Les voies de l’amour/10

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CHAPITRE X

CONFESSION

« C’était un dimanche après-midi que cette scène s’était passée. Après avoir mis mes lettres à la poste, j’avais fait quelques visites à mes malades, et j’étais revenu un peu tard à mon bureau où, en véritable pénitent qui prépare une confession générale, je méditais et je repassais ma vie depuis ma sortie du collège. J’étais triste aux souvenirs de tous mes méfaits et de ma conduite scandaleuse. Je pensais aux choses tristes et pénibles que ma mère m’avait si souvent reprochées dans ses lettres, aux choses déplorables que j’avais vues et je me confirmais dans la ferme résolution de réparer tout le mal que j’avais causé s’il n’était pas trop tard, et, dans ce dernier cas, de consacrer toute ma vie au souvenir de celle qui m’avait toujours tant aimé et que j’avais peut-être conduite aux portes du tombeau. Tout à coup j’entendis quelqu’un monter d’un pas lent et incertain les quelques degrés de ma galerie et la clochette vibrer nerveusement aux efforts d’une main tremblante. J’allais ouvrir à un mendiant déguenillé qui enleva son chapeau tout troué. Je le priai d’entrer comme s’il eût été un patient riche, car je voyais déjà en lui le premier malheureux que Dieu m’envoyait comme récompense du bien que je me proposais d’accomplir en réparation de mes fautes. Je lui indiquai la porte de mon bureau et je l’y suivis. Je l’invitai à s’asseoir dans le grand fauteuil.

« Cet homme était de grande taille ; sa tête chauve, couronnée de cheveux gris et crasseux, était courbée comme sous le poids de l’ignominie ; son nez, affreusement bourgeonné et épaissi, décelait son penchant à l’alcool ; ses yeux ternes, hagards, indiquaient l’usage habituel de la morphine et de la cocaïne ; sa barbe grisonnante, plantée dru, et ses joues amaigries, ridées et sales, constamment agitées d’un tic nerveux, lui donnaient une expression de décrépitude navrante ; ses épaules voûtées sur un thorax affaissé soulignaient la détresse de son estomac. Le pauvre malheureux s’affala dans le fauteuil que je lui offrais, et il glissait ses pieds en-dessous pour cacher l’usure complète des souliers. Quand il me parlait par mots entrecoupés et hésitants, il se frottait le bout du nez constamment, signe caractéristique du morphinomane. Le pauvre homme me fit tellement pitié que j’allai lui chercher un verre de lait et un quignon de pain.

« Vous êtes bien, me dit-il en grignotant son morceau de pain, le docteur Michel Toinon ? » — « Oui, mon ami ; que me voulez-vous ? » — « On vous dit, docteur, aussi charitable et généreux qu’excellent médecin. On dit que vous exercez votre profession avec autant de zèle et d’amour que le prêtre son ministère sacré. On dit que vous avez véritablement l’âme du pasteur, le cœur de l’apôtre. Je viens à vous non pas comme au médecin qui pourrait rétablir les forces de mon corps épuisé, décharné, squelettique. Ce corps n’est plus qu’une guenille plus lamentable, plus affreuse que les loques qui l’enveloppent. Peu m’importe où qu’il aille, où qu’il tombe. Cette dépouille crapuleuse, qui ne m’inspire plus aucune pitié, a trop traîné sur la terre qu’elle a souillée trop longtemps. Mais j’ai une âme et un cœur qui sont plus malades, que le remords ronge et dont je voudrais apaiser les souffrances, adoucir les angoisses. Aller me jeter aux genoux du pasteur, lui dire mes maux, lui raconter mes turpitudes, il les comprendrait peut-être ; il m’absoudrait, c’est son métier. Mais me lèverais-je de ses pieds plus soulagé du poids qui m’écrase ? Mon âme elle-même en éprouverait-elle quelque soulagement ? Mon cœur en saignerait-il moins ? Toutes les choses que j’ai à dire je pourrais les avouer publiquement, hautement, à grands cris, mais on m’écraserait sous des masses de pierres avant d’en avoir entendu le dernier mot. Ce n’est qu’au médecin, ce n’est qu’à vous que je puis faire cette confession, parce que si vous avez aimé, si vous en avez souffert et si vous en avez fait souffrir, vous me comprendrez mieux que tout autre. Quand je vous aurai dit le dernier mot de ma confession, si l’homme à qui j’aurai confié mes secrets horribles, est trop mortel pour m’absoudre, peut-être que le médecin qui est si charitable, que l’âme qui est si généreuse me pardonneront et me laisseront terminer sans trop de remords le peu de chemin que j’ai encore à parcourir sur la terre en traînant moins péniblement ma guenille souffreteuse. »

« J’écoutais paisiblement cet infortuné qui me semblait un délirant. Son regard fixe paraissait chercher dans un passé lointain des faits imaginaires. Sa voix sourde, chevrotante, prenait parfois des accents plus vifs ; parfois elle avait un ton larmoyant. Parfois il se taisait comme pour chercher ou coordonner ses idées. Il revenait quelquefois sur des faits qu’il croyait avoir oublié de mentionner. Souvent il me répétait : « docteur, ne m’interrompez pas ; ne me questionnez pas, je vous dirai tout ». Et cependant je ne soufflais mot ; j’écoutais machinalement comme on prête l’oreille aux histoires abracadabrantes d’un aliéné. Parfois j’oubliais la présence de ce fou et mes pensées, voyageant ailleurs, erraient dans mon village natal que j’avais oublié depuis si longtemps. J’y revoyais la petite Andrée, pleine de vie, cueillant des fleurs pour m’en faire un bouquet au langage silencieux dont je comprenais toujours le vrai sens, et je l’apercevais aussi, comme je l’avais vue la veille, dans sa grande chambre dont les rideaux fermés atténuaient l’ardeur des rayons du soleil trop brillants pour ses yeux affaiblis. Sa tête, aux traits amaigris et pâles, reposait tristement sur une pile d’oreillers. Ses mains décharnées, plus blanches que le drap où elles étaient, remuaient à peine. Tour à tour, elle regardait, sur la console au pied de son lit, le bouquet que je lui avais envoyé et celui qu’elle avait fait composer à mon intention. Les deux étaient composés de tubéreuses, de coquelicots, de cyclamens rouges, de dahlias jaunes, de fuchsias rouges, de giroflées feu, de jacinthes, fleurs qui disaient respectivement : mon cœur vous désire ; aimons-nous au plus tôt ; votre amour fait mon bonheur ; mon cœur déborde de joie ; je vous aime de tout mon cœur ; je vous aime de plus en plus ; mon amour vous rendra heureuse. Dans son bouquet, Andrée avait fait ajouter des primevères pour me dire qu’elle n’avait jamais aimé d’autre que moi. Je me rappelais le bonheur qu’elle avait éprouvé en me voyant et la tristesse que j’avais ressentie à la vue de cette petite fleur fanée dans ce grand lit blanc.

« Et le fou, élevant la voix, me ramenait dans mon bureau à ma tristesse et à ses élucubrations.

« Au collège, me disait-il, j’avais un condisciple avec qui je luttais sans jalousie pour la première place en classe. Toujours adversaires aux jeux, nous luttions encore pour triompher l’un de l’autre, et c’était avec plaisir et cordialité que le vaincu félicitait le vainqueur. Nous nous aimions autant que deux frères peuvent se chérir. Jamais la moindre animosité n’a existé entre nous. Le bonheur et les succès de l’un faisaient la joie de l’autre ; la tristesse de l’un chagrinait l’autre. Nous étions unis pour ainsi dire sous le régime de la communauté de biens. Les friandises, que nos parents nous apportaient les jours de congé se partageaient toujours par parts égales. Sur ce point j’étais plus favorisé que mon compagnon, car ses parents, plus à l’aise pécuniairement, lui apportaient les bonnes choses que la médiocrité de mes parents ne pouvaient m’offrir ; cependant mon ami ne mesurait jamais, ne comparait jamais. Il était toujours heureux d’accepter la petite moitié que je lui offrais de bon cœur ; il était encore plus content de m’en donner plus sans étalage d’orgueil et de fierté.

« Lorsque nous fûmes rendus dans les dernières classes de notre cours classique, mon condisciple recevait souvent au parloir la visite d’une jeune amie qui venait avec ses parents. Cette jeune fille était une véritable beauté que tous les élèves aimaient sans la connaître. La voir c’était la chérir. Aussi les jours de congé, vers les quatre heures, après la promenade, les jeux n’avaient plus d’attraits chez les grands, qui feignaient la fatigue pour s’asseoir sur les bancs près des fenêtres sous lesquelles la petite beauté devait passer pour entrer au parloir. Nous attendions là jusqu’à la fin de la récréation pour la revoir au sortir. Oh ! les beaux cheveux blonds et ondulés ! Oh ! les beaux grands yeux bleus ! Quel joli pied ! Quelle démarche noble ! Nous la regardions aller comme l’ange des amours qui sème les rêves dorés sur son chemin. Combien de gros soupirs n’avons-nous pas étouffés les jours de parloir ! Combien d’heures d’étude n’avons-nous pas perdues ces soirs-là en lui composant des vers que nous ne pouvions lui adresser ! Que de nuits sans sommeil à ne penser qu’à elle ! Que de rêves troublants pour notre jeunesse ! Oh ! la voir ! la revoir ! Entendre sa voix qui devait être si douce ! Contempler le sourire de ses belles lèvres roses ! Oh ! toucher seulement le satin blanc de ses mains si délicates ! Que n’aurais-je donné seulement pour lui être présenté ? Ah ! j’aurais tout sacrifié pour elle : tous mes congés de l’année, toutes mes bonnes places dans les compositions, toute ma part des friandises que mon ami me donnait. Cette jeune fille, si belle, c’était la seule chose que j’enviais à mon meilleur ami. Celui-ci, qui m’aimait comme un frère non jaloux, aurait bien voulu me la présenter, mais la règle sévère du collège lui défendait absolument de m’amener au parloir, même pour me présenter ses parents.

« Pendant les vacances qui suivirent ma sortie du collège, je fis enfin la connaissance de cette jeune fille qui devait faire mon malheur, bouleverser toute ma vie, et faire de moi le déchet que vous voyez devant vous. J’avais été invité par mon condisciple à venir passer quelques semaines avec lui au bord de la mer, où il devait se rendre avec ses parents et sa jeune amie accompagnée de son père et de sa mère. Le début de nos vacances fut très heureux. Nous étions, la jeune fille, mon ami et moi, trois véritables compagnons sans distinction de sexe. Toujours ensemble, le jour nous parcourions la plage un peu comme font les enfants, nous amusant à ramasser des coquilles, à nous ensevelir tour à tour sous des amas de sable, à folâtrer dans les vagues ; le soir, nous faisions de longues marches dans les campagnes environnantes, ou nous allions danser dans les différents hôtels, ou nous restions sur la véranda de l’hôtel à causer du collège et à deviser de l’avenir. Notre petite amie commune, que j’avais tant remarquée au parloir avec mon condisciple, ne semblait pas avoir de préférence pour l’un ou l’autre de nous. Avait-elle secrètement de l’amour pour mon ami et de l’amitié seulement pour moi, c’eût été assez difficile de le dire par son maintien et son langage. Dans nos marches, elle se plaçait entre nous deux et se suspendait également à nos bras ; à la danse, elle nous réservait à tour de rôle ses faveurs et quand nous nous reposions sur la véranda ou sur le sable de la plage, elle se plaçait toujours entre nous deux. Elle était comme le plus jeune des trois frères ou le troisième ami du groupe. Mais pouvais-je rester longtemps indifférent à ses charmes et à sa beauté, et ne pas ressentir les aiguillons de l’amour quand ses cheveux, que le vent ébouriffait, se jouaient dans ma figure en y laissant leur parfum délicieux. Quand son bras se suspendait au mien, il me semblait que certains effluves s’en dégageaient qui m’attiraient davantage vers elle. Quand sa main satinée touchait la mienne par hasard, j’aurais voulu la posséder toute à moi seul. Je commençai de l’aimer en secret jusqu’au moment où je lui dévoilai tout mon amour.

« Un jour l’occasion me parut favorable à l’exécution de mon projet. De grand matin, mon ami était parti pour la ville voisine en voyage d’affaire urgente. Au déjeuner, quand j’appris cette nouvelle, je proposai aux parents de la jeune fille de l’amener faire une petite excursion de quelques heures… Oh ! docteur, laissez-moi terminer, ne m’interrompez pas… Je vous dirai tout, tout… Je veux vous faire une confession entière… Tranquillisez-vous… Restez assis… ne me faites pas ces yeux méchants… J’ai peur de ne pouvoir plus parler… La jeune fille refusait mon invitation, mais sur l’insistance de ses parents, elle finit par consentir. Nous partîmes en voiture dans une direction opposée à celle qu’avait prise mon ami, le matin. À peine étions-nous entrés dans la ville voisine qu’un accident à notre voiture nous obligea d’en descendre et de parcourir la place à pied. Nous visitâmes les magasins de nouveautés et de modes, nous arrêtant à toutes les vitrines. Quand nous rencontrions des couples de jeunes amoureux, je lui disais toute l’admiration qu’elle suscitait pendant ses visites au collège, tous les soupirs qui allaient vers elle, qu’elle n’avait jamais entendus, tout l’amour que lui vouaient en secret tous les élèves, toutes les stances que j’avais composées en son honneur, chantant l’ondulation de ses cheveux dorés que je comparais au mouvement oscillatoire de la mer qui reflète un beau coucher de soleil ; chantant la lumière de ses yeux semblable aux feux de l’aurore. Je lui disais les rêves dorés que j’avais la nuit après m’être endormi en pensant à elle. Je lui disais combien souvent dans mes rêves je l’avais vue venir les bras tendus vers moi et se pencher sur ma couche comme pour me faire goûter la douceur de ses lèvres. Et puis je lui disais comme je pensais souvent à elle le jour, et comme je l’aurais aimée si elle avait daigné m’accorder une petite place dans son cœur. Je lui disais les beautés et les douceurs de l’amour. Mais, hélas ! elle ne semblait pas m’écouter ni me comprendre, tant elle était occupée à regarder la variété des toilettes et des chapeaux étalés dans les vitrines.

« Le temps passait et déjà, à plusieurs reprises, ma jeune compagne avait insisté pour hâter notre retour. Je lui donnais cent excuses pour la faire patienter, lui disant entre autres raisons que le cocher, qui nous avait conduits le matin, devait, après les réparations faites à sa voiture, nous reprendre à telle heure, à tel restaurant où nous devions forcément l’attendre. Dans le courant de l’après-midi, nous entrâmes de fait dans un restaurant, et nous nous installâmes dans une chambrette ou plutôt dans une de ces stalles privées où les amoureux et les amants se complaisent non pas tant à manger qu’à boire et se faire l’amour. Le murmure des conversations galantes et le choc des lèvres qui rencontrent les lèvres nous parvenaient facilement à travers les cloisons minces et peu élevées des stalles. Je voulus imiter nos voisins, faire mes déclarations d’amour que je retenais depuis si longtemps, prendre ma compagne par la taille et lui donner le baiser qui devait sceller notre premier pas dans la voie de l’amour. Honnête jeune fille ! son amour n’était pas pour moi. Elle repoussa mes avances effrontées avec indignation et s’enfuit comme une biche blessée. Je m’élançai sur ses pas et ne pus la rejoindre qu’au moment où elle montait dans un tramway pour revenir auprès de ses parents. Je cherchai à calmer ses craintes et sa colère ; je lui fis mille excuses de ma hardiesse impardonnable, de mon étourderie ; je lui demandai mille pardons ; je m’humiliai ; je me traitai de goujat ; je lui promis le repentir le plus sincère si elle voulait oublier cette frasque que je regrettais du plus profond de mon cœur. Le mal était fait et je m’étais aliéné pour toujours l’amitié de la plus belle jeune fille, du cœur le plus innocent.

« J’étais seul désormais pour le reste de mes vacances. En effet le même soir et les jours suivants j’évitai tout rapport avec mon compagnon et sa jeune amie. Je prétextai, pour m’éloigner d’eux, la rencontre fortuite de quelques amis que je n’avais pas vus depuis plusieurs années et qui tenaient à tout prix que je passasse avec eux les derniers jours de ma promenade. Mais, hélas ! in petto, j’avais juré vengeance à cette jeune pudique et je me promettais qu’un jour elle m’appartiendrait corps et âme. À mon retour à Montréal, je lui écrivis une longue lettre toute d’excuses et de demandes de pardon. Ma lettre resta sans réponse ; mais je me disais ; le temps apaisera la colère, effacera l’insulte ou au moins en atténuera l’énormité. Malheureusement ma lettre fut déchirée ou brûlée sans être montrée à mon compagnon dont je conservais encore l’amitié franche. En eût-il été autrement, la lettre eût-elle été lue par ce dernier, notre vie à tous trois eût été complètement changée pour le mieux, et je ne serais pas l’abruti, le dégénéré qui n’inspire plus que le dégoût, pas même la pitié ; mon compagnon eût été heureux dans le paradis que lui aurait créé sa petite amie devenue son épouse. Le destin l’a voulu autrement et le mal triomphait au moins momentanément du bien. Ah ! docteur, ayez pitié du plus malheureux que la terre ait jamais porté ; attendez ; ne vous courroucez pas sitôt ; laissez-moi terminer ma confession…

« À la fin de l’été, j’écrivis à mon ami que j’étais heureux de lui annoncer que la chance nous favorisait, car j’avais trouvé deux magnifiques chambres dans une excellente maison de pension pour étudiants. Quelques jours plus tard, mon ami occupait la plus belle chambre que je lui cédais intentionnellement pour me contenter d’une moins grande contiguë à la sienne. À table, je lui fis donner la première place près de la maîtresse de pension où il était certain de recueillir toujours les meilleurs morceaux. La maîtresse de pension avait deux jeunes filles, toutes deux belles, élégantes, bien élevées. Je feignis de m’amouracher de la cadette et je jetai l’aînée, la plus belle et la plus spirituelle, dans les bras de mon ami. C’était là le début de ma vengeance. »


« À ces mots, nous dit Michel Toinon, j’eus l’idée d’étrangler ce monstre plus cruel que le bourreau qui martyrise la chair, broie les os, écartèle les membres. Ce génie infernal s’était plu dans la vilenie la plus dégoûtante pour assouvir sa vengeance et cela sous le couvert d’une amitié sincère. Meurtrir l’âme d’une pauvre jeune fille parce qu’elle n’a pas voulu s’abaisser au niveau d’une âme dépravée, déchirer le cœur de cette jeunesse qui n’a pas voulu s’associer à des amours coupables, n’était-ce pas l’œuvre d’un criminel, d’un assassin ? Se jouer d’une amitié franche, n’était-ce pas là la dernière des bassesses ? Simuler l’amour envers une jeune fille pour en jeter une autre en pâture à la débauche, n’était-ce pas là la plus grande des ignominies ?

« Oui, la colère faisait bouillonner mon sang en face de ce monstre. Mes pieds, mes jambes et tout mon corps se ramassèrent comme un ressort à la veille de se détendre pour écraser ce démon. Mes mains se crispèrent sur les bras de mon fauteuil comme s’ils eussent été le cou que je voulais étrangler. Mes dents grinçaient entre mes mâchoires contractées comme un étau. Mes yeux fixes devaient lancer des éclairs foudroyants. Le triste fou s’aperçut de mes mouvements involontaires, mais il resta calme, se contentant de répéter : « ne m’interrompez pas ; écoutez-moi jusqu’au bout ; je vous dirai tout. Si vous m’interrompez, je pourrais être comme le pénitent dans le confessionnal, qui se trouble et perd la mémoire des fautes qu’il devait avouer parce que le confesseur l’interrompt pour lui poser des questions. »

« Je me calmai moi-même devant tant d’impassibilité. Cependant je croyais me reconnaître dans cet ami que le fou avait trompé ; je croyais reconnaître ma chère petite Andrée dans cette jeune fille dont il s’était proposé de martyriser l’âme, de déchirer le cœur. Mais se pouvait-il en réalité que celui qui était là, écrasé devant moi dans le grand fauteuil, racontant le roman que son imagination surexcitée par l’alcool et les drogues avait inventé pour le monter à la hauteur d’un bourreau sur la potence, fût mon ancien condisciple de collège, mon ancien ami le plus cher à qui j’aurais tout sacrifié ? Impossible ; je n’avais pas encore trente ans et lui en avait soixante ; c’était un vieillard usé, décrépit qui traînait mal ses soixante ans. Était-ce un sorcier, un bohémien déguenillé, écœurant, brûlé par l’alcool, qui court les chemins pour vivre de rapines et de vols, toujours en quête de victimes dont il abuse de la crédulité ? Allait-il me dire ce que les tarots toujours en ses poches ou en ses mains lui avaient dévoilé de mon passé avant d’entrer chez moi ? Était-ce un chiromancien habile ? Mais comment aurait-il pu lire dans ma main qui tenait une pipe ou dans l’autre engouffrée dans la poche de mon pantalon ? Était-ce un imposteur qui aurait pu dans son passé avoir la même vie que moi ? L’histoire se répète si souvent pour les hommes qu’il n’y avait rien d’impossible qu’il eût eu autrefois une vie dont il exagérait les misères, vie qui ressemblait à la mienne dans ses grandes lignes. Impatient de connaître la fin de son conte fantasque et plus ou moins invraisemblable, je me mis à mon aise dans mon fauteuil ; je rallumai ma pipe et je prêtai de nouveau une oreille attentive au récit du fou qui continua ainsi, toujours de la même voix traînante, hésitante.


« Je jetai donc, dit-il, l’aînée dans les bras de mon ami dans l’espoir qu’il oublierait, dans les délices d’un nouvel amour, la petite villageoise qui l’aimait tant et que lui-même chérissait tant. À mon ami je vantais la grande beauté de la jeune fille de la pension, beauté, dont il n’avait pas encore remarqué tous les attraits parce que son amour aveugle de la campagnarde lui obscurcissait la vue. Il était tellement habitué à voir cette dernière qu’il ne s’apercevait plus de l’irrégularité de ses traits, de son regard sans feu ; c’était une beauté fade, sans vie, tout juste propre à contenter les prétentions d’un campagnard ; c’était une pâquerette des prés qui pousse à l’état sauvage, sans culture aucune au gré du soleil et des vents ; tandis que la première était une reine-marguerite avec tout l’éclat, la fraîcheur et la fragrance d’une fleur cultivée en serre-chaude, la joie et l’orgueil futurs d’un homme supérieur comme lui. Je vantais l’esprit raffiné et les qualités superbes de la bonne ménagère et de la grande dame qui serait sa nouvelle amie, la petite fille de la pension. Je revenais souvent mais discrètement sur ce sujet. J’étais déterminé à prendre tous les moyens possibles pour arriver à mon but. Je pensais moins à la vengeance qu’à l’amour passionné que j’éprouvais pour celle qui avait un jour refusé le baiser d’un insolent. J’aimais à la folie cette petite pudique ; je la voulais et je l’aurais, et mon ami n’aurait pas à me reprocher ma traîtrise puisque je lui donnais en échange une jeune fille qu’il finirait par trouver de beaucoup supérieure bien qu’en réalité sa condition fût bien inférieure. Le moyen le plus sûr d’arriver à mon but était d’intercepter la correspondance des deux amis, de leur laisser parvenir, à intervalles de plus en plus rares, certaines lettres dont j’aurais effacé quelques lignes pour les remplacer par d’autres. Les sentiments tendres, les belles pensées, les mots agréables disparaissaient sous l’application d’un liquide spécial et étaient remplacés par des expressions vagues, sans chaleur comme sans amour. Parfois les mots étaient piquants, mordants et tout à fait désagréables. Quand je lisais la réponse à ces lettres transfigurées, j’étais content de constater le changement qui s’opérait dans l’esprit et les sentiments des deux amoureux, surtout du côté de mon ami qui ne manqua jamais de me montrer ces lettres. Tout d’abord il en conçut un grand chagrin, mais il finit bientôt par n’en plus concevoir aucune inquiétude, c’est que son amour pour la jeune fille de la pension augmentait sans cesse, tandis qu’il pensait de moins en moins à l’amie dont l’amour semblait se refroidir.

« Toutes les lettres que mon ami recevait lui arrivaient pendant qu’il était aux cours de l’Université et elles m’étaient apportées soit par une des jeunes filles de la pension, soit par la petite servante à qui je donnais toujours quelques sous. Je me chargeais presque toujours de jeter dans la boîte aux lettres celles que mon ami envoyait. Aussi étaient-elles rares celles qui ne me passaient pas entre les mains pour être lues et transformées. C’est ainsi que pendant toute la première année je trompai mon ami qui ne s’aperçut jamais de la fraude. Même plus que cela, j’eus quelquefois l’audace d’écrire à la petite villageoise des lettres dans lesquelles je lui décrivais la conduite scandaleuse de son ami avec la jeune fille de la pension qu’il aimait d’un fol amour. Je lui disais qu’il ne parlait plus jamais d’elle ou, quand il osait le faire, c’était comme s’il ne l’avait jamais aimée. Je disais à la petite villageoise comme j’étais chagrin et désolé de son malheureux sort. Je compatissais à sa peine. J’en souffrais peut-être autant qu’elle parce que je n’aurais jamais cru qu’un si bon ami pût oublier autant et si vite. Je l’avais pensé toujours si sincère dans son amour que je ne comprenais pas qu’il pût être aussi ingrat et aussi parjure. Je lui démontrais de cent manières que cet amour pour une jeune fille de condition médiocre n’était que passager, que le feu qui le consumait avec tant d’ardeur n’aurait qu’une durée éphémère et que de ses cendres renaîtrait plus vive la flamme de ses anciennes amours. Je lui répétais toutes les remontrances dont j’étais censé accabler le malheureux. Je lui demandais, à cette chère affligée, de me laisser travailler avec elle pour ramener l’infidèle dans le bon chemin. Si elle me le permettait, je m’offrais de lui écrire quelquefois ou même de la rencontrer, chez les parents qu’elle avait à Montréal, pour chercher à renouer les liens brisés avec celui qu’elle aimait tant et avec raison parce que c’était un jeune homme d’avenir ; il était beau, aimable, instruit, malheureusement un peu frivole, petit défaut dont il paraissait facile de le corriger. Je ne glissai jamais un seul mot d’amour dans mes lettres ; il me semblait que je ne pouvais jamais être trop réservé car je craignais de réveiller son antipathie pour moi. Je cherchais à lui inspirer un peu de confiance par ma sympathie et mes bonnes intentions. J’y arrivai peu à peu car elle finit par répondre à mes lettres et même par accepter mes rendez-vous dans l’espoir de rencontrer son ami d’enfance. Mais chaque fois qu’elle venait à Montréal, j’arrangeais d’autres rendez-vous entre notre ami commun et quelques jeunes filles, de sorte qu’elle ne put voir son ami qu’au bras de quelque coquette. Si par hasard elle se rendait à la pension pour essayer de le rencontrer, elle trouvait toujours à la porte le cerbère que nous y avions placé et qui en défendait l’entrée avec la fidélité et les crocs d’un vrai chien de garde hargneux. Ce cerbère n’était autre que la servante, le valentin, le bouffon, le pâtira de la maison. Cette servante était aussi fidèle et obéissante à ses maîtresses que laide et bête. On pouvait se moquer d’elle, elle était la première à en rire, mais elle ne badinait pas sur la consigne. C’était la seule chose qu’elle comprît bien avec l’escamotage des lettres. Elle aurait vendu son âme, son cœur et son corps au diable, même à tout autre, mais jamais elle ne nous aurait trahis sur la défense que nous lui avions faite de jamais souffler mot à mon ami du vol de ses lettres ou de l’interdiction formelle à l’entrée de sa petite amie, la campagnarde. Elle donnait toujours pour raison, quand celle-ci se présentait, ou que le jeune homme était absent, ou qu’il était trop malade pour recevoir personne, par ordre du médecin. Ce n’est qu’exceptionnellement que la campagnarde put déjouer la consigne quand le cerbère n’y était pas.

« De connivence avec les jeunes filles de la pension et le vilain cerbère, je jouais double jeu. J’encourageais les amours de mon ami avec l’aînée et je cherchais à m’attirer les bonnes grâces de la villageoise en lui montrant beaucoup de pitié, beaucoup d’attachement, sous prétexte que je voulais la rapprocher davantage de celui qui la délaissait pour une personne indigne. J’étais certain que, par l’échange fréquent de nos correspondances, par le contact plus intime pendant nos rendez-vous réitérés, je finirais par avoir raison de son indifférence pour moi et qu’elle finirait elle-même par m’aimer, ne serait-ce que par dépit pour l’abandon de son ancien ami. Ses premières lettres furent rares, très courtes mais aussi très courtoises. Elle y invoquait, en peu de mots, mon amitié envers notre ami commun pour le faire revenir à de meilleurs sentiments, pour lui rappeler ses anciennes amours. Personne mieux que moi ne pouvait lui rendre ce grand service. Puis, son inquiétude augmentant, ses lettres devinrent plus fréquentes et plus longues. Elle contractait, sans s’en apercevoir, l’habitude de me confier ses chagrins et ses misères. Elle me disait comme sa santé s’altérait, comme ses nuits étaient souvent sans sommeil, comme elle pleurait parfois. Parcourir les allées de son jardin, en voir les fleurs aux couleurs trop éclatantes, aux parfums trop voluptueux la rendait triste. Elle n’aimait plus entendre crisser le sable des allées sous ses pas, son cœur en saignait trop abondamment. Le chant des oiseaux la faisait pleurer. Elle qui aimait tant les fleurs pour en mettre partout dans sa chambre et son boudoir, ne les regardait plus que pour les froisser entre ses mains nerveuses et en jeter les pétales au vent qui les emportait comme ses souvenirs. Elle passait, dans une immobilité absolue, de longues heures à la fenêtre de sa chambre en face du fleuve qui coulait des eaux semblables à du plomb fondu. Seules les tonnelles l’attiraient parce que leur demi-obscurité ressemblait à sa tristesse. Elle y versait des larmes abondantes au souvenir des joies qu’elle y avait éprouvées.

« Je cherchais à la consoler, dans mes lettres qui prenaient petit à petit un caractère plus intime et même plus sentimental, auquel elle paraissait s’habituer. Je lui conseillais les voyages qui changent souvent les idées dissipent la tristesse et apaisent les peines du cœur. Je l’invitais de venir chez ses parents à Montréal où je lui procurerais toutes les distractions que ma sympathie et mon amitié me suggéreraient pour son bonheur. J’avais même écrit à ses parents sur la nécessité de l’éloigner du milieu où tant de souvenirs affectaient son esprit et sa santé. Je reçus comme réponse l’invitation d’aller passer quelques semaines pour essayer de la distraire. Je fus reçu avec joie par les parents, et la jeune fille me montra beaucoup d’égards. Elle parut moins triste au bout de quelques jours, et parfois un léger sourire errait sur ses lèvres décolorées. Parfois quand nous nous promenions dans les allées du jardin, elle s’arrêtait devant certaine plate-bande où l’on voyait sortir les premières tiges du printemps, et elle me disait : « ici je semais les plus belles fleurs, celles qu’il aimait tant, mais maintenant qu’il ne vient plus je laisse à la nature le soin d’y faire germer ce qu’elle veut. Je ne repasse plus seule ici parce que je crains d’y voir le tombeau de mes souvenirs. »

« Tous les jours, pendant ma promenade chez elle, la pauvre petite semblait renaître à la vie ; ses joues, au soleil printanier, semblaient emprunter un peu de couleur ; sa voix se faisait moins triste ; ses yeux reprenaient un peu d’éclat ; son affaissement moral se dissipait. Sa sympathie pour moi semblait augmenter tous les jours. Cependant quand je faisais allusion à l’abandon de son ami, elle redevenait triste et muette. Alors je lui conseillais avec beaucoup de circonspection d’être plus indépendante et plus fière, et d’oublier celui qui l’oubliait ; la raison le lui ordonnait. Elle n’avait pas le droit de gâcher une vie aussi belle que la sienne et de laisser faner une fleur qui promettait tant de beauté, d’éclat et de parfum. Elle devait penser au chagrin que son obstination et le mauvais état de sa santé causaient à ses parents. Le hasard, lui disais-je, avait peut-être placé près d’elle un autre cœur qui saurait comprendre le sien et l’aimer comme elle devait être aimée, avec toute la fougue de la passion, pour sa beauté et la perfection de ses qualités. Mais elle ne semblait pas me comprendre tant sa tristesse la rendait sourde aux plus douces consolations. Un jour cependant, quel rêve joyeux avait-elle fait pendant la nuit ? elle me rejoignit sous le gros érable qui inclinait au-dessus du fleuve ses branches toutes vertes des feuilles nouvellement écloses. Les rayons d’un soleil brillant se jouaient dans l’ondulation des eaux, et les oiseaux, au-dessus de nos têtes, modulaient un chant d’amour. La nature tout entière se réveillait dans le reverdissement des herbes et des plantes. Tout semblait inviter à l’amour. La jeune fille elle-même, dans une toilette toute fraîche, claire et pimpante, semblable à une nymphe des bois, me souriait comme le soleil souriait à la nature. Je crus que dans son cœur un nouvel amour venait d’éclore. Je lui donnai la main et je l’assis près de moi sur le banc en face du fleuve. Mon cœur battait à briser sa cage ; des pensées tumultueuses m’emplissaient la tête ; des désirs effrénés m’énervaient.

« Pourquoi, lui disais-je, ne l’oubliez-vous pas. La vie peut vous sourire encore. Vous n’en êtes qu’au printemps. Voyez la voie qui s’ouvre devant vous, comme elle est belle, comme elle est semée de toutes vos fleurs favorites qui attendent que vous les cueilliez. Elles semblent incliner leurs têtes sous vos pas pour saluer la déesse qui s’avance, déesse aux pieds légers qui les effleurent comme en un baiser, déesse à la robe diaphane dont les plis ressemblent aux ailes du papillon, déesse qui s’envole dans un air toujours limpide, dans un ciel toujours brillant de soleil ou de myriades d’étoiles, dans des jours tièdes et des nuits embaumées. Oh ! vous êtes faite pour l’amour qui voudrait toujours vous sourire. Jetez ce lourd manteau de souvenirs qui vous attachent trop au passé, et déployez vos ailes libérées qui vous porteront dans un vol gracieux vers une félicité que vous méritez. Laissez-moi vous aimer, vous êtes la lumière que mes yeux recherchent ; laissez-moi vous aimer, vous êtes la flamme qui communique l’incendie en mon cœur ; laissez-moi vous aimer, je passerai ma vie à vos pieds comme votre serviteur, votre esclave ; laissez-moi vous aimer et la vie vous sourira de nouveau…

« Au pied des autels, me dit-elle, j’ai juré de n’aimer qu’un homme. Si je ne puis le posséder, si je ne puis posséder son amour, j’irai m’enfermer dans un cloître où je prierai toujours pour son bonheur. Lui seul est ma vie. Sans lui je veux mourir à l’amour. Je vous remercie, cher ami, des consolations que vous m’avez prodiguées pendant votre séjour ici. Vous avez été bon pour moi. Vous avez essayé de ramener le sourire sur mes lèvres, et si quelquefois j’ai paru me réjouir de votre présence c’est que je simulais la gaieté pour plaire à mes parents, mais la plaie de mon cœur saignait toujours abondamment. Partez et allez lui dire que je l’aime toujours, que je n’aimerai jamais que lui. S’il ne me revient pas, c’est que Dieu m’appelle à lui. Partez et je me souviendrai quelquefois de vous. »

« Je revins à Montréal ; c’était quelque temps avant les examens de la fin de la quatrième année de médecine. J’étais taciturne et peu enclin à me livrer de nouveau aux transports de l’amour avec ma petite amie de la pension. Je me gardai bien aussi de dire à mon ami les dernières paroles que sa petite villageoise m’avait chargé de lui communiquer. L’hypocrisie et la méchanceté me travaillaient plus que jamais. Je voulais me venger sur mon ami du dernier affront. Quand la jeune fille de la pension que j’avais feint d’aimer à la folie revenait dans ma chambre, je simulais la colère et je lui reprochais amèrement de m’avoir oublié pour les beaux yeux de mon ami qu’elle paraissait aimer plus que moi. Je voulais désormais me débarrasser d’elle, la plaquer là en la jetant dans les bras de mon ami dont je lui vantais les qualités. Je lui disais que mon ami m’avait confié secrètement son amour pour elle et jusqu’à quel point il la préférait à sa sœur. Elle me crut et ce fut alors une lutte acharnée entre les deux sœurs de la pension pour l’amour de mon ami qui ne savait plus où donner de la tête. Il faillit en manquer ses examens de doctorat.

« Voilà, Michel Toinon, jusqu’où je poussai ma vengeance. Maintenant veux-tu connaître, pardon, voulez-vous connaître quels sont les personnages de cette tragédie ? N’en avez-vous pas deviné les noms ? La petite villageoise, c’était Andrée, ton amie d’enfance qui n’a jamais cessé de t’aimer, pardon, encore une fois, de vous aimer. Ah ! que je me sens indigne de vous tutoyer comme autrefois ! Celle que je poussai dans vos bras dans l’unique but de vous faire oublier Andrée, c’était Lucille. Celle que je feignais d’aimer pour vous encourager dans votre nouvel amour et que je détestais de tout mon cœur, c’était Béatrice. Vous devinez maintenant qui je suis sous cette apparence de vieille loque ; je suis Jean Roy, le faux ami, l’hypocrite, le serpent que vous avez réchauffé si longtemps sur votre sein. Dieu m’a déjà puni, mais pas assez pour le mal que j’ai fait. Vous voyez ce que je suis extérieurement, mais ce qui se passe dans mon for intérieur vous ne pouvez l’imaginer ; le remords me ronge le cœur et l’âme, et je souffre les tourments des damnés ! J’étais à peine reçu médecin que je me mis à boire ; je devins vagabond et je m’adonnai à l’usage de la morphine et de la cocaïne. Je tombai de précipice en précipice, et je suis devenu le vieillard, l’abruti, la brute qui te dégoûte. J’ai mérité mille fois mon sort. Ah ! punis-moi à ton tour. Frappe-moi ; écrase-moi ; tue-moi, car je suis la vipère, le serpent qui a levé la tête pour mordre et injecter le venin mortel. J’ai croisé ton chemin en rampant ; je m’y retrouve encore. Ah ! prends garde ; mes morsures sont encore dangereuses ; mes glandes salivaires ont encore du poison actif. Écrase-moi donc ; tue-moi donc pour tout le mal que je vous ai fait à Andrée et à toi. Débarrasse la terre du monstre que je suis. »

« Jean Roy, dit Michel Toinon, avait à peine fini cette apostrophe que tout mon sang refluait vers mon cœur ; j’étais pâle, inerte ; le vide se faisait dans ma tête. Il me semblait qu’une nouvelle dose de venin circulait dans mes veines et je sentais les affres de l’agonie. Combien de temps suis-je resté dans cet état de stupeur ? Je l’ignore.