Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 42.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 140-143).


Du chemin que fit Antonio de Faria, en s’en allant chercher l’Iſle d’Aynan, & de ce qui luy arriua.


Chapitre XLII.



Le Mercredy ſuiuant nous ſortiſmes de cette riuiere de Tinacoreu, & par l’aduis du Pilote nous allaſmes chercher Pullo Champeiloo, qui eſt vn Iſle inhabitée & ſituée en l’emboucheure de l’enſe de Cachenchina, à quarante degrez & vn tiers, du coſté du Nord : l’ayant abordée nous moüillaſmes l’ancre en vn havre où il y auoit bõ fonds, & y demeuraſmes trois iours, accommodant noſtre artillerie en maniere conuenable, puis nous en allaſmes vers l’Iſle d’Aynan, où Antonio de Faria croyoit trouuer le Corſaire Coia Acem qu’il cherchoit, & arriuant à l’eſcueil de Pullo Capas, qui fut la premiere choſe que nous viſmes en cette Iſle, il ne fit autre choſe que ſe ranger pres de terre, pour recognoiſtre les ports & les riuieres de cette coſte, & voir les entrées qu’elle auoit. Si toſt qu’il fut nuict, à cauſe que la Lorche dans laquelle il eſtoit venu de Patane, faiſoit force eau, il commanda à tous ſes ſoldats qu’ils ſe tranſportaſſent en vn autre meilleur vaiſſeau, ce qui fut fait incontinent, & arriuant en vne riuiere que nous découuriſmes ſur le ſoir vers l’Eſt, il y donna fonds vne lieuë en mer, à cauſe que le Iunco dans lequel il eſtoit ſe treuuoit fort grand, & demandoit beaucoup de fonds, puis craignant les bancs qu’il auoit veus toute cette iournée, il enuoya de ce lieu Chriſtouan Borralho, auec 14. ſoldats dans la Lorche à mont la riuiere, pour recognoiſtre quels eſtoiẽt les feux qu’il voyoit. Il partit doncques incontinent, & eſtant déia plus d’vne lieuë auant dans la riuiere, il fit rencontre d’vne flotte de 40. Iuncos fort grands, portans deux ou trois hunnes chacun. Alors craignant que ce fût l’armée du Mandarin, dequoy nous auions ouy parler, il ancra pres de terre, & s’éloigna vn peu d’eux : c’eſtoit enuiron la minuict, & la marée commençoit ſon cours ordinaire, ce que Borralho voyant & ſe voulant ſeruir d’icelle, il leua fort doucement & ſans bruit les anchres, puis paſſa outre, s’écartant des Iuncos pour aller du coſté où il auoit veu les feux, la pluſpart deſquels eſtoient deſia eſteints, & n’en eſtoit reſté que deux ou trois, que par fois l’on voyoit difficilement reluire, & qui luy ſeruoient de guide. Ainſi continuant sa route auec prudence il arriua en vn lieu où ſe voyoit vne quantité de Nauires grands & petits, ſi bien que ſelon l’aduis de pluſieurs il y auoit plus de deux mille voiles. Paſſant donc parmy eux à la ſourdine, il arriua en ce lieu peuplé de plus de dix mille meſnages, clos d’vne forte muraille faite de brique, auec des tours & des bouleuarts à noſtre mode, & de corridors pleins d’eau. En ce lieu des 14. ſoldats qui eſtoient dans la Lorche, il y en eut cinq qui mirent pied à terre, auec deux Chinois, de ceux qui s’eſtoient ſauuez du Iunco de Similau, qui nous laiſſerent leurs femmes en oſtage iuſques à leur retour, leſquels ayans par dehors viſité la ville, y furent trois heures de temps, ſans auoir eſté ouys ny recogneus d’aucun. Cela fait, ils ſe rembarquerent, puis ſortirent à voile & à rame ſans faire aucun bruit, craignans que ſi l’on les oyoit, ils ne couruſſent tous fortune de leurs vies. Eſtans ſortis de la riuiere ils trouuerent vn Iunco qui eſtoit à l’anchre il y auoit peu de temps, qui leur parut eſtre vne voile de l’autre coſté. Mais eſtant arriuez où eſtoit Antonio de Faria, ils luy firent le recit de ce qu’ils auoient veu, & de la groſſe armée qui eſtoit à mont cette riuiere, & du Iunco qu’ils auoient treuué anchré à l’emboucheure d’icelle, luy diſant par pluſieurs fois que ce pouuoit eſtre le chien de Coia Acem qu’il cherchoit. Cette nouuelle le reſiouïſt de telle ſorte, que ſans attendre ſeulement vn moment, il laiſſa l’anchre en mer, & fit faire voile, diſant que le cœur luy diſoit, que c’eſtoit luy ſans doute, qu’il y gageroit ſa teſte, & que ſi ce l’eſtoit, qu’il nous aſſeuroit tous qu’il eſtoit content de mourir le combattant, pour ſe vanger de ce barbare qui luy auoit fait vn ſi grand tort. S’approchant à la veuë du Iunco, il commanda à la Lorche de paſſer de l’autre coſté, afin que tous deux enſemble peuſſent l’aborder, & que pas vn d’eux ne ſe mit à tirer aucun baſton à feu, craignant qu’ils ne fuſſent entendus des Iuncos de l’armée, qui eſtoient à mont la riuiere, & qu’ils ne vinſſent voir ce que c’eſtoit. Si toſt que nous fuſmes arriuez où le Iunco eſtoit anchré, il fut incontinent par nous inuesty, ſautans dans iceluy 20. de nos ſoldats qui s’en rendirent les maiſtres, ſans qu’il leur fût fait aucune reſiſtãce ; car la plus grãde part des gens qui eſtoient en iceluy, ſe ietterent dans la mer, & quelques vns des plus courageux apres s’eſtre remis en leur ſens, voulurent faire teſte aux noſtres : mais Antonio de Faria ſe ietta incontinent dedans auec encore 20. autres ſoldats, qui combatants contre eux acheuerent de les desfaire, tuant plus de 30. des leurs, tellement qu’il ne demeura en vie que ceux qui volontairement s’eſtoient iettez dans la mer, leſquels il fit retirer pour ſeruit à la nauigation de ſes vaiſſeaux : & pour ſçauoir qui ils eſtoient, & d’où ils venoient, il fit mettre 4. d’iceux à la gehenne, dont deux ſe lasserent mourir ſans vouloir confeſſer choſe aucune, & comme l’on vouloit prendre vn petit garçon, pour luy faire le ſemblable, vn vieillard ſon pere qui eſtoit couché sur le tillac, s’eſcria à haute voix la larme à l’œil, qu’on euſt à l’eſcouter auant que faire mal à ce petit garçon. Antonio de Faria fit arreſter l’executeur, & diſt à ce vieillard qu’il euſt à parler, & dire ce qu’il voudroit, pourueu que ce fut la verité, & que s’il mentoit qu’il s’aſſeuraſt que luy & ſon fils ſeroient iettez vifs dans la mer, comme au contraire s’il diſoit la verité, il luy promettoit de les faire mettre en liberté tous 2. en terre, & qu’il luy rendroit auſſi toute la marchandiſe qu’il iureroit luy appartenir. A quoy le Vieillard Mahometan reſpondit : i’accepte la promeſſe que tu me fais, & eſtime grandement ta courtoiſie, en ce que tu donnes la vie à ce petit garçõ : car de la mienne comme inutile, ie n’en fais plus de compte, & me veux fier à ta parole, encore que l’office que tu exerces, me doiue diſtraire de ce faire pour n’eſtre conforme à la Loy Chreſtienne, que tu as profeſſée par le Bapteſme : reſponſe qui rendit Antonio de Faria ſi confus & ſi eſtonné, qu’il ne ſceut que luy reſpondre. Alors il le fit approcher pres de luy, & l’interrogea ſans le rudoyer, ny ſans luy faire aucunes menaces.