Les voies de l’amour/11

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CHAPITRE XI

DOUBLE RÉSURRECTION

« Jean Roy, continua Michel Toinon, il y a une réhabilitation possible pour toi comme pour moi. J’avais péché, j’avais été parjure à l’amour, je me suis jeté aux genoux de celle que j’avais offensée. Elle m’a relevé, elle m’a pressé sur son cœur ; elle me pardonnait, m’absolvait et m’imposait pour toute pénitence de l’aimer mieux, avec plus d’ardeur. Lui était-il nécessaire de m’imposer cette pénitence ? Oh ! non ; en la retrouvant j’avais le ferme propos de lui redonner plus d’amour qu’elle n’en eût jamais espéré. N’avais-je pas à expier cet abandon de plusieurs années ? N’avais-je pas à effacer les traces de ces larmes qui avaient brûlé ses yeux, en avaient terni l’éclat et creusé des sillons dans ses joues amaigries ? Son désespoir de tous les jours pendant de longues années, les cauchemars de ses nuits interminables ne criaient-ils pas vengeance contre moi qui avais méprisé l’amour le plus ardent et le plus fidèle ? Et sa vie qui s’éteignait, faute d’un cœur aimant qui rallumât le flambeau, pouvait-elle pardonner même au pécheur repenti ? Pauvre Andrée, elle a tout oublié en souvenir de l’amour que je lui avais voué autrefois et dans l’espoir que, si elle revenait à la santé ou si elle mourait, je l’aimerais encore et toujours.

« Andrée m’avait absous et elle avait oublié son martyre. Et toi, Jean Roy, penses-tu que je ne puisse pas oublier comme mon Andrée et pour mon Andrée. Tu as été coupable par amour, tu as été malheureux et je te retrouve pénitent et je ne te pardonnerais pas ? Mon ancienne amitié pour toi se réveille après des années de léthargie. Je te retrouve, toi aussi, agonisant, fuyant la vie, appelant la mort avec le peu d’énergie dont ton âme perverse est capable. Je te retrouve aux limites de toutes les désillusions, et tu attends qu’on te creuse un trou dans la terre où tu enseveliras, avec ton corps décrépit, toutes tes illusions perdues, toutes tes perfidies. Je te tends la main ; je te souris comme Andrée m’a tendu la main, comme elle m’a souri et toi aussi tu vas sourire à la vie désormais. De nouveaux espoirs renaîtront qui te rendront la vie agréable et utile. Tous deux nous nous rachèterons, toi en revenant meilleur, je veux t’y aider, et moi en aimant davantage mon Andrée, en l’aimant doublement pour les années d’oubli. Tu le sais, elle a souffert par toi et pour moi. Connais-tu le martyre de son amour aussi bien que moi ? Tu te rappelles les confidences qu’elle te faisait quand elle allait à Montréal et que, par vos machinations diaboliques, vous l’éloigniez de moi. « Oh ! te disait-elle, je l’aime encore, oui toujours. Je veux le revoir ; je n’ai plus d’illusions, je n’ai plus d’espoir, mais le revoir, même sans lui parler, c’est un baume sur les plaies de mon cœur ; le revoir c’est rafraîchir son image dans mon esprit et mon âme ; le revoir même au bras d’une autre jeune fille, le savoir heureux, aimé, c’est un adoucissement à mon chagrin, à mon désespoir. » Et toi, Jean, par méchanceté et dans l’espoir de lui voler son amour, tu la conduisais partout où tu savais me rencontrer avec Lucille. Pour la faire souffrir, tu voulais qu’elle me vît ; pour la torturer et détruire son amour pour moi, tu combinais ces rencontres. Ce que tu l’as fait souffrir, pourras-tu jamais l’imaginer ? Pouvais-tu connaître la profondeur de son amour, toi qui n’as connu que les feux passagers de l’amour libertin ? Pouvais-tu apprécier la noblesse de ses sentiments et la sublimité de son sacrifice, toi qui te jouais impunément de l’amitié ? Comprends-tu aujourd’hui l’énormité de ton forfait ? Oh ! Jean, si tu revoyais Andrée dans le grand lit blanc, les yeux éteints, les joues creuses et pâles, les lèvres exsangues, les mains diaphanes, oh ! Jean, tu pleurerais des larmes de sang devant ce petit corps prêt à s’envoler vers les cieux.


« Michel, me dit Jean, je l’ai vue la pauvre petite Andrée dans le grand lit blanc. Je voulais la revoir avant de mourir ; je voulais revoir les lieux où j’ai cru l’aimer pendant quinze jours, où j’ai cru qu’elle m’avait aimé aussi. Je suis allé dans son village. Je me suis fait mendiant. J’ai traversé le beau jardin où elle aimait tant cultiver les fleurs favorites de son ami, de son Michel. Je frappai à la porte de la maison où l’espérance avait semblé me sourire un jour. Je demandai humblement l’aumône dans l’espoir de la revoir encore et de recevoir de ses mains un morceau de pain. Je voulais entendre encore sa voix si caressante, revoir ses yeux si doux, son sourire si attrayant, ses cheveux si beaux. La bonne me fit entrer et après quelques minutes d’absence, elle revint me dire de la suivre auprès de sa maîtresse qui avait l’habitude de faire l’aumône de sa main même. Oh ! Michel, j’ai revu Andrée dans son grand lit blanc Elle souriait pendant qu’elle m’offrait une pièce de monnaie qui paraissait bien lourde à sa petite main débile et tremblante. En prenant la pièce de monnaie, ma main effleura la sienne ; c’était la main d’un ange. Oh ! que j’aurais voulu la tenir, la baiser, mais la main d’un mendiant, les lèvres d’un vagabond peuvent-elles oser ? Mais la pièce de monnaie, je la baisai follement pendant que de grosses larmes brûlantes coulaient sur mes mains. « Que Dieu vous bénisse, me dit Andrée d’une voix faible et douce, et souvenez-vous de moi dans vos prières ». Me souvenir d’elle, oui, aussi longtemps que je vivrai ; mais je ne veux plus vivre. J’attends la mort avec impatience. Je l’appelais à grands cris, mais depuis que j’ai vu la petite Andrée toute blanche dans son grand lit blanc, je demande avec instance à la mort de me prendre et d’épargner la petite victime que je voulais sacrifier sur l’autel de l’amour. Oh ! Michel, m’eût-elle pardonné si elle m’avait reconnu ? » « Oui, Jean, lui répondis-je ; elle m’a pardonné et j’étais plus coupable que toi. Conserve la pièce de monnaie en souvenir du pardon que je t’accorde pour elle, et un jour, lorsque tu lui montreras l’aumône qu’elle te fit de sa main tremblante, elle y verra le signe de ta réhabilitation.

« Nous causâmes longtemps encore pendant la nuit à la table que j’avais fait préparer. Le lendemain je donnais des habits à Jean et je le conduisais à Montréal dans une maison de santé. Quelques jours plus tard je quittais le village où je pratiquais depuis cinq ans et j’allais m’établir dans la maison paternelle, dans mon village natal, tout près de ma chère Andrée que j’espérais ramener à la santé. Mon père était mort depuis plus d’une année et ma mère vivait encore dans la maison qu’elle avait rebâtie, car l’ancienne avait été en partie détruite par le feu.

« Tous les villageois étaient heureux de mon retour parmi eux. Ils avaient conservé un si bon souvenir de mon père qui les avait vraiment aimés, que probablement ils voulaient rendre au fils un peu des remerciements dus au père. Ni égoïste, ni avare, mon père se plaisait à distribuer aux miséreux une large part de ses immenses revenus. Je ne l’avais jamais vu serrer les cordons de sa bourse devant quiconque lui tendait une main suppliante. Les indigents le trouvaient toujours affable parce qu’il leur distribuait délicatement autant de bons conseils que de pièces de monnaie. Les veuves et les orphelins venaient à lui comme au père qui comprend leur besoin et leur situation ; ils s’en retournaient contents et heureux. Les jeunes mères étaient orgueilleuses de lui offrir les honneurs du parrainage dont il se glorifiait parce qu’il y trouvait l’occasion de faire le bien sans y paraître. Ma mère, aussi charitable que lui, l’aidait dans ses bonnes œuvres. Souvent dans mon jeune âge, j’avais été témoin de la charité sans bornes de mes parents. Souvent je les avais accompagnés dans leurs visites aux malades ou aux pauvres. Je les ai toujours entendus prodiguer les consolations aux premiers et vu apaiser la faim des derniers. Souvent je requérais les services de ma petite compagne Andrée pour m’aider à porter le panier trop plein de victuailles que mes parents allaient distribuer. Après la mort de mon père, ma mère continua de faire le bien en souvenir du cher disparu qui lui avait légué son grand cœur comme surplus d’héritage.

« Quand je revins dans mon village ce fut une double fête, la fête des pauvres, des indigents et la fête de ma mère qui manifesta sa joie par des larmes abondantes depuis longtemps contenues. La digue se rompait et toutes les inquiétudes s’en allaient avec les larmes. Ma mère redevenait sereine et retrouvait sa gaieté d’autrefois. Elle était doublement heureuse, heureuse du retour de l’enfant prodigue, heureuse du bonheur de sa chère Andrée dont elle était certaine de voir le retour à la vie.


« C’était dans les derniers jours d’avril. Le printemps avait été plus précoce. Les rayons du soleil plus ardent buvaient avec avidité l’humidité qui se dégageait de la terre en une épaisse buée. Les bourgeons des érables s’ouvraient sous la poussée intense des petites feuilles d’un vert tendre. Les grappes de lilas germaient en abondance. Les prairies vert d’émeraude fournissaient déjà une nourriture succulente aux animaux, heureux de jouir de la liberté après les longs mois de prison dans les étables. Les agneaux gambadaient ou se désaltéraient à la mamelle de leurs mères qui broutaient l’herbe tendre. Les jardiniers ratissaient les allées de nos jardins ou préparaient les plates-bandes à recevoir les graines, les plants ou les fleurs qui s’épanouissaient déjà dans nos serres. Les croisées des maisons s’ouvraient aux rayons du soleil qui pénétraient dans nos chambres avec accompagnement du chant des oiseaux s’appelant en un désir d’amour. C’était le plus beau printemps dont je jouissais depuis longtemps. Comme la nature, comme les oiseaux, je sentais en moi le réveil de l’amour, d’un amour nouveau greffé sur un amour ancien qui devait porter des fruits comme je n’en avais jamais dégusté. Oiseau migrateur, je revenais au temps des amours édifier un nid sur la même branche et tout près de celui dans lequel j’étais né.

« Ma mère n’avait pas été lente à courir annoncer mon arrivée à sa chère Andrée qu’elle aimait peut-être plus qu’elle n’aurait chéri sa propre fille si elle en avait eu une. Elle l’avait vue si malheureuse, et puis n’était-elle pas déjà doublement sa fille par le cœur et par le mariage qu’elle espérait bientôt. Elle lui voulait tant de bonheur comme compensation de tant de souffrances que la pauvre petite avait endurées pendant si longtemps à cause de l’infidélité de son fils. Elle voulait vite rallumer ses espérances et lui laisser entrevoir l’aurore d’un beau jour dont le soleil ranimerait ses forces et la ferait renaître à la vie. Quand Andrée vit entrer ma mère dans sa chambre, ses joues s’empourprèrent et ses yeux devinrent brillants comme aux soirs de fièvre élevée, et son petit cœur se mit à battre si violemment que le drap de lit en était tout agité. Sa respiration était si haletante qu’elle ne se sentait pas la force d’interroger ma mère dont la joie n’avait d’égale que l’anxiété d’Andrée. Ma mère la baisa au front et, s’asseyant au bord du lit tout à côté d’elle, elle lui prit sa petite main toute moite et toute décharnée. Elle la laissa se calmer un peu, mais les yeux d’Andrée semblaient tant l’interroger que ma mère ne put garder le silence bien longtemps. « Michel, dit-elle, est arrivé tard dans la veillée d’hier. En traversant le jardin pour arriver à la maison, il a remarqué la lumière vacillante de la veilleuse à travers les persiennes de la croisée du côté de ta chambre. Il m’avait à peine embrassée qu’il voulait immédiatement venir t’annoncer son retour définitif parmi nous. J’eus toutes les peines du monde à le retenir. Je craignais pour toi les émotions de la surprise.

— « Mère, disait-il, le médecin a ses entrées libres à toute heure du jour ou de la nuit chez ses malades. Je veux la voir immédiatement. Elle m’attend et il me tarde de baiser au front celle que j’ai tant fait souffrir. Je veux lui apporter l’espérance et le bonheur, lui dire comme je l’aime et comme je souffre moi-même d’attendre. Oh ! permettez, ma mère, que j’aille de suite lui porter le viatique des amants. Elle m’attend, j’en suis certain par les battements de mon cœur. Laissez-moi lui administrer le soporifique qui endormira ses craintes. Je ne veux plus qu’elle souffre par moi et pour moi. J’ai trop langui depuis quelques jours pour attendre davantage. Oh ! ce qu’elle doit souffrir elle aussi en m’attendant ! Mère, demain c’est trop long ! Demain n’arrivera jamais ni pour elle, ni pour moi. C’est attendre une éternité… »


« Mère, dit Andrée de sa petite voix si affaiblie que ma mère comprenait peut-être mieux aux mouvements des lèvres qu’elle ne l’entendait, pourquoi n’est-il pas venu ? Pourquoi l’avez-vous empêché ? Je ne dormais pas ; je n’ai pas dormi de la nuit ; je l’attendais. Oh ! ma mère, c’est bien long attendre le bonheur toute une nuit, surtout quand on le sent près de soi et qu’on ne peut l’atteindre. Oh ! Michel, pourquoi m’as-tu fait souffrir encore ? Tu ne sais donc pas ce que c’est que l’amour ? Hâte-toi, Michel, mon Michel, viens vite ; je sens mes forces, le peu de force qui me reste, s’évanouir. Je veux te revoir avant de mourir. Hâte-toi ; pourquoi retardes-tu tant ? Tu ne souffres donc pas toi-même ? Mère, pourquoi l’avez-vous empêché de venir ? Vous n’avez donc pas aimé, vous-même ? Oh ! cruelle attente ! Non, ma mère, je ne dormais pas quand il est arrivé. J’ai entendu le grincement des gonds quand la barrière s’est ouverte ; j’ai entendu le crissement du sable de l’allée sous les sabots du cheval et les roues de la voiture ; je l’ai entendu sauter sur le perron ; j’ai reconnu le bruit de son pas près de la porte. J’avais laissé la veilleuse près de la fenêtre pour que Michel la vît comme autrefois et je croyais que, me sachant éveillée, il viendrait. J’étais heureuse ; j’étais énervée ; mes membres étaient agités fortement. J’ai voulu me lever pour courir à la fenêtre, le voir, l’appeler, mais mes forces trahirent mon anxiété et je retombai dans mon lit, découragée, anéantie. Je me mis à pleurer et mes larmes ne cessèrent de couler toute la nuit… Mère, voulez-vous appeler la bonne, le jardinier ? Je veux me faire belle pour le revoir. Je ne veux pas qu’il me voie si laide, si changée… Oh ! Michel, m’aimeras-tu quand même ?… Dites au jardinier d’apporter de la serre les plus beaux géraniums rouges et les plus jolis œillets roses. Qu’il en emplisse la chambre pour que Michel comprenne que sa pensée ne me quitte jamais et que je l’aime toujours avec ardeur. Mère, quand je le reverrai, est-ce que je guérirai ? Oh ! le revoir, le revoir bientôt !… Regarder ses beaux yeux et y lire son amour !… Et son sourire ! comme je l’aime !… Entendre sa voix si suave !… Mais non, mère ; il me semble que j’en mourrai… Oh ! non, non ; je ne veux pas mourir ; je veux vivre encore, vivre longtemps pour l’aimer longtemps… Oh ! qu’il vienne ! Je veux le revoir encore, dussé-je en mourir… Il me semble entendre sa voix comme l’écho d’un chant céleste… »

« Et la voix d’Andrée s’adoucissait, s’éteignait comme celle d’un enfant qui s’endort. Ses paupières battaient lentement sur ses beaux yeux comme les ailes d’un papillon qui se pose sur une fleur. Pauvre petite, elle s’endormait en murmurant en un souffle lent et saccadé : Michel… Michel… mon Mich…


« La bonne entrait tout doucement sur la pointe des pieds pour ne pas interrompre le sommeil réparateur de sa maîtresse. Elle avait les mains et les bras chargés de pots de géraniums rouges et d’œillets roses. Elle les déposa en ordre sur la console, sur les tables et la commode. Elle en avait apporté beaucoup ; sa maîtresse le lui avait demandé qui désirait manifester ainsi toute l’ardeur de son amour à son Michel ; car elle craignait de n’avoir pas la force de lui dire tout son grand amour, elle était si faible. Ses fleurs, ses yeux, son sourire parleraient pour elle. Ses fleurs, elles les aimait tant ; elles avaient tant d’éloquence. Et puis lui, son Michel, ne les regarderait-il pas ? Ne comprendrait-il pas leur langage comme autrefois. Elle resterait muette ; elle écouterait sa voix, la voix de son Michel ; et les fleurs, les géraniums rouges et les œillets roses répondraient pour elle : ta pensée ne me quitte jamais et je t’aime toujours avec ardeur.

« Avant de quitter la chambre, la bonne étendit sur sa maîtresse endormie un beau couvre-pieds rose comme les œillets et tout couvert de riches dentelles blanches. Le soleil, qui pénétrait à flot dans la chambre d’Andrée, donnait au lit cette vision qu’on trouve au sommet des hautes montagnes couvertes de neiges éternelles, qui prennent des tons de rose quand l’astre leur envoie ses premiers rayons du matin. Et la tête d’Andrée sur l’oreiller tout blanc ressemblait aussi à la fleur des neiges. Ma mère et la bonne quittèrent la chambre tout doucement pendant qu’Andrée tout endormie souriait dans un beau rêve à son Michel adoré.


« Quand, suivi de ma mère, j’entrai dans la chambre, Andrée reposait encore paisiblement. Les rayons du soleil, qui pénétraient par la fenêtre toute grande ouverte, avaient parcouru toute la largeur de la chambre et tombaient alors en un épais faisceau sur les oreillers où reposait la tête d’Andrée, et donnaient à sa figure la transparence de la cire blanche sur laquelle le rouge des fleurs et du couvre-pieds mettait une teinte de rose. Il me semblait que les atomes du parfum des œillets se mêlaient aux rayons dorés et leur donnaient l’apparence d’une immense gerbe de fleurs odorantes. Par instants Andrée souriait comme elle avait l’habitude de sourire aux fleurs. Elle tendait les bras pour embrasser ce faisceau, cette gerbe qu’elle voyait elle-même en son rêve. Souriait-elle réellement aux rayons du soleil ? Étendait-elle, dans un mouvement gracieux, les bras pour en prendre des brassées comme l’enfant qui s’amuse à ramasser les fleurs avec leurs longues tiges ? Ou son esprit endormi avait-il reçu les effluves que dégageait ma pensée, et me souriait-elle à moi-même ? Me tendait-elle les bras parce que, même dans son sommeil, elle me voyait près d’elle ? Sa respiration, tantôt lente, tantôt rapide, semblait obéir aux impressions qu’elle subissait dans le songe. En voyant Andrée dans tout ce ruissellement de lumière, je me demandais : est-ce la fleur qui cherche le soleil pour en tirer la vie ? est-ce le soleil qui cherche la fleur pour lui donner toute sa beauté et tout son parfum ?

« Je m’assis tout près du lit et j’attendis patiemment le réveil d’Andrée. Que m’importait le temps ? N’étais-je pas près d’elle ? ne la contemplais-je pas ? Je veillais sur son sommeil, n’était-ce pas suffisant à mon amour ? Andrée était à moi pour la vie et j’étais à elle pour l’éternité ; plus rien pour nous séparer, pas même la mort. J’étais tranquille pour mon amour, mais je craignais pour la vie de mon Andrée. Oh ! que je l’aimais ce sommeil réparateur et comme j’aurais voulu qu’il se prolongeât longtemps !

« Et maintenant Andrée cherchait à ouvrir ses paupières appesanties par le sommeil. Les yeux s’ouvraient à demi et se refermaient alternativement par des mouvements lents. La vie se réveillait, mais l’esprit dormait encore. Un léger sourire effleura ses lèvres et puis un second, un troisième et tout à coup ses grands yeux étonnés me fixèrent qui semblaient dire : « Oh ! mon Michel, m’aimes-tu encore ? » Andrée n’osait me parler. Son regard seul cherchait dans mes yeux, sur ma figure, l’impression que me causait cette pauvre petite chose qu’elle était, petite malade aux joues creuses et transparentes, aux yeux excavés et cerclés d’une ombre bleue, aux lèvres blanches, exsangues. Spontanément, Andrée me tendit ses deux bras comme une mère sensible qui veut embrasser son enfant quand elle s’imagine lui avoir fait de la peine, causé du chagrin en le réprimandant. Je tombai à genoux pour être plus près d’elle. Je la baisai sur ses petites joues brûlantes, tandis que ses mains autour de mon cou étaient froides comme de la glace. Je lui murmurai à l’oreille : « Andrée, mon Andrée, je t’aime de tout mon cœur ». Ses bras se desserrèrent. Ses deux petites mains se placèrent de chaque côté de ma tête qu’elles éloignèrent quelque peu pour plonger son regard dans mes prunelles afin d’y lire la phrase que je venais de murmurer. C’était vrai. Elle m’attira de nouveau à elle et déposa sur ma bouche des baisers ardents comme des tisons enflammés. Nous causâmes un peu ; plutôt je causai. Je ne voulais pas qu’elle se fatiguât. Souvent cependant elle cherchait à m’interroger, mais je lui mettais mon doigt sur les lèvres pour les tenir closes. Elle saisissait ma main, y collait ses lèvres pour me montrer qu’elle m’obéissait. Mais ses grands yeux continuaient de m’interroger. Enfin ces mots lui échappèrent : « Oh ! mon Michel, dis-moi que je vivrai encore longtemps pour t’aimer longtemps ». Pauvre petite Andrée ! Elle était bien faible ; mais elle aimait tant que l’amour raviverait ses forces et que la vie lui sourirait encore. Je lui promis de revenir souvent et je lui laissai l’espérance qu’à chaque visite je lui injecterais une dose plus forte d’énergie et de santé.

« Quand j’allais quitter Andrée, elle ne souriait plus. Ses grands yeux avaient perdu cet éclat trop brillant qu’on trouve chez les fébricitants. Ils étaient devenus doux, chatoyants. On y lisait les pensées remplies d’espoir que la présence de son Michel faisait naître. Pauvre petite Andrée, elle ressemblait à la fleur fanée dont la tige s’est courbée sous l’effet d’une sécheresse trop grande, qui se redresse après une ondée bienfaisante, ouvre sa corolle et déploie ses pétales au soleil qui lui redonne la vie dans une caresse amoureuse. Je m’agenouillai de nouveau près de son lit et je déposai de bons baisers sur ses petites mains qu’elle m’offrait. Je fermai les rideaux devant la fenêtre ouverte et les rayons du soleil, se jouant à travers les mailles de la dentelle, emplissaient la chambre d’une lumière si douce et si caressante qu’il m’en coûtait trop de partir. Je m’approchai de nouveau de mon Andrée. Je lui mis mes index sur les paupières pour les abaisser et y déposer deux baisers en disant comme à l’enfant dans le berceau : « ferme tes beaux yeux et fais dodo. Oui, ferme tes beaux yeux, car je suis jaloux de la lumière qui y pénètre sans réfléchir mon image. Ferme tes beaux yeux, car je suis jaloux des fleurs que tu regardes avec tant d’amour. Ferme tes beaux yeux et dors, car je suis jaloux de ceux que tu vois quand je ne suis pas là. Ferme tes beaux yeux et dors, car je suis jaloux des regards que tu diriges vers le ciel à travers la croisée. Ferme tes beaux yeux et dors, mon Andrée, car je suis jaloux des oiseaux dont tu admires le plumage et le chant. Dors, mon Andrée, car je suis jaloux du parfum des fleurs que tu respires avec tant de volupté. Oh ! ferme tes beaux yeux et dors ; que ton sommeil se prolonge jusqu’à mon retour et je serai tranquille. Que ton sommeil soit rempli de rêves où tu ne verras que ton Michel, et je partirai en paix. »

« Je me retirai. Andrée s’endormit-elle comme l’enfant à qui l’on a promis des jouets pour son réveil, ou pensa-t-elle longtemps au bonheur qui lui arrivait comme une promesse de résurrection ? Tous les jours, deux fois, trois fois, je visitais ma pauvre petite malade dont les plaies du cœur se fermaient sans laisser de cicatrices et la santé s’améliorait rapidement. C’était vraiment étonnant de constater les progrès vers la guérison. Tous les jours je trouvais une comparaison nouvelle pour marquer les changements qui s’opéraient dans l’état de celle qui avait mis toute sa confiance dans la science, mais surtout dans l’amour de son nouveau médecin. Oh ! ma science n’était pour rien dans la guérison rapide ; mais ma présence et l’amour retrouvé et agrandi, c’était le soleil qui fait germer, pousser et fleurir la graine déposée dans une terre préparée ; c’était la rosée qui abreuve la fleur flétrie et lui redonne une fraîcheur éclatante. Parfois quand je regardais le grand lit blanc et rose, il me semblait voir un nid dans lequel l’oiselet fraîchement éclos agitait une tête aux yeux démesurément grands, secouait des ailes à peine couvertes de duvet et essayait des petites pattes trop faibles pour soutenir un corps encore nu. Et le petit oiseau ouvrait un grand bec pour recevoir la becquée que je lui donnais sous forme de consolations, de promesses, d’espoirs, de sentiments doux, de paroles d’attachement et d’amour sincère. Je le gavais tant de cette nourriture qu’il aimait passionnément et qu’il demandait sans cesse, qu’en peu de jours il put sortir du nid, se tenir hardiment sur ses petites pattes renforcies, agiter avec vigueur ses ailes emplumées. Bientôt il s’approchait de la fenêtre pour prendre son vol dans le grand air libre. En regardant le ciel clair, l’onde bleue, l’herbe verte, les fleurs aux couleurs variées, mon petit oiseau bleu retrouvait sa gaieté et sa force des anciens jours. Sa voix devenait sonore et son chant mélodieux. Moi, je retrouvais ma petite Andrée d’autrefois, ma belle petite villageoise, la reine des prés. Mon cœur lui faisait grande la place qu’elle devait désormais y occuper. J’en avais chassé jusqu’au moindre souvenir qui ne fût pas l’écho des joies et des plaisirs de mon enfance et de mon adolescence passées auprès de ma fidèle amie. Je n’y voulais plus d’autres pensées que la sienne jusqu’à ma mort.


« Comment exprimer la joie et la reconnaissance de ma mère et celle des parents de mon Andrée quand ils voyaient la petite condamnée à mort ressusciter, prendre goût à la vie et en chercher les charmes dans l’amour qui allait s’éterniser dans deux cœurs battant dans un synchronisme parfait. Ma mère ne savait comment me manifester toute sa reconnaissance. Elle était heureuse de retrouver près d’elle le fils qu’elle avait cru un moment perdu à son amour maternel. L’avoir près d’elle c’était l’espérance de retrouver une autre enfant qu’elle chérissait autant. Dans le cœur de ma mère il y avait place pour deux amours qui, en vérité, n’en formeraient plus qu’un seul. Elle avait tant aimé Andrée, elle avait tant craint de la perdre qu’elle ne se possédait plus tant la joie débordait de son cœur. Souvent elle m’accompagnait dans mes visites à sa petite chérie. Les parents d’Andrée n’avaient jamais assez de remerciements à m’offrir pour le recouvrement de la santé de leur enfant bien-aimée qu’ils m’avaient destinée depuis longtemps. Pour eux comme pour moi, Andrée était la fleur qui, un instant privée de rosée et de lumière, s’était étiolée et qui reprenait de la vigueur, de la fraîcheur et de la beauté sous les rayons du soleil reparaissant dans tout son éclat bienfaisant.