Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Paolo UCCELLO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 290-295).
Paolo UCCELLO
Peintre florentin, né en 1397, mort en 1475

Paolo Uccello[1] aurait été le peintre le plus élégant et le plus originai depuis Giotto, s’il avait consacré aux figures d’hommes et aux animaux le temps qu’il perdit dans ses recherches sur la perspective. Sans doute, c’est une chose ingénieuse et belle, mais celui qui en fait une étude trop exclusive perd son temps, se fatigue l’esprit, le rend stérile et compliqué, et finit par adopter une manière sèche aux contours anguleux. C’est ce qui arrive à ceux qui veulent trop approfondir les choses, de même qu’ils risquent souvent de tomber dans l’isolement, la mélancolie, l’étrangeté et la pauvreté. Il en advint pareillement à Paolo Uccello, qui, doté par la nature d’un génie subtil et capricieux, ne s’occupa qu’à résoudre des problèmes de perspective difficiles ou impossibles. Cette étude lui nuisit dans le dessin de ses figures, au point qu’en vieillissant il les fit de plus en plus mauvaises. Il arriva, néanmoins, à tirer à la perfection la perspective des édifices, jusqu’au faîte des corniches et des toits, au moyen de l’intersection des lignes, les faisant converger au centre ou diverger, après avoir déterminé exactement la position de l’œil qui voit et les points de fuite, et en donnant ainsi des règles certaines pour mettre les figures sur des plans différents, ou en raccourci, de manière à les faire fuir progressivement, ce qui se faisait au hasard avant lui. Il trouva également le moyen de représenter avec vérité les croisées et les arcs des voûtes, les carreaux des parquets, les colonnes de manière qu’elles paraissent rondes. Ces études l’absorbaient et le rendaient excentrique, au point qu’il demeurait des semaines et des mois entiers enfermés dans sa maison, sans se laisser voir à personne et que, pendant sa vie, il resta plus pauvre que célèbre. Donatello, son ami intime, lui disait souvent, quand il lui montrait avec complaisance des couronnes héraldiques, ou des boules à soixante-douze faces et à pointes de diamant, des copeaux enroulés sur un bâton, ou d’autres dessins curieux de perspective :

« Eh ! Paolo, ta perspective te fait laisser le certain pour l’incertain. 

Toutes ces choses ne sont bonnes qu’à ceux qui font de la marqueterie !» Les premières peintures de Paolo furent des fresques, dans une niche oblongue, tirée en perspective, dans l’hôpital del Lelmo[2], à savoir un saint Antoine, abbé, entre saint Cosme et saint Damien. À Annalnena, couvent de femmes[3], il peignit deux figures ; et à Santa Trinità, au-dessus de la porte de gauche et à l’intérieur de l’église, des fresques qui représentent saint François recevant les stigmates, saint François soutenant une église avec ses épaules, et sa rencontre avec saint Dominique. À Santa Maria Maggiore, dans la chapelle qui renferme le tableau de Masaccio, à côté de la porte latérale qui va à San Giovanni, il fit à fresque une Annonciation, où l’on remarque un édifice très bien en perspective. Dans le cloître de San Miniato, il représenta la vie des Saints-Pères, partie en grisailles, partie en couleurs ordinaires[4]. Dans ces compositions, il n’observa guère le principe de peindre les objets avec les couleurs qui leur sont appropriées, car il imagina de faire les champs en bleu, les cités en rouge et les édifices en diverses couleurs, selon qu’il crut les voir, ce qui est une erreur, parce que, si on a à figurer des objets en pierre, ils ne peuvent et ne doivent être peints d’une autre couleur que celle qu’elle a réellement. Il peignit ensuite au Carmine, dans la chapelle de saint Jérôme, appartenant à la famille Pugliesi, le parement de l’autel de saint Cosme et saint Damien[5], et dans la maison des Médicis, un tableau en détrempe représentant des animaux[6], pour lesquels il eut toujours un goût particulier et qu’il étudia de très près, pour arriver à bien les dessiner. Il avait chez lui des oiseaux, des chats, des chiens et toutes sortes d’animaux étranges, mais seulement en peinture et en dessin, car sa pauvreté l’empêchait de les avoir vivants, et comme il avait une prédilection toute spéciale pour les oiseaux, on l’appela Paolo Uccelli[7]. On lui donna à peindre différentes fresques dans le cloître de Santa Maria Novella[8]. Les premières sont celles que l’on voit, quand on passe de l’église dans le cloître[9] et représentant la Création du monde animal, avec un nombre considérable d’animaux terrestres, de poissons et d’oiseaux. Comme il était très original, il s’appliqua à bien rendre tous ces animaux ; on remarque, en particulier, la fureur des lions qui cherchent à se mordre, la vélocité et la timidité des cerfs et des daims, ainsi que des oiseaux couverts de plumes et des poissons couverts d’écaillés qui sont tous pleins de vie. Il représenta ensuite la Création de l’homme et de la femme, et le Péché originel; dans cette œuvre il se plut à peindre les arbres, ce que les artistes d’alors ne réussissaient pas généralement. Le premier il perfectionna la peinture du paysage, qui de nos jours est arrivée à un si haut point, mais il ne put jamais lui donner cette souplesse et cette harmonie de couleurs qu’on a depuis obtenues par l’emploi des couleurs à l’huile. Il mit soigneusement en perspective tous les objets que lui offrait la nature, les champs, les labourés, les fossés, mais d’une manière sèche et tranchante, en sorte que, s’il s’était borné à ne représenter que les objets qui viennent bien en peinture, et à ne prendre que le mieux de la nature, ses compositions eussent été parfaites.

À la suite, de cette première fresque et au-dessous[10] de deux autres qui ne sont pas de sa main, il fit le Déluge[11], avec l’arche de Noé, et dans cette composition il représenta les morts, la tempête, la fureur des vents, les éclairs, la chute des arbres et la terreur des hommes, avec une telle vérité qu’on ne saurait imaginer rien de mieux. En particulier, on remarque un cadavre, en raccourci, auquel un corbeau arrache les yeux, et un enfant noyé, dont le corps plein d’eau est grandement ballonné. On y voit, également, les effets des passions humaines : deux cavaliers qui combattent, sans songer à l’eau qui les menace ; la peur de mourir d’un homme et d’une femme, montés sur un buffle, qui, se remplissant d’eau, ne leur laisse aucun espoir de se sauver. Au-dessous de cette scène terrible, figurée avec un art merveilleux. Paolo peignit Noé ivre et tourné en dérision par son fils Cham (sous les traits duquel il représenta Dello, son ami, peintre et sculpteur florentin), et recouvert respectueusement par Sem et Japhet, ses autres fils. Il plaça, en perspective, un tonneau qui roule, ce qui fut beaucoup admiré, et une treille chargée de raisins, mais il commit une erreur qui m’étonne chez un homme aussi savant : la ligne des pieds des figures, celles de la treille et du tonneau ne concourent pas au point de fuite comme elles devraient. Il représenta encore le sacrifice offert à Dieu par Noé et ses enfants, pendant que de l’arche ouverte, dont les planches sont bien tirées en perspective, s’échappent toutes sortes d’oiseaux, avec des raccourcis très naturels ; dans le haut. apparaît Dieu le Père, dont la figure était certainement la plus difficile de toute l’œuvre ; cette figure vole, en raccourci, dans la direction du mur, avec tant de vérité et de vigueur de relief qu’elle semble passer au travers et s’y enfoncer. Noé est entouré d’une foule d’animaux extrêmement beaux. En somme, Paolo donna à son œuvre une grâce et une douceur telles qu’elle est, sans comparaison, supérieure à tout ce qu’il a produit et qu’elle sera toujours justement louée, comme elle le fut de son temps.

À Santa Maria del Fiore, pour honorer la mémoire de Giovanni, Acuto[12], condottiere anglais au service de la République, qui était mort en 1393, il le représenta en grisaille, sur un cheval d’une beauté et d’une grandeur extraordinaires, dans un cadre haut de dix brasses, que l’on fixa au mur intérieur de la façade[13]. Il traça en perspective un grand mausolée qui est supposé renfermer le corps, et le surmonta de la statue équestre en armes dont nous venons de parler. Cette peinture a été, et est encore aujourd’hui, très admirée ; elle serait parfaite si Paolo, qui probablement n’était pas un écuyer expérimenté, ou qui peut-être n’avait pas étudié à fond les chevaux, comme les autres animaux, n’avait fait lever à son cheval les deux jambes du même côté, ce qui n’est pas naturel, et en réalité amènerait la chute de l’animal[14]. Néanmoins la perspective en est remarquable, et sur le soubassement on lit ces mots : Pauli Uccelli opus.

À la même époque et sur la même façade intérieure, il peignit en couleurs à fresque, au-dessus de la porte principale, la sphère des heures, avec quatre têtes dans les coins[15]. Dans une galerie qui donne du côté du couchant, sur le jardin du monastère degli Angeli, il exécuta en grisaille les faits les plus notables de saint Benoît, abbé, jusqu’à sa mort[16].

Dans plusieurs maisons de Florence, on voit des lits et des meubles de tout genre, ornés de petits tableaux, en perspective, de la main de Paolo, et à Gualfonda, dans le jardin qui appartenait aux Bartolini, sur une terrasse, quatre tableaux sur bois, représentant des batailles[17]. Ils sont pleins de chevaux et de cavaliers portant les armures et les costumes du temps, parmi lesquels on reconnaît Paolo Orsino, Ottobuono de Parme, Luca de Canale et Carlo Malatesta, seigneur de Rimini, tous capitaines généraux des armées de cette époque. Ces tableaux, étant abîmés et ayant souffert du temps, ont été l’objet, de nos jours, d’une restauration par Giuliano Bugiardini, qui leur a été plus nuisible qu’utile.

Paolo Ucello fut emmené par Donato à Padoue, et il peignit en grisaille, à l’entrée de la maison de Vitali[18], quelques géants dont Andrea Mantegna faisait le plus grand cas. Il décora d’ornements triangulaires à fresques et en perspective la voûte des Perruzzi[19], dans les angles de laquelle il plaça les quatre éléments, accompagnés des animaux qui leur sont propres. Ainsi il attribua une taupe à la terre, un poisson à l’eau, la salamandre au feu, et à l’air le caméléon qui en vit et qui en prend toutes les couleurs. Comme il n’en avait jamais vu, il crut le présenter sous la forme d’un chameau, qui ouvre la bouche et avale de l’air. En cela, il fut trompé par la similitude du nom (camello, cameleonte), sans se douter qu’il n’y avait aucun rapport entre cette énorme bête et une espèce de lézard, sec et de petites dimensions.

Malgré son excentricité, Paolo aimait les arts et ceux qui les pratiquaient à son époque. Désirant transmettre à la postérité les traits de quelques-uns, il peignit sur un tableau long[20], qu’il conservait dans sa maison, cinq maîtres signalés : Giotto, peintre, comme rénovateur et flambeau de l’art, Filippo di Ser Brunelleschi pour la perspective et la figuration des animaux, et pour les mathématiques Giovanni[21] Manetti, son ami, avec qui il avait de fréquents entretiens sur la géométrie d’Euclide.

On raconte qu’ayant eu à faire, au-dessus de la porte de l’église San Tommaso, dans le Mercato Vecchio, un saint Thomas voulant toucher la plaie du Christ[22], il y mit toute l’application dont il était capable, disant qu’il voulait montrer dans cette peinture ce qu’il valait et ce qu’il savait ; il fit donc faire une clôture de planches, pour que personne ne pût la voir, avant qu’elle fût entièrement terminée. Donato, le rencontrant un jour, tout seul, lui dit : « Quelle œuvre fais-tu donc là, pour que tu la tiennes si bien rrenfermée ? » Paolo lui répondit seulement : « Tu la verras, et que cela te suffise pour le moment. » Donato ne voulut pas le pousser à parler davantage, pensant voir comme à l’ordinaire quelque merveilleuse peinture, quand il serait temps. Un matin donc, se trouvant au Mercato Vecchio, pour acheter des fruits, il vit Paolo qui découvrait son œuvre, et comme il le saluait courtoisement, Paolo, désirant ardemment connaître son opinion, lui demanda ce qu’il pensait de sa peinture. Donato, après l’avoir bien examinée, lui dit : « Eh ! Paolo, tu la montres, maintenant qu’il serait temps de la cacher ! » Paolo, effectivement affligé, s’entendit ainsi blâmer de sa dernière œuvre, dont il attendait de grands éloges, et n’osant plus, par honte, sortir de chez lui, il se renferma dans sa maison, où il continua à s’appliquer à la perspective, qui le tint pauvre et l’esprit enténébré jusqu’à sa mort.

Finalement, devenu vieux et ayant eu peu de contentement dans sa vieillesse, il mourut l’an 1432[23], à l’âge de 83 ans et fut enterré à Santa Maria Novella. Il laissa une fille qui savait bien dessiner. Sa femme racontait que, toute la nuit, il restait dans son cabinet, à trouver les règles de la perspective, et que, quand elle l’appelait au lit, il répondait : « Oh ! quelle douce chose que cette perspective ! » En vérité, si elle lui fut bien douce, elle ne fut pas moins précieuse et utile, grâce à lui, à ceux qui s’y sont exercés après lui.



  1. Paolo di Dono, fils d'un barbier et chirurgien qui, né à Pratovecchio, fut fait citoyen florentin, en 1373. Dans la déclaration au Catasto, en 1427, au nom de Paolo, il est dit avoir 30 ans. Il serait donc né en 1397, date moyenne entre toutes celles indiquées par les différentes déclarations. — Cité en 1408 parmi les apprentis de Ghiberti, qui travaillent à la première porte de San Giovanni.
  2. Qui s’élevait à la place où se trouve, depuis 1784, l’Académie des Beaux-Arts.
  3. Ce couvent n’existe plus.
  4. Ces premières œuvres n’existent plus, de même que le tableau de Masaccio.
  5. Peintures détruites, soit par le temps, soit par l’incendie de 1771.
  6. Tableau perdu.
  7. Lui-même s’appelle ainsi dans une déclaration de 1446.
  8. Appelé de Chiostro Verde, à cause de ces peintures en camaïeu.
  9. À gauche, par conséquent, côté est du cloître ; fresques en très mauvais état.
  10. Lire : au-dessus.
  11. Dans la quatrième travée du cloître. Existe encore, ainsi que l’Ivresse de Noé.
  12. De son vrai nom John Hauckwood.
  13. Peinture commandée le 30 mai 1436. Le travail, jugé insuffisant, dut être recommencé par Uccello qui le termina fin août de la même année.
  14. Erreur communément répandue ; le lever des pieds est parfaitement régulier dans cette fresque, qui a été transportée sur toile et qui existe encore, au-dessus de la porte de droite.
  15. Il ne reste plus que les têtes des Prophètes.
  16. Ces peintures n’existent plus.
  17. Dont trois existent encore : 1° aux Offices, signée PAVLI VCELI OPVS ; 2° au Louvre ; 3° à la Galerie Nationale de Londres.
  18. Lire Vitaliani. Les géants n’existent plus.
  19. Cette décoration n’existe plus.
  20. Actuellement au Louvre.
  21. Lire Antonio, nom porté sur le cadre.
  22. Cette peinture n’existe plus.
  23. Mort le II décembre 1475, à 78 ans, d’après le livre des Morts de Florence. Enterré à Santo Spirito, dans le tombeau de sa famille. Sa fille Antonia naquit en 1451, se fit carmélite, et mourut en 1491. Le registre des Morts l’appelle pittoressa.