Les Éblouissements/Les héros

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 407-410).

LES HÉROS


« Affirmateurs de la vie. »

La tristesse du soir autour de moi s’amasse,
Le monde est un étroit enclos,
Mais je quitte le sol, je monte dans l’espace,
Et je parle avec les héros !

Tous les fronts, tous les chants, tous les cris magnanimes
Font dans l’air un vivant décor,
Des sites plus brûlants, des rives plus sublimes
Que les nuits de la Corne d’Or !…

Que d’autres cherchent l’air des bois, de la montagne
Et la brise des Océans,
Je m’enfonce dans l’ombre où nul ne m’accompagne
Je respire chez les géants !


Je vois luire leurs yeux, leur frémissant visage,
La place ardente de leur cœur,
L’un a le luth, l’autre a la tempête et l’orage,
L’autre le sang et la sueur.

Ah ! laissez-moi partir, laissez que je rejoigne
Ce cortège chantant, divin,
Que je sois la timide et rêveuse compagne
Qui porte le sel et le vin.

Laissez que j’aille auprès de ceux dont l’existence
Répandait des rayons pourprés,
Et qui sont dans la mort entrés avec aisance
Et comme des danseurs sacrés !

Combien de fois n’ayant plus la force de vivre
Ai-je soudain souri, bondi,
Pour avoir entendu les trompettes de cuivre
Des adolescents de Lodi !

Combien de fois pendant ma dure promenade,
Mon cœur, quand vous vous fatiguiez,
Ai-je évoqué pour vous, dans la claire Troade,
Achille sous un haut figuier !

— J’ai pour héros tous ceux que le génie égare,
Amants du rêve et du désir ;
Et l’enfant de treize ans mourant dans la bagarre
Et riant de ce grand plaisir !


Tous ceux qui recherchant d’ineffables conquêtes
Hélaient des royaumes sans bords,
Et qui joyeux, montant dans votre char, Tempête,
Mettaient des ailes à leurs corps !

Tous les plus enivrés, tous les plus fous d’eux-mêmes
Avec mes yeux se sont croisés.
Je crois les voir, au fond des jours d’été suprêmes,
Où l’azur semble pavoisé !

D’un mouvement puissant, naturel, frénétique,
Je marche les regards levés,
Pour suivre dans les flots de la nue héroïque
La trace de leurs pieds ailés.

Ah ! quel tumulte ardent, quelle immense nouvelle,
Quel suave frémissement,
Quand soudain l’un de vous à mon cœur se révèle
Et me parle plus fortement !

Dans la vie où je vais l’âme toujours pâmée,
Le cœur enivré, sombre et doux,
Je n’ai d’autre besogne, intrépide, enflammée,
Que d’être amoureuse de vous !

Vous êtes mes vaisseaux, mes rives, mes grands arbres,
Mon soleil, mon ardent matin,
Qu’ai-je besoin d’amis, j’ai les hommes de marbre
Qui se penchent sur mon destin ?


Hélas, je ne crois pas à notre âme immortelle,
Mais j’ai pour profond paradis
Les feux que votre vie a laissés derrière elle,
Et les mots que vous avez dits !

Chétive, mais brisant ma paix et ma demeure,
Cherchant ce qu’on ne peut saisir,
Je fus pareille à vous qui précipitiez l’heure
Et qui n’aimiez que l’avenir !

J’ai vécu débordant de songes, la musique
Par qui la terre touche aux cieux,
Parfois semblait courir dans mon sang nostalgique
Et semblait jaillir de mes yeux.

Tout l’azur, chaque jour tombé dans ma poitrine,
S’élançait en gestes sans fin,
Comme on voit s’élever deux gerbes d’eau marine
Du souffle enivré des dauphins !

Je viens, portant sur moi la douce odeur des mondes
Et tenant les fleurs de l’été,
Accueillez-moi ce soir dans l’ombre où se confondent
L’héroïsme et la volupté !

1903-1907

FIN