Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 132.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 493-497).


Quel fut noſtre partement de cette ville d’Vzanguée, & de ce qui nous aduint iuſques à noſtre arriuée en l’Iſle de Tanixumaa, qui eſt la premiere terre du Iappon.


Chapitre CXXXII.



Le douzieſme de Ianuier nous partiſmes de la ville d’Vzanguée auec vn extreme contentement de nous eſtre eſchappez de tant de trauerſes & de trauaux que auions ſoufferts par le paſſé. Nous eſtant donc embarquez ſur vne grande riuiere d’eau douce, de la largeur de plus d’vne lieuës nous leuaſmes la proüe à diuers rhombs, à cauſe des deſtours que la riuiere faiſoit ; cependant que par l’eſpace de ſept iours, que nous y fuſmes, nous viſmes quantité de grands bourgs & de fort belles villes, leſquelles à ce que nous en pouuions iuger par les apparences, ne pouuoient eſtre peuplées que par des gens grandement riches. Ce qui eſtoit bon à iuger, tant pour la ſomptuoſité des edifices qui ſe voyoient aux maiſon des particuliers, mais encore plus aux Temples dont les clochers eſtoient tous couuerts d’or, & meſmes par le grand nõbre de vaiſſeaux de rame qui eſtoit ſur cette riuiere, chargez en abondance de toute ſorte de prouiſions & marchandiſes. Or comme nous fuſmes arriuez à vne fort belle ville appellée Quangeparuu, où il y pouuoit auoir 15. ou 20. mille feux, le Naudelum qui eſtoit celuy qui nous conduiſoit par l’expres commandement du Roy, s’y arreſta douze iours durant pour y faire ſon commerce en eſchange d’argent & de perles. À quoy il nous confeſſa d’auoir gaigné quatorze pour vn, & que s’il eut eſté ſi auiſé que d’y conduire du ſel, il euſt doublé ſon argent plus de trente fois. L’on nous aſſeura qu’en cette ville, des ſeules minieres d’argent le Roy auoit de rente mille & cinq cens Picos, qui ſont quatre mille quintaux de noſtre poids, ſans y cõprendre les grands reuenus qu’il tiroit de pluſieurs autres choſes differentes. Cette ville n’a pour toutes fortifications qu’vne foible muraille de brique, de huit empans de long, & vn foſſé de ſix brasses de large, & de ſept empans de fonds. Les habitans ſont foibles & deſarmez, qui n’ont ny artillerie, ny choſe quelconque pour leur deſense, qui puſt empeſcher que cinq cens ſoldats bien reſolus ne la priſſent. Nous partiſmes de ce lieu vn Mardy matin, & continuaſmes touſiours noſtre route plus de treize iours, à la fin deſquels nous gagnaſmes le port de Sanchan au Royaume de la Chine, qui eſt l’Iſle où mourut depuis le bien heureux Pere S. François Xauier, comme ie diray ſi après. Or d’autant qu’il n’y auoit là aucuns vaiſſeaux de Malaca, pour en eſtre partis depuis neuf iours, nous nous en allaſmes 7. lieuës plus auant en vn autre port nommé Lampacau, où nous trouuaſmes 2. Iuncos de Malaye, vn de Patane, & l’autre de Lugore ; & d’autant que nous autres Portugais tenons cela de noſtre nation d’abonder en noſtre ſens, & de tenir fermement nos opinions, il y eut entre 8. que nous eſtions vne ſi grande contrarieté d’aduis ſur vne choſe en laquelle rien ne nous eſtoit ſi neceſſaire que de nous maintenir en paix & en vniõ, que nous fuſmes preſque ſur le point de nous entretuer. Mais pource que le fait ſeroit aſſez honteux à raconter de la façon qu’il ſe paſſa, ie n’en diray autre choſe, ſinon que le Necoda de la Lorche qui nous auoit conduits d’Vzanguée, eſtonné d’vne ſi grande barbarie que la noſtre, ſe ſepara d’auec nous fort faſché, & ſans vouloir ſe charger ny de nos meſſages, ny de nos lettres, diſant, qu’il aymoit beaucoup mieux que le Roy luy fiſt trancher la tesſte, qu’offencer Dieu en apportant auec luy, quoy que ce fût qui nous appartiẽt. Ainsi differents que nous eſtions en nos opinions, & en tres-mauuaiſe intelligence, nous tardaſmes en cette petite Iſle plus de 9. iours, dans leſquels les 2. Iuncos partirent, ſans que pas vn d’eux nous voulut receuoir & nous ramener, à cauſe dequoy nous fuſmes cõtraints de demeurer en ces ſolitudes, expoſés à pluſieurs grãds dangers, deſquel ie ne croyois pas que nous pûſſions iamais nous eſchapper, ſi Dieu ne ſe fut ſouuenu de nous ; car y ayãt deſia 17. iours que nous eſtions là en vne grande miſere & ſterilité, il vint ſurgir fortuitement en ce lieu vn Corſaire appellé Samipocheca, qui mis en deſroute s’en alloit fuyant la flotte d’Aytao de Chincheo, qui de 28. voiles qu’auoit ce Pyrate luy en auoit pris 26. ſi bien que luy s’eſtoit eſchappé auec les deux vaiſſeaux qui luy reſtoient ſeulement, dans leſquels la pluſpart de ſes gens eſtoient bleſſez, tellement qu’il fut contraint de s’arreſter là 20. iours, afin de les y faire penſer. Or la neceſſité preſente nous contraignant de nous ranger de quelque coſté que ce fut, nous fuſmes contraints de prendre party auec luy, & de nous laiſſer mener où il voudroit iuſqu’à ce qu’il pleuſt à Dieu nous mettre en vn Nauire plus aſſeuré pour nous en aller à Malaca. Ces 20. iours eſtãs paſſés, pendant leſquels les bleſſez furent gueris, ſans que durant ce temps-là il y eut entre nous aucune ſotte de recõciliation du diſcord paſſé. Ainsi en mauuaiſe intelligence que nous eſtiõs, nous nous embarquaſmes auec ce Corsaire, à ſçauoir trois dans le Iunco où il eſtoit, & cinq dans l’autre, dont il auoit fait Capitaine vn ſien neueu. Eſtans partis de ce lieu en intẽtion d’aller ſurgir à vn port appellé Lailoo, à ſept lieuës de Chincheo, & à 80. de cette Iſle, nous continuaſmes noſtre route auec bon vent le long de la coſte de Lamau par l’eſpace de 9. iours, iuſques à ce qu’vn matin s’eſtant preſque tourné en Nord-oüeſt, Sud-eſt, cõme nous fuſmes prés de la riuiere du ſel, qui eſt à cinq lieuës de Chabaquée, le malheur voulut pour nous que nous fuſmes attaquez par vn Corſaire ; qui auec ſept Iuncos fort grands ſe mit à nous combattre depuis les ſix heures du matin iuſques à dix, en laquelle meſlée nous fuſmes traitez à grands coups de traits, & à force de pots tous pleins de feu d’artifice, ſi bien qu’à la fin il y euſt trois voiles bruſlées, à ſçauoir deux du Corſaire, & vne des noſtres, qui eſtoit le Iunco ou eſtoient les cinq Portugais que nous ne pûſmes iamais ſecourir, pource qu’en ce temps-là la pluſpart des noſtres eſtoient bleſſez. Mais enfin enuiron le ſoir nous eſtans bien rafraiſchis du zephyr de l’apreſ-dinée, il plût à noſtre Seigneur nous faire eſchapper des mains de ces Pyrates. Ainſi tout mal équippez que nous eſtions, nous continuaſmes noſtre route trois iours durant, à la fin deſquels nous fuſmes accueillis d’vne ſi grande & ſi impetueuſe tempeſte, que cette meſme nuit qu’elle nous attaqua nous perdiſmes la coſte ; & d’autant que l’impetuoſité du vent ne nous permiſt iamais de l’aborder derechef, il nous fût force d’arriuer en pouppe en l’Iſle des Lequiens, où le Corſaire qui nous menoit eſtoit grandement cognu, tãt du Roy, que de ceux du pays. Auec cette reſolutiõ nous nous miſmes à nauiger par cet Archipelago de l’Iſle, où toutesfois nous ne pûſmes prendre terre, pour n’auoir aucũ Pilote qui ſceuſt gouuerner le vaiſſeau, pource que le noſtre eſtoit mort en la dernier meſlée, joint que nous nauigions auec des vents Nord-eſts qui nous eſtoiẽt contraires, & les marées auſſi. Parmy tant de trauerſes nous bordegaſmes vingt-trois iours d’vn rhomb de l’autre auec aſſez de trauail, à la fin deſquels Dieu nous fiſt la grace de deſcouurir la terre, d’où nous approchant pour voir ſi nous n’y remarquerions point quelque apparence de port, ou de bon ancrage, nous apperceuſmes du coſté du Sud, preſque vers l’horizon de la mer vn grand feu ; ce qui nous fiſt croire qu’en ce lieu nous trouuerions poſſible quelque bourg, où pour noſtre argent nous aurions moyen de nous fournir d’eau douce, dont nous auions grand beſoin. Ainſi nous allaſmes ſurgir tout deuant l’Iſle à ſeptante braſſes, & viſmes à meſme temps s’en venir à nous de terre deux petites Almedias, dans leſquelles il y auoit ſix hommes, qui apres auoir joint noſtre bord en nous faiſant des compliments à leur mode, nous demanderent d’où venoit le Iunco ? à quoy leur ayant fait reſponce qu’il venoit de la Chine auec de la marchandiſe en intention de faire quelque commerce en ce lieu, ſi l’on en donnoit la permiſſion, vn des ſix nous reſpõdit : Que le Nautaquin Seigneur de cette Iſle, appellée Tanixumaa le ſouffriroit tres-volontiers, moyennant les droits qu’on auoit accouſtumé de payer au Iappon, qui eſt, continua t’il, ce grand pays que vous voyés là deuant vous. Ces nouuelles & pluſieurs autres choſes qu’ils nous dirent nous reſiouyrent infiniment, de ſorte qu’apres nous auoir monſtré le port, nous leuaſmes l’ancre, & nous eſtants mis dans vn batteau, allaſmes par proüe nous mettre à l’abry d’vne calle que la terre faiſoit du coſté du Sud, où il y auoit vne grande ville appellée Miaygimaa, d’où nous vindrent incontinent à bord pluſieurs Paraoos auec des rafraiſchiſſemens que nous acheptaſmes.