Les voyageuses au XIXe siècle/Madame Hommaire de Hell

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Alfred Mame et fils (p. 23-58).


MADAME HOMMAIRE DE HELL


Mme Hommaire de Hell s’est acquis une juste renommée, non seulement comme voyageuse infatigable, mais en servant de collaborateur et de secrétaire à son mari dans ses travaux scientifiques[1]. Ses essais poétiques, quoiqu’ils ne soient pas dépourvus de mérite, sont tombés dans l’oubli auquel n’échappent que les génies supérieurs ; mais sa vie et son caractère méritent d’attirer l’attention.

Elle était née en Artois en 1819, et perdit sa mère de bonne heure ; la tendresse vigilante d’une sœur aînée suppléa à cette perte. Son père était un de ces hommes sur lesquels semble s’acharner une mauvaise chance ; il avait en outre un besoin perpétuel de changement qui lui faisait, sans motifs valables, déplacer continuellement sa résidence. Avant l’âge de sept ans, la petite Adèle avait déjà été transplantée de Franche-Comté en Bourbonnais, en Auvergne, et enfin à Paris, où elle fit son éducation dans un pensionnat. La mort de son père la replaça sous la tutelle de sa sœur, établie à Saint-Étienne. Peu de temps après son arrivée dans cette ville, elle eut l’occasion de rencontrer Xavier Hommaire de Hell, jeune ingénieur de l’École des mines, qui depuis est devenu un géologue célèbre. Quoique Adèle n’eût que quinze ans et qu’elle fût sans fortune, il n’eut pas un instant de repos qu’il n’eût obtenu de ses propres parents l’autorisation de l’épouser. Il était fort jeune lui-même (né en 1812) et tout à fait à l’entrée de sa carrière. Pour subvenir aux besoins de son ménage, M. de Hell obtint un poste dans une administration de chemin de fer, mais temporairement, car il était déjà résolu à chercher la renommée et la fortune à l’étranger. Il mit tant d’énergie dans ses démarches, que, dès la première année de son mariage (1833), il était engagé comme ingénieur par le gouvernement turc. Sa femme, qui venait d’avoir un enfant, ne put l’accompagner ; la séparation fut douloureuse ; mais tous les deux savaient que pour le moment il n’avait en France aucune chance de succès, et tous les deux avaient résolu que la séparation ne serait pas longue. En effet, avant un an écoulé, Mme de Hell, son enfant dans les bras, partait pour rejoindre son mari.

Ce séjour en Orient commença à développer ses facultés poétiques. Elle avait toujours été très sensible aux beautés de la nature, au charme des vers, à l’émotion des hautes pensées ; mais elle n’avait jamais cherché à définir ni à formuler ses impressions. Les côtes et les îles de la Méditerranée avec leurs innombrables merveilles et leurs souvenirs historiques firent, pour ainsi dire, éclore son talent. Sous l’empire de ces émotions, elle s’essaya pour la première fois à revêtir ses pensées du rythme et de l’harmonie des vers. Il n’est pas difficile de s’imaginer quel effet devaient nécessairement produire sur une âme impressionnable et une imagination vive le panorama aux tons si riches des îles de la Grèce, et ce splendide coup d’œil de Constantinople et de la Corne d’or. Pendant quelque temps, elle nous le dit elle-même, elle vécut dans une sorte d’enivrement moral et intellectuel ; il lui semblait être transportée dans un monde idéal qui l’étonnait tout en la ravissant.

La peste décimait alors les malheureuses populations musulmanes ; mais ce fléau ne terrifiait pas nos enthousiastes voyageurs. Comme s’ils se savaient protégés par une influence magique, ils circulaient sans crainte, visitant tout ce qu’il y avait de curieux, et, malgré cela, incapables de satisfaire cette soif d’admiration qu’excitait la splendide nature dont ils étaient environnés. L’active imagination de Mme de Hell était vivement frappée des aspects pittoresques de la vie orientale, de son éclat de couleur, de ses formes gracieuses, si différents des banales réalités de l’Occident. Il lui semblait vivre au temps des califes, en pleines Mille et une Nuits, être contemporaine, par exemple, du juste Aroun-al-Raschid, quand elle voyait passer devant elle ces foules bigarrées où se mêlaient des Grecs aux bonnets pointus, des jongleurs indous souples et agiles, des femmes étroitement voilées, escortées d’esclaves noirs, des mendiants à barbe grise qui ressemblaient à des princes déguisés, et des Arméniens drapés dans leurs longs manteaux garnis de fourrures. Elle était ravie d’explorer, accompagnée de son mari, les recoins muets des rues montueuses et presque désertes des quartiers les moins fréquentés de Stamboul, où une fenêtre grillée ou bien une porte entr’ouverte lui inspirait tout un roman, ou la faisait rêver de palais merveilleux. À l’époque où Mme de Hell visita l’Orient, il était regardé comme dangereux pour les Européens de se montrer dans les rues de Constantinople, et ils ne sortaient pas des faubourgs de Péra et de Galata, exclusivement réservés à la population chrétienne, et séparés de la ville musulmane par le bras de mer connu sous le nom de Corne d’or. Et comme dans ces temps-là les touristes étaient rares, la présence d’un giaour dans le quartier mahométan devenait un événement extraordinaire. Quiconque aurait rencontré ce jeune ménage dont le regard curieux fouillait partout pour faire quelque nouvelle découverte, et qui s’égarait au hasard comme deux écoliers en rupture de classe, ne se serait certes pas douté qu’une terrible épidémie ravageait la ville, et sévissait le plus cruellement dans ces quartiers qu’ils choisissaient pour terrain d’exploration. Mais le danger de la contagion était moins grand peut-être que celui auquel ils s’exposaient en pénétrant sur le territoire sacré de l’Islam. Cependant la Providence les protégea, et leurs allures franches et insouciantes désarmèrent le fanatisme, car ils ne s’attirèrent ni insultes ni molestations.

Comme M. et Mme de Hell résidèrent plus d’un an à Constantinople ; il est inutile d’ajouter que ce séjour suffit pour dissiper les illusions dont ils s’étaient plu à revêtir tout ce qui les entourait. Ces visions féériques s’évanouirent, et à leur place ils virent les grossières réalités de l’ignorance, du fanatisme et des abus de tout genre ; ils découvrirent que l’ordre et la liberté de l’Occident sont infiniment préférables à l’originalité pittoresque de la vie d’Orient. En 1838, ils partirent pour Odessa, où M. de Hell espérait obtenir une position digne de ses talents. Tout l’avenir du jeune couple reposait sur une lettre de recommandation pour le général Potier, qui les accueillit très cordialement. Le général, qui possédait dans les environs d’Odessa une vaste propriété où il se livrait à l’élevage d’une race fameuse de moutons mérinos, avait formé le projet d’élever des moulins sur le Dniéper. Il lui fallait un ingénieur ; il accepta aussitôt M. Hommaire de Hell, l’emmena dans sa propriété de Kherson et le mit à l’œuvre. Pendant qu’il exécutait ce travail, M. de Hell conçut l’idée d’une exploration scientifique du bassin de la mer Caspienne, fort peu connue alors des géographes ; et cette idée s’empara si fortement de son esprit, que quelques mois plus tard il renonça à sa position pour la réaliser. Dans une de ses excursions aux cataractes du Dniéper, où devaient s’élever les moulins, ses connaissances géologiques lui firent découvrir une riche mine de fer qui a été depuis exploitée avec succès.

« Cette période de ma vie, écrivait plus tard Mme de Hell, passée au milieu des steppes, loin de toutes les villes, m’apparaît à présent sous un jour si calme, si doux et si serein, que le moindre incident qui m’en fait souvenir m’émeut profondément. Rien que pour revoir la côte où nous passions des jours entiers à chercher des coquilles, rien que pour entendre le son des grandes vagues roulant sur le sable et les algues, rien que pour retrouver une seule des impressions de cette époque heureuse, je referais volontiers le voyage. »

M. de Hell fit, pendant l’hiver de 1838, des préparatifs considérables pour sa grande expédition scientifique, et, ayant obtenu du comte Worontzow, gouverneur de la Russie méridionale, des lettres pressantes de recommandation pour les fonctionnaires de toutes les provinces qu’il aurait à traverser, il partit avec sa femme au mois de mai 1839, accompagné d’un Cosaque et d’un excellent drogman qui parlait tous les dialectes de ces contrées. Ce n’était pas sans peine que Mme de Hell avait triomphé des hésitations de son mari à lui faire partager les fatigues de cet aventureux voyage, et elle en éprouvait une joie facile à comprendre, surtout chez une femme de vingt ans. « Tous les récits des voyageurs célèbres me revenaient à l’esprit, et je me répétais avec un certain orgueil que moi, une femme, une Parisienne, j’allais à mon tour explorer de lointaines contrées. Chose bizarre ! prouvant bien ma vocation voyageuse, tout ce qui aurait épouvanté la plupart des femmes était précisément ce qui me charmait le plus dans la perspective de ce voyage, et l’énumération que me faisait mon mari des fatigues extrêmes, des privations, voire des dangers que nous aurions à essuyer, n’avait d’autre résultat que d’augmenter mon impatience de partir. »

Le début devait être encourageant, car jusqu’au Volga M. et Mme de Hell voyageaient en poste, à travers ces steppes que le printemps russe revêt d’un charme indéfinissable. Ils restaient encore au sein de la civilisation, soit qu’à Ekatérinoslaw ils retrouvassent les ruines du palais de la grande Catherine, et qu’à Taganrok ils allassent au bal chez le général Khersanof. Cependant il y avait aussi des incidents pittoresques par exemple, l’hospitalité dans les paisibles colonies allemandes, formant comme des oasis dans le désert des steppes de la mer d’Azof ; l’une d’elles, Sarepta, est habitée par des Frères
Cosaques des bords de la mer Caspienne.
moraves, qui y mènent une vie toute patriarcale. Mais c’était au bord du Volga que devait commencer le véritable voyage.

« Une ligne d’un blanc mat, que l’obscurité nous permettait à peine de distinguer, nous annonça la présence du fleuve. Nous le cotoyâmes pendant la nuit, l’apercevant de temps à autre à la pâle clarté des étoiles. Grand nombre de lumières brillaient le long de ses rives ; c’étaient des lanternes de pêcheurs. Ces points lumineux, changeant à chaque instant de place, ressemblaient aux feux follets qui séduisent et trompent les voyageurs. Les campements des Kalmouks, masses noires qui semblaient glisser sur la surface du steppe ; l’obscurité de la nuit, la rapidité avec laquelle notre troïka nous emportait à travers l’immensité de la plaine ; la clochette de poste, dont le son aigu vibrait dans l’espace ; et, bien au-dessus de tout cela, l’idée que nous étions dans le pays des Kalmouks, avaient produit en moi une excitation fébrile qui me tint constamment éveillée.

Au point du jour, mes yeux se tournèrent ardemment vers le Volga, qui resplendit bientôt sous les teintes éclatantes du soleil levant. Avec quel sentiment d’enthousiasme et même d’orgueil j’envisageai alors ce beau fleuve, qui déroulait devant nous son cours tranquille et majestueux, ses méandres, et la multitude de ses îlots couverts d’aunes et de trembles, coupés de mille canaux ! De l’autre côté du Volga s’étendaient à perte de vue les immenses steppes où campent les Khirghises, et dont la ligne, à l’horizon, était aussi unie que celle de l’Océan. Il eût été difficile d’imaginer un spectacle plus grandiose, plus en harmonie avec l’idée qu’éveille le Volga, auquel son cours de six cents lieues assigne le premier rang parmi les grandes rivières d’Europe. »

Assurément c’était tourner le dos à la monotonie de la vie quotidienne que de s’embarquer sur le Volga pour Astrakan, la belle ville perdue au milieu de tristes dunes de sable dont le moindre vent change l’aspect, et dont aucun bruit, aucun mouvement ne trouble la solitude, si ce n’est de temps à autre des troupes de chameaux venant s’abreuver au fleuve. Aussi quel fut leur ravissement lorsqu’elle apparut tout d’un coup, avec ses églises, ses coupoles, ses forts en ruines ! « Située dans une île du Volga, ses alentours ne sont pas, comme ceux des grandes cités, couverts de villages et de cultures ; elle est seule, entourée de sable et d’eau, tout orgueilleuse de sa souveraineté sur ce beau fleuve, et du nom gracieux d’Étoile du désert dont l’a baptisée la poétique imagination des Orientaux. »

Ce qui refroidit leur enthousiasme fut la difficulté de s’y loger. Heureusement une charmante Polonaise leur ouvrit sa maison, et Mme de Hell saisit cette occasion pour remarquer qu’elle a toujours retrouvé chez les Polonais cette sympathie pour tout ce qui est français. Elle et son mari profitèrent de leur séjour pour aller rendre visite à un prince kalmouk qui habitait dans le voisinage.

« L’îlot qui appartient au prince Tumène se trouve complètement isolé au milieu du fleuve ; à le voir de loin baigné par les vagues, on dirait un nid de verdure n’attendant qu’un souffle pour s’abandonner au cours rapide du Volga. À mesure qu’on avance, la plage se déroule, les arbres se groupent, le palais du prince laisse apercevoir une partie de sa blanche façade et les galeries à jour de ses tourelles. Tout paraît en relief, depuis la coupole de la mystérieuse pagode qu’on voit s’élever parmi les arbres, jusqu’à l’humble kibitka, resplendissant sous les teintes magiques du couchant. Ce paysage présentait un caractère calme, étrange et profondément mélancolique. C’était un monde nouveau que la fantaisie pouvait peupler à sa guise, une de ces îles mystérieuses qu’on rêve dans ses moments d’hallucination, une chose enfin comme on n’en retrouve pas deux fois sur ses pas de voyageur. »

La réception fut charmante, et Mme de Hell se plaignait presque de retrouver chez ce prince kalmouk le monde européen et la conversation française, dans cette luxueuse demeure qui rappelait par sa richesse les palais des nababs d’Asie. Cependant ce vieux prince Tumène, qui recevait si agréablement ses hôtes, s’était enfermé dans cette retraite à la suite d’amers chagrins, et s’y livrait aux pratiques les plus austères de la religion bouddhique. Le palais, construit dans le style chinois, était très bien situé sur la pente d’une colline, et dominait un massif d’arbres au milieu duquel s’élevait la coupole dorée d’une pagode dont le prince seul, avec les prêtres kalmouks les plus célèbres du pays, avait l’accès. De belles prairies, coupées de bouquets d’arbres, des champs bien cultivés, déployaient leur verdure à gauche du palais, et offraient une suite de tableaux variés, animés par le galop des cavaliers, les chameaux errants dans les riches pâturages, les officiers portant les ordres de leur chef aux nombreuses tentes groupées sur le bord de l’eau ; le spectacle était aussi imposant qu’harmonieux dans son ensemble.

Mme de Hell reçut l’invitation d’aller visiter la belle-sœur du prince, qui, l’été, préférait le séjour de sa kibitka à celui du palais ; cette princesse était, lui dit-on, très belle et très savante. Arrivée à la tente, Mme de Hell se vit introduite, en soulevant la portière, dans une pièce spacieuse, éclairée par en haut et tendue de damas rouge, dont le reflet jetait une teinte vive sur tous les objets ; le sol était couvert d’un magnifique tapis turc et l’air chargé de parfums. Dans cette atmosphère rose et parfumée, la princesse était assise sur une estrade un peu basse, vêtue d’étoffes brillantes et immobile comme une idole ; autour d’elle, une vingtaine de femmes en grande toilette se tenaient accroupies sur leurs talons. Après quelques minutes pour laisser à sa visiteuse le temps de l’admirer, la princesse descendit lentement les degrés, s’approcha avec dignité, lui prit la main, l’embrassa et la conduisit à la place qu’elle venait de quitter. « Une maîtresse de maison parisienne, dit Mme de Hell, n’eût pas agi avec plus de grâce. » Par l’intermédiaire d’un interprète arménien, elles entamèrent une conversation très animée, où la princesse déploya infiniment d’esprit et la curiosité la plus intelligente ; puis elle donna l’ordre de commencer les danses. Une des dames d’honneur se leva alors et fit quelques pas en tournant lentement sur elle-même, tandis qu’une autre, restée assise, tirait des sons mélancoliques d’une balalaïka (espèce de guitare) ; les mouvements et les attitudes de sa compagne étaient du reste beaucoup plus une pantomime qu’une danse. Plusieurs fois la jeune fille étendit les bras et se mit à genoux comme pour invoquer un être invisible. Cette danse animée avait un caractère de tristesse profonde, dont Mme de Hell ne put démêler la signification.

La représentation dura assez longtemps pour lui permettre d’examiner la princesse et de reconnaître que sa réputation de beauté était méritée. Sa taille était imposante, et on en devinait l’élégance sous ses nombreux vêtements ; une bouche fine, laissant apercevoir des dents de perle, une physionomie pleine de douceur, un teint un peu brun, mais d’une délicatesse exquise, l’auraient fait regarder, même en France, comme une très belle personne, si la coupe du visage et l’ensemble des traits, les yeux obliques, les pommettes saillantes, n’avaient pas rappelé un peu trop la race kalmouke. Sous sa robe, d’une précieuse étoffe persane toute galonnée d’argent, elle portait une tunique de soie ouverte par devant et descendant jusqu’aux genoux. Le corsage montant, tout à fait plat, étincelait d’une broderie d’argent et de perles fines. Autour du cou elle avait un fichu de batiste blanche, ressemblant assez aux cols de chemise d’hommes d’il y a quarante ans, et attaché par un bouton de diamant. Ses magnifiques cheveux noirs retombaient sur sa poitrine en deux tresses épaisses ; un bonnet jaune, bordé de belle fourrure et rappelant la forme des bonnets carrés de nos juges, était posé coquettement un peu en arrière de sa tête. Mais les deux articles de son costume qui surprirent le plus Mme de Hell furent un mouchoir de batiste brodé et une paire de mitaines noires, preuve évidente que les produits de l’industrie française se glissent jusque dans la toilette d’une dame kalmouke. Parmi les bijoux dont la princesse était chargée, il ne faut pas oublier une lourde chaîne d’or, tournée deux ou trois fois dans ses belles tresses, tombant de là sur sa poitrine et rattachée aux anneaux d’or qui ornaient ses oreilles. Les dames d’honneur avaient un costume analogue, moins opulent : « elles ne s’étaient pas émancipées jusqu’à porter des mitaines. »

La princesse permit même à sa fille et à son fils, un beau garçon de quinze ans, de danser à leur tour ; et la danse des hommes parut à Mme de Hell beaucoup plus animée et plus intéressante que celle des femmes. Un concert et des rafraîchissements terminèrent la réception. En sortant, les invités se rendirent à l’endroit où étaient les chevaux en liberté ; dès qu’on les aperçut, cinq ou six hommes à cheval s’élancèrent au milieu du taboon ou enceinte des chevaux, les yeux attachés sur le fils de la princesse, qui devait leur désigner l’animal qu’il fallait saisir. Sur un signal, ils enroulèrent leurs lassos autour d’un jeune cheval, à la crinière flottante, dont l’œil dilaté exprimait la terreur. Un kalmouk légèrement vêtu, qui suivait à pied, sauta sur le cheval, coupa les lacets qui garrottaient la bête furieuse, et engagea avec lui une lutte incroyable d’audace et d’agilité. Il était impossible d’imaginer un spectacle plus frappant. Parfois le cheval et le cavalier roulaient sur l’herbe, parfois ils fendaient l’air ainsi qu’une flèche, et s’arrêtaient brusquement comme si un mur se fût dressé entre eux. Tout d’un coup le cheval rampait sur le ventre ou se dressait de façon à arracher des cris d’effroi aux spectateurs ; alors il partait d’une course folle à travers la troupe effarée, cherchant par tous les moyens possibles à se débarrasser de ce fardeau inaccoutumé.

Mais cet exercice, si violent et si périlleux qu’il paraisse aux Européens, n’était qu’un jeu pour le Kalmouk, dont le corps suivait tous les mouvements de l’animal avec tant de souplesse, qu’on eût pu croire que tous les deux ne faisaient qu’un. La sueur ruisselait des flancs de l’étalon, et il tremblait de tous ses membres. Quant au cavalier, son sang-froid aurait couvert de confusion les plus habiles écuyers d’Europe. Dans les moments les plus critiques, il trouvait encore le moyen d’agiter son bras en signe de triomphe, et maintenait toujours sa monture indomptée sous les yeux des spectateurs. Sur un nouveau signe du prince, deux cavaliers qui suivaient de près ce hardi centaure l’enlevèrent de la selle et l’emportèrent au galop ; le cheval, rendu à la liberté, après un moment d’hésitation partit à toute vitesse pour se perdre au milieu des autres. Plusieurs cavaliers recommencèrent le même exercice, sans qu’un seul se laissât démonter ; le dernier fut un enfant de dix ans, qui, comme les autres, n’ayant pour point d’appui que la crinière du cheval, montra autant d’intrépidité héroïque. C’est donc dès leur enfance que les Kalmouks se plaisent à dresser des chevaux sauvages, et les femmes même ne restent pas étrangères à cet amusement.

Un superbe dîner, mi-russe mi-français, fut présidé le soir par les deux princes Tumène ; les vins de France, surtout le Champagne, y furent prodigués ; la princesse manifesta beaucoup de répugnance à prendre place à table : elle ne le fit que sur l’autorisation expresse de son beau-frère, auquel elle témoignait un profond respect. Après le repas, le prince permit à ses hôtes de visiter la mystérieuse pagode, remplie d’idoles monstrueuses et d’animaux fabuleux. En y entrant, ils furent accueillis par un épouvantable charivari. « Prêtres et musiciens, tous agenouillés, et ressemblant par leurs traits et leurs poses à des magots chinois, avaient des costumes de couleurs éclatantes, chargés de broderies d’or et d’argent, se composant d’une large tunique à manches ouvertes, et d’une espèce de camail à dents de loup. Quant à leur coiffure, elle avait assez d’analogie avec celle des anciens Péruviens, à cela près que les plumes étaient remplacées par des plaques d’argent couvertes de peintures religieuses ; au centre de cette couronne se dressait en outre une espèce de houppe de soie noire, reliée de distance en distance, et partagée enfin en différentes tresses qui retombaient sur les épaules. Ce qui fit surtout l’objet de notre étonnement, ce furent les instruments de musique. À côté d’énormes timbales et du tam-tam chinois on voyait de grosses coquilles marines faisant fonction de cornets, et deux immenses tubes de cuivre de trois à quatre mètres de long, étayés par des supports. S’il y a complète absence de mesure, d’accord et de méthode dans la musique religieuse des Kalmouks, en revanche chacun fait le plus de bruit possible à sa manière et suivant la force de ses poumons. Le concert commença par un carillon de petites cloches d’un timbre argentin, puis vibrèrent bientôt les tam-tam et les cymbales, auxquels se mêla le glapissement aigu des coquilles, le tout couronné par les mugissements de deux grandes trompes, qui firent trembler toutes les voûtes du temple. Cette fois nous étions à des milliers de lieues de l’Europe, au cœur de l’Asie. »

Ce fut sans doute par amour des contrastes que, pour terminer la soirée, Mme de Hell organisa, avec les invités russes du prince, un bal improvisé ; on découvrit un violon, une guitare et un flageolet, et la gaieté générale gagna même la princesse et sa fille, qui prirent part au galop avec un extrême plaisir. Cette journée faisait époque dans leur vie autant que dans celle de la Parisienne qui était venue les visiter.

Le portrait que Mme de Hell fait des Kalmouks est, somme toute, très favorable, et prouve qu’elle avait étudié de près leurs mœurs et les habitudes de leur vie journalière. Quant au physique, elle dit qu’ils ont les yeux obliques, les paupières peu ouvertes, des sourcils noirs très clairsemés, les pommettes saillantes, une forte dépression à la naissance du nez, la barbe et les moustaches rares, la peau d’un brun jaunâtre. Les lèvres des hommes sont épaisses et charnues ; mais les femmes, surtout celles des classes élevées, ont des bouches en cœur d’un dessin exquis. Tous ont de grandes oreilles, très détachées de la
Voiture russe.
tête, et des cheveux invariablement noirs. Les Kalmouks sont en général petits, mais de tournure agile et bien prise. On voit chez eux peu de gens contrefaits, car, avec la sagesse de la nature, ils n’entravent en rien le développement de leurs enfants, et ne leur mettent même aucun vêtement jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de neuf ou dix ans. Dès qu’ils peuvent marcher, ils montent à cheval, et leur vigueur se développe par ces exercices, qui constituent le principal amusement des tribus.

Comme tous ceux qui vivent dans de vastes plaines, ils acquièrent une vue très perçante. Une heure après le coucher du soleil, ils peuvent apercevoir un chameau à une distance de plus d’une lieue. Mme de Hell nous dit que souvent, alors qu’elle ne voyait qu’un point à l’horizon, ils distinguaient nettement un cavalier armé d’une lance et d’un fusil. Ils ont aussi un talent extraordinaire pour retrouver leur route dans ce désert du steppe, où nul sentier n’est tracé. Ils font ainsi des centaines de kilomètres avec leurs troupeaux, sans jamais dévier de leur route, qui cependant ne leur est indiquée par aucun jalon apparent.

Le costume du peuple n’a rien de très particulier, sauf le bonnet, qui est toujours de drap jaune, doublé de peau d’agneau noir, et semblable pour les deux sexes. Mme de Hell penche à croire qu’ils y attachent quelque idée superstitieuse, par suite des difficultés qu’elle éprouva à s’en procurer un. Ils ont de larges pantalons, et les plus riches portent deux longues tuniques, dont une est attachée autour de la taille ; mais l’habit du vulgaire ne consiste qu’en une veste de peau aux manches étroites. Les hommes se rasent une partie de la tête ; le reste de leurs cheveux est rassemblé de façon à former une queue qui leur pend sur les épaules. Les femmes portent des tresses, seul détail de leur toilette qui la distingue de celle de leurs maris. Les princes ont adopté le costume circassien, ou l’uniforme des cosaques d’Astrakhan, corps auquel plusieurs d’entre eux appartiennent. La chaussure ordinaire consiste en des bottes rouges à talons très élevés, bottes en général trop courtes, les Kalmouks ayant pour les petits pieds la même partialité que les Chinois. Comme ils sont toujours à cheval, ce défaut de leur chaussure n’est pas pour eux un grand inconvénient ; mais, par contre, ils sont très mauvais marcheurs, et fort embarrassés quand ils n’ont pas de monture.

Comme toutes les peuplades pastorales, les Kalmouks mènent une vie très frugale ; ils ont peu de besoins, et leur existence nomade ne favorise pas chez eux le développement du luxe. Ils se nourrissent principalement de lait et de beurre ; le thé est leur breuvage favori. Leurs menus comprennent aussi de la viande, et surtout celle du cheval, qu’ils préfèrent à toute autre ; mais ils ne la mangent pas crue, comme certains écrivains l’ont prétendu. Quant aux céréales, si précieuses aux Européens, ils en connaissent à peine l’usage ; ce n’est qu’à de lointains intervalles que quelques-uns achètent du pain ou des gâteaux d’avoine à leurs voisins russes. Leur manière de préparer le thé ne serait pas de notre goût. Ce thé leur vient de Chine en briques fort dures, composées des feuilles et de la partie la plus grossière de la plante. Après l’avoir fait bouillir pendant un certain temps dans l’eau, ils y ajoutent du lait, du beurre et du sel : le breuvage devient épais et d’un rouge terne. Mme de Hell, qui en avait goûté, le déclare détestable ; mais les Kalmouks disent qu’on s’y habitue facilement, et qu’on finit par le trouver délicieux. Il a du moins une qualité : en stimulant la transpiration, il sert d’excellent préservatif contre les rhumes. Les Kalmouks le boivent dans de petites sébiles de bois, rondes et plates, auxquelles ils attachent une extrême valeur. Mme de Hell en a vu qui étaient estimées deux ou trois chevaux ; elles sont faites en général de racines importées d’Asie. Il est inutile de dire que les Kalmouks ne connaissent pas les théières, et font leur thé dans de grandes marmites de fonte. Ce qu’ils goûtent le plus après le thé, ce sont les liqueurs spiritueuses. Avec le lait de jument ou d’ânesse, ils fabriquent une espèce d’eau-de-vie ; mais, comme c’est un faible stimulant, ils recherchent avidement les liqueurs russes, et, pour éviter les conséquences fatales de cette passion, le gouvernement impérial a interdit d’ouvrir des débits de spiritueux au centre des hordes. Les femmes ne sont pas moins avides que les hommes de ces mortelles boissons ; mais elles sont tellement surveillées par leurs seigneurs et maîtres, qu’elles ont bien peu d’occasions de satisfaire ce goût dépravé.

Chez les Kalmouks, comme chez tous les peuples d’Orient, le sexe fort traite avec mépris les soins du ménage et les abandonne entièrement aux femmes, qui travaillent, élèvent les enfants, tiennent les tentes en ordre, fabriquent les vêtements, préparent les fourrures de toute la famille et s’occupent des troupeaux. C’est à peine si les hommes condescendent à panser leurs chevaux ; ils chassent, boivent du thé ou de l’eau-de-vie, fument, et dorment étendus sur leurs tapis de peaux. Ajoutez à ces occupations habituelles quelques jeux, comme les échecs et les osselets, et vous aurez le tableau complet de l’existence d’un père de famille kalmouk. Cependant les femmes ne se révoltent jamais contre leur pénible besogne ; elles sont accoutumées à ce fardeau et le portent gaiement ; mais elles vieillissent de très bonne heure, et après quelques années de mariage, non seulement elles perdent toute beauté, mais leurs traits grossis et leurs corps robustes rendent extrêmement difficile de les distinguer des hommes, d’autant que le costume est à peu près le même.

Après le séjour à Astrakhan, la partie la plus dangereuse comme la plus difficile de l’expédition allait commencer. Il fallait emporter des provisions pour ne pas mourir de faim dans le steppe. Une escorte était nécessaire, et, pour la commander, le gouverneur d’Astrakhan choisit un de ses meilleurs officiers, un jeune prince tartare, possesseur d’un faucon admirablement dressé dont il ne se séparait jamais ; aussi, en le présentant aux voyageurs, le général, toujours préoccupé des privations qui les attendaient, leur dit en riant : « Maintenant ma conscience est en repos ; je vous ai donné un brave soldat pour vous défendre, et un compagnon de route qui ne vous laissera pas mourir de faim. »

Ce faucon fut un amusement pour Mme de Hell et réussit à la distraire des ennuis de la route, très mauvaise, et du temps, qui ne l’était pas moins. Pendant trois mortels jours, l’orage les retint dans une misérable masure où ils manquaient des choses les plus nécessaires, et où la jeune femme avoue qu’elle se sentait prise d’accès de désespoir. Enfin ils purent se remettre en marche. Leur caravane offrait un coup d’œil original et plaisant ; trois chameaux traînaient la britschka, tandis que plusieurs chevaux, montés par les Cosaques de l’escorte, suivaient avec les chameaux chargés des bagages. Tous les hommes étaient armés jusqu’aux dents, de peur d’une attaque des bandes de Kalmouks pillards qu’on leur avait signalées dans les environs, et le prince barbare chevauchait à la portière, son faucon sur le poing, tout prêt à transmettre les ordres à l’escorte, ou à s’élancer au galop au moindre signal de danger, tandis que le drogman se prélassait sur le siège avec un air de majestueuse indifférence. Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent sur le bord de la mer Caspienne, dont les rivages leur parurent affreux. « Un ciel gris d’une teinte blafarde, traversé de temps à autre par des nuages noirs et pesants, donnait au sable, à la plage déserte, aux côtes basses et découpées qui allaient s’unir à la mer, quelque chose de terne, de lourd, de sinistre. Le même linceul funèbre semblait envelopper les maisons de bois bâties dans le sable… Je ne reconnaissais plus notre planète, et j’en étais à me demander si quelque nécromant ne m’avait pas jetée dans un de ces mondes relégués si loin du soleil, que ses rayons n’y transmettent qu’une ombre de vie. »

Pendant les six semaines qui suivirent, M. de Hell parcourut le steppe pour ses études scientifiques, et sa femme trouva un grand charme de nouveauté à vivre ainsi sous la tente, « en vrais Kalmouks, » seuls dans l’immense plaine, ne rencontrant même de campements qu’à de longs intervalles. Elle en arrivait à comprendre l’amour passionné de ces hordes demi-sauvages pour leur désert et leurs kibitkas. Ce fut avec regret qu’elle leur dit adieu pour rentrer dans les régions habitées.

Après quelques jours de repos à Vladimirofka, telle propriété où un gentilhomme russe d’une rare intelligence avait fondé une colonie agricole, ils reprirent leur voyage, s’avançant rapidement vers le Caucase, dont le sommet le plus élevé, le mont Elbrouz, leur montrait de temps à autre sa tête majestueuse, le plus souvent encapuchonnée de nuages, comme pour se voiler aux regards profanes. La tradition veut que sur son sommet se soit posée la colombe de Noé, pour y cueillir le mystique rameau d’olivier qui est devenu depuis le symbole de la paix et de l’espérance.

« Quoiqu’à peine hors des steppes, nous voyagions alors dans un pays enchanté ; des lignes indécises qui se dessinaient et se coloraient dans l’horizon, selon l’état du ciel, nous annonçaient de plus en plus distinctement les Alpes caucasiennes. Elles nous apparurent d’abord en légères fantaisies de brouillards, en vapeurs transparentes qui semblaient nager dans l’air, selon le vent et les caprices de la lumière ; mais peu à peu cette fantasmagorie aérienne se changea en montagnes couvertes de forêts, en gorges profondes, en dômes couronnés de vapeurs. Nous rencontrâmes plusieurs cavaliers en costume circassien, qui, par leur beauté mâle et fière, nous donnèrent un échantillon de cette race caucasique, la plus belle de l’Europe. Leur physionomie et leur équipement militaire annonçaient un peuple montagnard et guerrier, aussi habile à garder les troupeaux qu’à se servir de la carabine à l’occasion. Nos facultés avaient peine à suffire aux émotions multiples qu’éveillait en nous une nature riche et vigoureuse, étalant, malgré la saison avancée, une magnifique végétation et les teintes variées de ses forêts et de ses montagnes. Les perspectives déroulaient de plus en plus à nos yeux leur océan de pics, d’escarpements, de ravins, de sommets neigeux, dont nous pouvions saisir presque tous les détails. C’était beau, c’était magnifiquement beau, et surtout cela s’appelait le Caucase ! Le Caucase, nom qui évoque dans l’esprit tant de grandes pensées, tant de souvenirs historiques, auquel se rattachent les traditions les plus reculées, les croyances les plus fabuleuses ; le Caucase, d’où les historiens font descendre, dans les premiers âges du monde, les familles primitives, souches de tant de grandes nations ! »

À Georgief, ils étaient sur le seuil du Caucase, et la nature la plus pittoresque allait les dédommager des monotones aspects de la mer Caspienne. Mais la route avait ses dangers ; on avait déjà parlé aux voyageurs des brigands circassiens qui l’infestaient. Pour achever de bouleverser Mme de Hell, on lui montra l’endroit même où, l’année précédente, une jeune dame polonaise avait vu sa suite massacrée, et avait disparu elle-même sans qu’on eût pu retrouver son corps, ce qui faisait supposer qu’elle avait été emmenée captive, sort plus terrible que la mort. « Je voyais des brigands partout… Qu’on juge donc de ma terreur lorsque la brume, s’éclaircissant, nous permit de distinguer, à cent pas de la route, un groupe de cavaliers bien propre à réaliser les fantômes de mon imagination… Jamais je n’oublierai le regard de colère que chacun d’eux jeta en passant sur nos Cosaques. Du reste, ce fut la seule manifestation qu’ils se permirent, pour exprimer la haine qu’ils gardent au fond du cœur à tout ce qui leur rappelle la Russie. Sous la bourka noire qui les recouvrait à moitié, on voyait briller leurs pistolets et leurs poignards damasquinés. Au moment de disparaître à nos yeux, ils se dessinèrent en plein sur le sommet de la colline. Leur étrange aspect, leur tournure belliqueuse et leurs coursiers vigoureux empruntaient au brouillard quelque chose de fantastique qui me fit songer aux héros d’Ossian. »

Piatigorsk, célèbre par ses eaux minérales, était moins une ville qu’une réunion de gracieuses villas, habitées quelques mois de l’année par une aristocratie opulente. Tout y était brillant et coquet, avec ce cachet de luxe que les Russes aiment à répandre partout autour d’eux. Rien n’y blessait les yeux, rien n’y touchait le cœur ; il n’y avait point de pauvres, pas de cabanes, pas de traces de misère. C’était un paradis terrestre où princes et grandes dames, courtisans et généraux ne trouvaient que d’agréables images, choisies dans tout ce que l’art et la nature ont de plus ravissant. Des sources thermales jaillissent sur presque toutes les hauteurs environnantes, et les travaux qui y donnent accès font honneur au talent des ingénieurs et à la libéralité du gouvernement russe. Sur un des pics les plus élevés, on avait construit un édifice octogone, surmonté d’une jolie coupole azurée, reposant sur des colonnes sveltes et élégantes, qu’environnait à leur base une gracieuse balustrade. Sous ce petit temple, le vieux médecin des eaux, le docteur Conrad, passionné pour la musique en véritable Allemand, avait placé une harpe éolienne dont les sons mélancoliques se prolongeaient doucement jusque dans la vallée. Du haut de cette terrasse on avait une vue incomparable.

En quittant Piatigorsk, la route de nos voyageurs suivait la large et profonde vallée de la Pod-Kuma, dont le cours est bordé à droite par des rochers amoncelés, semblables des vagues pétrifiées, et présentant tous les signes d’un ancien bouleversement, tandis qu’à gauche de belles montagnes boisées montent d’étage en étage jusqu’à l’imposante chaîne du Kasbeck. Plus loin, la route quitte la vallée, devenue très étroite, et serpente sur une longue corniche, côtoyant le cours du torrent jusqu’à l’endroit où il s’enfonce dans la montagne. Là le sol boueux dont les chevaux avaient beaucoup de peine à se tirer, le ciel gris, l’atmosphère humide qui les avaient accompagnés jusque-là, furent soudain remplacés par un air sec, du froid, de la poussière et du soleil. Ce contraste brusque est particulier à ces régions élevées. Mme de Hell fut vivement frappée du caractère sauvage et pittoresque de cette partie du Caucase. « On ne voit de tous côtés qu’un océan de pics, de cônes, de mamelons, de pyramides, dont les proportions gigantesques et le sublime désordre impressionnent vivement l’imagination. Les Alpes caucasiennes, avec leurs grandes cimes, leurs neiges étincelantes et leurs abîmes, se déroulent majestueusement sous les regards, et semblent se confondre avec les nuages… On rencontre de distance en distance des huttes coniques en terre, d’une vingtaine de mètres de haut, servant de lieu d’observation à des sentinelles qui de là surveillent nuit et jour les alentours ; leur silhouette, profilée sur le fond nébuleux du ciel, produit un singulier effet au milieu de la solitude qui les environne. » La vue de ces Cosaques, l’arme au bras, arpentant l’étroite terrasse au sommet de chaque éminence, était comme un gage de sécurité.

On se trouvait au milieu d’octobre, mais la végétation avait encore toute sa fraîcheur. Les pentes escarpées étaient couvertes d’un riche gazon, qui offrait une abondante pâture à des troupeaux de chèvres assez nombreux, dont les bergers, revêtus de peaux de mouton et portant, au lieu de la houlette traditionnelle, un long fusil en bandoulière, sans oublier deux ou trois cartouchières à leur ceinture, faisaient un piquant contraste avec le caractère semi-pastoral du paysage. Des aigles gigantesques, troublés dans leurs aires, volaient de rochers en rochers, monarques de ces montagnes. C’était bien ce qu’avaient rêvé nos voyageurs quand leur imagination évoquait le Caucase.

Mme de Hell a fait une description intéressante des habitants de ces régions avant qu’ils eussent été tout à fait subjugués par le despotisme russe.

Élevés dans des habitudes guerrières, ils marchaient toujours bien armés, portant une carabine, un sabre, un long poignard et un pistolet passés dans leur ceinture. Leur costume se composait d’un pantalon étroit et d’une courte tunique, serrée à la taille ; cette tunique avait sur la poitrine des poches à cartouches ; un bonnet rond, galonné d’argent et entouré d’une large bande de fourrure d’agneau blanc ou noir, était leur coiffure ; dans les temps froids ou pluvieux, ils portaient un bashlik ou capuchon de poil de chameau, et tous étaient munis de la bourka, vaste manteau aussi nécessaire au Tcherkesse que ses armes. C’étaient de hardis et habiles cavaliers, et leurs chevaux, quoique petits, étaient remarquables par leur énergie et par leur ardeur ; on sait fort bien qu’un cavalier circassien ferait au besoin en une nuit vingt-cinq à trente lieues. Poursuivis par les Russes, ils franchissaient d’un bond les plus rapides torrents. Si leurs coursiers étaient trop jeunes et peu accoutumés à de pareils exploits, ils les amenaient au galop jusqu’au bord de l’abîme, leur enveloppaient la tête de leurs bourkas et s’élançaient, presque toujours sans accident, par-dessus les plus larges ravins.

Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’adresse avec laquelle ils se servaient de leurs armes à feu et de leurs poignards à double tranchant. N’ayant que cette seule arme, on les a vus, pendant leur longue et vaillante lutte pour défendre leur indépendance, bondir avec leurs chevaux par-dessus les rangs de baïonnettes moscovites, frapper les soldats, rompre et mettre en fuite des bataillons serrés. Enveloppés dans leurs châteaux et leurs villages, ne voyant plus de moyens d’échapper à la captivité, il leur est fréquemment arrivé d’immoler leurs femmes et leurs enfants, de mettre le feu à leurs demeures, et de périr héroïquement dans les flammes. Ils restaient jusqu’à la dernière extrémité près de leurs blessés et de leurs morts, et combattaient avec un courage obstiné pour éviter qu’ils tombassent aux mains de l’ennemi.

Mme de Hell n’est pas disposée à contresigner la réputation de beauté que tant d’écrivains ont cependant attribuée aux Circassiennes. Elle les trouve du reste, sous ce rapport, inférieures aux hommes. Sans avoir pu visiter les grands centres ni voyager parmi les tribus indépendantes, elle a vu plusieurs aouls sur les bords du Kouban, et elle a été reçue dans une famille princière sans rencontrer nulle part ces merveilleuses beautés que des voyageurs plus heureux ont célébrées. Ce qu’elle remarque chez ces filles de montagnes, c’est l’élégance de leurs formes et la grâce naturelle de leurs mouvements. Une Circassienne n’est jamais gauche. Vêtue de brocard ou couverte de haillons, elle adopte spontanément, et sans prétention aucune, les poses les plus charmantes. « Sous ce rapport, dit Mme de Hell, elle est incontestablement supérieure à tout ce que peut donner l’art parisien le plus achevé. »

Nous avons le récit d’une visite à la famille d’un prince circassien. L’habitation était une misérable hutte de boue, devant laquelle, sur une natte, le prince était assis en tunique de dessous et pieds nus. Il reçut ses visiteurs avec une politesse tout hospitalière, et, envoyant chercher ses plus beaux habits et ses chaussures les plus coûteuses, il commença sa toilette, ceignit ses armes, et les conduisit alors dans l’intérieur de la hutte, aussi nue et dépourvue de tout mobilier que la cabane d’un paysan irlandais : les seuls objets qu’on y voyait étaient une selle, quelques vases de terre ou de bois et un divan recouvert d’une natte de roseaux. Ses hôtes s’étant reposés quelques instants, le prince les présenta à sa femme et à sa fille, qui avaient appris leur arrivée et étaient impatientes de les voir. Ces dames occupaient une hutte particulière, composée, comme l’autre, d’une seule pièce. Elles se levèrent et saluèrent avec beaucoup de grâce ; alors, faisant signe aux visiteurs de s’asseoir, la mère se plaça à la turque sur son divan, tandis que la fille s’appuyait contre celui sur lequel les étrangers avaient pris place. Ils remarquèrent alors avec surprise que le prince n’avait pas franchi le seuil, et se contentait de passer la tête à la porte pour répondre à leurs questions et échanger quelques mots avec sa femme. L’appartement de la princesse était plus élégant que celui de son mari, chose assez peu difficile. Il contenait deux larges divans, dont les coussins de soie étaient égayés de broderies d’or et d’argent, des tapis de fourrures teintes, plusieurs coffres et une très jolie corbeille à ouvrage. Un petit miroir russe et les panoplies d’armes du prince décoraient les murs. Mais le sol n’avait aucun plancher ; les murs étaient revêtus de plâtre, et le jour et l’air n’entraient que par deux petites ouvertures garnies de volets. La princesse, femme de trente-cinq à quarante ans, ne soutenait en aucune façon la renommée de beauté des Circassiennes. Sa toilette avait son cachet sous une pelisse de brocard aux manches courtes et aux coutures galonnées d’or, elle portait une chemise de soie, fort échancrée sur la poitrine, une coiffure de velours garnie d’argent, de belles nattes rassemblées sur le front en forme de cœur, un voile blanc tombant du sommet de la tête et recouvrant la taille, enfin un châle rouge négligemment jeté sur les genoux, et voilà tout. Sa fille était ravissante elle avait une robe blanche serrée autour de la taille par un kazaveck rouge ; ses traits étaient délicats, son teint d’une exquise blancheur et d’une transparence extrême, et une profusion de tresses noires comme l’aile du corbeau s’échappaient de sa coiffure.

L’amabilité cordiale des deux Circassiennes était au-dessus de toute louange ; elles firent mille questions sur le pays de leurs hôtes, leurs occupations, le but de leur voyage. Les costumes européens, les chapeaux de paille surtout, les intéressèrent vivement. Cependant elles avaient un certain air de froide impassibilité, et la princesse ne sourit pas une seule fois. La conversation achevée, Mme de Hell lui demanda la permission de faire son portrait et d’esquisser l’intérieur de son habitation. Elle ne s’y refusa pas. Les dessins achevés, on servit une collation de fruits et de gâteaux au fromage. Le soir, les étrangers partirent, et, en sortant de la hutte, ils trouvèrent tous les habitants de l’aoul réunis pour assister leur départ et pour leur faire honneur.

Il nous faut, après cette digression, reprendre les étapes de M. et de Mme de Hell. En se rendant de Piatigorsk à Stavropol, ils furent assaillis par un des plus magnifiques et des plus effrayants orages dont ils eussent jamais été témoins. Des ténèbres subites les enveloppèrent ; les roulements du tonnerre étaient répercutés par tous les échos des cavernes et des abîmes, mêlés aux plaintes et aux craquements des arbres gigantesques, aux tourbillons d’un vent furieux, à toutes ces mystérieuses voix de la tempête qui viennent on ne sait d’où, mais qui remuent profondément le cœur et ont une harmonie si puissante, une telle sublimité, que l’esprit le moins superstitieux s’attend involontairement à quelque manifestation surnaturelle, quelque message d’un autre monde. La situation était d’autant plus critique, que l’iemchik (cocher) ne reconnaissait plus la route, qu’il ne pouvait distinguer qu’à la lueur des éclairs. Cependant les voyageurs échappèrent à la catastrophe qui les menaçait. Une pluie violente, dernier effort de la tempête, dégagea le ciel, qui se colora à l’occident de bandes pourpres, faisant un magique contraste avec l’obscurité qui enveloppait tout le reste de l’horizon. Un splendide arc-en-ciel, dont une extrémité s’appuyait sur la cime la plus élevée du Caucase, tandis que l’autre se perdait dans la brume, leur apparut pendant quelques instants comme un gage d’espérance et s’effaça aussitôt. Enfin ils arrivèrent à la station dans un triste état, mouillés, fatigués, étourdis, et fort surpris de se trouver sains et saufs après une telle journée.

Descendant les derniers éperons du Caucase, M. et Mme de Hell entrèrent le lendemain dans la région des plaines. La route était couverte de véhicules de toute sorte, de cavaliers et de piétons se rendant en foule à la grande foire de Stavropol, et on y voyait toutes les variétés de types des peuplades du Caucase : Circassiens, Cosaques, Turcomans, Tartares, Géorgiens ; les uns, en brillants costumes, caracolant sur leurs superbes chevaux persans ; d’autres, entassés avec leurs familles dans des charrettes couvertes de peaux ; d’autres, poussant devant eux d’immenses troupeaux de moutons et de porcs, en conduisant gravement une file de chameaux chargés de marchandises. Mme de Hell remarqua particulièrement un jeune chef circassien monté sur un cheval richement caparaçonné, qui ne quittait pas une pavosk ou litière d’une grande élégance, dont les rideaux étaient baissés. Cette litière éveilla sa curiosité, et suffisait dans ce pays étrange pour suggérer à une imagination vive un roman complet. À l’auberge encombrée où ils descendirent à Stavropol, ils rencontrèrent de nouveau le Circassien et virent apporter, avec des précautions infinies, une jeune femme tout enveloppée de voiles blancs et qui semblait mourante. Ceux qui l’accompagnaient lui prodiguaient les témoignages du plus profond respect. Tout ce que Mme de Hell put obtenir par ses questions aux gens de l’auberge, qui n’en savaient pas beaucoup plus qu’elle, c’est que cette jeune femme était venue à Stavropol consulter un célèbre médecin sur son état, qui laissait peu d’espoir ; elle n’en apprit pas davantage sur cette mystérieuse vision, qui avait éveillé vivement sa curiosité.

De Stavropol, ville fort agréable et animée par une de ces grandes foires qu’on retrouve fréquemment en Orient, M. et Mme de Hell se dirigèrent vers le Don avec une rapidité à donner le vertige ; le steppe étant uni comme un miroir, ils firent ainsi en poste près de trois cent seize verstes en vingt-deux heures. La chaleur était très forte, le ciel limpide, et partout voltigeaient un grand nombre de fils de la Vierge, qui couvraient tous les objets d’un léger voile de soie. Ce fut ainsi, dormant et mangeant dans la voiture, qu’ils atteignirent la rive du Don, où toutes les tribulations possibles les attendaient. À dix heures du soir, comme ils approchaient du fleuve, ils apprirent que le pont était en très mauvais état, et qu’il faudrait attendre le jour pour le traverser. Ce délai contraria leur impatience, d’autant qu’ils avaient en perspective bon gîte et bon lit chez un de leurs amis, à Rostof, pour le soir même. Une autre raison qui les pressait était un subit refroidissement de la température. Sourds à toutes les remontrances, ils continuèrent leur chemin et arrivèrent au pont, dont le mauvais état leur devint évident. Les abords en étaient encombrés de chariots dételés et de paysans couchés près de leurs voitures, attendant patiemment le jour. Les mêmes avertissements furent répétés ; le pont n’était pas sûr. Mais la perspective de passer une nuit entière dans la britschka, exposés à ce froid âpre, tandis que s’ils traversaient ils pouvaient atteindre Rostof en deux heures, décida les voyageurs, que leur jeunesse rendait imprudents. Ils traverseraient le pont en prenant les précautions nécessaires. Le cocher et le Cosaque firent une exploration avec des lanternes, et revinrent dire que le passage n’était pas impossible, quoique dans certaines parties le pont menaçât de se disloquer. Mettant pied à terre, M. et Mme de Hell suivirent la voiture, que le cocher conduisait lentement, tandis que le Cosaque, sa lanterne à la main, indiquait les endroits dangereux. « Je ne crois pas que, dans le cours de ce long voyage, nous nous soyons trouvés dans une situation aussi effrayante. Le danger était imminent ; les craquements du pont, l’obscurité, le bruit de l’eau qui se faisait jour à travers le plancher à demi brisé que nous sentions fléchir sous nos pieds, les cris d’alarme que jetaient à chaque instant le Cosaque et le cocher, tout se réunissait pour nous plonger dans une mortelle épouvante. Cependant la pensée de la mort ne me vint pas, ou plutôt mon esprit était trop bouleversé pour qu’une pensée distincte s’y fît jour. Plus d’une fois la voiture se trouva engagée entre des planches tout à fait rompues : c’étaient des moments de cruelle anxiété ; mais à force de persévérance nous réussîmes enfin à gagner la rive opposée sans avoir aucun malheur à déplorer. Ce passage avait duré plus d’une heure ; il était temps qu’il finît, car je pouvais à peine me soutenir. L’eau qui couvrait le pont nous était venue plus haut que la cheville. Est-il nécessaire de dire avec quelle satisfaction chacun reprit sa place dans la voiture ? Longtemps encore il nous sembla entendre le bruit des vagues qui se brisaient contre le pont. Mais nos aventures nocturnes n’étaient pas terminées.

« À quelques verstes du Don, notre mauvaise étoile nous gratifia d’un cocher ivre. Après avoir perdu la route je ne sais combien de fois, après nous avoir fait traverser des fossés et des terres labourées sans s’inquiéter des soubresauts de la voiture, ce malheureux ne s’avisa-t-il pas de nous ramener juste en vue du pont auquel nous ne pouvions songer sans frissonner ! Le seul parti à prendre était d’attendre le jour dans une kâte, ou cabane de paysan ; mais notre abominable cocher, que la vue du fleuve avait subitement dégrisé, et qui devait s’attendre pour le moins à une forte volée de coups de bâton, se jeta à nos genoux et nous supplia si instamment de reprendre le chemin de Rostof, que nous nous laissâmes attendrir. Le difficile était de regagner la route ; il y eut un moment qui menaça de devenir tout à fait tragique : la voiture, en traversant un fossé, reçut une si forte secousse, que le cocher fut arraché violemment de son siège, ainsi qu’Antoine (le drogman), qui tomba sur le brancard et s’y empêtra de telle façon, qu’on eut mille peines à l’en tirer. Exprimer la confusion de cette scène serait impossible. Les cris de : Stoy ! stoy ! (Arrête !) poussés par le malheureux interprète étaient si furieux, que nous crûmes qu’il avait tous les membres cassés. Quant au iemchik, se relevant avec un sang-froid imperturbable, il remonta sur son siège comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé. À le voir reprendre tranquillement ses guides, on eût dit qu’il venait de quitter un lit de roses ; tel est le stoïcisme du paysan russe. À trois kilomètres de Rostof, pris subitement du sommeil de l’ivresse, il refusa d’aller plus loin ; il fallut que le Cosaque d’escorte le forçât d’avancer à coups de knout. » Pour achever cette série de malheurs, le consul d’Angleterre chez lequel les voyageurs devaient descendre, étant absent, avait chargé un commis de les recevoir ; cet homme grossier, dérangé au milieu de la nuit, refusa d’ouvrir sa porte, et, le cocher étant déjà parti avec ses chevaux, il fallut passer la nuit dans la rue. Le froid rendait cette situation plus pénible encore ; en cette seule nuit, le vent glacé de l’Oural avait amené l’hiver. Quand, quelques jours plus tard, les voyageurs se retrouvèrent sur les bords de la mer d’Azof, la glace, l’âpreté du vent, le sol durci, l’atmosphère de plus en plus livide, leur annoncèrent ce qu’ils allaient avoir à souffrir pour gagner Odessa ; car les premières neiges et les ouragans, très fréquents à cette époque, rendaient le trajet très difficile. Ce fut au prix de bien des fatigues qu’ils y arrivèrent enfin et éprouvèrent, après tant d’impressions multipliées, la jouissance de se retrouver chez soi avec un petit cercle de bons amis.

Mme de Hell et son mari passèrent l’hiver à Odessa, et au mois de mai suivant ils partirent pour une excursion en Crimée, sur un brick appartenant au consul des Pays-Bas. Cette courte traversée leur fournit cependant en abrégé tous les ennuis et les plaisirs d’un voyage en mer, et le matin du second jour, par un soleil radieux, ils aperçurent la côte de cette péninsule redoutée, cette antique Tauride, dont les habitants, disaient les anciens, massacraient les malheureux qu’un hasard jetait sur leur rivage. Les infortunes d’Oreste, immortalisées par le poète grec dans un drame grandiose et douloureux, ont attaché à jamais leur souvenir à cette côte sauvage et déserte. Aussitôt que Mme de Hell put distinguer la ligne de rochers qui se dessinait vaguement à l’horizon, elle demanda qu’on lui montrât le cap Partheniké, où la tradition place l’autel de la déesse farouche à laquelle la prêtresse Iphigénie fut sur le point de sacrifier son frère. Aidée du capitaine, elle découvrit enfin, sur une pointe de roc, une chapelle isolée qu’on lui dit être dédiée à la Vierge Marie, dont le culte doux et pur avait succédé à celui de la sanguinaire Taura, qui exigeait des victimes humaines.

En cet endroit, la côte est stérile et déserte ; une barrière de rochers semble exclure l’étranger de cette presqu’île, enviée des nations commerçantes et ravagée par les nations guerrières. Richement douée par la main libérale de la nature, la Crimée a toujours été un objet de convoitise pour les peuples d’Europe et d’Asie. Les races pastorales se sont disputé ses montagnes ; les peuples marchands, ses ports et son détroit ; des tribus guerrières ont planté leurs tentes dans ses vallons fertiles. Mais depuis le XVIIIe siècle toutes ces luttes avaient pris fin, et, sous la domination du czar, la Crimée jouissait alors d’une complète tranquillité, qui n’a été troublée qu’une fois par la guerre de 1855.

« La péninsule qui sépare la mer Noire de la mer d’Azof, dit M. Kinglake[2], était un coin presque oublié du globe, loin des grandes voies de commerce et des voyageurs, loin des capitales du monde européen. On y voyait rarement quelqu’un arrivant de Paris, de Vienne ou de Berlin. Y venir de Londres était un voyage bien plus difficile que de traverser l’Atlantique, et un fonctionnaire qui, dans cette province lointaine, recevait ses instructions de Saint-Pétersbourg obéissait à une autorité dont le bras s’étendait à travers la moitié de l’Europe. Le long des petits cours d’eau qui sillonnaient le sol s’élevaient des villages et se déroulaient d’étroites bandes de terre labourée, avec des jardins et des vignes fertiles ; mais la plus grande partie de cette Crimée n’était que steppes et montagnes arides, revêtus à l’occident d’herbe haute et dure, ou d’une petite plante parfumée. La majorité de ses habitants était de race tartare, mais ne ressemblait plus guère à ce qu’ils avaient été au temps où les nations tremblaient à l’approche de la Horde d’or, et quoiqu’ils conservassent la foi musulmane, leur religion avait perdu son ardeur guerrière. Heureux d’être dispensés du service militaire et loin des champs de bataille de l’Europe et de l’Asie, ils vivaient paisibles, ne sachant de la guerre que ce que la tradition leur en transmettait vaguement dans les chants monotones légués par le passé. Ils s’inquiétaient plutôt de suivre les coutumes de leurs ancêtres que de la nature de ce sol, qui avait jadis nourri le peuple d’Athènes ; car ils négligeaient le labourage et persistaient dans leurs habitudes pastorales. Gardant leurs troupeaux, ils restaient pendant de longues heures immobiles sur les tertres gazonnés, et quand ils s’avançaient sur les collines avec leurs grandes robes flottantes, ils avaient la majesté mélancolique de pâtres descendus de guerriers. »

Dans cette presqu’île retirée, Mme de Hell portait son rare talent d’observation et de description. Ils entrèrent dans le port de Balaklava, ce lieu qu’un combat sanglant a depuis rendu célèbre. De la mer, son aspect est agréable, car la ville est entourée de montagnes, dont la plus haute porte une forteresse en ruine qui rappelle l’ancienne domination génoise, tandis que la jolie ville grecque élève au-dessus des flots bleus ses terrasses chargées de masses de feuillage et de gracieuses maisons à balcons ressemblant aux cités de l’Archipel. C’était un dimanche, et la population, en habits de fête, était répandue sur la plage et les hauteurs verdoyantes. Des matelots, des Arnautes au pittoresque costume, des groupes de jeunes filles, aussi gracieuses que leurs sœurs grecques, montaient le rapide sentier de la forteresse, ou dansaient gaiement aux sons criards de la balalaïka.

Le lendemain de l’arrivée, on entreprit une promenade en bateau pour explorer la côte au point de vue géologique, et jouir du lever du soleil en mer ; les flots semblaient pailletés d’or. Les rameurs débarquèrent sur une délicieuse petite plage couverte de coquillages et de plantes marines, et entourée d’une haie d’arbustes en fleur ; le bruit du marteau de M. de Hell faisait envoler une foule d’oiseaux, que personne n’avait jusque-là troublés dans leur retraite. Au retour, les bateliers se couronnèrent et décorèrent leurs barques de branches d’aubépine et de fleurs de pommier. Dans son enthousiasme poétique, Mme de Hell, en contemplant le ciel sans nuages, la mer calme, et ces rameurs grecs qui, sur une côte étrangère et après tant de siècles écoulés, conservaient les riantes coutumes de leurs ancêtres, évoquait le souvenir des députations antiques dont, chaque année, les navires chargés de fleurs entraient au Pirée pour prendre part aux brillantes fêtes d’Athènes.

De Balaklava les voyageurs se rendirent à Sébastopol, dont Mme de Hell fait une excellente description, à laquelle les événements survenus depuis ont cependant ôté sa valeur. Mais celle de Bagtché-Séraï, l’ancienne capitale de la Chersonèse, qui, avant la conquête moscovite, luttait de richesse et de puissance avec les grandes cités de l’Orient, n’a rien perdu de son intérêt. La route qui y conduit est admirable, adossée à une chaîne de montagne et serpentant au milieu de villages et de vraies forêts d’arbres fruitiers en fleur. Partout des aqueducs, des ponts, des tours en ruines, attestent une civilisation disparue. Grâce à un ukase de Catherine II, qui permit aux Tartares de rester possesseurs de Bagtché-Séraï, la ville conserve de nos jours son originalité d’aspect. Elle n’est ni modernisée ni russianisée. En errant dans ses rues étroites, en visitant ses mosquées, ses boutiques, ses cimetières, on se sent en plein Orient, et dans les cours et les jardins de son antique palais on peut se croire transporté dans un « intérieur » de Bagdad ou d’Alep.

Ce palais a été chanté par le poète russe Pouchkine ; mais il est impossible d’en rendre le charme, qui semble avoir fait une vive impression sur l’imagination poétique de Mme de Hell. « Ce n’est pas une tâche facile, s’écrie-t-elle, de décrire la magie de cette demeure superbe et mystérieuse, où les khans oubliaient les épreuves et les douleurs de la vie. Je ne puis le faire comme pour un de ces palais d’Occident, en analysant le style, les détails, l’arrangement de sa splendide architecture, en déchiffrant la pensée de l’artiste dans la régularité, la grâce et la simplicité de ce noble édifice. Tout cela peut être aisément compris ou dépeint, mais il faut quelque chose du cerveau et du cœur d’un poète pour apprécier ces palais orientaux, dont le charme est moins dans ce qu’on voit que dans ce qu’on sent. »

Le séraï ou palais est situé au centre de la ville ; il est environné de murailles et d’un fossé, et remplit le fond d’une vallée entourée de montagnes d’inégale hauteur. En entrant dans la cour principale, on se trouve à l’ombre de lilas fleuris et de hauts peupliers, et l’oreille est frappée du murmure d’une fontaine qui chante sous des saules. Le palais proprement dit a extérieurement l’irrégularité de l’architecture orientale ; mais son défaut de symétrie disparaît pour celui qui contemple ses vastes colonnades, ses éclatantes peintures, ses pavillons légers et sa profusion de grands arbres. L’intérieur est une
Bagtché-Séraï.
page des Mille et une Nuits. Dans le premier vestibule se trouve la célèbre fontaine des Larmes, à laquelle Pouchkine a dédié de si beaux vers ; ce nom pathétique lui vient du doux et triste murmure de ses filets d’eau en retombant dans leur bassin de marbre. L’aspect sombre et mystérieux de cette salle augmente encore la disposition qu’on éprouve à oublier la réalité pour les rêves de son imagination. Le pied foule sans bruit des nattes égyptiennes ; les murs sont couverts de sentences du Coran écrites en vers sur un fond noir, avec ces étranges caractères turcs qui ressemblent à des arabesques magiques. Du vestibule on passe dans un vaste salon, où une double rangée de vitraux représente toutes sortes de scènes champêtres. Les plafonds et les portes sont richement dorés, et le travail de ces dernières est exquis. De larges divans de velours cramoisi règnent tout autour de la pièce ; au milieu, un jet d’eau s’élance et retombe dans une cuve de porphyre. Tout est magnifique ; mais l’effet de l’ensemble est atténué par les singulières peintures des murailles, qu’un art fort imparfait a recouvertes de châteaux, de villages, de ponts, de ports de mer fantastiques, jetés pêle-mêle, avec plus d’imagination que de perspective, tandis que dans des niches au-dessus des portes sont réunis toutes sortes de jouets d’enfants, placés, comme des curiosités précieuses, sous des vitrines. Cette singulière collection avait été rassemblée par un des derniers khans, qui, prétend-on, venait chaque jour s’enfermer dans cette salle pour l’admirer en détail. Mais Mme de Hell lui pardonne cette puérilité et le bariolage des murs, en considération du ravissant jardin rempli de fleurs rares attenant au salon. La salle du Divan est d’une grande magnificence, et les moulures du plafond, en particulier, sont exquises. Mais chaque salle offre quelque preuve du goût et de l’opulence de ses anciens maîtres. Les moins intéressantes ne sont pas celles qui servirent d’appartement à la belle comtesse Potocki[3]. Cette jeune Polonaise, par une étrange destinée, inspira une passion violente à l’un des derniers khans de Crimée, qui l’enleva, et la fit maîtresse absolue de ce palais de fées, où elle languit dix ans dans les larmes et le regret de sa patrie. « L’officier russe, notre cicerone, nous fit remarquer une croix sculptée sur la cheminée de la chambre à coucher. Ce symbole mystérieux, au-dessus d’un croissant, traduisait éloquemment le côté poétique de cette vie de souffrances. Il me semblait, au milieu de ce vestibule, de ces salons déserts éclairés par le soleil couchant, voir glisser l’ombre de la belle Polonaise et entendre sa voix dans le murmure des fontaines. »

Pour visiter toutes les constructions comprises dans l’enceinte du palais, il faut traverser une succession indéfinie de jardins et de cours intérieures. Celle qui entoure le harem porte le nom gracieux de Petite-Vallée-des-Roses. C’est un parterre de rosiers où jaillissent une foule de sources, et au milieu de ces fleurs s’élève le gracieux édifice arabe. Aucun bruit du dehors ne peut arriver jusque-là ; on n’y entend que la chanson de l’eau et les gazouillements des rossignols. Une tour fort élevée, avec une terrasse garnie de grillages qui peuvent s’élever ou s’abaisser à volonté, domine la cour principale, et servait aux femmes pour assister, sans être aperçues, aux jeux guerriers qui s’y célébraient. De cette terrasse on a une vue à vol d’oiseau sur toute la vallée ; les mille voix de la ville, resserrées dans un horizon étroit, y arrivaient distinctement, surtout à cette heure du soir où l’appel à la prière, qui descend du haut des minarets, se mêle aux bêlements des troupeaux lassés et aux cris des bergers revenant du pâturage.

Dans le cimetière on voit les tombeaux de tous les khans qui ont régné sur la Tauride pendant la domination tartare. Comme tous les cimetières d’Orient, celui-ci voile sous les fleurs l’idée sombre de la mort. Le Tartare qui le gardait apporta à Mme de Hell un bouquet cueilli sur la tombe d’une Géorgienne, épouse chérie du dernier de ces princes. Ce palais, jadis dans un abandon et un délabrement affreux, fut restauré par les soins de l’empereur Alexandre Ier, qui avait été frappé de sa beauté mélancolique.

Avant de quitter la Crimée, Mme de Hell fit une visite à Karolez, village tartare perdu dans la montagne où résidait, dans un site merveilleux, la princesse Adil-Bey. Elle craignait de ne pas être admise dans ce palais, où beaucoup de dames russes n’avaient pu pénétrer.

« La maison des étrangers avait été préparée avec l’ostentation naturelle aux Orientaux. Nous passâmes, en traversant le vestibule, au milieu d’une double haie de serviteurs, dont l’un des plus âgés nous introduisit dans un salon disposé à la turque. Le fils de la princesse, charmant enfant de douze ans, parlant fort bien le russe, vint se mettre à notre disposition, et voulut se charger lui-même de veiller à ce que rien ne nous manquât. Je lui remis ma lettre d’introduction pour sa mère, et peu de temps après il vint m’annoncer, à mon extrême satisfaction, qu’elle me recevrait aussitôt sa toilette terminée. Je comptai les minutes jusqu’au moment où un officier, suivi d’une vieille femme voilée, vint me prendre pour m’introduire dans le palais mystérieux.

« Chose convenue entre nous, mon mari essaya de me suivre, et, voyant qu’on n’y mettait nul obstacle, franchit sans plus de cérémonie la petite porte donnant entrée dans le parc, traversa ce dernier, monta hardiment sur une terrasse attenant au palais, et finit par se trouver, non sans être surpris de cette bonne fortune, dans un petit salon faisant partie des appartements intérieurs de la princesse. Mais tout se borna là. L’officier qui nous avait introduits, après nous avoir servi de l’eau glacée, des confitures et des pipes, vint prendre mon mari par main, et le conduisit hors du salon avec une promptitude significative. À peine eurent-ils disparu, qu’une portière soulevée au fond de la pièce donna passage à une femme d’une beauté éclatante, vêtue d’un riche costume, laquelle s’avança vers moi avec un air de dignité remarquable, me prit les mains, m’embrassa sur les deux joues, et s’assit à mon côté en me faisant mille signes d’amitié, avant que j’eusse le temps de me reconnaître. Elle portait beaucoup de rouge ; ses sourcils, peints en noir, selon la mode orientale, et réunis au bas du front, donnaient à sa physionomie quelque chose de sévère, sans nuire pourtant à la grâce toute féminine de son visage. Une veste en velours garnie de fourrures serrait sa taille encore élégante. Tout, dans son ensemble, surpassait l’idée que je m’étais faite de sa beauté. Nous restâmes plus d’un quart d’heure à nous considérer mutuellement, échangeant tant bien que mal quelques mots russes, insuffisants pour traduire nos pensées. Mais, en pareil cas, le regard supplée à la parole, et le mien dut faire comprendre à la princesse l’admiration que me causait sa vue. Quant au sien, je dois avouer humblement qu’il paraissait plus surpris que charmé de mon costume de voyage : il me vint même un véritable scrupule de m’être présentée à elle sous un vêtement qui devait lui donner une singulière idée des modes européennes.

« Malgré mon désir de voir ses filles, la crainte d’être indiscrète me décida à prendre congé d’elle ; mais un geste gracieux me retint, tandis qu’elle me disait avec beaucoup de vivacité : Pastoy ! Pastoy ! (attendez !) tout en frappant dans ses mains à diverses reprises. À ce signal, une esclave s’empressa d’accourir et d’ouvrir, sur l’ordre de sa maîtresse, une porte à deux battants.

« Qu’on rêve aux plus délicieuses sultanes dont la poésie et la peinture aient essayé de donner l’idée, et l’on sera loin encore des ravissants modèles que j’avais sous les yeux. Elles étaient trois, aussi belles, aussi gracieuses, aussi poétiques l’une que l’autre. Les deux aînées portaient des tuniques de brocart cramoisi, ornées sur le devant de larges galons d’or ; ces tuniques, ouvertes, laissaient apercevoir des robes de cachemire, avec des manches très étroites terminées par des franges d’or. La tunique de la plus jeune, en brocart bleu de ciel, avait des ornements d’argent. Toutes trois possédaient de magnifiques cheveux noirs, s’échappant en tresses innombrables d’un fez en filigrane d’argent ; toutes trois étaient chaussées de babouches brodées d’or, et portaient des pantalons bouffants serrés à la cheville du pied. Le calme répandu sur les traits de ces charmantes créatures n’avait jamais été troublé par aucun regard profane ; seul celui de leur mère leur avait dit jusqu’alors combien elles étaient belles, et cette pensée leur donnait à mes yeux un charme infini, ce charme divin de pureté et d’ignorance. Lorsqu’elles m’eurent embrassée, elles se retirèrent dans le fond du salon, où elles restèrent debout, avec ces poses orientales que nulle femme en Europe ne saurait imiter. Une douzaine de suivantes, enveloppées de mousseline blanche, et dominées par un sentiment de curiosité et de respect, se pressaient à la porte du salon. Leurs silhouettes, se dessinant sur un fond sombre, ajoutaient encore au pittoresque de la scène que j’avais devant moi. »

Le lendemain, Mme de Hell et son mari gravirent la montagne de Mangoup-Kalé, toute couverte de tombeaux hébraïques ou tartares. Sur un large plateau triangulaire s’élevait une forteresse en ruines, dans l’intérieur de laquelle Mme de Hell découvrit un vrai champ de lilas en fleurs, poétique contraste qui ne pouvait manquer de la frapper, ainsi que la vieille église chrétienne, croit-on, qu’on voit encore tout auprès. Du haut de ce plateau la vue embrasse un immense horizon, et les conteurs tartares ont peuplé ce lieu de légendes merveilleuses, qui s’associent bien avec son aspect étrange. La Crimée n’est pas du reste sans souvenirs plus récents : on montre à Parthenit le grand noisetier sous lequel le prince de Ligne écrivait à Catherine II ; à Gaspra, la résidence momentanée de Mme de Krudner, cette femme enthousiaste et mystique qui exerça une influence si puissante sur l’esprit du czar Alexandre Ier, influence qu’elle employa en 1814 en faveur de la France ; Koreis, retraite de cette princesse Galitzin qui fut l’âme de tant d’intrigues politiques, et plus tard l’une des amies de Mme de Krudner ; et la petite ville au bord de la mer, où mourut, en 1823, la soi-disant comtesse Guacher, qu’on sait maintenant n’avoir été autre que la fameuse Mme de la Motte, tristement connue par l’affaire du collier.

À Soudagh, vallée voisine d’Oulou-Ouzen, Mme de Hell vit une des femmes les plus remarquables de ce temps, la chanoinesse de Kopsen (Mlle Jacquemart). Peu d’existences ont été aussi romanesques. Très jeune, sa beauté, son esprit et ses talents, lui valurent des succès qu’on obtient rarement dans la position d’institutrice, qu’elle avait dû prendre à seize ans. Du jour où elle quitta Paris pour Saint-Pétersbourg, elle occupa une situation unique dans la société russe. Soudain, sans raison apparente, elle se retira en Crimée, renonçant à tout ce qui l’avait ravie jusque-là, et se condamnant volontairement à une vie de retraite pour laquelle on l’aurait crue moins faite que toute autre femme. En la voyant, dans son costume semi-masculin, étudiant la géologie, la peinture, la musique et la poésie sans l’ombre d’une prétention, on se demandait ce qui avait pu lui faire adopter cette existence bizarre. Ayant été informée, la veille, de la visite de Mme de Hell, elle vint à sa rencontre et la reçut avec une cordialité sincère ; ses hôtes cependant ne pouvaient la regarder sans surprise. Vêtue d’une longue jupe brune et d’une veste qui cachait sa taille, elle avait quelque chose de viril en harmonie du reste avec son genre de vie.

Sa chaumière méritait littéralement ce nom ; elle ne consistait qu’en une seule pièce qui servait de chambre à coucher, de salon, de salle à manger ; cette pièce était décorée d’une guitare, d’un violon, d’une collection de minéraux, avec des objets d’art et des armes. L’extrême solitude dans laquelle elle vivait, n’ayant pas même une servante, l’exposait à de fréquentes attaques nocturnes, et une paire de pistolets était toujours suspendue au chevet de son lit. Ses fruits, ses volailles, et même ses ceps de vigne suffisaient à attirer les maraudeurs ; elle était continuellement sur le qui-vive, et un attentat dont elle avait failli être victime prouvait que ses craintes n’étaient pas illusoires. Un Grec, s’étant présenté chez elle pour lui demander du travail et du pain, parut fort irrité de ne recevoir que quelques légers secours. Le surlendemain, comme elle revenait d’une excursion géologique, à la nuit tombante, tenant encore à la main la hachette qui lui servait à casser des cailloux, elle s’aperçut que cet homme marchait furtivement derrière elle. À peine eut-elle le temps de se retourner, qu’elle se sentit saisie par la taille et frappée sur la tête d’une pluie de coups, jusqu’à ce qu’elle tombât évanouie. Quand elle reprit connaissance, l’assassin avait disparu. Elle ne put jamais expliquer comment elle revint chez elle. Pendant des mois sa vie et sa raison furent en danger, et à l’époque de la visite de Mme de Hell elle souffrait encore de douleurs atroces.

En dépit de la solitude où elle vivait, beaucoup de personnes étaient attirées par sa réputation d’esprit et sa singulière existence. Peu de temps auparavant, une femme jeune et belle, évidemment de haute naissance, vint passer un jour entier à Soudagh. Mlle Jacquemart, dont la curiosité était vivement excitée, lui dit en souriant au moment de son départ « Reine ou bergère, laissez-moi votre nom, qu’il puisse me rappeler un des plus charmants souvenirs de ma vie d’anachorète.

— Eh bien ! répliqua l’inconnue sur le même ton, passez-moi votre album, et vous connaîtrez une admiratrice sincère de votre mérite. »

Elle traça quelques lignes sur l’album et partit à la hâte, pendant que Mlle Jacquemart lisait ce quatrain improvisé en son honneur, et signé princesse Radzivill :

Reine ou bergère, je voudrais
Dans ce doux lieu passer ma vie,
Partageant avec vous, amie,
Ou ma cabane ou mon palais.

« Quelques jours plus tard, dit Mme de Hell en achevant le récit de cette visite, j’étais à bord du Saint-Nicolas, regardant avec un inexprimable regret les côtes de la Crimée, qui s’amoindrissaient de plus en plus à l’horizon, et dont la silhouette dentelée finit par se confondre avec les vapeurs du soir. »

L’hiver de 1841 se passa à Odessa. L’année suivante, M. et Mme de Hell reprenaient la direction de la France, en s’arrêtant en Moldavie, pays qui commençait à se réveiller de l’abrutissement et de la servitude où il était si longtemps demeuré sous la domination turque. Grâce aux intelligents efforts de l’aga Assalski, deux journaux, l’Abeille moldavienne et le Glaneur, y annonçaient la résurrection de la pensée et du sentiment patriotique dans des articles littéraires presque tous signés de noms moldaves, et écrits dans la langue nationale. Mme de Hell apprit à connaître et à aimer dans la jeune princesse Morousi, fille de l’aga, un charmant esprit et une nature rare ; elle étudiait les poètes français, Lamartine surtout, avec enthousiasme, et sa grande ambition était alors de visiter la France, ne se doutant guère qu’elle appartiendrait un jour à ce pays par son mariage avec Edgar Quinet.

Dans les steppes du Caucase, la vie de Mme de Hell avait été singulièrement calme ; en Moldavie, elle fut agitée et troublée par une foule d’obligations mondaines réceptions officielles, bals, concerts, spectacles, et les mille et une chaînes de la société. Fatiguée de ce cercle monotone de prétendus plaisirs, elle retournait souvent avec regret, par la pensée, dans ses chères solitudes de la mer Caspienne. Cependant l’événement qui lui rendit sa liberté lui apporta de vives inquiétudes. Son mari fut atteint des fièvres dangereuses du Danube, et, pour recouvrer la santé, il dut rompre l’engagement qu’il avait contracté et rentrer immédiatement en France, après plusieurs années de travaux et d’explorations incessantes.

À leur arrivée, tous deux obtinrent l’accueil que méritaient leurs recherches patientes et leurs infatigables efforts. Tandis que le jeune et déjà célèbre ingénieur était récompensé par la croix de la Légion d’honneur, sa femme, qui avait partagé tous ses travaux et ses périls, et collaboré à son grand ouvrage sur les Steppes de la mer Caspienne (publié en 1845), dont les deux volumes de partie descriptive ont été entièrement écrits par elle, reçut de M. Villemain, alors ministre de l’instruction publique, des témoignages d’estime spéciale. Peu après son retour, elle donna au public un volume de poésies, intitulé Rêveries d’un voyageur.

Dès 1848, ils repartaient pour l’Orient ; mais la santé de Mme de Hell l’obligea à rester à Constantinople, pendant que son mari allait remplir en Perse une mission à laquelle sa mort vint brusquement mettre un terme ; il mourut à Ispahan, en 1848. Sa veuve revint à Paris, écrasée sous sa douleur, et n’ayant d’autre désir que de rejoindre celui qu’elle avait profondément aimé. Mais elle avait une intelligence trop élevée et une âme trop énergique pour ne pas sentir bientôt qu’il lui restait des devoirs en ce monde ; il lui fallait élever ses enfants et surveiller la publication des travaux importants qu’avait laissés son mari. Elle-même écrivit plusieurs articles sur l’Orient dans divers journaux. En 1856, elle publia son récit personnel de leur voyage dans les steppes du Caucase. De grands changements politiques sont survenus dans ces régions depuis le séjour qu’y fit Mme de Hell, et y ont profondément altéré l’état des choses et le caractère des populations ; de sorte qu’il faut, en lisant ses descriptions, faire des réserves nécessaires, mais qui n’ôtent rien à l’incontestable mérite de leur auteur comme précision et force d’observation. Elle est douée d’un talent peu ordinaire pour apprécier et décrire le côté pittoresque de la nature, et l’expression est chez elle toujours élégante et piquante. Elle manie aisément et avec puissance un habile pinceau ; ses tableaux sont fidèles et pleins de couleur.

Sa vigueur morale et son activité n’avaient pas diminué avec l’âge. Elle a fait un tour en Belgique, un autre en Italie, un séjour en Angleterre, et plusieurs excursions dans le midi de la France. En 1868, elle alla à la Martinique, où son fils aîné était établi depuis plusieurs années. Sous le titre À travers le monde, elle a écrit des études et des récits de voyage. Mais il nous faut prendre congé de Mme de Hell, en lui rendant cet hommage, qu’elle mérite un rang élevé parmi les voyageuses modernes par ses vives sympathies pour le beau et pour le bien.





  1. Mme H. de Hell, Voyage dans les steppes de la mer Caspienne. (Hachette.)
  2. Kinglake, Invasion of the Crimea.
  3. Le poète polonais Mickiewicz lui a consacré un admirable sonnet.