Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 136.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 510-515).



D’vn grand malheur qui arriua dans cette ville au fils du Roy de Bungo, & de l’extreme danger que ie courus pour cela.


Chapitre CXXXVI.



Vn peu apres le Roy me fit approcher de ſon lit, où il eſtoit detenu, & trauaillé des douleurs de la goutte. Comme ie fus prez de luy : ie te prie, me dit-il, de ne te point ennuyer de te tenir icy auprés de moy, pour ce que ie ſuis bien aiſe de te voir & de parler à toy, tu m’obligeras auſſi de me dire ſi en ton pays, qui eſt au bout du monde, tu n’as point appris quelque remede à ce mal dont ie ſuis eſtropié, ou au degouſt que ie ſents, pource qu’il y a tantoſt deux mois que ie ne puis manger aucune choſe. À quoy ie fis reſpõce, que ie ne faiſois point profeſſion de medecine, pour n’auoir iamais appris cette ſçiẽce, mais que de dans le Iunco où i’eſtois venu de la Chine il y auoit vn certain bois qui mis en infuſion dans l’eau gueriſſoit des maladies beaucoup plus grandes que celle dont il ſe plaignoit, & que s’il en prenoit il gueriroit aſſeurement, ce qu’il fut bien aiſe d’apprendre, tellement que tranſporté d’vn deſir extreme de ſe guerir il en enuoya chercher à Tanixumaa où eſtoit le Iunco, ſi bien qu’en ayant vſé 30. iours durant il fut parfaitement guery de cette maladie, qui depuis deux ans luy faiſoit garder le lit, ſans qu’il luy fuſt poſſible de bouger d’vne place, ny de remuer tant ſoit peu les bras. Or durant le temps que ie demeuray à mon grand contentement dans cette ville de Fuchée, qui fut de 20. iours, ie ne manquay pas de ſujets de me diuertir : car ores ie m’employois à reſpondre à diuerſes demandes que le Roy, la Royne, les Princes, & les Seigneurs me faiſoient, cõme gens qui ne penſoient pas qu’il y eut d’autre monde que le Iappon ; mais s’en m’amuſer icy à deduire en particulier ce dequoy ils m’interrogeoient, il me ſuiffira de dire, que i’y reſpondois facilement, à cauſe que les choſes qu’on me demandoit eſtoiẽt de fort petite conſequence, c’eſt pourquoy ie ne m’arreſteray point icy à les rapporter, attendu que ce ne ſeroit proprement que broüiller le papier. Quelquefois auſſi ie m’amuſois à voir leurs ſolemnitez, les maiſons où ils faiſoient leurs prieres, leurs exercices de guerre, leurs flottes nauales, enſemble leurs peſches & leur chaſſes auſquelles ils ſe plaiſent grandement, ſurtout à la haute vollerie des faucons & des vautours, où ils ſe gouuernent à noſtre mode. Souuent ie paſſois mon temps auec ma harquebuze à tuer des tourterelles & des cailles dont il y en auoit abondance dans le païs. Cependant cette nouuelle façon de tirer ne ſembloit pas moins merueilleuſe & nouuelle aux habitans de cette contrée qu’à ceux de Tanixumaa, de maniere que voyant vne choſe qu’ils n’auoient point encore veuë, ils en faiſoient tant d’eſtat qu’il me ſeroit impoſſible de vous le dire, ce qui fit que le ſecond fils du Roy nommé Arichaudono, aagé de 16. à 17. ans, que le Roy aimoit beaucoup, me pria vn iour de luy apprendre à tirer, dequoy ie m’excuſois touſiours, diſant qu’il falloit pour cela beaucoup plus de temps qu’il ne penſoit : mais luy ne ſe payant point de ces raiſons ſe plaignit de moy au Roy ſon pere, qui pour luy complaire me pria de bailler au Prince vne couple de charges, afin de luy faire paſſer cette fantaiſie. À quoy ie luy fis reſponſe, que ie luy en donnerois autant qu’il plairoit à ſon Alteſſe. Or pource que ce iour là il mangea auec ſon pere, la partie fut remiſe à l’apreſdinée ; en quoy neantmoins il n’y eut aucun effet, pource qu’alors il accompagna la Royne ſa mere à vn village prochain où l’on accouroit en pelerinage de toutes parts, à cauſe d’vne certaine feſte qu’on y faiſoit pour la ſanté du Roy. Le iour d’après ce ieune Prince s’en vint au logis ou i’eſtois, ſans auoir que deux ieunes Gentils-hommes qui le ſuiuoient. M’ayant trouué endormy ſur de la natte, & ma harquebuze penduë à vn crochet, il ne voulut m’eſueiller qu’il n’euſt tiré vne couple de charges, ſe propoſant, comme il me diſt depuis, qu’en ces coups qu’il tireroit à part ne ſeroient point compris ceux que ie luy auois promis. Ayant donc commandé à vn des ieunes Gentils-hommes qui le ſuiuoient qu’il s’en allaſt bellement allumer la méche, il prit la harquebuze au lieu où elle eſtoit penduë, & la voulant charger comme il m’auoit veu faire quelquesfois, ne ſçachant pas la quantité de poudre qu’il y falloit mettre, il emplit le canon de la hauteur de plus de deux empans, puis y mit la balle, la coucha en ioug en intention de tirer contre vn oranger qui n’eſtoit pas loing de là : mais le feu s’y eſtant pris, le malheur voulut pour luy que la harquebuze creua par trois endroits, & le bleſſa de deux coups, dont l’vn luy eſtropia preſque le poulce de la main droite. À l’heure meſme ce ieune Prince ſe laiſſa cheoir comme mort ; ce que voyant les deux Gentils-hommes de ſa ſuitte, ils prirent la fuitte vers le Palais, & s’en allerent criant par les ruës que la harquebuze de l’Eſtranger auoit tué le Prince. À cette triste nouuelle il ſe leua tout à coup vn ſi eſtrãge bruit, que les habitans accoururent incontinent auec des armes & de grands cris en la maiſon où i’eſtois, Dieu ſçait ſi ie ne fus pas bien eſtonné lors que venãt à m’eſueiller ie vis cette émotion, enſemble ce ieune Prince eſtendu par terre prés de moy, & qui eſtoit comme noyé dans ſon ſang ſans remuer ny pied ny main. Tout ce que ie pûs faire alors fut de l’embraſſer, ſi hors de moy meſme que ie ne ſçauois où i’eſtois. Durant ces choſes, voyla ſuruenir le Roy aſſis ſur vne chaire à bras, où quatre hommes le portoient ſur leurs eſpaules, & ſi deffait qu’il ſemble qu’il paroiſſoit eſtre plus mort que vif. Apres luy venoit la Royne à pied qui ſe ſouſtenoit ſur deux de ſes Dames, qui eſtoient ſuiuie tout de meſme par ſes deux filles, qui marchoient toutes eſcheuelées & enuironnées d’vn grand nombre de Dames, qui eſtoient toutes comme paſmées. Sitoſt qu’elles eurent mis le pied dans la chãbre, & veu le ieune Prince eſtendu par terre, comme s’il euſt eſté mort, cependant que ie tenois embraſſé, & que nous eſtions tous deux veautrez dans le ſang, ils conclurent tous que ie l’auois tué, ſi bien que deux de la troupe, tenants en main leurs cymeterres tous nuds me voulurent oſter la vie ; Dequoy s’eſtant apperceu le Roy ; Tout beau s’eſcria-t’il, tout beau, qu’on ſçache premierement comment la choſe s’eſt paſſé ; car i’ay peur que cela ne vienne de plus loing, & que cet homme-là n’ait eſté corrompu par les parents des traiſtres que ie fis executer dernierement. Là-deſſus ayant fait appeller les deux ieunes Gentils-hommes qui auoient accompagné le Prince ſon fils, il les interrogea fort exactement. La reſponce qu’ils luy firẽt à cela fut, que ma harquebuze l’auoit tué auec les enchantemens qui eſtoient dans le canon. Cette depoſition ne ferait qu’à aigrir plus fort les courages des aſſiſtans, qui tous forcenez s’addreſſant au Roy : Quoy ? Sire, s’eſcrierent-ils, qu’eſt-il beſoin d’en oüir dauantage ? n’en voyla que trop, qu’on le face mourir cruellement. En meſme temps ils firent appeller à la haſte le Iarubaca, qui eſtoit le truchement par le moyen duquel ie me faiſois entendre à eux, or d’autant qu’auſſitoſt que ce deſaſtre arriua l’extreme apprehenſion qu’il eut luy fit prendre la fuite, ils l’amenerent an Roy, eſtroictement lié. Alors deuant que l’interroger ils luy firent de grandes menaces deuant tous ſes Officiers de Iuſtice, en cas qu’il ne vouluſt dire la verité, à quoy il reſpondit tout tremblãt & les larmes aux yeux, qu’il confeſſeroit ce qu’il en ſçauoit. L’on fit venir à l’heure meſme trois Greffiers, & cinq bourreaux qui tenoient en main des cimeterres tous nuds, i’eſtois cependant deuant eux à genoux, & les mains liées, & ce fut alors que le Bonze Aſqueran Teixe Preſident de leur Iuſtice, ayant les deux bras retrouſſez iuſqu’aux eſpaules, & vn poignard à la main trempée dans le ſang de ce ieune Prince, ſe mit à me dire : Ie te coniure comme fils que tu es de quelque demon, & coupable du meſme crime que ceux qui habitent la maiſon de fumée, où ils ſont enſeuelis dans l’obſcure & profonde foſſe du centre de la terre, que tu me confeſſe icy d’vne voix ſi haute, que chacun te puiſſe ouyr, quelle a eſté la cauſe pour laquelle tu as voulu par ces ſortileges & enchantemens, tuer ce ieune innocent, que nous tenions comme les cheueux & le principal ornement de noſtre teſte. À cette demande ie ne ſceus que reſpondre d’abord, pour eſtre ſi hors de moy-meſme, que qui m’euſt oſté la vie, ie ne croy pas que ie l’euſſe ſenty. Ce qu’apperceuant le Preſident, & me regardant auec vne mine farouche : Vois-tu bien, continua-t’il, ſi tu ne reſponds aux demandes que ie te fais, tu te peux bien tenir pour condamné à vne mort de ſang, de feu, d’eau, & de ſouffles de vent ; car tu ſeras deffait & deſmembré en l’air comme les plumes des oyſeaux morts, que le vent emporte de part & d’autre, ſeparées des corps auec qui ils s’entretenoient durant leur vie. Cela dit, il me donna vn grand coup de pied pour m’eſueiller, & s’eſcria derechef : parle, confeſſe qui ſont ceux qui t’ont corrompu ? quelle ſomme d’argent t’ont-ils donnée ? comment s’appellent-ils ? & où eſt ce qu’ils ſont maintenant ? À ces mots eſtant vn peu reuenu à moy, ie luy reſpondis que Dieu le ſçauoit, & que ie le prenois pour iuge de cette cauſe. Mais luy qui ne ſe contentoit pas de ce qu’il auoit fait, recommença ſes menaces plus fort que iamais, & me mit deuant les yeux vne infinité de tourments & de choſes terribles. À quoy ſe paſſerent plus de trois heures, durãt lequel temps il pluſt à Dieu que le ieune Prince reuinſt à luy. Alors il n’euſt pas pluſtoſt veu le Roy ſon pere, enſemble ſa mere, & ſes ſœurs qui ſe fondoient en larmes, qu’il les pria de ne point pleurer, & qu’en cas qu’il vinſt à mourir il n’attribuaſſent ſa mort qu’à luy-meſme qui en eſtoit la ſeule cauſe ; les coniurant derechef par le ſang où ils le voyoient trẽpé, qu’ils me fiſſent deſlier ſans autre delay, s’ils ne le vouloiẽt faire mourir de nouueau. Le Roy bien eſtonné de ces langages, me fit incontinent oſter les manottes qu’on m’auoit miſes, & cependãt voila ſuruenir quatre Bonzes pour luy appliquer des remedes, mais lors qu’ils virent de quelle façon il eſtoit accommodé, & comme ſon poulce ne ſe tenoit qu’à la peau, ils ſe troublerent ſi fort de cela, qu’ils ne ſçauoient qu’en dire : À quoy le bleſſé ayant pris garde ; Sus, dit-il, qu’on me faſſe sortir d’icy ces demons, & que d’autres viennent qui ayent plus d’eſprit que ceux-cy à iuger de mon mal, puis qu’il a pleu à Dieu de me l’enuoyer. À l’heure meſme l’on fiſt ſortir les quatre Bonzes, & il en vint autres quatre à leur place, qui n’eurẽt iamais la hardieſſe de le panſer. Ce qu’ils n’eurẽt pas pluſtoſt dit au Roy, que de tristeſſe qu’il en euſt, il ne fut pas capable d’aucune conſolation. Neantmoins il ſe reſolut enfin de ſe ſeruir là dessus du conſeil de ceux qui eſtoient prés de luy, qui furent d’aduis d’enuoyer chercher vn Bonze appellé Teixeandono, hõme de grande reputation parmy eux, & qui demeuroit pour lors en la ville de Facataa à 70. lieuës de là ; & le Prince bleſſé ne pouuãt ſouffrir tous ces delays ; Ie ne ſçay, leur reſpondit-il, ce que vous voulez dire par le conſeil que vous donnez à mon pere, me voyant au deplorable eſtat où ie ſuis : car là où ie deurois deſia eſtre panſé, afin de ne perdre plus de ſang, vous voulez que i’attende apres vn vieillard tout pourry, qui ne peut eſtre icy qu’on n’ait fait 140. lieuës, tant pour aller que pour reuenir, de maniere qu’auparauant qu’il ſoit arriué il y aura vn mois d’eſcoulé. Ne me parlez donc plus de cela, & ſi vous me voulez faire plaiſir, relaſchez vn peu cet eſtranger, le raſſeurant de la peur que vous luy auez faite : par meſme moyen qu’on me faſſe ſortir de ceans toute cette foule. Celuy que vous croyez m’auoir bleſſé, me guerira comme il pourra. Car i’ayme bien mieux mourir de la main de ce pauure infortuné, qui a tant pleuré pour moy, qu’eſtre touché par le Bonze de Facataa, qui en l’aage qu’il a de 92. ans, ne voit pas plus loing que ſon nez.