Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Discours préliminaire de tout l’ouvrage

La bibliothèque libre.
Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 5-17).

DISCOURS PRÉLIMINAIRE

de tout l’Ouvrage




Sommaire. — I. But poursuivi par l’auteur en écrivant les Vies des Peintres, des Sculpteurs et des Architectes. — II. D’une discussion qui s’éleva de son temps sur la prédominance de la Sculpture ou de la Peinture. Raisons invoquées en faveur de la Sculpture. — III. Leur réfutation. Raisons invoquées en faveur de la Peinture. — IV. L’auteur conclut en montrant que ces deux arts sont frères et tous deux excellents. — V. Il indique succinctement ce que contiendra l’Introduction.



L es esprits élevés avaient coutume dans toutes leurs actions, poussés par un ardent désir de gloire, de ne reculer devant aucune fatigue, si grande fût-elle, pour amener leurs œuvres à un point de perfection qui les rendît étonnantes et admirables pour tout le monde. Le peu de fortune de beaucoup d’entre eux ne pouvait retarder les efforts qu’ils faisaient pour parvenir à de hautes positions, pour vivre honorés, et pour laisser d’eux, dans les temps à venir, une renommée éternelle de leur rare excellence. Bien qu’un désir aussi louable et une pareille application fussent pendant leur vie hautement récompensés par la libéralité des princes et par la louable rivalité des républiques désireuses de les posséder, bien qu’après leur mort leur nom se perpétuât par les statues, les tombeaux qu’on leur élevait, les médailles qui les représentaient, ou d’autres souvenirs analogues, néanmoins on peut apprécier à quel point le temps dévore toute chose, lui qui non seulement a ruiné les propres ouvrages d’un grand nombre d’artistes et les autres souvenirs honorables laissés par eux, mais encore a altéré ou effacé les noms de tous ceux qui nous ont été conservés par toute autre chose que par la seule plume vive et pieuse des écrivains. Ayant maintes fois considéré en moi-même cette chose, et ayant reconnu, non seulement d’après l’exemple des anciens, mais encore d’après celui des modernes, que les noms de nombre d’architectes, de sculpteurs et de peintres, tant anciens que modernes, ainsi que quantité de leurs œuvres admirables dispersées dans diverses parties de l’Italie vont en s’altérant et en s’oubliant peu à peu, et d’une manière qu’à dire vrai on ne peut prévoir pour eux que la mort prochaine, j’ai voulu les défendre, le mieux que j’ai pu, de cette seconde mort, et les maintenir aussi longtemps que possible dans la mémoire des vivants. Ayant donc dépensé beaucoup de temps et consacré un soin extrême à retrouver la patrie, l’origine et les actions des artistes, les ayant d’autre part extraites, au prix d’un travail ardu, des relations de nombre d’auteurs anciens, de divers souvenirs et d’écrits laissés par les héritiers de ceux-ci en proie à la poussière et aux vers, j’en ai tiré finalement plaisir et profit, et j’ai jugé convenable, comme étant une dette sacrée, de faire revivre leur mémoire, autant que ma faible intelligence et mon peu de jugement me l’ont permis. À l’honneur donc de ceux qui sont morts, et pour le profit de tous ceux qui étudient, principalement les trois arts excellents de l’Architecture, de la Sculpture et de la Peinture, j’écrirai les vies des artistes qui les ont pratiqués, en suivant l’ordre des temps, successivement, depuis Cimabué jusqu’à nos jours, ne prenant des anciens que ce qui s’appliquera à notre sujet, ne pouvant d’ailleurs en dire plus que ne l’ont fait tous ces écrivains qui nous sont parvenus. Je parlerai bien de beaucoup de choses qui s’appliquent à la maîtrise de ces différents arts ; mais avant d’en venir aux procédés et aux secrets, ou à l’histoire des artistes, il me paraît juste d’effleurer un point en litige qui s’est élevé et qui se perpétue entre quantité d’artistes, sans aucune raison, sur la prédominance et la noblesse, non pas de l’Architecture (car ils l’ont laissée de côté), mais de la Sculpture ou de la Peinture, beaucoup d’arguments, sinon tous, dignes d’être retenus, ayant été allégués des deux côtés.

II. — Je dis donc que les sculpteurs, comme doués peut-être par la nature et par l’exercice de leur art d’une plus forte complexion, de plus de sang et de plus de vigueur, et par cela même plus hardis et plus animés que les peintres, cherchant à attribuer à leur art le rang le plus honoré, arguent et prouvent la noblesse de la sculpture, tout d’abord par son ancienneté, le souverain créateur ayant fait l’homme, ce qui fut la première œuvre de sculpture. Ils disent que la sculpture embrasse plus d’arts comme congénères, et en a plus de soumis que la peinture, à savoir le bas-relief, le modelage en terre, en cire ou en stuc, le travail du bois, de l’ivoire, la fonte des métaux, le ciselage, les intailles et les reliefs en pierres fines et sur acier, enfin quantité d’autres choses qui surpassent en nombre et en maîtrises celles de la peinture. Ils allèguent encore que ces œuvres qui résistent plus et mieux à l’action du temps, et qui se conservent mieux à l’usage des hommes, au bénéfice et au service desquels elles sont faites, sont sans nul doute plus utiles et plus dignes d’être estimées et honorées que celles de la peinture. Ils affirment que la sculpture est d’autant plus noble que la peinture, qu’elle est plus apte à défendre et elle et le nom de celui qu’elle célèbre dans les marbres et les bronzes contre les injures du temps et de l’air, tandis que la peinture, par sa nature même, indépendamment des accidents de l’extérieur, se détruit dans les asiles les plus retirés et les plus sûrs qu’aient su lui donner les architectes. Ils veulent, en outre que le petit nombre non seulement de sculpteurs excellents, mais même ordinaires, respectivement au nombre infini de peintres, soit une preuve de leur plus grande noblesse ; ils disent que la sculpture demande de certaines grandes dispositions de corps et d’esprit que l’on trouve rarement réunies ensemble, tandis que la peinture se contente de n’importe quelle faible complexion, pourvu qu’on ait la sûreté de main, à défaut de sa vigueur. Ils tirent également cette supériorité de grands succès cités particulièrement par Pline, des ardeurs amoureuses provoquées par la merveilleuse beauté de certaines statues, du jugement de celui qui fit la statue de la Sculpture en or et celle de la Peinture en argent, et plaça la première à droite et la deuxième à gauche. Ils ne manquent pas en outre d’alléguer la difficulté que l’on éprouve à acquérir la matière nécessaire, telle que les marbres et les métaux, ainsi que leur valeur en eux-mêmes, eu égard à la facilité d’avoir des panneaux, des toiles et des couleurs à vil prix, et en tout lieu ; ensuite l’extrême fatigue à manier les marbres et les bronzes, à cause de leur poids ; à les travailler, à cause de celui des outils, comparativement à la légèreté des pinceaux, des stylets, des plumes, des crayons et des charbons. Avec les premiers, l’esprit se fatigue autant que toutes les parties du corps, ce qui est important, en face de la tranquillité et du petit travail de l’esprit et de la seule main du peintre. Ils se basent ensuite fermement sur la considération que les objets sont d’autant plus nobles et plus parfaits qu’ils se rapprochent plus de la vérité ; ils disent que la sculpture imite la forme vraie et montre ses œuvres sous tous leurs aspects à celui qui tourne autour, tandis que la peinture étant plane et ne se composant que de simples traits au pinceau, enfin n’ayant qu’un seul éclairage, ne donne qu’une seule apparence. Quantité de sculpteurs ne craignent pas de dire enfin que la sculpture est aussi supérieure à la peinture que la vérité au mensonge. Pour dernier et suprême argument, ils disent qu’aux sculpteurs est nécessaire non seulement la perfection du jugement, de même qu’aux peintres, mais encore son absolu et sa promptitude, de manière qu’ils voient dans le bloc de marbre la figure entière qu’ils veulent en tirer, et qu’ils puissent, du premier coup et sans autre modèle, exécuter parfaitement les différentes parties qui doivent se réunir et former un tout, comme l’a fait divinement Michel-Ange. Tandis que, s’ils manquent de cette précieuse faculté de jugement, ils commettent facilement et souvent de ces fautes qui sont ensuite irréparables et qui, une fois faites, témoignent pour toujours d’erreurs du ciseau et du peu de jugement du sculpteur, chose qui n’arrive pas aux peintres. Parce que toute erreur du pinceau ou tout manquement de jugement peuvent être, tout à loisir, et une fois relevés soit par eux soit par d’autres, remédiés et corrigés avec le même pinceau qui a commis la faute. Entre leurs mains, il a, sur le ciseau du sculpteur, l’avantage de guérir ses blessures, comme faisait le fer de la lance d’Achille, et, en outre, de les laisser sans cicatrices.

III. — Pour réponse à ces arguments, les peintres disent tout d’abord, non sans un certain mépris, que, si les sculpteurs veulent examiner la chose en chapelle fermée, la première noblesse est la leur ; qu’ils se trompent étrangement en appelant œuvre de sculpture la statue du premier père, qui fut faite en terre, opération qui relève autant de la peinture que d’autre chose, par sa manipulation. Les Grecs l’appelèrent plastica et les Romains fictoria, et Praxitèle la nomma la mère de la sculpture, de la fonte et du ciselage, chose qui rend la sculpture en réalité nièce de la peinture, puisque la plastique et la peinture naquirent ensemble, et d’un seul coup, du dessin. Sortis de cette chapelle, ils disent que les opinions ont tellement varié avec les temps, qu’il est difficile de s’arrêter plus à l’une qu’à l’autre ; que finalement cette supériorité examinée dans la partie où la placent leurs adversaires, ici ils sont vaincus et là ils ne sont pas vainqueurs, ce que l’on verra plus clairement dans le Discours préliminaire des vies d’artistes. En ce qui concerne les arts de même famille ou soumis à la sculpture, les peintres disent en avoir plus que les sculpteurs. La peinture, en effet, embrasse l’invention du sujet, l’art si difficile des raccourcis, tous les éléments de l’architecture pour représenter les édifices et rendre la perspective, les couleurs à détrempe, le procédé de la fresque diffèrent de tous les autres, pareillement la peinture à l’huile, sur bois, sur pierre, sur toile, la miniature, art entièrement différent des autres, la peinture sur verre, la mosaïque de verre, la marqueterie qui fait des tableaux avec des bois de couleur et qui n’est autre que de la peinture, les graffites sur les murs, les nielles, la gravure sur cuivre, les émaux des orfèvres, le damasquinage de l’or, la peinture des figures sur vitraux, les vases peints qui résistent à l’eau, le tissage des brocarts avec des figures et des fleurs, l’admirable invention des tapisseries, si grandiose et si commode, qui permet d’emporter ce genre de peinture avec soi, à la ville et à la campagne, sans oublier que dans tous les genres il faut toujours recourir au dessin qui est notre propriété, à nous autres peintres. Ainsi la peinture a plus de rameaux et plus utiles que la sculpture. Les peintres ne nient pas l’éternité des œuvres de sculpture, puisqu’on l’appelle ainsi, mais ils disent que ce n’est pas un privilège qui rende cet art plus noble qu’il ne soit de sa nature, puisqu’il tient simplement de la matière qu’il emploie. Que si la longueur de la vie donnait de la noblesse à l’âme, le pin parmi les plantes et le cerf parmi les animaux auraient une âme infiniment plus noble que celle de l’homme. D’ailleurs les peintres pourraient rivaliser d’éternité et de noblesse, quant à la matière, au moyen de leurs mosaïques dont on voit d’aussi antiques morceaux que les plus anciennes sculptures qui sont à Rome, et qui sont faites de pierres précieuses et de pierres fines. Quant à ce que les sculpteurs soient en petit ou en moindre nombre que les peintres, cela ne tient pas à ce que leur art demande une meilleure disposition du corps, et un plus grand jugement, mais tout simplement à la pauvreté de leurs biens, au peu de faveur ou à l’avarice, pour dire le mot, des personnes riches qui ne leur procurent pas de marbres et ne leur donnent pas occasion de travailler, comme on peut croire que cela arriva et qu’on le vit dans les temps anciens, où la sculpture parvint au plus haut point. Il est bien certain que celui-ci qui ne peut pas perdre ou jeter de côté une petite quantité de marbre ou de pierres dures, qui coûtent toujours fort cher, n’est pas à même de pratiquer cet art comme il convient ; qui ne le pratique pas ne l’apprend pas, et qui ne l’apprend pas ne peut pas bien faire. Pour cette raison on devrait plutôt excuser l’imperfection et le petit nombre des sculpteurs excellents que chercher à en déduire la noblesse, sous l’apparence d’une autre raison. Quant à la plus grande valeur des sculptures, les peintres disent que, leurs œuvres seraient-elles d’un moindre prix, ils n’ont pas à en partager le montant entre plusieurs, car ils se contentent d’un enfant pour broyer leurs couleurs, leur passer les pinceaux ou l’escabeau, ce qui coûte peu, tandis que les sculpteurs, outre la grande valeur de la matière qu’ils emploient, ont besoin de nombreux aides, et mettent plus de temps à produire une seule figure qu’eux plusieurs et dans plusieurs œuvres. D’où il apparaît que leur grande valeur tient plus à la qualité et à la durée de la matière, aux aides qu’il faut employer, et au temps qu’il faut mettre, qu’à l’excellence de l’art lui-même. Quant à eux, ils mettent un prix infiniment plus grand dans le don vivant et merveilleux qu’Alexandre le Grand fit à Apelle, pour son œuvre excellente et pleine de génie, quand, au lieu de grands trésors ou d’un rang élevé, il lui donna sa Campaspe très belle et très aimée, et il faut remarquer de plus qu’Alexandre était jeune, très épris d’elle et naturellement enclin aux passions amoureuses, roi tout à la fois et Grec ; qu’ils en tirent après le jugement qui leur convient. À ceux qui citent Pygmalion et d’autres monstres, indignes d’être des hommes, pour prouver la noblesse de leur art, on ne sait que répondre. Peut-on tirer une preuve de noblesse, soit d’une grande cécité d’esprit, soit d’une luxure effrénée ? De ce que je ne sais qui, au dire des sculpteurs, a fait la Sculpture d’or et la Peinture d’argent, les peintres s’inclineraient, s’il avait fait preuve d’autant de jugement que de richesse. Mais si célèbre que fût l’antique Toison d’or, elle n’en recouvrait pas moins un mouton inintelligent. Ni l’argument des richesses, ni ceux des désirs déshonnêtes, ne peuvent entrer en ligne de compte dans ce procès ; il faut regarder aux Lettres, au métier, à la valeur et au jugement. Les peintres ne répondent autre chose à la difficulté de se procurer des marbres ou des métaux que ce qui a déjà été dit ; cela provient de la pauvreté des sculpteurs et du peu de faveur des grands, et non pas d’un plus grand degré de noblesse de leur art. Quant aux grandes fatigues corporelles, aux dangers qui en résultent pour les sculpteurs et pour leurs œuvres, les peintres ne font qu’en rire, et répondent sans embarras que, si les fatigues plus grandes et les dangers prouvent plus de noblesse, l’art d’extraire les marbres des entrailles de la terre, en employant les coins, les leviers et les maillets, doit être plus noble que la sculpture, le métier de forgeron que celui de l’orfèvre et le métier de maçon que l’art de l’architecture. Ils disent ensuite que les vraies difficultés reviennent à l’esprit et non pas au corps, que les choses, qui de leur nature demandent des études et plus de savoir, sont infiniment plus nobles que celles qui ne mettent en jeu que la force corporelle, d’où il résulte que, les peintres, se targuant de l’excellence de leur esprit, ce premier degré d’honneur revient à la peinture. Aux sculpteurs suffisent les compas et les équerres pour retrouver et reporter toutes les proportions et mesures dont ils ont besoin, tandis qu’il est nécessaire aux peintres, d’abord de bien savoir employer les instrument sus-indiqués, plus une connaissance approfondie de la perspective, pour mettre en place mille autres choses que des arbres et des édifices ; il faut avoir en outre un plus grand jugement pour soigner toutes les figures d’un tableau qui offrent plus matière à erreur qu’une seule statue. Il suffit au sculpteur de bien connaître la vraie forme et les contours des corps solides et palpables qu’on peut en tout toucher du doigt, et même seulement de ceux qui se tiennent droit. Il est nécessaire au peintre de connaître non seulement les formes de tous les corps droits ou non, mais encore de ceux transparents et impalpables ; il faut, en outre, qu’ils connaissent les couleurs qui conviennent à ces corps. Il y en a tant et de si variés, comme on le voit plus qu’ailleurs par les fleurs et les fruits, outre les minéraux, connaissance extrêmement difficile à acquérir et à conserver, à cause de leur infinie variété. Les peintres disent encore que la sculpture, à cause de la résistance et de l’imperfection de la matière, ne peut représenter les passions de l’ame si ce n’est par le mouvement, qui, d’ailleurs, est limité, et par la forme des membres, non pas de tous cependant. Les peintres les représentent au contraire avec tous les mouvements qui sont infinis, avec la complexion de tous les membres, si ténus qu’ils soient, bien plus avec le souffle et la respiration, et, ce qui est le plus parfait, non seulement ils représentent les passions et les mouvements de l’âme, mais encore les accidents à venir, comme font les naturalistes. Il leur faut donc avoir, outre une longue pratique de leur art, une entière connaissance delà physionomie humaine, tandis que le sculpteur se borne à connaître la quantité et la forme des membres, sans s’occuper des couleurs. Qui juge par ses yeux peut se rendre compte combien cette connaissance est utile et nécessaire pour atteindre à la vraie imitation de la nature, dont plus on s’approchera, plus on sera parfait. Les peintres ajoutent que la sculpture, enlevant peu à peu de la matière, donne d’un seul coup fond et relief aux choses qui ont un corps de leur nature, et donne prise à la fois au tact et à la vue, tandis que les peintres en deux temps donnent relief et fond à une surface plane avec l’aide d’un seul sens, chose qui, lorsqu’elle a été faite par une personne connaissant bien son art, a induit en erreur par d’agréables trompe-l’œil bien des gens de mérite et même des animaux, ce qui n’est jamais arrivé à la sculpture qui n’a pu imiter la nature à ce point de perfection. Finalement, pour répondre à l’argument de l’entière et absolue perfection de jugement qui est nécessaire à la sculpture, puisqu’elle ne peut pas ajouter là où elle enlève de la matière, et que les erreurs qu’elle commet ainsi sont, disent les sculpteurs, irrémédiables à moins d’y mettre des pièces comme font les pauvres gens à leurs vêtements, les peintres disent que la sculpture et la peinture peuvent donner toutes deux occasion de fauter aux pauvres de jugement et d’esprit ; qu’en sculpture la patience et un temps convenable, plus l’emploi des modèles, des gabarits, des équerres, des compas et de mille autres procédés et instruments à reporter, permettent aux sculpteurs, non seulement de ne pas commettre d’erreurs mais encore d’amener leurs œuvres à leur entière perfection. Ils concluent que cette difficulté que leurs adversaires mettent en avant n’est rien ou peu de chose, comparativement à celle que les peintres rencontrent dans le travail de la fresque ; que ladite perfection de jugement n’est pas moins nécessaire aux peintres qu’aux sculpteurs, car il suffit à ces derniers de bien faire leurs modèles en cire, en terre, ou dans une autre matière, de même qu’à eux doivent suffire leurs dessins et leurs cartons ; enfin que la partie de la sculpture qui réduit peu à peu les modèles en marbre est plutôt de la patience qu’autre chose. Quant à ce que les sculpteurs appellent jugement, n’est-ce pas plus nécessaire à celui qui peint à fresque qu’au sculpteur qui taille le marbre ? Dans la fresque, ni le temps ni la patience n’entrent en ligne de compte, pour être tous deux ennemis de l’union de l’enduit et des couleurs. L’œil, en outre, ne voit pas les couleurs vraies tant que l’enduit n’est pas bien sec, la main ne peut se baser que sur l’humidité ou la sécheresse du mur, en sorte que celui qui a dit que peindre à fresque c’était travailler dans l’obscurité et avec des lunettes de couleurs différentes de la vérité ne s’est pas trompé de beaucoup, à mon avis. Je ne crois pas que ce propos ne s’applique mieux qu’au travail en creux, dans lequel la cire sert de lunettes, mais justes et bonnes. C’est dans ce travail qu’il est nécessaire d’avoir un jugement résolu pour prévoir le résultat, tant que la matière est molle, et quel il sera une fois cette matière sèche. Dans la fresque, on ne peut abandonner le travail tant que l’enduit est frais, et il faut hardiment faire en un jour ce que le sculpteur fait en un mois. Qui n’a pas ce jugement et cette habileté, verra, à la fin de son travail ou avec le temps, les repentirs, les taches, les couleurs superposées ou retouchées à sec, chose méprisable, parce que surviennent ensuite les moisissures qui font connaître l’inexpérience ou le peu de savoir de l’exécutant, comme font mauvais effet les pièces rapportées à une sculplure. Ajoutons que lorsqu’il arrive qu’on lave des fresques pour les raviver, comme on le fait fréquemment depuis quelque temps, ce qui est peint à fresque subsiste, et ce qui a été retouché à sec s’en va au coup d’éponge. Les peintres disent encore que, lorsque les sculpteurs tirent tout au plus deux ou trois figures d’un seul marbre, eux, au contraire, en représentent plusieurs sur un seul tableau avec toute la variété des points de vue qu’au dire des sculpteurs offre seule une statue, et en compensent, avec les différentes positions, les attitudes et les raccourcis, tout ce que l’on peut voir en tournant autour d’une statue. C’est ce que fit Giorgione da Castelfranco dans une peinture où une figure, tournant le dos au spectateur et ayant un miroir à chacun de ses côtés, ainsi qu’une fontaine à ses pieds, montre dans le plan du tableau, sa partie postérieure, celle de devant dans la fontaine et les côtés dans les miroirs, chose que n’a jamais pu faire la sculpture. Les peintres affirment, en outre, que la peinture ne laisse aucun élément qui ne soit orné et plein de toutes les beautés que la nature met à leur disposition, donnant à l’air aussi bien la lumière que les ténèbres, avec toutes les variétés et les impressions, et en le remplissant de toutes les espèces d’oiseaux ; à l’eau, la transparence, les poissons, les mousses, l’écume, les mouvements des ondes ; ainsi que les vaisseaux et ses agitations ; à la terre, les montagnes, les plaines, les plantes, les fruits, les fleurs, les animaux, les édifices et cette multitude de choses, avec la variété de leurs formes et de leurs vraies couleurs, au point que la nature elle-même quelquefois s’en étonne ; donnant finalement au feu tant de chaleur et d’éclat qu’on voit manifestement brûler les choses, et que ses flammes tremblotantes rendent en parties lumineuses les plus obscures ténèbres de la nuit. Ils croient donc pouvoir justement conclure qu’en comparant les difficultés de la sculpture et de la peinture, les fatigues du corps et celles de l’esprit, l’imitation de la forme seule et celle de l’apparence en quantité et en qualité, le petit nombre des objets par lesquels la sculpture peut montrer son excellence et le nombre infini de ceux que la peinture représente, l’impression parfaite qu’en reçoit l’esprit et l’invention qui peut dépasser l’œuvre de la nature même, la noblesse de la sculpture, quant à l’esprit, à l’invention et au jugement de ses artistes ne correspond de longtemps pas à celle que possède et que mérite la peinture. Tels sont les arguments que j’ai entendu invoquer des deux côtés, et que j’ai cru devoir prendre en considération.

IV. — Quant à moi, je trouve que les sculpteurs ont parlé avec trop d’assurance, et les peintres avec trop de mépris. Comme j’ai longtemps étudié les choses de la sculpture, et que j’ai toujours pratiqué la peinture, quel que soit d’ailleurs le peu de fruit que j’en ai retiré, je crois devoir, ayant entrepris cet ouvrage, dire, brièvement et franchement, ce que je pense de cette discussion ; on attribuera à mes paroles l’autorité que l’on voudra. J’espère qu’on ne me taxera ni de présomption, ni d’ignorance, ne traitant pas des arts autres que le mien, comme ont fait quantité d’hommes qui voulaient se faire prendre par le public pour connaisseurs universels, moyennant leurs écrits, ce qui arriva, entre autres, à Phormion, philosophe péripatéticien d’Éphèse, qui glorieux de son éloquence, pérorait et dissertait sur le génie et les connaissances nécessaires aux grands capitaines et qui fit rire Annibal, non moins de sa présomption que de son ignorance. Je dirai donc que la sculpture et la peinture sont en réalité sœurs, nées d’un même père qui est le dessin, qu’elles ont vu le jour ensemble et dans un même moment, qu’aucune ne précède l’autre, sinon autant que le talent et la force de ceux qui les exercent font passer un artiste avant l’autre, et qu’il n’y a aucune différence ou degré de noblesse entre ces deux arts. Bien que par la différence de leur essence, ils offrent l’un et l’autre beaucoup de facilités, ils ne sont pourtant pas tels, ni de telle sorte qu’on puisse avec raison les comparer l’un à l’autre. Qui voudra les faire primer l’un l’autre montrera plus de passion et d’opiniâtreté que de jugement. Aussi’ peut-on dire avec raison qu’une même âme dirige deux corps, et je conclus pour cela que c’est mal agir que s’ingénier à les désunir et à les séparer. Le ciel, voulant nous en préserver, et montrer la fraternité et l’union de ces deux arts si nobles, a fait qu’en divers temps quantités de sculpteurs ont peint, et quantité de peintres ont fait de la sculpture, ce que l’on verra dans la vie d’Antonio del Pollaiolo, de Léonard de Vinci, et de quantité de maîtres du temps passé. À notre époque, la bonté divine nous a donné Michel-Ange Buonarroti, dans lequel ces deux arts ont brillé d’une telle splendeur, et ont paru si semblables et si unis, que les peintres s’émerveillent de ses peintures et que les sculpteurs admirent ses sculptures et les vénèrent souverainement. Pour qu’il n’eût pas peut-être à chercher d’autre maître qui lui bâtit des édifices destinés à contenir ses œuvres, la nature lui a octroyé en don la science de l’architecture si largement qu’il put se passer d’autrui et donner à ses œuvres un cadre aussi honorable que digne d’elles. Aussi peut-on l’appeler à juste titre sculpteur unique, peintre parfait et excellent architecte, vrai maître de l’architecture. Nous pouvons affirmer qu’ils ne se trompent pas ceux qui l’appellent divin, puisqu’il a réuni divinement en lui-même les trois arts les plus honorables et les plus ingénieux qui se voient sur la terre et qu’à l’exemple d’un dieu, il a pu en tirer pour nous des ressources infinies. Que cela suffise pour la discussion et pour ce que j’ai à en dire.

V. — Revenant donc à mon projet primitif, je dirai que, désirant, dans la limite de mes forces, soustraire à l’action dévorante du temps les noms des sculpteurs, des peintres et des architectes qui ont eu une certaine notoriété en Italie, de Cimabué à nos jours, voulant que mon travail fût aussi utile que je m’étais proposé de le rendre agréable, je crois nécessaire, avant de passer à l’histoire, de faire une brève introduction, où je traiterai des trois arts dans lesquels ont brillé ceux dont je veux écrire la Vie. De cette manière, tout esprit délicat pourra d’abord apprendre les choses les plus notables de leurs professions, et ensuite avec agrément et plus de profit, pourra reconnaître facilement en quoi ils furent différents les uns des autres, combien ils illustrèrent et embellirent leurs patries, de manière que qui que ce soit peut profiter de leurs œuvres et de leur savoir.

Je commencerai donc par l’Architecture, comme étant la plus universelle, la plus nécessaire et utile aux hommes, les deux autres arts étant à son service et coopérant à son ornement. Je montrerai brièvement la différence des pierres, la manière et les modes d’édifier, les proportions, enfin à quoi on reconnaît qu’un édifice est bien bâti et bien compris. Traitant ensuite de la Sculture, je dirai comment on fait les statues, quelles formes et quelles proportions il faut leur donner, quelles sont les bonnes sculptures, avec les procédés les plus secrets et les plus nécessaires. En dernier lieu, parlant de la Peinture, je traiterai du dessin, des modes de colorier, de la manière d’amener une œuvre à la perfection, des qualités de la peinture, de tout ce qui en dépend, des mosaïques de diverses sortes, du nielle, des émaux, du travail de damasquinage, et finalement de la gravure d’après des peintures. Je suis persuadé que ce travail plaira à ceux qui n’exercent pas ces arts, qu’il plaira et servira à ceux qui en font profession. Outre que dans l’Introduction ils retrouveront les modes de procéder, dans les Vies des Artistes ils apprendront où se trouvent leurs œuvres, à reconnaître facilement leur perfection ou leur imperfection, à discerner entre leurs différentes manières. Ils pourront encore s’apercevoir que d’éloges et d’honneurs obtient celui qui joint au talent des mœurs honnêtes et une vie irréprochable. Enflammés par ces éloges, ils s’efforceront eux aussi d’atteindre la vraie renommée. On ne tirera pas peu de fruit de l’histoire, vrai guide et maîtresse de nos actions, quand on lira la diversité des événements causés aux artistes, tantôt par leur faute, tantôt, et bien souvent, par la fortune. Il me resterait à m’excuser d’avoir quelquefois employé des expressions qui ne sont pas de notre belle langue toscane, mais je m’en abstiens, ayant toujours eu plus le souci d’employer les termes et le vocabulaire de nos arts, que les recherches et les délicatesses des écrivains. Qu’on me permette d’employer dans notre langue les termes de nos artistes et que l’on veuille bien être satisfait de ma bonne volonté. Je n’ai pas voulu apprendre aux autres ce que je ne sais pas moi-même, mais j’ai voulu seulement préserver la mémoire des artistes les plus célèbres, puisque depuis tant de temps je n’ai pu trouver qui en ait fait une ample mention. Ne valait-il pas mieux, avec ce travail, si informe qu’il soit, et quel que soit le peu d’éclat que j’ai jeté sur leurs hauts faits, rendre à ces maîtres une partie de ce que je leur dois (étant donné que tout ce que je sais je le tiens d’eux), que vivre dans l’oisiveté, être un censeur malin des œuvres d’autrui, les dénigrant et les diminuant, comme c’est la coutume de plusieurs ? Mais il est temps désormais de passer à l’effet.