépissage, et en y promenant la truelle rougie au feu. D’une manière générale, il ne convient pas de donner à toutes ces pierres de la colle au début ; il suffit d’y appliquer une couche d’imprimure de couleur à l’huile, ou d’enduit. Une fois qu’il est sec, on peut commencer le travail tout à son aise. Celui qui veut faire une peinture à l’huile sur pierre peut prendre de ces dalles génoises, les faire couper en carrés et les fixer avec des chevilles dans le mur, par-dessus une incrustation de stuc, en ayant soin de bien étendre l’enduit sur tous les joints, de manière à obtenir une surface bien plane de la grandeur que l’on veut avoir. C’est la vraie manière d’amener de pareilles œuvres à fin. Quand elles sont terminées, on peut y ajouter des ornements de pierres fines, de marbres mischio ou autres. Ces peintures sont durables à l’infini, pourvu qu’elles aient été exécutées avec soin. On peut les vernir, ou non si l’on veut, parce que la pierre ne boit pas, ou n’absorbe pas autant que le panneau ou la toile, et n’est pas attaquée par les vers, à l’encontre du bois.


Chapitre XI. — De la peinture sur mur en clair-obscur de terres vertes variées ; comment on imite la couleur de bronze ; des sujets en terre verte peints à la colle, pour les arcs de triomphe et les fêtes publiques ; quel genre de peinture on appelle la gouache et à tempera.


Les peintres disent que le clair-obscur est un genre de peinture qui tient plus du dessin que du coloris, parce qu’il est tiré de la statuaire de marbre dont il imite les figures, ainsi que celles de bronze et d’autres pierres variées. On en fait usage pour les façades de palais et de maisons, sous forme de peintures qui simulent le marbre ou la pierre, et qui paraissent être sculptées. En vérité, imitant les différentes espèces de marbre, le porphyre, la pierre verte, le granit rouge ou gris, le bronze ou d’autres pierres, à leur gré, les artistes répartissent leurs peintures en plusieurs compartiments, dans le but indiqué ci-dessus, et ce mode d’opérer est aujourd’hui fréquemment employé pour les façades des palais et des maisons, tant à Rome que dans toute l’Italie. On exécute ces peintures de deux manières, ou à fresque, ce qui est la vraie manière, ou sur toile, pour les arcs que l’on dresse pour l’entrée des princes dans les villes, ou pour les triomphes, ou encore dans l’apparat des fêtes et des comédies, parce que de semblables objets sont très agréables à voir. Nous parlerons de la première manière et du travail à fresque ; puis nous nous occuperons de l’autre. On fait le fond de ces peintures en terre à modeler les vases, que l’on mélange avec du charbon écrasé, ou une autre couleur noire, pour rendre les ombres plus foncées, et avec du blanc de travertin, pour les parties plus éclairées ; on frappe des lumières avec du blanc pur, et l’on termine les parties tout à fait sombres avec du noir franc. Ce genre de peinture demande de la dextérité, du dessin, de la force, de la vivacité et une belle manière ; il veut être rendu avec de la bravoure qui manifeste le talent et non pas la peine, parce qu’il est fait pour être vu et reconnu de loin. On imite également de la même manière les figures en bronze. Elles s’enlèvent sur un fond de terre jaune ou rouge, et s’ombrent avec des teintes analogues ou des noirs ; le jaune franc sert pour les tons intermédiaires, et les lumières se font avec du jaune ou du blanc. Les peintres ont décoré les façades avec des sujets peints dans cette couleur et séparés par des statues ; cet ensemble a une grâce extrême. Les peintures que l’on fait pour des arcs, des comédies ou des fêtes s’exécutent après qu’on a couvert la toile de terre verte, c’est à dire de terre ordinaire dont on fait des vases, et qu’on a détrempée dans de la colle. Il faut que la toile soit humectée par derrière, pendant que l’artiste la peint, pour faire mieux ressortir les clairs et les foncés de son œuvre sur ce fond de terre verte. On adoucit généralement les noirs avec un peu de détrempe ; on emploie la céruse pour les blancs, le vermillon pour donner du relief aux objets qui simulent le bronze, et le jaune pâle pour faire les lumières sur le vermillon. La même terre jaune et rouge sert pour les fonds et pour les foncés ; les mêmes noirs que pour le travail à fresque servent pour les intermédiaires et pour les ombres. On fait aussi d’autres sortes de clairs-obscurs ombrés avec diverses couleurs, comme la terre d’ombre ; les fonds sont en terre verte, et l’on y emploie le jaune et le blanc. La terre noire sert également ; c’est une terre analogue à reflets verdâtres, que l’on appelle verdaccio.



Chapitre XII. — Des graffites dans les maisons, qui résistent à l’eau ; quelles matières on emploie pour les faire. Comment on exécute les grotesques sur les murs.


Les peintres ont un autre genre de peinture, qui est à la fois du dessin et de la peinture, et qu’on appelle sgraffito. Il ne sert qu’à la décoration des façades des maisons et des palais, que l’on exécute de cette manière bien plus rapidement et qui résiste sûrement à l’eau. Tous les contours, en effet, au lieu d’être dessinés au charbon, ou avec une matière semblable, sont creusés au fer par la main du peintre, ce qui se fait de la manière suivante. On prend de la chaux mélangée avec du sable, à la manière ordinaire, et avec de la paille brûlée on la teint en foncé, de façon à obtenir une couleur intermédiaire, qui tire sur l’argentin, mais plutôt foncée que claire. Cet enduit sert à crépir la façade. Cela fait, et le crépi étant bien égalisé, on blanchit la façade avec de la chaux blanche de travertin. On décalque ensuite les contours, où l’on dessine ce que l’on veut représenter. On suit les contours en les creusant et en enlevant ainsi la chaux, laquelle recouvrant un fond noir montre toutes les égratignures du fer, comme si l’on avait dessiné sur la façade. On gratte généralement le fond blanc, et l’on se sert d’une teinte d’aquarelle foncée, très aqueuse, avec laquelle on fait les foncés, comme si l’on peignait sur le papier. De loin, l’effet est surprenant ; quant aux grotesques ou aux feuillages à représenter sur le fond, on les ombre avec la même teinte d’aquarelle. Tel est le travail que les peintres appellent sgraffito, ou travail égratigné au fer. Reste maintenant à parler des grotesques que l’on représente sur le mur. Pour ceux qui doivent être sur fond blanc, comme le mur n’est pas recouvert de stuc et comme la chaux n’est pas blanche, on couvre tout le fond d’une légère couche de blanc. On décalque ensuite, et l’on travaille à fresque avec des couleurs solides ; ce travail n’aura jamais la grâce de celui que l’on exécute sur le stuc. On peut de cette manière peindre des grotesques d’un dessin simple ou fouillé ; on les exécute de la même manière que l’on peint les figures à fresque, ou sur le mur.


Chapitre XIII. — Comment on exécute les grotesques sur le stuc.


Les grotesques sont une espèce de peintures fantaisistes et risibles que les Anciens faisaient pour orner les vides, dans les lieux où l’on ne pouvait représenter que des choses en l’air. Ils y figuraient toutes sortes de monstres, tels que la petitesse du lieu le permettait et que la fantaisie des artistes l’imaginait. On ne suit aucune règle, attachant par exemple à un fil extrêmement ténu un poids qu’il ne pourrait porter, donnant à un cheval des jambes de feuillages, à un homme des pattes de grue, et entremêlant le tout de rubans et de petits oiseaux. L’artiste dont l’imagination avait été la plus vagabonde passait pour avoir le mieux réussi. Ce genre de peintures reçut ensuite des règles ; on les disposa le long de frises ou dans des compartiments en admirables arabesques, et on mélangea ces peintures aux ornements de stuc. Elles furent d’un usage si constant, qu’à Rome et dans tout autre endroit où les Romains ont séjourné, on en trouve encore quelque vestige. En vérité, rehaussées d’or et de stucs en relief, elles forment une œuvre gaie ou agréable à voir. On les exécute de quatre manières différentes. La première consiste à travailler le stuc simple. Dans une autre, on fait les ornements seuls en stuc ; on peint des sujets dans les vides, et des grotesques sur les frises. La troisième consiste à faire les figures partie découpées en stuc et partie peintes en blanc et noir, imitant ainsi les camées et d’autres pierres. De cette espèce de grotesques et de stucs, on a vu, et on en voit tant d’œuvres exécutées par les Modernes qui s’en sont servi, avec une grâce et une beauté extrêmes, pour orner les constructions les plus remarquables de toute l’Italie, que les Anciens ont été largement devancés. La dernière manière est un travail d'aquarelle sur du stuc qui forme le fond de l’œuvre, les ombres étant faites avec diverses couleurs. De toutes ces sortes de grotesques qui résistent très bien au temps, on voit des exemples antiques dans une infinité d’endroits, à Rome et à Pouzzoles, près de Naples. On peut aussi très bien exécuter la dernière manière avec des couleurs solides à fresque, en laissant le stuc blanc comme fond, et l’on obtient ainsi des œuvres qui, en vérité, ont en elles une grâce parfaite. On y mélange des paysages qui leur donnent de la gaîté, ainsi que des sujets composés de petites figures en couleur. Il y a actuellement en Italie quantité de maîtres qui exercent cet art et qui y sont excellents.



Chapitre XIV. — De la manière de mettre l’or au bol d’Arménie et au mordant ; de quelques autres procédés analogues.


Ce fut vraiment une découverte admirable et dérivant d’une recherche subtile, d’avoir trouvé la manière de séparer l’or en feuilles si minces que pour un millier de feuilles battues, grandes d’un huitième de brasse en tous sens, l’artiste n’eut pas besoin de plus de six écus de métal. Mais ce ne fut pas une découverte moins ingénieuse d’avoir trouvé la manière de les appliquer sur le plâtre, de telle sorte que le bois, ou toute autre matière qui en fut recouverte, parût être une masse d’or, ce qui se fait de la manière suivante. On plâtre le bois avec du plâtre extrêmement fin, et rendu pâteux par l’addition de colle plutôt légère que crue ; les couches doivent être plus ou moins nombreuses, selon que le bois est travaillé finement ou grossièrement. Le plâtre ayant été bien aplani, on prend du blanc d’œuf pur, on le bat soigneusement avec de l’eau, et on y trempe du bol d’Arménie moulu, et rendu légèrement onctueux. On le fait d’abord aqueux, c’est à dire liquide et clair, et on en fait de l’autre, qui ait plus de consistance. On passe ce produit au moins trois fois sur l’objet à dorer, jusqu’à ce qu’il prenne facilement sur toute sa surface. Continuant à l’humecter d’eau pure avec un pinceau, on y applique l’or en feuilles, et il se prend subitement à cette substance molle. Quand il est un peu sec, mais non entièrement, on le frotte avec une dent de chien ou de loup, jusqu’à ce qu’il devienne brillant et beau. On dore aussi d’une autre manière qu’on appelle du mordant, qui sert à dorer toutes sortes de choses, pierre, bois, toile, métal quelconque, drap, cuir. On ne le polit pas comme ci-dessus. Ce mordant qui est la matière qui retient l’or, se fait avec des couleurs siccatives à l’huile de diverses sortes, ainsi que de l’huile cuite avec du vernis ; on l’étend sur le bois qui a reçu d’abord deux couches de colle. Après que le mordant a été posé, non pas pendant qu’il est frais, mais à demi-sec, on y pose l’or en feuilles. On peut faire de même avec l’ammoniaque quand on agit rapidement, car il est bon pendant qu’on le pose, et ce procédé sert plus à dorer des selles, des arabesques et d’autres ornements que toute autre chose. On peut aussi moudre de l’or en feuilles, dans une tasse de verre, avec un peu de miel et de gomme ; ce procédé est employé par les miniaturistes, et par quantité d’artistes qui se plaisent à dessiner au pinceau des profils, et à faire de fines lumières dans les peintures. Tous ces procédés sont très beaux ; mais comme ils sont nombreux, je n’en parlerai pas davantage.


Chapitre XV. — De la mosaïque de verre ; à quoi l’on reconnaît celle qui est bien exécutée et estimée.


Comme nous avons longuement parlé antérieurement, dans le sixième chapitre de l’Architecture, de la mosaïque, indiqué ce que c’est, et comment on la fait, nous continuerons en nous occupant maintenant de ce qui relève plus particulièrement de la peinture. C’est un art vraiment magistral de pouvoir tenir les morceaux rassemblés avec tant d’union que la mosaïque paraisse de loin être une peinture remarquablement belle. Ce genre de travail demande de la pratique et un grand jugement, ainsi qu’une profonde intelligence de l’art du dessin. Qui perd de vue dans les dessins le sens de la mosaïque, en accumulant dans les compositions une abondance de figures et en exagérant la fragmentation des morceaux, amène de la confusion. Il faut que le dessin des cartons que l’on fait en prévision du travail soit franc, large, facile et clair ; il doit avoir de l’ensemble, dans une belle et bonne manière. Celui qui saura rendre dans son dessin la puissance des ombres portées, qui leur donnera peu de lumières et beaucoup de teintes foncées, avec de grands espaces et des fonds, celui-là, plus que tout autre, fera une mosaïque qui sera belle et bien ordonnée. La mosaïque demande beaucoup de clarté en soi, avec une certaine obscurité fondue dans les ombres ; il faut la composer avec une discrétion extrême, en éloignant le point de vue, afin qu’elle paraisse être une peinture, et non pas de la marqueterie de morceaux assemblés. Aussi celles qui rempliront ces conditions seront-elles bonnes et louées de tous. Certes c’est le genre de peinture le plus durable qui soit. Tous les autres disparaissent avec le temps, tandis que celui-ci gagne continuellement une fois en place. En outre, la peinture s’affaiblit et se détruit d’elle-même ; la mosaïque, au contraire, pour sa durée indéfinie, peut être appelée éternelle. C’est pourquoi nous pouvons reconnaître, en elle, non seulement la perfection des vieux maîtres, mais encore celle des Anciens, grâce aux œuvres qui subsistent de leur temps, entre autres, dans le temple de Bacchus, à Sainte-Agnès, hors de Rome, où toutes les mosaïques qu’on y a faites ont été admirablement exécutées. Pareillement, à Ravenne, il y a du travail ancien, admirable en plusieurs endroits ; de même à Saint-Marc de Venise, au dôme de Pise, et à San Giovanni de Florence, dans la tribune. La plus belle mosaïque de toutes est celle que Giotto posa dans la nef du portique de Saint-Pierre à Rome, parce que c’est une œuvre vraiment miraculeuse dans ce genre. Citons encore parmi les travaux modernes la mosaïque de Domenico del Ghirlandaio, au-dessus de la porte extérieure de Santa Maria del Fiore, qui est du côté de l’Annunziata.

On prépare les morceaux destinés à composer la mosaïque de la manière suivante : quand les fourneaux des verres sont prêts, et les coupelles pleines de verre, on y met les couleurs, en affectant une coupelle à chaque couleur. Il faut avoir soin toujours de partir du blanc pur qui a du corps et n’est pas transparent, et de graduer les teintes foncées de la même manière que l’on prépare la palette des couleurs, dans la peinture ordinaire. Ensuite quand le verre est fondu et bien liquide, quand les teintes sont prêtes, les claires, les foncées et autres, on prend le verre chaud avec de longues cuillères de fer, on l’étend sur une plaque de marbre, et on l’aplatit avec une autre plaque de marbre. On en fait ainsi des rondelles qui soient bien plates, et qui soient hautes le huitième de la longueur du doigt. On le coupe ensuite avec une bédane de fer en petits blocs carrés, on les fend au fer chaud en leur donnant les angles que Ion veut. Ces mêmes morceaux sont coupés et taillés à l’émeri. On opère ainsi avec tous les verres dont on a besoin, et on remplit les boîtes, les ordonnant comme on fait avec les couleurs, quand on veut peindre à fresque. Des boîtes séparées contiennent les teintes plus claires et celles plus foncées. Une autre espèce de verre s’emploie pour le fond, et pour les parties des vêtements éclairées où l’on veut mettre de l’or. Quand on veut dorer ce verre, on prend de ces rondelles dont nous avons parlé, et l’on en recouvre la surface de gomme fondue, puis on y appose de l’or en feuilles. On met ensuite la rondelle sur une pelle de fer, et on l’introduit dans la bouche du fourneau, après avoir recouvert d’un verre mince toute la rondelle de verre sur laquelle on a mis de l’or. Ces couvercles ont la forme de boules ou de fragments de bouteilles, de manière à recouvrir entièrement la rondelle. Le verre est tenu au feu, jusqu’à ce qu’il devienne à peu près rouge, et si on le retire subitement, l’or vient à prendre, et à rester fixé sur le verre, de manière qu’il résiste à l’eau et à toute intempérie. On le taille ensuite et on le prépare, comme il a été dit ci-dessus. Pour fixer la mosaïque au mur, on fait d’ordinaire un carton en couleur et quelques autres non coloriés. On décalque, et on marque ce carton morceau par morceau sur le stuc, et c’est d’après ces cartons qu’on assemble les petits cubes de verre qui doivent composer la mosaïque. Le stuc que l’on pose épais sur le mur peut attendre de deux à quatre jours suivant le temps qu’il fait ; il se compose de travertin, de chaux, de brique pilée, de gomme adragante et de blanc d’œuf ; on le maintient humide avec des linges mouillés. Ainsi donc, on applique les cartons morceau par morceau sur le mur, et l’on dessine sur le stuc, en les décalquant. Ensuite, avec de petites pinces, on prend les morceaux de verre, on les assemble en les imprimant dans le stuc ; on ménage les parties éclairées, en mettant des verres de teinte intermédiaire où il faut, des verres foncés aux parties foncées, en représentant les ombres, les lumières et les parties intermédiaires soigneusement, comme elles sont sur le carton. Ainsi, en travaillant avec application, on amène peu à peu l’ouvrage à perfection. Celui qui l’exécutera avec plus d’unité, de manière à ce qu’il soit soigné et bien plan, celui-là sera le plus digne d’éloges entre tous les artistes. De fait, il y a aujourd’hui des maîtres si habiles en mosaïques qu’ils les exécutent de manière qu’elles paraissent être des peintures à fresque. Après la prise, le verre tient si bien dans le stuc que la mosaïque dure indéfiniment, comme en font foi les mosaïques antiques qui sont à Rome, et celles que l’on doit à nos anciens maîtres. D’ailleurs, les artistes modernes ont fait également, de nos jours, des œuvres absolument merveilleuses.


Chapitre XVI. — Des sujets et des figures que l’on représente en mosaïque sur les pavements, à l’imitation des œuvres en clair-obscur.


Nos maîtres modernes ont ajouté, aux mosaïques composées de petits morceaux, un autre genre de mosaïques en fragments de marbre assemblés qui imitent les sujets peints en clair-obscur. La cause en a été le désir ardent qu’ils avaient de vouloir qu’il restât dans le monde, aux générations à venir, si les autres genres de peinture venaient à s’éteindre, une œuvre qui maintînt brillante la mémoire des peintres modernes. C’est ainsi qu’ils ont imité, avec une maîtrise admirable, de très grands sujets, dans des œuvres placées non seulement dans les pavements sur lesquels on marche, mais encore incrustées dans les façades des bâtisses et des palais avec un art si beau et si merveilleux que ce serait une perte incalculable de voir le temps altérer les compositions des maîtres qui ont excellé dans cet art. On peut en voir dans le dôme de Sienne, où Duccio de Sienne commença à en faire, travail qui fut continué et développé de nos jours par Domenico Beccafumi. Cet art est si beau, si nouveau et si durable, qu’une décoration en marbres blanc et noir assemblés ne saurait guère être plus belle, ni meilleure. Sa composition comporte trois sortes de marbres qui viennent des montagnes de Carrare. L’un d’eux est très fin et d’un blanc éclatant. L’autre n’est pas blanc, mais tire sur le livide, ce qui fait une teinte intermédiaire. Le troisième est un marbre gris, tirant sur l’argentin, et sert pour les teintes foncées. Si l’on veut faire une figure en se servant de ces marbres, on fait d’abord un carton en clair-obscur, avec les mêmes teintes. Cela fait, en suivant les contours des parties claires, intermédiaires et foncées, on assemble avec soin les morceaux de marbre blanc, et ainsi de suite des autres, en se basant sur le carton fait précédemment. Quand tous les morceaux de marbre ont été assemblés et bien aplanis, l’artiste qui a fait le carton prend un pinceau chargé de noir ; il profile toute l’œuvre, et il fait des hachures sur les parties foncées, de même qu’on fait à la plume les profils, les contours et les hachures d’un dessin sur papier, traité en clair-obscur. Le sculpteur vient ensuite, et creuse avec des outils les traits et les profils que le peintre a faits ; il grave toute l’œuvre en suivant les traits que le pinceau a dessinés en noir. Cela fait, les morceaux de marbre sont murés successivement, puis on remplit toutes les entailles que le ciseau a faites avec une mixture de poix noire bouillie ou de l’asphalte, mélangé avec de la terre noire. Quand la matière est froide et a fait prise, on ravale avec des morceaux de tuf tout ce qui dépasse, on lisse et on aplanit le tout avec du sable, delà brique et de l’eau, jusqu’à ce que l’on obtienne que le marbre et le remplissage soient tout à fait plans. Quand le travail est terminé, l’œuvre se présente de manière à paraître vraiment une peinture sur une surface plane ; elle a en elle une vigueur extrême, et témoigne d’autant d’art que de maîtrise. Aussi est-elle devenue d’un fréquent usage par suite de sa beauté, et a-t-elle été cause que quantité de pavements d’appartements se font aujourd’hui en briques qui sont de deux espèces, l’une blanche, c’est à dire celle qui tire sur l’azur, quand elle est fraîche ; l’autre est la brique ordinaire qui devient rouge quand elle est cuite. On a fait de ces deux sortes de pavements composés de morceaux assemblés de diverses manières en compartiments. Comme exemple, nous citerons les salles du palais papal, à Rome, faite du temps de Raphaël d’Urbin, et tout récemment plusieurs appartements du château de Saint-Ange où l’on a composé, avec des briques analogues, les armoiries du pape Paul[6] c’est à dire des lis représentés par des morceaux assemblés, et quantité d’autres armoiries ; à Florence, le carrelage de la bibliothèque de San Lorenzo, exécuté par ordre du duc Cosme. Toutes ces œuvres ont été conduites avec tant de soin qu’on ne saurait rien désirer de plus beau dans ce genre. L’origine de toutes ces œuvres assemblées est toujours la mosaïque primitive.

Quand nous avons parlé des pierres et des marbres de toute sorte, comme il n’a pas été fait mention de quelques marbres mêlés, récemment découverts par le duc Cosme, j’en dirai quelques mots. L’an 1563, Son Excellence a trouvé dans les montagnes de Pietra Santa, près de la ville de Stazzema, une montagne qui a deux milles de tour et qui est très élevée. La première couche est du marbre blanc, excellent pour faire des statues. La couche inférieure est un mischio rouge et jaunâtre, et les couches plus profondes présentent des marbres de couleur verdâtre, noire, rouge et jaune, avec d’autres mélanges de couleurs. Tous sont durs, de manière que plus on s’enfonce, plus on rencontre de dureté. Jusqu’à maintenant, on a vu en extraire des colonnes hautes de quinze à vingt brasses ; mais on n’a pas encore mis ces marbres en œuvre, parce qu’on fait, par ordre de Son Excellence, une route de trois milles de longueur, pour pouvoir les amener de la carrière au port d’embarquement. Par ce que l’on a pu voir, on sait que ce marbre mischio sera excellent pour entrer dans la composition des pavements.


Chapitre XVII. — De la mosaïque de bois, c’est-à-dire de la marqueterie ; des sujets que l’on compose en bois teintés et assemblés, en guise de peintures.


Qu’il soit toujours facile d’ajouter, aux inventions de ceux qui nous ont précédés, quelque chose de nouveau, nous l’avons vu très clairement dans tout ce qui a été dit ci-dessus, au sujet des pavements en carrelages assemblés. Sans nul doute, l’origine en est la mosaïque. Il en est de même de la marqueterie et des figures si diverses, qu’en ressemblance de la mosaïque et de la peinture nos vieux maîtres ont faites, avec de petits morceaux de bois assemblés et joints sur des plaques de noyer, avec des colorations variées. Ce travail est appelé par les Modernes travail d’assemblage, bien que les Anciens lui aient donné le nom de marqueterie (tarsia). Les meilleures œuvres qui ont été faites dans ce genre furent exécutées à Florence, du temps de Filippo di Ser Brunellesco et ensuite du temps de Benedetto da Maiano. Ce dernier, toutefois, trouvant ce travail infructueux, l’abandonna complètement, comme on le dira dans sa Vie. Ainsi que ses prédécesseurs, il l’exécutait seulement en noir et blanc ; mais Fra Giovanni de Vérone, qui y fit grand profit, l’améliora grandement en donnant des colorations variées avec des eaux et des teintes bouillies, ainsi que des huiles pénétrantes, pour avoir en bois des teintes claires, des teintes foncées d’une grande variété, comme dans l’art de la peinture, les lumières étant rendues par de fins morceaux de bois de fusain extrêmement blanc. Ce travail eut d’abord son origine dans les perspectives, dans lesquelles une infinité de lignes se coupant sous des angles divers donnent le dessin final. La marqueterie de même se compose de morceaux dont les arêtes vives se réunissant font paraître la surface d’un seul morceau, tandis qu’il y en entre plus de mille. Les maîtres anciens en exécutèrent également avec des incrustations de pierres fines, comme on le voit clairement dans le portique de Saint-Pierre, où il y a une cage et un oiseau, sur un fond de porphyre, et d’autres pièces assemblées dans le porphyre, avec tout le détail des barreaux et des autres objets. Mais comme le bois est plus facile à travailler et beaucoup plus doux à l’œil, nos maîtres ont pu produire en plus grande quantité, et dans les genres divers qu’ils ont voulus. Pour représenter les ombres, ils avaient l’habitude de bronzer au feu un côté qui imitait bien l’ombre. D’autres se sont servis ensuite d’huile, de soufre, de sublimé et d’eaux arsenicales, produits avec lesquels ils ont donné aux bois les teintures qu’ils ont voulues, comme on le voit dans les œuvres de Fra Damiano, à San Domenico de Bologne. Comme cet art consiste uniquement à composer des sujets avec des maisons et des objets ayant des contours rectangulaires, de manière à pouvoir leur donner de la vigueur et du relief, au moyen des clairs et des foncés, cet art a toujours été pratiqué par des personnes qui avaient plus de patience que de dessin. C’est ainsi qu’on a exécuté quantité d’œuvres qui représentent des compositions de figures, de fruits et d’animaux ; quelques-uns de ces objets sont pleins de vie. Mais comme de pareilles œuvres noircissent rapidement et ne sont en somme qu’une contrefaçon de la peinture, bien inférieure d’ailleurs et peu durable, à cause des vers et des incendies, ce genre a été jugé être une occupation inutile et du temps perdu, bien que ce soit un art honorable et magistral.


Chapitre XVIII. — De la peinture des vitraux ; comment on les enchâsse avec des plombs et des fers, pour les soutenir, sans nuire aux figures.


Les Anciens avaient déjà coutume, mais seulement pour les grands personnages, ou tout au moins pour ceux de quelque importance, de clore les fenêtres de manière à empêcher, tout en n’arrêtant pas la lumière, l’entrée du vent ou du froid. Ils ne se faisaient pas seulement dans leurs bains, leurs étuves et autres lieux reculés, dont ils fermaient les ouvertures ou les vides avec des pierres transparentes, telles que les agathes, les albâtres, et des marbres tendres tels que le mischio et ceux qui tirent sur le jaunâtre. Les Modernes, qui ont eu des fourneaux de verre en plus grande quantité, ont fait des fenêtres de verre sous forme d’œils-de-bœuf et de vitres, en ressemblance ou en imitation de ce que les Anciens faisaient en pierre. Des plombs cannelés de chaque côté tenaient ces verres assemblés d’une manière solide, et des ferrements scellés dans le mur à ce sujet, ou en réalité dans des châssis de bois, les armaient comme nous le dirons plus loin sur ces vitraux, que l’on faisait au début simplement de cercles blancs, avec des angles blancs ou de couleur ; les artistes ont ensuite imaginé d’en composer une mosaïque de figures avec ces verres diversement colorés et assemblés, de manière à ressembler à une peinture. Leur ingéniosité s’est tellement développée dans ce genre qu’actuellement on voit cet art de la peinture sur verre arrivé à la même perfection que l’on remarque dans les belles peintures de tableaux, et qu’on y rencontre même unité de coloris et même soin dans l’exécution ; nous le montrerons tout au long dans la Vie de Guillaume de Marcillat, artiste français. Dans cet art, les Flamands et les Français ont mieux travaillé que toute autre nation. Ceux-ci, en effet, grands chercheurs dans les arts du feu et du coloris, sont arrivés à cuire au feu les couleurs qu’ils posent sur le verre, en sorte que ni le vent, ni l’air, ni la pluie ne peuvent les altérer, de quelque manière que ce soit. Auparavant, ils avaient coutume de peindre leurs verres avec des couleurs glacées à la gomme ou avec d’autres détrempes, couleurs qui s’effacent avec le temps et que le vent, les brouillards et la pluie offensaient, si bien qu’il ne restait bientôt plus que la simple couleur du verre. Actuellement, nous voyons cet art arrivé à ce haut point, au delà duquel on ne peut désirer plus grande perfection de finesse et de beauté, ou de toute particularité qu’on peut y rencontrer. On y voit une grâce délicate et extrême, non moins de salubrité, pour protéger les appartements des vents ou du mauvais air, que d’utilité et de commodité, à cause de la lumière claire et aisée qui traverse ces vitraux. Il est vrai que pour les amener à ce point trois choses sont tout d’abord nécessaires, à savoir : une transparence lumineuse dans les verres que l’on a choisis, une très belle composition des sujets qu’on y représente, un coloris franc sans aucune confusion. La transparence est produite par un choix de verres qui soient translucides par eux-mêmes, et en cela les français, les flamands et les anglais sont meilleurs que les vénitiens. Les flamands, en effet, sont très clairs, et les vénitiens sont très chargés en couleur. Les premiers qui sont clairs, si on les ombre de teintes foncées, n’arrêtent pas la lumière entièrement, en sorte que leurs parties ombrées sont elles-mêmes transparentes. Les verres vénitiens, au contraire, étant obscurs de leur nature, perdent entièrement la transparence quand on les fonce avec les ombres. Bien que beaucoup de gens se plaisent à avoir des verres chargés en couleurs qui paraissent superposées, en sorte que, frappés par l’air et le soleil, ils montrent je ne sais quoi de beau que l’on ne rencontre pas dans les couleurs naturelles, il vaut mieux néanmoins employer des verres qui soient plutôt clairs qu’obscurs de leur nature, de façon que leur épaisseur ne leur nuise pas. Pour exécuter une pareille œuvre, il faut avoir un carton dessiné au trait où soient portés les contours des plis des draperies et ceux des figures, qui doivent montrer les assemblages des verres. On prend ensuite des verres rouges, jaunes, bleus et blancs, et on les répartit suivant le dessin, les uns pour les draperies, les autres pour les chairs suivant le besoin. Pour réduire les plaques de verre aux dimensions dessinées sur le carton, on les pose sur le carton et on les délimite avec un pinceau trempé dans de la céruse. Chaque morceau est numéroté pour retrouver plus facilement sa place, quand on doit les assembler ; l’ouvrage terminé, ces numéros sont effacés. Cela fait, pour tailler les verres à leurs bonnes dimensions, on prend un outil à la pointe rougie au feu, mais auparavant on a entaillé un peu à l’émeri la surface sur laquelle on veut commencer le travail. L’ayant ensuite humectée d’un peu de salive, on suit avec la pointe rougie les contours tracés sur le verre, mais un peu de côté. Peu à peu le verre se courbe et se sépare de la plaque. On polit ensuite à l’émeri les morceaux détachés, et l’on enlève le superflu avec un outil appelé grisatoio ou topo ; on rogne les contours dessinés, de manière qu’ils deviennent de la dimension nécessaire pour pouvoir faire l’assemblage. Les morceaux de verre étant ainsi assemblés sont étendus sur le carton posé sur une table plane, et l’on commence à peindre les ombres des draperies. On emploie pour cela de la limaille de fer réduite en poudre et de la rouillure que l’on trouve dans le minerai et qui est rouge ; on emploie aussi du crayon rouge, dur et moulu. On s’en sert pour ombrer les chairs que l’on charge de noir ou de rouge, selon le besoin. Mais il est tout d’abord nécessaire, pour rendre les chairs, d’étendre un peu de rouge sur tous les verres, et d’en faire autant avec le noir pour les draperies, en détrempant ces couleurs dans de la gomme ; on les peint de cette manière peu à peu, et on les ombre d’après le carton. Ensuite, quand les verres sont peints, si l’on veut leur donner des lumières vigoureuses, on prend un pinceau dont les soies soient courtes et fines, et l’on s’en sert pour faire des hachures sur les verres avec la couleur claire, enlevant ainsi la couleur première qu’on y avait étendue ; puis, avec la hampe du pinceau, on frappe de lumières les cheveux, la barbe, les vêtements, les édifices et les paysages, en travaillant à sa volonté. Mais ce travail offre plusieurs difficultés. Celui qui s’en occupe peut mettre des couleurs variées sur le verre ; après avoir tracé sur une teinte rouge un feuillage ou une chose menue, s’il veut qu’au feu ce détail soit une autre couleur, il peut écailler le verre sur l’étendue de ce détail avec la pointe d’un outil qui enlève l’épiderme du verre, en ne dépassant pas la première couche. En opérant ainsi, le verre reste blanc, et l’on y étend un rouge obtenu avec différentes compositions et qui par la cuisson devient jaune. On peut en faire autant de toutes les couleurs ; mais le jaune réussit mieux sur le blanc que sur les autres couleurs. Le bleu à l’échampir, devient vert par la cuisson, parce que le jaune et le bleu superposés donnent une couleur verte. Ce jaune ne se pose jamais que sur la face interne qui n’est pas peinte, sinon il gâterait la teinte primitive en s’y mélangeant ; tandis qu’une fois le verre cuit, le rouge reste sur l’autre face, et si l’on gratte le verre avec un outil, on voit le jaune. Quand les verres sont peints, on les met dans une tourtière de fer avec une couche de cendre tamisée et de chaux cuite mélangées. Les verres sont ainsi séparés et recouverts couche par couche de cette cendre, puis on les met dans le fourneau. Celui-ci, étant échauffé à feu lent et peu à peu, porte la cendre et les verres au rouge, en sorte que les couleurs qui y sont étant également échauffées entrent en fusion et prennent sur le verre. Il faut apporter une extrême attention à cette cuisson, parce qu’un feu trop violent ferait éclater les verres, et un feu trop doux ne les cuirait pas. Il ne faut pas les sortir, tant que la tourtière ou le poêlon qui les renferme n’est pas entièrement embrasé, ainsi que la cendre sur laquelle on a mis quelques échantillons qui sont au point quand la couleur a disparu. Cela fait, on presse les plombs dans des formes de pierre ou de fer, qui ont deux canaux, à savoir un de chaque côté, dans lequel le verre doit entrer et être serré. On rogne et l’on redresse les plombs, et ensuite on les assemble sur une table. Ainsi, morceau par morceau, toute l’œuvre s’enchâsse dans les plombs en plusieurs tableaux. Tous les joints des plombs sont ensuite soudés à l’étain, et sur quelques traverses qui doivent supporter les ferrements on met des fils de cuivre scellés, de manière à soutenir et à lier tout l’ensemble. Il est armé de ferrements qui ne doivent pas couper les figures, mais se plier en suivant leurs joints, de façon qu’ils n’empêchent pas de les voir. Ces fers transversaux sont fixés par des enclouures aux ferrements qui soutiennent le tout, et, comme nous l’avons dit, on ne les fait pas droits, mais tordus, pour moins gêner la vue. Sur la bande extérieure, on les fixe aux fenêtres, et ils sont scellés dans les trous de la pierre. Des fils de cuivre qui ont été soudés aux plombs des vitraux relient le tout fortement. Pour que les enfants ou les intempéries ne puissent les abîmer, on met derrière un fin treillis de cuivre. De pareilles œuvres dureraient indéfiniment si elles n’étaient pas d’une matière par trop fragile. Mais il n’en demeure pas moins que ce soit un art difficile, admirable et ingénieux.


Chapitre XIX. — Du nielle ; comment il a donné naissance à la gravure sur cuivre ; comment on entaille les objets en argent pour y mettre des émaux en relief ; comment on cisèle les objets en métal.


Le nielle, qui n’est autre chose qu’un dessin gravé et peint sur de l’argent, comme on peint et l’on dessine finement avec la plume, fut inventé par les orfèvres, déjà du temps des Anciens, car on a trouvé de leurs œuvres en or et en argent, sur lesquelles il y avait des creux remplis d’une mixture. On les dessine avec une pointe sur une plaque d’argent, et l’on entaille au burin, qui est un outil carré, ayant un tranchant de biais et à une seule pente, qui le rend plus aigu et taillant des deux côtés ; la pointe coule et taille très finement. C’est avec cet outil que l’on fait toutes les choses qui sont gravées sur des métaux, que l’on veuille remplir les tailles ou les laisser vides, selon l’intention de l’artiste. Quand on a donc entaillé et terminé avec le burin, on prend de l’argent et du plomb, et l’on en compose, au feu, un alliage qui est noir de couleur, très fragile et qui se répand facilement. On l’écrase et on le pose sur la plaque d’argent qui a été entaillée, mais qui doit avoir été soigneusement polie. On approche ensuite la plaque d’un feu de bois vert, et en soufflant, avec un soufflet, on fait en sorte que la flamme touche le nielle. Celui-ci, sous l’action de la chaleur, entrant en fusion et s’écroulant, remplit toutes les tailles qu’a faites le burin. Ensuite, quand la plaque d’argent est refroidie, on enlève soigneusement tout le superflu, avec des grattoirs, on achève peu à peu avec de la pierre ponce, et en frottant avec la main et un cuir jusqu’à ce que l’on obtienne une surface plane et que le tout soit entièrement poli. Maso Finiguerra, artiste florentin, exécuta d’admirables travaux de ce genre, et fut un maître excellent dans cette profession, comme en font foi plusieurs Paix en nielle, que l’on voit à San Giovanni de Florence, et qui sont tenues pour admirables. Ces intailles au burin ont donné naissance aux gravures sur cuivre, dont nous voyons actuellement tant d’exemples, aussi bien italiens qu’allemands, par toute l’Italie. Car, de même qu’on prenait une empreinte en terre des plaques d’argent, avant qu’elles fussent niellées, et qu’on la coulait en soufre, de même les graveurs trouvèrent le moyen de tirer des épreuves à la presse sur les planches de cuivre, comme nous avons vu, aujourd’hui, en tirer au moyen de l’imprimerie.

Voici une autre sorte de travail sur argent, ou sur or, appelé communément émail, qui est une espèce de peinture mélangée à de la sculpture, et dont on se sert pour décorer les vases destinés à contenir de l’eau, en sorte que les émaux paraissent dans le fond. Si l’on veut en incruster dans de l’or, il faut que cet or soit très fin ; et pour l’argent, il faut employer de l’argent, dont l’alliage soit au moins celui d’un giulio. Il est nécessaire d’employer le procédé suivant, pour que l’émail puisse rester en place, et ne s’écoule pas hors de son logement. Il faut laisser des rebords sur l’argent, qui soient très minces et ne se voient pas. On fait ainsi un relief contraire à la gravure en creux, et qui contiendra les émaux, tant clairs que foncés, sur la même profondeur qu’une taille. On prend ensuite des émaux vitrifiés et de diverses couleurs, que l’on durcit soigneusement au marteau, et on les tient séparés et distincts l’un de l’autre, dans de petites écuelles pleines d’eau très claire. Les émaux que l’on emploie pour l’or sont différents de ceux que l’on emploie pour l’argent, et on s’en sert de la manière suivante. On prend séparément les émaux avec une fine palette d’argent, et on les met aux places voulues avec un soin extrême. On en met, et on en remet la quantité qu’il faut, jusqu’à ce qu’ils affleurent exactement. Cela fait, on prend un pot en terre fait exprès, qui doit être percé de trous, et qui a une ouverture sur le devant. On y met intérieurement un petit plat de même percé de trous, de manière à ne pas laisser passer les charbons, on remplit tout le pot jusqu’en haut de charbon de chêne, que l’on allume à la manière ordinaire. Dans le fond du pot, au-dessous de ce plat, et sur une fine plaque de fer, on pose l’objet à émailler, de façon qu’il s’échauffe peu à peu. On l’y maintient jusqu’à ce que les émaux, entrant en fusion, s’écoulent, comme si c’était de l’eau. Cela fait, on laisse refroidir, et, ensuite, avec une fraxinelle, qui est une pierre qui sert à donner le fil aux outils, avec du sable à verre et de l’eau claire, on frotte doucement, jusqu’à rendre à la plaque son poli. Quand on a rogné tout ce qui dépasse, on remet dans le même feu, pour donner la glaçure au tout, par une nouvelle fusion superficielle. On peut obtenir le même résultat à la main, en se servant de tripoli et d’un morceau de cuir ; mais il n’est pas utile de faire mention de ce procédé. J’ai parlé de l’autre, parce que, étant une œuvre qui relève de la peinture comme les autres, il m’a paru à propos de le faire.


Chapitre XX. — De la tausia, ou travail de damasquinure.


Les Modernes ont encore, en imitation des Anciens, remis en usage une manière d’incrustation sur des métaux entaillés d’argent et d’or, en faisant sur ces métaux des travaux plans ou en demi-relief, ou enfin en bas-relief. En cela, les Modernes ont grandement surpassé les Anciens. C’est ainsi que nous avons vu sur de l’acier des ornements gravés à la tausia, autrement dit en damasquinure, nom qui provient de ce qu’à Damas, et dans tout le Levant, on fait ce travail excellemment. Aujourd’hui, nous voyons quantité d’objets en bronze, en laiton ou en cuivre incrustés d’arabesques en argent et en or, objets qui viennent de ces pays. Parmi les travaux anciens, nous avons vu des anneaux d’acier avec des demi-figures et des feuillages également admirables. On a fait de nos jours, et dans ce genre de travail, des armures de guerre couvertes d’arabesques d’or incrusté, et pareillement des étriers, des arçons de selles, des masses d’armes ferrées. On orne actuellement de la même manière des gardes d’épées, de poignards, de couteaux, et de tout instrument que l’on veut richement décorer et garnir. On opère de la manière suivante. On travaille le fer en creux et à coups de marteaux on y frappe l’or, après avoir fait tout d’abord une incision ou trait de lime fin, en sorte que l’or pénètre dans les fentes et y adhère entièrement. On trace également des contours, des feuillages et d’autres volutes, et l’on y force des fils d’or passés à la filière, en les frappant au marteau, de sorte qu’ils restent fixés comme il a été dit ci-dessus. Il faut, cependant, tenir compte que les fils soient plus gros et les canaux plus étroits, en sorte que les fils y restent mieux forcés. Quantité d’artistes éminents ont produit des œuvres dignes d’éloges dans ce genre, et qui, en effet, sont extrêmement estimées. Aussi n’ai-je pas voulu manquer de faire mention de cet art, qui est un genre d’assemblage, et qui, relevant à la fois de la sculpture et de la peinture, est donc une œuvre qui dérive du dessin.


Chapitre XXI. — Des gravures sur bois, de la manière de les faire, et quel est leur premier inventeur ; comment avec trois planches on tire des gravures qui paraissent dessinées, et rendent la lumière, l’intermédiaire et les ombres.


Le premier inventeur des gravures sur bois en trois planches, pour rendre, outre le dessin, les ombres, les intermédiaires et les lumières, fut Ugo da Carpi. Celui-ci, en imitation des gravures sur cuivre, reproduisit leur procédé, en gravant sur des planches de poirier et de buis, qui sont des bois excellents pour ce travail, bien préférables à tous les autres. Il fit ses gravures en trois planches. Sur la première, il porta les profils et les traits de tous les objets ; sur la deuxième, tous les tons voisins du profil, avec une teinte d’aquarelle pour l’ombre ; sur la troisième, les lumières et le fond, laissant le blanc du papier pour les lumières, et teintant le reste pour le fond. Cette dernière planche qui porte la lumière et le fond, se fait de la manière suivante : on prend une épreuve tirée avec la première planche, où sont tous les profils et les traits, et, toute fraîche, on la pose sur la planche de poirier ; puis, en la chargeant avec d’autres feuilles qui ne soient pas humides, on frotte dessus de manière que la feuille qui est fraîche laisse sur la planche la trace de tous les profils des figures. Le peintre prend alors de la céruse à la gomme, et rend sur le poirier les lumières ; quand elles sont faites, le graveur les grave avec ses outils, selon qu’elles sont indiquées. Cette planche est celle qu’on emploie la première, parce qu’elle donne les lumières et le fond, si elle est imprégnée de couleur à l’huile ; grâce à cette teinte, la planche dépose partout de la couleur, le papier restant blanc en face des points où la planche est gravée. La deuxième planche est celle des ombres, elle est toute unie et teintée d’aquarelle, sauf là où il ne doit point y avoir d’ombres, parce que le bois est gravé. La troisième planche, qui est la première à être exécutée, est celle où le profil de toute chose est gravé, sauf là où il n’y a pas de profil indiqué par le noir de la plume. Les épreuves sont tirées à la presse, et on les y remet trois fois, c’est à dire une fois pour chaque planche, en ayant l’attention de bien les repérer. Certes, ce fut là une admirable invention.

On voit que tous ces genres et tous ces arts ingénieux dérivent tous du dessin, qui est nécessairement l’origine de tous. Si on ne l’a pas, on n’a rien. Bien que tous les secrets et les procédés soient bons, le dessin leur est supérieur. Par lui toute chose perdue se retrouve, et par lui toute chose difficile devient facile. On s’en rendra compte en lisant les Vies des Artistes, qui, aidés par la Nature et par leurs études, ont produit ces œuvres surhumaines, par le seul moyen du dessin.

Je terminerai par là l’Introduction des trois Arts, m’étant peut-être plus longuement étendu que je ne le pensais au début, et je vais entreprendre d’écrire les Vies des grands Artistes.






  1. Aujourd’hui il est hors de doute que la peinture à l’huile était connue avant Jean Van Eyck.
  2. Il s’agit de Hans Memling
  3. Peintre encore inconnu.
  4. Actuellement dans la Pinacothèque de peinture, à Urbin, terminé en 1474.
  5. Hugo Van des Goes ; le tableau des Portinari est actuellement au Musée des Offices.
  6. Paul III.