Les voyageuses au XIXe siècle/Madame d’Ujfalvy-Bourdon

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Alfred Mame et fils (p. 241-248).


LES VOYAGEUSES D’AUJOURD’HUI




MADAME D’UFJALVY-BOURDON


Sous le titre : De Paris à Samarkand, impressions de voyage d’une Parisienne[1] Mme d’Ufjalvy-Bourdon a écrit une agréable relation de son voyage dans l’Asie centrale, où elle avait accompagné son mari, chargé d’une mission par le ministère de l’instruction publique, en 1876. C’est en réalité à Orenbourg que commence le voyage proprement dit, le chemin de fer récemment ouvert de Moscou à cette ville les ayant amenés jusque-là. D’Orenbourg ils partirent en traîneau, le 8 février 1877. « Le froid était de 20 degrés ; il neigeait un peu ; à notre traîneau étaient attelés de vigoureux et durs chevaux du steppe. Le chemin ne se reconnaissait qu’aux gerbes de paille ou aux fagots plantés de distance en distance sur l’immense nappe neigeuse. La troisième journée fut rude ; le vent soulevait tant de neige que le soleil en était obscurci. Il fallut atteler cinq chevaux au traîneau… Nous montons de plus en plus ; ce doit être un des premiers versants de l’Oural. Les mamelons se rapprochent, et malgré le danger, le vent et le froid, nous contemplons, émus, le magnifique panorama qui se déroule à nos yeux : de gigantesques masses de granit sont ensevelies sous la neige ; dans un lointain brumeux, nous distinguons des bosquets, des ravins, des vallées plus lointaines encore, et des villages… Le jour suivant, nous franchissons l’Oural sur une glace solide, et Orsk apparaît à nos yeux. Un poteau blanc marque la fin de l’Europe et le commencement de l’Asie administrative. »

Un peu plus loin, la neige ayant disparu, les voyageurs continuèrent leur voyage en tarantass. Dans les steppes qu’ils traversaient, ils eurent l’occasion de rencontrer quelques-unes des tribus nomades des Kirghises, qui les habitent. « Chez les Kirghises, dit plaisamment Mme d’Ufjalvy, les femmes font tout, soignent même les chevaux ; les hommes restent absolument oisifs. Véritable politique d’équilibre ; de cette manière le ménage va toujours bien ; une dispute est-elle possible quand l’un a tous les droits, l’autre tous les devoirs ? Chez les Sartes (habitants des villes de l’Asie centrale), c’est tout le contraire : les femmes ne s’occupent que de leur toilette et ne s’abaissent pas aux soins du ménage, qu’elles abandonnent à leurs serviteurs ; le mari n’est que le serviteur en chef : il tient le balai, brode et coud. »

À Turkestan, Mme d’Ufjalvy visita la colossale mosquée élevée jadis par Tamerlan. Enfin, le 14 mars, nos voyageurs arrivèrent à Tachkend, séjour du gouverneur général russe du Turkestan, et ils eurent le plaisir d’y trouver un hôtel français. Un mois plus tard ils en repartaient, cette fois par un soleil brûlant, pour se diriger vers Samarkand. Le désert qu’ils avaient à traverser porte le nom lugubre de steppe de la Faim, que rien n’explique d’ailleurs. L’aspect en est souriant ; c’est un immense parterre dont la teinte est rouge, mauve ou jaune d’or, selon la fleur qui domine. Une seule chose manque à cet horizon si vaste : les arbres, absolument inconnus et remplacés peu avantageusement par des poteaux de bois aux couleurs russes qui marquent chaque verste franchie. « Tout à coup le spectacle s’anime, le steppe paraît se mouvoir comme la mer, les herbes ondoient, et cependant nous ne pouvons constater le plus léger zéphyr. Je donne à deviner en cent, en mille, la cause de ce mouvement. Ce sont des myriades de tortues qui se promènent dans tous les sens, enchantées de pouvoir chauffer leur carapace au soleil. Dans l’air volent un grand nombre d’aigles, planant parfois si près de nous, que nous entendons les battements de leurs ailes ; ces grands corsaires, d’une couleur grise brune fauve, quelquefois blanchâtre, s’en viennent tout exprès des monts Célestes pour déjeuner d’une tortue. »

Un peu plus loin, en entrant dans la montagne, Mme d’Ufjalvy admira la porte de Tamerlan ; deux immenses blocs de rochers, qui virent, dit-on, le passage du fameux conquérant, et dont les masses informes se dressent comme un portique sauvage, en harmonie avec
Une mosquée de Samarkand.
le site qui l’encadre. Samarkand, « la belle, la sainte, la riche, la capitale de Tamerlan, » devait offrir à sa curiosité bien des monuments et bien des souvenirs, quoiqu’elle n’ait plus ses splendeurs du moyen âge, lorsque ses innombrables minarets, couverts de briques émaillées, étincelaient au soleil. On retrouve cette ornementation sur les trois médressés (écoles musulmanes) qui s’élèvent encore autour de la grande place de Samarkand, la plus belle de l’Asie centrale. Les briques dont leurs murs sont couverts resplendissent des tons de l’or, de la turquoise, couleur favorite de ce pays, où le ciel même en a le bleu clair et doux. Samarkand est habitée par des Tadjiks, d’origine iranienne. Mme d’Ufjalvy donne de curieux détails sur leurs coutumes et sur les observations qu’elle fit pendant son séjour à Samarkand ; mais nous ne pouvons la suivre pas à pas. Les travaux de M. d’Ufjalvy le conduisirent ensuite dans le Ferghanah et la Sibérie occidentale. Les Russes ont transporté la capitale du Ferghanah, de Khokand, où Mme d’Ufjalvy visita l’antique et magnifique palais des khans, à Marghellan, résidence du gouverneur, qui était alors le général Abramof. Elle décrit ainsi la réception qui lui fut faite dans une maison indigène, et la triste existence des femmes de ces contrées.

« Dans un charmant petit jardin une table était dressée, et le maître nous y conduisit après avoir salué à la manière orientale en s’inclinant les mains sur le ventre, marque du plus grand respect. Du thé, du lait, des fruits, des amandes et de petits bonbons figuraient sur la table. Sur ma demande, le maître me conduisit près de ses femmes, pour lesquelles je fus plutôt un objet de curiosité qu’elles ne le furent pour moi ; car, à part quelques détails, je me trouvais toujours en face du même spectacle. Pour ces pauvres créatures, ni joie ni distraction. Quelquefois la visite d’une voisine ou d’une amie, et c’est tout. Elles habitent généralement une arrière-cour ; c’est là qu’elles accomplissent leurs travaux insipides et monotones ; elles sont seules toute la journée avec leurs enfants, poursuivant tranquillement et avec lenteur leur tâche quotidienne ; et sans les heures de sommeil imposées par les chaleurs, je ne sais vraiment comment elles pourraient supporter leur existence. Remplie de tristesse pour ces sœurs déshéritées, je revins près de ces messieurs, comparant ma vie à la leur et rendant grâce à Dieu de n’être pas mahométane. »

Les Uzbegs, qui constituent une partie de la population de ces provinces, sont plus nobles et plus belliqueux que les Tadjiks ; ils supportent plus difficilement la domination russe. Ce sont les héritiers de l’antique race de Gengis-Khan et de Tamerlan ; ils mènent encore une vie demi-nomade autour des grands centres. « On peut décrire le Ferghanah comme un immense steppe entouré de montagnes, et dans lequel se trouvent de ravissantes oasis. » De nombreuses races habitent du reste ce pays ; les unes rappellent le type mongol, tandis que d’autres, comme les Tadjiks, se rapprochent des populations méridionales de l’Europe.

La crainte de l’hiver et des inconvénients qu’il amène obligea M. et Mme d’Ufjalvy à presser leur départ pour la Sibérie. Ils traversèrent le district de Kouldja, en Dzoungarie, coin de la Chine occidentale qui a passé sous la domination russe à la suite d’un soulèvement des populations musulmanes contre les Chinois. Dans la ville
Types de femmes de Samarkand.
de Kouldja, Mme d’Ufjalvy raconte qu’elle trouva une petite église catholique.

« Au fond d’une cour longue et étroite s’élève une porte en boiserie sculptée à jour et garnie d’étoffe ; on nous l’ouvre : alors apparaît un autel couvert d’une nappe blanche, au-dessus duquel s’élève modestement un Christ sur un crucifix d’ébène ; au mur pendent des images françaises de la Vierge… Cet autel reste tel que les missionnaires l’ont fondé ; soixante-dix catholiques y viennent prier, et j’y fis pieusement le signe de la croix. Quelques coreligionnaires chinois nous entouraient… Un jeune Chinois catholique apporta des livres de prières, deux missels et un catéchisme en latin, puis un recueil de prières imprimé en français. Une image de saint Louis de Gonzague, qui se trouvait dedans, me reporta à l’époque de ma première communion. Ce jeune Chinois nous lut quelques mots de français assez correctement, mais sans les comprendre. »

Ils savent des prières par cœur, et depuis 1864, époque où le dernier prêtre catholique a été massacré pendant l’insurrection, ils continuent à les répéter en faisant les exercices de notre culte. Il y a quelque chose de profondément touchant dans l’idée de cette petite congrégation de fidèles, conservant le trésor de la foi au milieu d’une population étrangère à leur croyance. Espérons que depuis Dieu a envoyé un pasteur aux catholiques de Kouldja.

Dans leur voyage, M. et Mme d’Ufjalvy rencontrèrent souvent des Kirghises, peuple pasteur de la Sibérie occidentale et du nord du Turkestan, farouche et indomptable. Leurs femmes elles-mêmes sont intrépides comme eux, et montent admirablement à cheval. Les hommes, merveilleux cavaliers, se laissent glisser à bas de leurs montures et ramassent au galop de leur bête un objet tombé à terre. Ils chassent aussi le loup à cheval et sans fusil, dédaignant de s’en armer contre une bête aussi peureuse. Le chasseur kirghise n’a qu’un fouet à lanières armées de fer, dont il cingle les jambes de l’animal qu’il poursuit au galop de son cheval et finit par achever à coups de fouet. Dans ces plaines herbeuses se dressent les aouls ou campements ; les Kirghises, essentiellement nomades, préfèrent, même dans leurs villages, loger sous leurs kibitkas ou tentes, et ils mettent dans les maisons les chevaux et les provisions. Voici un joli tableau de vie pastorale « Les kibitkas dressent leurs coupoles sur la prairie ; les femmes kirghises entrent et sortent de leurs demeures pour préparer le repas du matin, les unes tout habillées de blanc, les autres avec une robe rouge qui tranche sur la verdure ; des enfants nus courent sur la plaine, et de nombreux troupeaux de chevaux, de chameaux, de bœufs et de moutons, au bruit de notre tarentasse, lèvent les naseaux au vent. On voit à leur mine qu’ils se félicitent de brouter d’aussi bons pâturages. » C’est encore une fiancée kirghise qui passe en habit de gala, « montée sur son cheval harnaché d’une belle couverture de drap brodé à la main ; les dessins sont d’une couleur éclatante et originale ; la soie est d’une teinte qui brave le soleil. La mère marche à ses côtés, et le fiancé en avant. La cérémonie du mariage était probablement terminée, car le cortège se dirigeait vers la kibitka de l’époux. » On rencontre également des Kalmouks, qui, plus que toutes ces races diverses, ont conservé le type mongol : les pommettes saillantes, les yeux obliques, la face large et aplatie, les oreilles démesurées ; ils professent le bouddhisme, s’habillent à la chinoise et portent aussi une longue tresse ; leur humeur paraît douce et serviable. Les jolis villages russes bâtis sous le feuillage, à chaque station de poste, doivent faire avec les aouls kalmouks ou kirghises un curieux contraste, qu’on retrouve dans la plupart des centres où près de la cité kirghise ou tartare s’élève la ville moderne.

« Des fleurs ornent les fenêtres, à l’instar de Saint-Pétersbourg ; nous y trouvons quelque peu de viande et du lait délicieux. Les villages paraissent aisés ; le dimanche, quand nous les traversons, les jeunes gens et les jeunes filles chantent, en se tenant la main, des airs religieux ou des chants nationaux. Ce sont des colonies de vieux croyants ; leurs habitations sont très propres, et pas un ivrogne n’y fête le jour du Seigneur, chose bien rare dans la Russie d’Europe. »

Il ne faut pas croire que ce voyage n’eut ni ses accidents ni ses émotions ; les yemchiks ou cochers russes sont d’une habileté merveilleuse ; ils dominent leurs bêtes fougueuses, qui ont presque toujours le mors aux dents. La rapidité de la course est extrême, et, dit Mme d’Ufjalvy, très agréable. « À peine a-t-on le temps d’apercevoir les villages ; de charmants oiseaux s’envolent, effrayés par la rapidité de l’équipage ; çà et là de gros harfangs, d’un blanc de neige et aux yeux rouges, prennent leur essor. Une fois cependant nous vîmes de bien près la mort. En quittant de cette manière une station près de l’Irtich, la route bordait le fleuve à pic : les chevaux s’y emballèrent avec tant de furie, que le yemchik devint impuissant à les arrêter ; ils couraient en droite ligne au précipice qui s’ouvrait devant nous. Je crus que nous étions perdus ; M. d’Ufjalvy s’était levé, et, debout sur le marchepied, son revolver à la main, s’apprêtait à faire sauter la cervelle du cheval du milieu, pour tâcher par sa chute d’arrêter la voiture. Les Cosaques, qui avaient pressenti le danger, accouraient en criant : « Ne tirez pas ! » L’un d’eux saisit le cheval du milieu par les naseaux, et par un effort surhumain le contraignit à s’arrêter. Il était temps ; nos regards plongeaient déjà dans l’abîme. »

Il faudrait suivre aussi Mme d’Ufjalvy dans le pays des Bachkin, population qui habite le versant asiatique de l’Oural, et qui est musulmane. Leur type n’a rien de tartare ; ils ont un extérieur agréable, les yeux droits, les cheveux châtains ; leurs femmes, belles et vigoureuses, se parent de lourdes coiffures en tissu de perles de corail garni de pièces de monnaie, auquel pend une longue bride de velours noir ornée de coquillages. Ils sont plus propres que leurs voisins les Kirghises, et ne vivent pas dans la même communauté avec leur bétail de toute espèce ; une de leurs industries est de dresser les faucons et même l’aigle à tête noire, qu’ils vendent fort cher aux Kirghises ; ceux-ci s’en servent pour chasser le loup, le renard et les chats sauvages.

Enfin les voyageurs se retrouvèrent dans les admirables forêts de l’Oural, et quelques jours après ils rentraient à Orenbourg, d’où ils ne tardèrent pas à repartir pour Moscou. Mme d’Ufjalvy déclare que la gare lui parut magnifique et les wagons délicieux, après sa fatigante course en voiture à travers les steppes et les montagnes de l’Asie centrale, et ce séjour de dix-huit mois dans ces contrées lointaines, dont elle avait supporté les inconvénients avec tant de courage, et qu’elle raconte avec tant de gaieté. Elle a depuis, en 1881, accompagné son mari dans l’Inde et donné un récit de ce nouveau voyage, qui a autant d’intérêt que le premier[2].




  1. Hachette, éditeur.
  2. Voyage d’une Parisienne dans l’Himalaya occidental, par Mme d’Ufjalvy-Bourdon ; Hachette, Paris.