Lettre à M. Esparon, supérieur et directeur du Séminaire et des écoles de Lyon

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Transcription de Lettres de Mr. P., p.178-197 (Bibliothèque de la Société de Port-Royal, LET. 364 bis) :

p. 178 :

LETTRE DE MONSIEUR ESPARON supérieur et directeur du séminaire et des écoles de Lyon, à Mons(ieu)r Massuau, marc(han)d d’Orléans, lequel fit faire la réponse qui suit par Mr. P.

Je profite avec plaisir de l’honneur que vous m’avés fait de me donner liberté de vous exposer quelques difficultez touchant l’œuvre qu’il a pleu à Dieu de nous remettre entre les mains, sçavoir les Ecoles des pauvres de l’un et l’autre sexe pour tout ce diocèse, avec la direction de celles des riches aussi de l’un et l’autre sexe de nostre diocèse, ensemble le Seminaire des pauvres Ecclésiastiques qui enseignent les pauvres garçons de Lyon dans plusieurs écoles de la ville et d’autres séminaristes qui ne pouvant pas payer de grosses pensions la viennent payer plus modiquement d’environ un tiers dans nostre séminaire afin d’estre disposez à une vie p. 179 : laborieuse et estre employez dans les lieux les plus difficiles et les plus abandonnez.

Une des plus grandes difficultez que je voie dans nostre Séminaire c’est la Théologie qu’il y faut enseigner. 1° on a commencé et on se contentoit d’y enseigner Breviarium theologicum. 2° Medulla Abely. 3° Becan. 4° Du Hamel. 5° Du Mets. Voilà ou nous en so(mm)es, et nostre professeur ne le suit pas en bien des choses, et quoiqu’on épargne bien du temps de ne pas écrire, on croit qu’il faudra s’y résoudre.

Ce qui augmente ma difficulté ce sont les partis auxquels on s’attache. Car il y a le Thomisme rigoureux, le mitigé, le Molinisme relaché et le réformé. Quel sentier faut-il suivre ? Comment avez-vous fait pour Monsieur v(ot)re fils ? Quelle Théologie enseigne-t-on au séminaire des pauvres de vostre diocèse ? J’ay fait lire la Vocation à l’estat ecclésiastique imprimé à Paris, en 1695. On l’a bien goûté, si vous m’en indiquiez quelque autre pour le mesme état, je pourrois peut estre l’acheter et le faire encore lire dans le réfectoire s’il estoit d’aussi bon goust.

Nous avons souvent balance pour les maistres des pauvres si nous en prendrions de séculiers ou d’ecclésiastiques, nous nous sommes déterminez aux derniers et je crois que nous continuerons quoique nous soyons un peu incommodez par le changement et qu’ils ne regardent tous cet employ que co(mm)e un moyen de s’avancer aux saints ordres, ce qui fait qu’ils ne s’y donnent pas entièrement. L’avantage que nous y trouvons, c’est qu’ils font le catéchisme dans les paroisses où il y a des écoles établies et dans les églises ; que les enfans prennent confiance pour les Ecclésiastiques et les pasteurs ; que les maistres mesmes commencent à y conduire les maitres, l’occasion que l’on a de se servir des uns plutost que des autres doit déterminer dans cette rencontre.

J’espère que vous me ferez donner de bons avis par Mons. Pac(cory) dont vous me parlastes. Je suis cependant avec respect… A Lyon, ce (…) sept. 1702. Vostre Esparon, pbre.


RÉPONSE DE M. PACCORY

p. 179 : C’est votre humilité Mons(ieur), qui vous porte à demander des avis p. 180 : à un homme comme moy sur les écoles dont vous avés la direction et sur la Théologie qui s’enseigne dans votre séminaire et ce n’est de mon costé que le désir que j’ay de vous obliger qui m’engage à vous dire dans la simplicité de mon cœur ce que je pense, et ce qu’en ont jugé ceux dont vous me permettez de me servir des lumières, après avoir lu la vostre et y avoir fait une sérieuse attention.

Pour commencer donc par vos écoles de charité, je vous avouë que je n’ay pas esté surpris d’y voir un si petit nombre d’enfans, surtout dans une ville si peuplée. Vos paroisses sont infiniment plus grandes que celles de nostre ville ; nos écoles sont néantmoins beaucoup plus remplies, cela peut venir du défaut des pasteurs qui n’instruisent pas et des parens peu persuadez de l’obligation ou ils sont de procurer à leurs enfans une éducation chrestienne, de leur faire apprendre la religion avec ses maximes et ses devoirs : si les uns et les autres en estoient convaincus autant qu’ils le devroient, ils n’auroient pas moins de zèle et d’émulation pour envoyer les enfans aux écoles chrestiennes, qu’ils font paroistre d’indifférence pour un si grand bien.

Mais, Monsieur, il faut l’avouër, la principale cause d’une indolence si funeste ne vient souvent que des maistres d’écoles, nous l’avons vu icy par expérience. C’est la réputation des maistres, c’est leur application à bien faire l’école, à former les enfans sur le plan de l’Evangile qui en attire un si grand nombre. On a vû d’abord les parens se remuer pour cela ravis de trouver l’occasion de procurer un si grand avantage à leurs enfans, sur tout sans qu’il leur en couste rien : nous en avons des centaines dans nos écoles et deux maistres travaillent de concert dans le m(ême) lieu, l’un pour les petits, l’autre pour les plus avancez en ont des deux cens.

Car, Mr., vous voudrés bien que je vous dise que pour y bien reüssir il faut en chaque lieu deux maistres et une double classe. Un seul ne peut pas suffire à tout, ou rien ne se fait que superficiellement, les uns et les autres sont négligez, ou un ho(mm)e est épuisé en peu de temps : mais un maistre qui ne fait qu’ébaucher les petits enfans et qui n’est chargé que des dernières instructions pour la lecture, pour l’écriture, l’arithemetique, etc. a beaucoup plus de temps, de liberté, de facilité pour établir dans son école le bon ordre, le silence, l’émulation pour bien faire ce qu’il a à faire p. 181 : pour apprendre aux enfans la religion et les maximes de l’Evangile : quand on est chargé de trop d’affaires, on se confond, on s’épuise sans fruit et on ne fait qu’un bien passager et superficiel.

Mais, Monsieur, il faut pour cela de bons maistres, sans cela en vain vous vous inquiéterez, en vain vous travaillerez. Pour devenir bon maistre il faut avoir un bon fond(s), il faut estre formé d’une bonne main, il faut avoir esté bon disciple. L’unique moien d’en avoir de cette sorte, c’est de choisir avec discernement dans toutes les écoles de la ville ou des champs, des enfans du naturel le plus heureux, enfans de bonne espérance, d’un esprit solide, de bon sens commun, portez au bien, de les donner à former, à polir, à cultiver à un maistre de mesme caractère, et qui possède ces qualitez en un degré propre à le perfectionner dans les autres, remply de piété, ho(mm)e de scavoir et d’expérience, de commencer par en faire de bons chrestiens, de vrais disciples de Jésus-Christ, les instruire à fond des mystères et de la morale la plus pure de nostre sainte religion, former leurs sentimens, dispositions et actions, toute leur conduite sur ce plan qui doit estre celuy de tout état et de toute perfection, bien remarquer s’ils auront des talens propres à faire une école d’une manière digne d’un si saint et si important ministère ; lorsqu’on reconnoist en eux ces talens, s’estudier sérieusement à leur faire comprendre l’utilité, les avantages, la véritable grandeur, les difficultez, les obligations de cet employ, et leur en inspirer l’estime et l’amour, à leur en faire voir le détail et l’étenduë ; à leur en faire faire les exercices jusques à ce qu’ils soient en état de faire l’école avec onction et bénédiction, de servir de modèle aux enfans et leur estre utiles sans se nuire à eux-mesmes. Car il est de la dernière importance qu’un maistre possède en maistre et en perfection tout ce qu’il est obligé d’enseigner ; sçavoir parfaitement lire d’une maniere distincte et judicieuse, bien accentuer, bien prononcer, c’est ce qui le met en réputa(ti)on : j’en ay veu dans vos écoles qui lisoient fort mal ; scavoir bien les règles de l’écriture et l’ortographe, estre capable de les enseigner, c’est le moien d’attirer beaucoup d’enfans, beaucoup comprendre les véritez de l’Evangile, estre éclairé sur les véritez de la vie p. 182 : chrestienne et sur les mystères, avoir formé sur cela sa vie et ses mœurs, en parler juste et avec édifica(ti)on, c’est ce qui fait un maistre chrestien et parfaitement utile au public, car il ne doit pas estre moins maistre pour la piété que pour les lettres. La fin et par conséquent le capital des écoles doit estre de former Jésus-Christ dans le cœur des enfans, d’en faire de vrais chrestiens et des enfans de Dieu, les lettres n’en doivent estre que le prétexte, le moyen et l’accessoire. Le séminaire doit donc estre un apprentissage de toutes sortes de vertus, une école ou par dessus tout on enseigne Jésus-Christ. Les rapports qu’il veut bien avoir avec les hommes et ceux que les ho(mm)es sont indispensablement obligez d’avoir avec luy, raport de mediation, d’influence de sa part, de la nostre, raport de dépendance, de servitude, d’amour, de reconoissance, d’attachement. Il seroit honteux que des gens destinez à le faire connoistre ne le connoissent pas eux mesmes, que ceux qui doivent montrer le chemin aux aveugles, qui promettent de les y faire entrer ou de les y conduire, ou ne le sceussent pas eux mesmes, ou ne voulussent pas marcher à leur teste et le frayer les premiers.

Un maistre est obligé d’inspirer aux enfans le détachement des choses de la terre, le désintéressement, la pauvreté chrestienne, le renoncement à soy mesme, l’humilité, le mépris du monde, etc. Il (doit) donc avoir un fond et comme une source de toutes ces vertus au dedans de soy afin de répandre de sa plénitude sur tous ses disciples. Le séminaire est le lieu mesme ou il faut faire cette provision. Un maistre doit apprendre aux enfans à prier, à vivre dans la pénitence, à souffrir, à agir, à exercer la charité sur le modèle de Jésus-Christ, donc il faut qu’il aime la prière, la méditation de la loy de Dieu, la patience, la souffrance, les bonnes œuvres, l’exercice de la charité. Le séminaire est la source où il doit puiser tout cela.

Un maistre doit parler souvent de Dieu aux enfans, les nourrir de ce pain de chaque jour, leur apprendre tous les jours, à chaque classe quelque chose de ce qu’ils sont obligez de scavoir, de croire, d’aimer de pratiquer pour arriver au bonheur éternel. Donc il faut qu’il aime la parole de Dieu, qu’il lise continuellement l’Ecriture Sainte, et les livres d’une doctrine pure et solide afin de s’en remplir et que les eaux vives qui rejaillissent à la vie éternelle soient au dedans de luy co(mm)e un fleuve qui découle sans cesse sur ceux qui sont confiez à ses soins, et qu’il remplisse p. 183 : toujours son cœur en se répandant sur les autres.

Vous me permettrez, Monsieur, de vous dire que j’ay veu de vos maistres qui ne remplissoient pas cette idée, ils ne m’ont pas parus fort instruits : il est visible qu’ils ne se font pas un capital de bien faire l’école, qu’ils s’appliquent peu à leurs devoirs. Ils ne regardent cet employ que co(mm)e un passage à quelque chose de plus haut, co(mm)e un moyen d’éviter la pension, c’est là la source du mal. Les écoles deviennent presque inutiles, les enfans ne peuvent pas profiter. Il peut bien y avoir quelque discipline extérieure, mais n’estant pas soutenuë d’une instruction solide et lumineuse ny d’une éduca(ti)on de piété, elle dégénère en une espèce de judaïsme : les enfans se contiennent dans l’école, ils font les hypocrites, mais partout ailleurs, il ne paroist rien de ce qu’ils devroient avoir appris à l’école.

Si on les instruisoit bien des devoirs de la vie chrestienne, quand bien mesme ces veritez ne produiroient pas pré(sen)tement leurs fruits, ce seroit du moins une semence pour l’avenir. On en pourroit bien espérer dans un âge plus avancé, mais où l’on ne sème rien, il n’y a point de fruit à attendre. On fait à la vérité le catéchisme par semaine ; qu’est-ce que cela pour instruire suffisamment de tant de mystères, de tant de maximes de morale, de tant d’obligations générales et particulières des enfans qui sont dans une profonde ignorance de toutes ces choses, qui ont desjà l’esprit si remply et qui le remplissent tous les jours d’erreurs et de maximes contraires.

Je veux bien que ce catéchisme soit fort remply, ce qui souvent ne paroist pas ; je veux qu’il soit fort étendu. Des enfans qui vivent dans une si étrange dissipation peuvent-ils en conserver les impressions d’une semaine à l’autre ? Rien de plus facile à oublier que la vérité, rien qui se colle plus fortement au fond de l’âme que la fausseté et le mensonge. Que ces catéchistes soient habiles tant qu’il vous plaira, qu’ils aient trouvé le rare secret de si bien inculquer ce peu de leçons à leurs disciples qu’elles ne s’écoulent jamais de leur mémoire, mais l’instruction seule suffit-elle, ne faut-il pas qu’elle plaise, qu’elle entre dans le cœur, et qu’elle le touche et le pénètre, qu’elle en change et sanctifie les inclinations ! Pour cela, Monsieur, que ne faut-il point faire ? que d’exhortations vives ? que de p. 184 : paroles enflammées ? que d’avis salutaires ? que d’instructions fortes et patétiques ? que de repréhensions et corrections, tantost douces et engageantes, tantost sévères et humiliantes ? Combien de formes il faut donner aux véritez pour les rendre vives, pénétrantes, persuasives, agréables et aimables ? Les mauvaises inclinations, des habitudes invétérées ou entées sur un méchant fond ne se rendent pas à une seule attaque en huit jours ; il les faut combattre à temps à contretemps presque chaque heure : combien elles prennent de fortes racines, combien de péchez elles produisent lorsqu’on les laisse dormir si longtemps sans les percer de l’épée de la parole de Dieu. Hé ! quel avantage auront donc ces Ecoles de charité au-dessus des mercenaires. Il me semble qu’il n’y a point de maistre à gage qui ne fasse le catéchisme du moins une fois en huit jours ; qu’un maistre de charité remplisse un si beau nom, qu’il en soit tout revestu au dedans et au dehors. Quoy de plus actif, de plus ardent, de plus pressant que la charité ? Il faut donc que la charité de Jésus-Christ le brûle, le presse d’instruire et d’animer à la vertu ces petites âmes qui ont cousté à Jésus-Christ tant de travaux et son sang mesme, comment peut-on croire que cette charité remplisse un maistre de son feu et de ses ardeurs lorsqu’il laisse dormir des âmes des huit jours entiers dans leurs langueurs, leurs vices et leur ignorance. Sans les réveiller, sans faire tous ses efforts pour les en retirer ? La charité n’est rien autre chose que l’amour de la vérité : elle doit embrasser toutes les véritez, tous les mystères, toute la religion, elle en est proprement l’amour. Co(mm)ent peut-on donc se persuader qu’un ho(mm)e est un vray maistre de charité lorsque luy mesme n’a point d’émula(ti)on pour apprendre à fond ces véritez et se former sur ce plan et qu’il a si peu de zèle pour communiquer aux enfans de sa plénitude et les instruire de toutes ces mesmes véritez ?

La charité commence par vouloir à soy mesme ce bien, ce trésor et ensuite elle inspire un désir ardent de les à ceux dont on est chargé. Qui n’a point ce désir, qui ne le suit point dans sa conduite n’est point maistre de charité. Il ne mérite point un si beau nom : la charité produit de grandes choses où elle est et où elle règne. Si elle ne le fait pas, c’est une marque visible qu’il ne la possède pas. J’ay remarqué, Monsieur, que l’on apprend aux enfans de l’école à réciter les prières du chapelet. Le chapelet est un instrument de prières assez commode pour les personnes qui p. 185 : ne scavent pas lire, il peut estre utile m(ême) à certaines personnes qui scavent lire en certaines occasions. Je ne blasme donc pas cette dévotion, elle est louable lorsqu’on en scait voir et qu’elle suppose l’essentiel ; mais de borner à cela toute la dévotion des enfans, c’est ce qu’on ne peut gouster. Estre à Jésus-Christ par une foy vive et animée, vivre de son esprit, demander par des désirs continuels le secours de la grâce contre la faiblesse et la corruption de la nature, estre fidèle à suivre les mouvemens et les inspirations qu’il produit en nous en se conformant à luy en toutes choses ; aimer Dieu, le prochain, ses ennemis mesmes selon que l’ordonne l’Evangile ; estre humble, doux, patient ; se convertir à Dieu du fond du cœur, renoncer au péché, mener une vie pénitente, faire toutes ses actions en la vuë de Dieu et dans son amour ; estre juste, équitable, bienfaisant ; mépriser le monde, renoncer à soy mesme, mortifier ses passions ; ne faire peine à personne, rendre le bien pour le mal ; adorer Dieu dans ses grandeurs infinies, dans ses œuvres de nature et de grâce, dans ses mystères et dans ses merveilles ; honorer les saints et les imiter, c’est la grande dévotion des chrestiens, mais dévotion essentielle, absolument nécessaire : sans cela point de salut. Ne pas réciter son chapelet n’est pas une faute considérable, mais manquer à ses devoirs, c’est un crime digne de l’enfer. Que l’on apprenne le chapelet à dire aux enfans, à la bonne heure ! Mais que l’on s’applique sans comparaison davantage à les instruire à fond de toutes ces choses et à leur en inspirer l’amour et la pratique.

Il me semble, Monsieur, que lorsqu’ils scavent un peu lire, on pourroit, avec beaucoup plus d’utilité, leur inspirer de réciter les prières qui sont dans les Heures, le Psautier et, les autres livres d’Eglise ; mais il faudroit commencer par leur apprendre à lire en François, ce qui est sans comparaison plus n(écess)aire et plus facile que le latin parce qu’il est plus intelligible au lieu qu’ils n’entendent pas le latin, car ils pourroient s’instruire par eux-mesmes p. 186 : par la lecture de plusieurs bons livres. Il faudroit avoir des alphabets, des pseautiers et des heures en François et les accoustumer à en lire souvent, aussi bien que du Nouveau Testament qui est le plus n(écess)aire de tous les livres. Dans vostre ville, c’est une chose digne de compa(ss)ion d’avoir le pain en abondance à sa porte et ne le pas connoitre et se laisser mourir de faim, soy m(ême) et les autres, d’avoir tant d’excellens livres auprès de soy et de n’en faire aucun usage.

J’ay me suis apperceu que l’on faisoit dire le chapelet aux enfans pendant la messe. Mais de quoy sert donc la peine qu’on se donne de leur apprendre à lire ? Les livres sont des instructions et des moiens de prier sans comparaison plus commodes, plus utiles et plus parfaits pour ceux qui les scavent manier que le chapelet.

Il est constant que le but p(rinci)pal des Ecoles est d’apprendre à lire les bons livres et de faciliter aux ho(mm)es les moiens de s’instruire pour l’éternité, de bien prier et d’avancer l’affaire de leur salut de la manière la plus commode et la plus efficace ; il faut enseigner aux enfans à s’en servir, et les y accoustumer dès le commencement.

S’ils avaient des pseautiers et autres livres d’Eglise à la main durant la messe, et qu’on les obligeast d’en lire et d’y faire leurs prières, cela les occuperoit et les tiendroit dans le recueillement et la modestie, les yeux fixez et arrestez sur le livre, au lieu qu’en récitant le chapelet, ils tournent sans cesse la teste, ils regardent de tous costez co(mm)e je le scay par expérience et pour l’avoir veu.

D’ailleurs vous avés, Mr. dans votre ville un livre sur la meilleure manière d’entendre la messe qui fait voir clair co(mm)e le jour que cette meilleure manière est de suivre le prestre, de s’appliquer à toutes les parties de la messe, de réciter les mesmes prières que le prestre dit à l’autel. Le Roy a fait distribuer un nombre infiny d’ordinaires de la messe traduits en françois en faveur des nouveaux convertis, afin qu’en y assistant ils peussent faire les mesmes prières. On en trouve présentement partout. Il y en a dans la plus part des Heures nouvelles, ou du moins des exercices pour la messe qui ont raport aux prières de la liturgie ; pourquoy ne pas apprendre aux enfans à assister en cette manière à ce divin sacrifice ? Pourquoy ne leur pas faire avoir des livres où soient ces prières en françois ? C’est la dévotion vraiement solide et chrestienne ; autrefois tous les p. 187 : fidèles présens aux redoutables mystères entendoient tout ce qui se disoit à l’autel, et au chœur. La langue latine estoit intelligible au peuple, c’estoit la langue de la chaire co(mm)e de l’autel, chacun donc s’appliquoit à bien écouter tout ce qui se disoit à l’église et s’attachoit à suivre le prestre. Il est vray que le latin est présentement une langue morte, mais on nous a fait le plaisir de traduire tout en françois, et le saint Concile de Trente veut que les pasteurs aient soin d’expliquer les différentes parties de la liturgie au peuple : pour se conformer donc à la pratique des Anciens et aux intentions de l’Eglise dans ce concile, les maistres devroient avoir soin d’apprendre aux enfans cette manière d’entendre la messe et leur en donner quelque connoissance selon leur capacité.

Il n’est pas difficile de leur faire concevoir que la messe contient le sacrifice de à Jésus-Christ : qu’il a esté crucifié et qu’il s’est offert pour nous à son Père sur la Croix, qu’il s’offre de mesme pour nous et veut estre offert sur l’autel en sacrifice d’une manière (non) sanglante, qu’il veut y estre offert mesme par chacun des fidèles qui y prennent part et qui y assistent, qu’il veut que chacun s’y joigne à luy pour l’offrir avec luy intérieurement ; qu’ainsi le sacrifice de la Messe n’est pas seulement le sacrifice de Jésus-Christ, que c’est le sacrifice de toute l’Eglise puisque Jesus-Christ ne s’offre pas seul, mais avec luy et dans luy toute son Eglise, et surtout ceux qui y sont présens ; que nous sommes mesme obligez de l’offrir et de nous offrir avec luy par les mains du prestre et que par conséquent nous devons nous unir avec le prestre, entrer dans ses vuës, prier avec luy d’un mesme cœur et d’une mesme bouche, dire tout ce qu’il dit, faire tout ce qu’il fait, à la consécration près, que nous n’avons pas le pouvoir de faire, mais à laquelle nous coopérons en quelque façon par nos prières, d’où vient que le prestre parle presque partout au pluriel, que le peuple consent à tout et ratifie tout en répondant : amen, et que le prestre dit en parlant à Dieu, nous vous offrons (ce sacrifice pour ce peuple) ou plustost ils vous l’offrent eux-mesmes, pro quibus tibi offerimus, vel qui tibi offerunt, mille autres belles choses, mais très n(écess)aires à scavoir que les enfans pourroient apprendre de la bouche de leur maistre et qui leur fourniroient p. 188 : d’excellens exercices de dévotion pour bien assister au sacrifice de la messe. C’est ainsi qu’ils apprendroient à rendre à Dieu le souverain culte de l’adoration, de l’action de grâces, d’une humble prière et des mouvemens d’un cœur contrit et pénitent, exercice d’une obligation essentielle à toute créature raisonnable et toute corrompue par le péché, de quelque condition et de quelque âge qu’elle soit, dès qu’elle a l’usage de la raison. C’est proprement dans le sacrifice de Jésus-Christ que ces homages sont rendus au Souverain par sa créature, c’est cependant de quoy l’on ne peut pas s’acquitter co(mm)e il faut lorsqu’on n’est pas instruit de la manière d’offrir ce sacrifice, et d’y entrer en part avec Jésus-Christ et toute son Eglise, sans quoy il est difficile de se sanctifier.

Quand mesme les enfans ne seroient pas capables de comprendre ces choses ny de les mettre en usage co(mm)e il faut, ce seroit toujours un grand bien qu’ils en fussent instruits en un âge où elles entrent plus avant dans l’esprit et y demeurent ordinaire(ment) toute leur vie : le moien mesme de les leur faire retenir, ce seroit de leur en faire pratiquer tout ce qu’on pourroit. Quand apprendront-ils ces choses si ce n’est au temps de l’école ! Que leur peut on apprendre de plus utile, quoy de plus n(écess)aire que de bien prier, de bien assister à la messe, que de participer à un sacrifice remply de tant de biens et de grâces ? Rien de plus facile à un maistre bien instruit qui s’attache à sa profession, qui anime ses enfans, qui se donne tout entier à son devoir ; mais rien de plus difficile a des gens sans zèle, sans lumière et qui n’ont que du dégoust pour leur employ. Au reste, Monsieur, je ne vois pas de lieu où l’on puisse faire si commodément de si grands biens que chez vous. Vous avés des revenus considérables, des peuples nombreux, et par conséquent où choisir des sujets. Je voudrois, quoi qu’il m’en coutast avoir un habile h(omm)e qui sceust parfaitement sa religion, qui sceust peser le prix des âmes, persuadé de l’importance de l’employ, ho(mm)e d’expérience dans l’art d’élever la jeunesse, doué des talens et des vertus n(écess)aires pour y réussir, je voudroit l’acheter aux depens de tout, et je luy donnerois à former les sujets destinez à faire l’école, je le chargerois de veiller sur leurs mœurs, sur leur doctrine, sur la manière dont ils s’acquitteroient de cet employ, de visiter de temps en temps les écoles afin de tenir tout dans un bon ordre, et donner de l’émulation aux maistres et aux enfans. Voilà, Monsieur, le moien de bien élever p. 189 : la jeunesse, voilà le moien d’avoir des écoles nombreuses, d’abord que l’on verra des enfans élevez de la sorte, tout le monde y courra : riches, pauvres, ils demanderont le mesme avantage pour leurs enfans ; le nombre des écoles se multipliera.

Il faut avoir de bons catéchismes ou les maistres puissent app(ren)dre la doctrine de la religion qu’ils doivent enseigner. Nous en avons présentement d’excellens et de fort propres à cela. Le catéchisme historique de Monsieur Fleury, le catéchisme de Nantes, celuy des trois Evesques, autrement de La Rochelle, et celuy que Monsieur l’Evesque de Montpellier vient de donner à Paris, dans un gros in-quarto ou en trois volumes in-12 sont des meilleurs et des plus étendus. La Théologie de Monsieur Nicole en françois, par demandes et par réponses dont on a desjà le traitté des sacremens et dont on attend le reste, sera encore une excellente instruction pour les maistres. Je voudrois appliquer à cette estude les sujets destinez à l’école, et tous les Ecclésiastiques m(ême) et leur bien apprendre à faire le catéchisme d’une manière onctueuse et utile pour les mœurs.

Il est vray, Monsieur, que c’est un grand inconvénient que ce changement si fréquent des maistres dont vous vous plaignez qui est néantmoins inévitable pendant que l’on employera à l’école les sujets que l’on destine à l’Eglise. Le changement de maistre emporte avec soy (un changement) de méthode, de conduite, de discipline, de manière d’instruire, et souvent de doctrine. Des sujets destinez au sacerdoce ne considèrent souvent l’école que co(mm)e le moyen de monter plus haut, de s’exemter d’une pension, que co(mm)e un passage, ils ne s’y attachent point, ils font tout par forme, sans onction, sans bénédiction, ils ne regardent ces petites oüailles du troupeau de Jésus-Christ que co(mm)e des choses qui ne leur appartiennent pas parce qu’ils n’ont point de part avec le Souverain dont les intérests les touchent si peu. Ce sont des mercenaires souvent beaucoup pires que ceux qui enseignent pour de l’argent. L’intérest qui les mène est sans comparaison plus grand : ceux-là ne cherchent que quelque petit bien, ceux-cy cherchent le sacerdoce mesme de Jésus-Christ, souvent des bénéfices à charge d’âmes. Ils considèrent le travail de l’école, co(mm)e le prix d’une si grande chose. Dieu peut-il bénir ce qui se fait par le mouvement d’une avarice si singulière ? Ne soyons donc pas surpris, Monsieur, si ces gens-là font si peu de fruit. Il n’est pas possible d’en faire, lorsqu’on n’ayme pas son employ, lorsqu’on n’ayme pas les âmes des enfans, lorsqu’on ne se plaist pas p. 190 : dans cet exercice et que l’on ne s’y attache pas comme si l’on n’en devoit jamais avoir d’autre.

C’est pourquoy il seroit fort à souhaitter qu’un maistre d’école ne pust jamais aspirer à quelque chose de plus ou du moins, qu’il n’en eust pas le moindre désir ny la moindre espérance : et je voudrois en avoir du moins quelques-uns de tels pour servir de modèles aux autres, gens de bon sens, mais sans latin, ou qui n’en eussent pas assez pour prétendre au sacerdoce, mais gens parfaitement instruits de leur religion et de la meilleure morale et capables d’enseigner : Dieu nous en a enlevé un de ce caractère il y a quelques années, bon laïc, fort éclairé, zélé pour son employ, attaché à ses devoirs en un degré que je ne vous puis dire, c’estoit le plus habile de tous nos maistres, celuy qui faisoit plus de fruit. Il pourroit se rencontrer des Ecclésiastiques mesmes qui se donneroient aux écoles tout entiers, qui ne penseroient point à quitter cet employ, et qui voudroient se borner à cela pour toujours, et il ne faudroit pas s’imaginer que l’Eglise y perdist, surtout si c’estoient des sujets qui ne fussent pas capables de grands emplois.

Cependant, Monsieur, il faut avouër que rien n’est plus nécessaire à un prestre, à un vicaire, à un curé que l’art de bien faire une école, de bien élever la jeunesse, rien de plus utile à l’Eglise, rien de plus important pour la réformation des mœurs, je ne croiray pas m(ême) un homme capable de gouverner une paroisse, de conduire les âmes à Dieu s’il n’avoit les talens de faire une Ecole chrestienne. Saint Paul vouloit que les gens mariez qu’on élevoit au saint ministère eussent fait essay de ce qu’ils scavoient faire dans la bonne éducation de leurs enfans, dans le bon ordre et le règlement de leur propre famille : à quoy pourra-t-on donc présentement juger un homme capable de bien gouverner une portion de l’Eglise de Jésus-Christ s’il n’a pas fait apprentissage dans une école ? Car ceux que l’on destine à l’Eglise ne sont point chefs de familles. Il n’y a donc point de meilleure épreuve que cet exercice : c’est là que l’on apprend à conoistre les esprits, les profondes playes que le péché y a faites, les habitudes, les p. 191 : inclinations, les remèdes proportionnez aux différentes maladies des âmes, les moyens de les gagner et de les porter à Dieu : excellent apprentissage pour un maistre, où il peut étudier à loisir le cœur humain, tous les replis les plus secrets, les maux inébranlables, ses remèdes. Admirable école pour apprendre sans gesne et sans peine à parler, à instruire, à exhorter, à reprendre, à humilier, à consoler, à corriger ; continuel exercice de patience, de douceur, de charité, de support, d’humilité, de prudence ! Connaissances, exercices, vertus absolument nécessaires, mais nécessaires dans un degré très parfait à un prestre pour faire du fruit dans la conduite des âmes. Tout cela vaut bien ces estudes mortes, stériles et languissantes que les jeunes Ecclésiastiques pourroient faire dans le séminaire ou dans la maison de leurs parens.

Je voudrois donc que l’on peust emploier quelques années à l’école tous les sujets du séminaire, et afin qu’il leur restast du temps pour l’estude et la prière, j’aimerois mieux donner une école à deux parfaitement uniformes, à l’un, le matin, à l’autre, le soir. Il faudroit cependant qu’avant ce temps, ils eussent fait de bonnes estudes, qu’ils eussent fait un bon fond de principes, et après, avant que de les faire avancer, on pourroit leur donner encore un temps, raisonnable pour se recueillir et pour continuer leurs estudes.

Mais avant tout il seroit important d’inspirer de bonne heure aux sujets cet esprit des Pères de l’Eglise et des saints les plus illustres, de se porter toujours par l’instinct de l’humilité et d’une piété éclairée à choisir les dernières places de l’Eglise, à se borner aux emplois les plus bas, à fuir par une sainte fraieur et un profond tremblement l’élévation du sacerdoce et de la charge pastorale, de peur qu’élevez sur le chandelier, la teste ne leur tourne et qu’ils ne tombent par leur orgueil et leur présomption dans la mesme condamnation que le diable, ne in superbiam elatus in iudicium incidat diaboli ; car tout eccles(ias)tique qui n’a pas cet esprit ne doit passer tout au plus que pour un néophite, pour un enfant en matière de Christianisme, incapable de porter son élévation sans enflure et sans vanité. Toute piété qui ne porte pas à cet abaissement est pour le moins p. 192 : fort suspecte d’illusion et il est fort à craindre qu’elle ne soit pas marquée au coin de Jésus-Christ dont la sainteté doit estre le principe, la règle et le modèle de l’apostre ; de Jésus-Christ, dis-je, qui s’est anéanti luy-mesme en prenant la nature et la forme de serviteur, qui a bien voulu devenir le dernier des hommes afin de servir de modèle à ses disciples et surtout aux ministres de son Eglise, qui en estant les premiers et les plus grands doivent, par la dispo(siti)on de leur cœur et leur humilité estre les derniers et les serviteurs de tous, selon l’admirable règle qu’il leur a prescrite en la personne de ses apostres. Jamais on ne fera dans les séminaires des hommes apostoliques et de dignes ministres de Jésus-Christ pendant qu’on ne les élèvera point dans ces saintes maximes, qu’on ne leur donnera pas cette forme du Sauveur, d’un Dieu anéanti sur laquelle tous les élus doivent estre formez. Mais du moment que vos Eccl(ésiast)iques auront goutez ces véritez, vous n’aurez nulle peine à les réduire à faire l’école, ils s’y porteront d’eux mesmes avec plaisir, ils tiendront à honneur de travailler à l’instruction des plus petits, ils craindront de se voir élevez plus haut, ils s’estimeront heureux de pouvoir demeurer toute leur vie dans un état si bas, ils se livreront tout entiers à cet employ, ils feront des fruits merveilleux, et ils se rendront par la mesme dignes d’un employ plus considérable, au lieu que les autres ne tendent qu’à monter, ceux-cy ne cherchent qu’à descendre ; les autres font violence pour obtenir le sacerdoce et des bénéfices, et il foudroit faire violence à ceux-cy pour les y engager. Heureuses les paroisses qui sont pourveues de prestres ordonnez de cette manière. Arrachez du cœur d’un ecclésiastique tout intérest de bien, d’honneur, d’élévation, vous ferez un apostre ; c’est là le moyen d’avoir d’excellens maistres d’école, de saints prestres, d’admirables pasteurs. Sans cela rien.

Mais comment arriver à ce point ? Par une instruction et des principes solides : faites élever des enfans dès l’âge le plus tendre dans la lecture de l’Ecriture Sainte, surtout du Nouveau Testament, dans la méditation des oracles divins, dans l’estude des livres d’une doctrine pure et sans reproche, dans la prière et les exercices de toutes les vertus chrestiennes, loin des occasions du mal, de la contagion du siècle, de la confusion des colèges ; de bonnes estudes p. 193 : d’humanitez, une bonne philosophie, solide mais courte, dégagée de toutes les chicaneries inutiles et propres à former le jugement et le raisonnement ; une théologie fondée dans l’Ecriture et la Tradition, les Pères et les Conciles, pour le dogme, la morale et la discipline ; ne point amuser les jeunes gens à des abrégez superficiels, à de curieuses et frivoles subtilitez, à des leçons d’une scholastique chicaneuse, vuide de choses et enflée de termes sans fond et sans solidité. Le Breviarium theologicum, du Mets, Abely, Becan, du Hamel, etc, que l’on fait voir chez vous sont peu de chose. Il y a mesme un fâcheux mélange dans quelques-uns, mais cela ne suffit pas pour faire des théologiens ; ce n’est rien que de scavoir les choses superficiellement et sans principes. Ayez la bonté, Monsieur, de faire acheter un petit livre in-12 qui porte ce titre Theologus christianus, il vous donnera de grandes ouvertures pour la théologie que l’on doit faire voir chez vous. L’on en trouve en ce pais icy ; il faudroit en faire avoir à tous vos estudians, et le leur faire lire tout entier avant mesme que de commencer le cours de théologie : ils y apprendront l’esprit et les dispo(siti)ons qu’il y faut apporter et les estudes qu’il y faut faire pour devenir des théologiens habiles et chrestiens. Mais on croit qu’il seroit à propos que vos professeurs composassent un cours de théologie tiré, partie de ce qu’il y a de plus nécessaire dans saint Thomas, partie d’Etius, scavant théologien dont la doctrine n’est nullement suspecte et qui appuie ses décisions sur l’Ecriture et les Pères. Ils verront, dans le Theologus christianus, ce qu’il y a à passer dans saint Thomas et ce qu’il y a à prendre. Des estudians qui n’ont pas de bons cahiers ne remportent presque rien d’un séminaire ou des Ecoles ; la plus part des écrits demeurent, on les peut revoir de temps en temps, mais il en faut de bons, de bien remplis de la doctrine de l’Eglise, et qui puissent leur tenir lieu d’une petite Bibliothèque. Je scay où il y en a de cette sorte, et si vous en voulés faire la dépense, je vous promets de vous en faire une copie par quelque bon écrivain ; j’espère que l’on y trouvera du fond.

Mais au nom de Dieu, Monsieur, bannissez de vostre maison toutes ces aveugles préventions qui empêchent que l’on ne trouve la vérité, tous ces noms de partis qui ne sont propres qu’à entretenir la division dans l’Eglise qui doit estre une maison d’unité autant que de vérité. Ne vous mettez en peine ny du p. 194 : Thomiste rigoureux ny mitigé, ny du Moliniste relâché ou réformé. Aimons les Thomistes, aimons les Molinistes lorsqu’ils aiment le vray bien et qu’ils le font dans l’esprit de paix et de charité : mais aimons encore plus que tout cela le Dieu de vérité ; cherchons-la avec soin cette vérité toute pure, faisons-la chercher à ceux qui dépendent de nous, suivons-la et la faisons suivre aux autres lorsqu’elle nous a fait la grâce de se découvrir à nous avec toutes ses beautez. Attachons-nous à elle de toute l’étenduë de n(ot)re cœur, combattons pour elle encore avec plus d’ardeur que ces anciens Grecs pour leur Hélène selon la pensée de saint Augustin : en un mot sacrifions luy tout, biens, santé, honneur, vie, nous m(êmes). Mais prenons garde à ne la pas mépriser en la méconnoissant lorsqu’elle se présentera à nous, ne luy faisons pas la sanglante injure de la prendre pour l’erreur, son ennemie, par les préjugez qui la défigurent à nos yeux. Il faut s’instruire sans autre passion que l’amour de cette mesme beauté et un ardent désir de la trouver ; elle se montre elle mesme la première à ceux qui la cherchent dans ce dégagement et dans cette simplicité. Il peut y avoir divers partis, diverses sectes, mais jamais il n’y aura qu’une foy, qu’une vérité, qu’une doctrine ortodoxe et irrépréhensible.

Afin de réussir dans ce dessein, il est de la dernière importance d’inspirer d’abord aux jeunes gens l’amour des saints Pères et des saints Docteurs de l’Eglise qui ont soutenus sa doctrine contre les hérétiques de leur temps, par exemple un saint Athanase, la consubstantialité du Verbe ; un saint Hilaire, la mesme vérité et le mystère de la Trinité ; un saint Basile, la divinité du St. Esprit ; un saint Cyrille d’Alexandrie, l’Incarnation ; un saint Léon, la distinction des natures. Un saint Augustin, presque tous les points de la religion contre les Manichéens, les Donatistes, les Arriens et demy arriens, Pélagiens et semypélagiens, etc. Tertullien, saint Cyprien, la pénitence et la discipline. Il faut leur faire avoir le goust de l’admirable morale et de la spiritualité solide de saint Augustin, de saint Chrisostome, de saint Basile, de saint Grégoire le Grand, de saint Bernard ; leur inspirer de la vénération pour les Conciles et le désir d’y rechercher et d’y puiser le dogme, la morale et l’exacte discipline. Ce sont là les sources d’où les professeurs sont obligez de puiser leurs sentimens et leurs leçons et où ils doivent désaltérer la soif de leurs disciples, s’ils veulent ny s’égarer eux mesmes ny jetter les autres dans l’égarement. Toute l’ignorance, le relâchem(en)t p. 195 : la corruption ne viennent que de ce qu’on a abandonné ces sources d’eau vive pour se creuser des citernes percées qui ne peuvent tenir l’eau, et pour boire dans les sources bourbeuses du siècle.

Pour la Théologie scolastique, peut-on rien avoir de plus seur que saint Thomas et saint Bonaventure ? Car partout ailleurs il y a à craindre. Le seul nom de ces deux g(ran)ds Théologiens est vénérable à tous les fidèles. On estime Etius pour la Théologie parce qu’outre qu’il est court, et débarrassé de grandes chicanes, il suit saint Thomas le plus souvent, et tire ses preuves de l’Ecriture et de la Tradition. Il suit à la vérité, les nouveaux Thomistes sur la grâce, la prédestination et la réproba(ti)on, beaucoup plus rigides que saint Aug(ustin) et saint Thomas. Il admet la nécessité d’une grâce efficace pour l’état d’innocence aussi bien que pour l’état de la nature corrompuë. La prédestination gratuite également pour les deux états, et une réprobation négative avant toute prévision de péché. La doctrine de St. Augustin qui ne reconnoist pour l’ho(mm)e innocent et pour l’ange qu’une grâce soumise au libre arbitre et une prédestination de mérite et conditionnelle, ny de réprobation qu’après la prévision du péché originel et de ses suites, cette doctrine dis-je, est de l’aveu de tout le monde et plus douce et mieux fondée sur l’Ecriture et la Tradition. On peut donc laisser le sentiment d’Etius si l’on veut s’attacher à celuy que l’Eglise romaine a tant de fois adopté co(mm)e sa propre doctrine.

Pour les livres de piété que vous pourriés faire voir aux jeunes gens pour les former dans la piété et la science des saints, puisque vous le souhaittez, je vous marqueray ceux qui me viendront à la pensée, vous en avés un grand nombre chez vos libraires, vous en pouvés faire choix et en fournir facilement et à peu de frais vostre séminaire. La Bible françoise de nouvelle traduction, ou avec des explications ou sans explications. Le Nouveau Testament du Père Quesnel avec des réflexions morales en 4 volumes et l’instruction sur les sacremens de pénitence et de l’eucharistie. Le Directeur spirituel pour ceux qui n’en ont point. La Guide des pécheurs de Grenade. Le grand chemin qui perd le monde. La perfection de Rodriguez de la nouvelle traduction. Les essais de morale, la fréquente communion, la tradition de l’Eglise sur la pénitence, les Morales de St. Grégoire le Grand en françois, les Homélies de saint Chrisostome sur saint Mathieu traduites. La Morale chrestienne sur l’oraison dominicale, les Homélies du p. 196 : père Bourré de l’Oratoire sur les épistres et évangiles de l’année pour l’instruction des Ecclésiastiques, en 5 volumes ; les Vies des Pères des déserts, en 3 volumes ; les Vies des saints de l’Ancien et du Nouveau Testament, en 6 volumes. L’Histoire ecclésiastique de Mr. Godeau. La méthode d’administrer le sacrement de pénitence qui est une belle explication des instructions de saint Charles Borromée aux confesseurs, ces instructions mesmes. La morale de Grenoble, les cas de Sainte-Beuve, les conférences de Luçon, de La Rochelle, de Périgueux, de Sens, d’Agde, les censures des Evesques de France et les écrits des curez de Paris contre les maximes relâchées des casuistes. L’Introduction à l’Ecriture Sainte en françois, qui a pour titre en latin : Apparatus biblicus, du père Lamy ; le sacerdoce de St Chrisostome et le pastoral de saint Grégoire le Grand, tous deux en françois. Les discours de Mr. Godeau sur la voca(ti)on, sur la tonsure et sur tous les ordres sacrez et non sacrez et autres semblables. Ce sont tous livres qui se vendent dans vôtre ville et tous livres excellens.

Il y en a grand nombre d’autres imprimez à Paris que vous pourriés aussi avoir : tout ce qu’il y a de traduit de St Augustin, ses commentaires sur les pseaumes, ses sermons, toutes ses lettres, plusieurs opuscules ; les Homélies de St. Chrisostome sur saint Paul ; les Mémoires pour l’histoire ecclésiastique de feu Monsr. de Tillemont ; les Vies de saint Athanase, de saint Basile et de saint Grégoire de Nazianze, de saint Chrisostome, de saint Ambroise, de saint Aug(ustin) qui viennent de paroistre ; la Vie des saints de Mons. Baillet en 4 volumes in folio, qui paroist depuis peu. L’année chrestienne de Monsieur Le Tourneux avec des explications des ép. et des évangiles de toute l’année, en 12 vol. in-12. Un livret de 12 sols, imprimé depuis peu par ordre de Monsieur l’Archevesque de Paris et qui a pour titre Conduite pour la Confession et la communion, il est excellent. On trouve icy un livre in-12 qui a pour titre : Pastor bonus, qui va à un grand détail sur les devoirs des pasteurs. Il y a plusieurs autres excellens ouvrages qui ne me reviennent pas présentement, si vous en souhaittiez une liste, il seroit aisé de vous en envoier une. On juge qu’il seroit plus utile de faire lire de bonne heure aux jeunes gens plusieurs opuscules des saints Pères pour leur en faire prendre l’esprit et la dotrine. Il y a les épistres de saint Jérôme, de saint Léon, de saint Bernard, de saint Augustin, p. 197 : si on (les) pouvoit trouver séparées en latin co(mm)e j’en ay veu. Les opuscules de ce Père sont : son manuel ou Enchiridion à Laurent, le livre des mœurs de l’Eglise ; celuy qui contient plusieurs petits ouvrages de la grâce et du libre arbitre, de la grâce de Jésus-Christ, de la correction et de la grâce de la prédestination des saints, du don de la persévérance et plusieurs lettres sur ce sujet ; les confessions, les soliloques et méditations, les offices de saint Ambroise, quelques opuscules de saint Isidore de Séville, saint Cyprien, Lactance, Salvien, Vincent de Lérins, Sulpice Sévère, saint Paulin, saint Prosper, le poète Prudence et autres ouvrages semblables en latin que l’on peut trouver en petit. C’est le moyen de faire venir aux clercs le goust des Pères de l’Eglise et de les rendre scavans dans la science des saints ; c’est à quoy personne ne peut trouver à redire, car on ne prétend pas par là leur retrancher les auteurs profanes n(écess)aires pour apprendre la pureté de la langue latine, pourveu que l’on en excepte tout ce qu’il y a de dangereux et de contraire aux bonnes mœurs, qui doit estre entièrement banny des Ecoles chrestiennes. On pourroit distribuer de ces opuscules des Pères aux sujets durant le cours de leurs humanitez et mesmes des hautes classes afin qu’ils les leussent en particulier aux heures qui leur restent après leur devoir et leur apprendre à faire de petites collections et des remarques sur les plus beaux endroits. L’expérience vous fera connoitre que c’est là un excellent moyen de donner à l’Eglise des sujets capables de la servir utilement, et j’espère que vos peines et vos soins seront abondamment recompensez par les grands biens que votre séminaire produira un jour dans la ville et dans les campagnes, si vous voulés bien user de ces précautions.

Mais, Monsieur, je ne m’apperçois pas combien je passe les bornes d’une lettre, et combien j’abuse de vostre patience. La bonté que vous m’avés marquée m’a insensiblement obligé à user d’une si grande liberté. Car qui suis je pour vous donner des avis, si le désir que j’ay de vous obéir et de vous faire plaisir n’avoit esté pour moy une espèce de loy pour m’obliger à répondre à votre édifiante lettre. Permettez moy d’ajouster que je soumets à vos lumières tout ce que j’ay l’honneur de vous écrire et que je m’estimeray heureux si vous voulés bien le prendre en bonne part et me croire, avec un profond respect, Mr V. le 12 octobre 1702.