Lettre à Eustache Prudhomme, 14 décembre 1869

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Fort garry 14 Décembre 1869

Mons. Eustache Prudhomme.

Très cher ami,

Je viens de recevoir ta lettre amicale. Au milieu de mes nouvelles occupations, malgré le peu de temps dont je peux disposer même la nuit, je t’assure que j’ai lu, relu ce que tu m’as écrit. Cher ami, Voilà ! ici tout marche ! tout marche ! J’ai saisi le moment favorable. Le ciel sans doute m’offre par là le moyen précieux d’effacer des années regrettables. Je suis arrivé plus haut que mes rêves ne m’ont jamais porté. Mais l’orgueil est banni de mon cœur. J’ai déjà trop senti l’effet de son poison. Le bien est l’objection de mon ambition. Que me fait la gloire ! Je ne la mérite pas.

Que me font les honneurs ? J’ai tant été abreuvé déjà par les humiliations ! Cher ami, tu me parles de la fortune ! Je n’ai pas un sou. Je suis indépendant, libre comme un oiseau. Et c’est ce qui fais ma force aujourd’hui. Je n’ai que ma vie ! Je l’expose ! Je la risque ; je la mets partout en avant ; heureux si je mourais pour la justice, l’honneur et mon pays. Je sais bien que Dieu serait ainsi plus disposé à avoir pitié de moi ! Et toi aussi tu as une fortune ! Quelle fortune ? Presque comme la mienne peut-être, mais veux-tu que je te dise ? Avant longtemps il y aura ici de l’argent en masse.

Je ne puis pas te dire : viens ici tu feras de l’argent. Mais voici. Nous avons besoin de gens instruits, d’honnêtes personnes ! Nous manquons de personnes instruites parmi la population Métis Canadienne Française. Viens si tu veux ! Je conduis à peu près tout ici pour le présent ; et je ferai tout ce que je pourrai pour toi. Et toi, en venant ici, tu rendras au pays à la cause du Bas-Canada un grand service. Ah ! Si Monsieur Cartier eut fais plutôt attention aux insinuations de ma faible voix !… Il est peut-être encore temps !… Tout ce que je sais, c’est qu’avant tout je suis Canadien-Français ! Et cela peut montrer la direction de mes idées et de mes sentiments.

Je voudrais aussi que tu montrasses cette lettre à Dubuque ; je ne sais où il est ; mais tu dois le savoir. Ici, il fera tant de bien ! Il y aurait bien quelques petits sacrifices à faire pour commencer ! Sacrifices ; c’est-à-dire ne pas être récompensé, rémunéré peut-être autant qu’on le mériterait. Mais il y a ici un grand complot. Et tout ceux qui y mettront la main passeront à l’immortalité ! Je ne mens pas ! La Rivière Rouge est un vaste théâtre. Il s’y passe des évènements qui feront mémoire dans l’histoire d’Albion.

Cher ami je suis et serai pour la vie

Ton tout dévoué ami

Louis Riel.