Lettre à M. Michaud sur Argos et Mycènes

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LETTRE
SUR ARGOS ET MYCÈNES,
À M. MICHAUD DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.


Napoli de Romanie, juin 1830.

J’ai visité Argos et Mycènes pendant que vous visitiez vous-même les ruines cyclopéennes de Tyrinthe. Je vais vous parler des hommes et des choses qui m’ont le plus frappé dans cette course, à travers un des pays les plus célèbres de la terre.

Le 10 juin, à cinq heures du soir, j’étais sur le chemin d’Argos avec quelques compagnons de voyage, venus de France avec nous. De Nauplie à Argos on peut compter trois heures de marche. Nous n’avons rien vu sur notre route qui fût digne d’être remarqué. D’un côté, des marais où les grenouilles faisaient entendre leurs sauvages concerts, des ronces, des bruyères, des joncs et des touffes d’agnus-castus ; de l’autre, des champs couverts de moissons jaunissantes, des gerbes entassées au bord des sillons, des troupeaux de brebis, de bœufs et de porcs, et quelques cabanes éparses çà et là, des chevaux en grand nombre, qui paissaient dans la plaine, et qui me rappelaient le surnom de nourricière de coursiers, qu’Homère donne à la ville d’Argos : tels sont les objets qui s’offrirent à notre vue. Avant la révolution grecque, une forêt d’oliviers couvrait au loin les plaines d’Argos : mais vous savez, monsieur, que la guerre, surtout quand elle est faite par des barbares, change en déserts tous les lieux par où elle passe ; la flamme et le fer ont dévasté ces campagnes, autrefois si belles, et maintenant le voyageur y retrouve à peine un seul arbre.

Argos nous apparaissait au pied d’une montagne, à l’extrémité du golfe. La citadelle de Larissa, qui couronne le sommet de ce mont, brillait des derniers feux du soleil. À une lieue de distance, mes yeux avides cherchaient des débris de palais, des tombeaux, des monumens, ou au moins quelques ruines qui pussent me parler du roi des rois, pasteur des peuples. Je n’apercevais sur la montagne qu’une forteresse, et, au fond du golfe, je découvrais un vaste amas de cabanes, mêlé de maisons blanches. Nous approchions d’Argos, et déjà les ombres de la nuit nous enveloppaient. Les pâtres et les moissonneurs reprenaient le chemin de leurs demeures ; les ânes, chargés de gerbes, et les troupeaux s’avançaient ensemble ; les hommes, les femmes et les petits enfans étaient eux-mêmes chargés d’épis. Ces pauvres Argiens retournaient gaîment à leurs chaumières, heureux de pouvoir enfin respirer après de longs désastres, et recueillir paisiblement les fruits de leurs travaux.

Il était nuit quand nous entrâmes dans Argos. Nous vîmes quelques maisons de bois nouvellement construites ; d’humbles cabanes rangées en forme de rues ; des feux semés sur le chemin, destinés à éclairer comme les réverbères de nos villes ; des cafés d’où sortaient des nuages de fumée ; des tavernes obscures où des Grecs préparaient des mets grossiers et dégoûtans. Au coin des rues, de grands vases remplis de lait chauffaient en plein air, posés sur des pierres, et des femmes et des enfans accouraient pour en acheter. Des malades et des mendians étaient couchés sur la terre, à côté de leurs haillons et de leur pain noir. Des Albanais, vêtus comme les héros d’Homère, rangés en cercle autour d’un flambeau, au milieu de la rue, fumaient, sans mot dire, dans une attitude tout-à-fait musulmane. Vous vous souvenez sans doute, monsieur, d’avoir vu à Paris, sur le quai de Grève, ces cuisines en plein vent, où les ouvriers, les baladins et même les mendians viennent chercher leur provision journalière ; ces poêles fumantes dont l’odeur poursuit au loin les passans. Eh bien ! monsieur, vous auriez retrouvé à Argos le même spectacle ; vous y auriez revu les restaurateurs de la Grève ; vous auriez respiré le même parfum.

Et pourtant j’étais dans le pays des Atrides, dans la cité d’Agamemnon, qui renversa l’empire de Priam ! J’étais dans la ville fameuse, où jadis chaque dieu eut son temple, chaque héros son monument ! Je voyais une taverne là où Hécate et Diane eurent des autels. Des Argiens demi nus étaient étendus tristement aux mêmes lieux où Castor et Pollux, où la chaste Lucine sur un trône d’or recevaient autrefois les adorations de leurs pères. Les statues d’Atrée et de Thieste, les trophées de cent victoires, les monumens de tout genre qui décoraient les places publiques, mille palais nés de l’orgueil et de la magnificence des rois, tout ce que les arts avaient embelli, tout ce que la gloire avait élevé, tout a disparu comme la poussière qu’emporte le vent. On s’étonne d’une aussi entière destruction, surtout quand on a entendu Pausanias sur Argos. À l’époque où le voyageur grec visita cette ville, elle était encore peuplée de ses statues et de ses dieux ; elle avait ses monumens, ses murailles et ses portes, dont les principales étaient la porte de Lucine et celle du Soleil. Je ferme le livre de Pausanias, et autour de moi plus rien n’est debout. Tout s’est enfui, tout jusqu’à la poésie des souvenirs.

Telles étaient, monsieur, les réflexions qui me passaient dans la tête, lorsqu’on vint nous avertir qu’on nous avait trouvé un logement pour y passer la nuit. Nous étions six dans une petite chambre ; nous nous répandîmes pêle-mêle sur des divans, des nattes ou des tapis. Je m’étais endormi, songeant à la gloire d’Agamemnon, plein des souvenirs d’Homère et de Pausanias, et je me réveillai bientôt après au milieu des insectes de la pauvreté et de la misère. Ainsi, dans le cours de la vie, on s’endort quelquefois avec des rêves de bonheur et de gloire, et, quand les songes se sont enfuis à l’approche du matin, on se réveille au milieu de ses maux et de sa triste obscurité.

Dès que l’aube parut, nous désertâmes nos couches et nous courûmes chercher des vestiges de l’antique cité d’Atrée ; mais, avant de mettre sous vos yeux l’état actuel d’Argos, j’essaierai de vous retracer un historique rapide de cette ville depuis les premiers temps jusqu’à nos jours.

Argos compte près de trente-six siècles depuis sa fondation. La race d’Inachus, les enfans de Pélops et d’Atrée, Agamemnon, Danaüs et les Héraclides dominèrent tour-à-tour dans l’Argolide. Argos, aimée des dieux, fière de ses belles campagnes et de cinquante rois fameux, redoutable par la force de ses enfans, ceinte de hautes murailles et armée de deux citadelles, prit une grande part à toutes les guerres de la Grèce. Liée au sort des Achéens, elle finit par succomber avec eux sous les coups des légions romaines. Argos, en changeant de maîtres, ne perdit ni son éclat ni son importance. Comme ville et comme position militaire, la nouvelle cité romaine conserva son premier rang au milieu des provinces conquises. Après la chute de l’empire romain et sous le Bas-Empire, elle devint l’apanage de petits princes grecs, que l’histoire nomme à peine. À la suite des guerres de la Croix, pendant que les Français régnaient dans la Morée, Argos était une place forte et le siège d’un évêché. En 1210, le prince grec Théodore, qui s’était maintenu dans la seigneurie d’Argos et de Corinthe, fut dépossédé par Guillaume de Ville-Hardouin ; toutefois le noble sénéchal voulut bien laisser Argos à Théodore, sous la condition qu’il resterait son vassal. Deux ans après, celui-ci, soupçonné de tramer des complots contre les barons français, fut assiégé et dépouillé par le prince Geoffroy et par Othon de la Roche, duc d’Athènes. Les chroniques françaises du quatorzième siècle donnent à Guy d’Enghien le titre de seigneur d’Argos. Sous la décadence de l’empire français de Constantinople, les seigneurs d’Athènes, obligés de céder aux Catalans, se retirèrent à Argos, et les nouveaux vainqueurs ne les menacèrent point dans leur retraite : ainsi l’héritage d’Agamemnon et de Danaüs avait passé aux mains des chevaliers français, débris glorieux de nos antiques croisades.

Un historien grec[1] nous apprend que Bonne d’Enghien, appelée aussi Marie d’Enghien, veuve d’un seigneur de Venise, ayant eu en partage Argos et Napoli de Romanie, vendit les deux villes aux Vénitiens au prix de 700 écus d’or, que la république devait lui payer tous les ans, sa vie durant. De plus, elle se réservait 2,000 écus, dont elle pouvait disposer à son gré, et que Venise était tenue de lui donner[2]. Une chronique grecque place cet événement à la date de 1389. La cession d’Argos aux Vénitiens a été différemment racontée par les auteurs. Quelques-uns ont écrit que ce fut Théodore Paléologue, fils de l’empereur Jean, qui, effrayé de la marche victorieuse des Turcs, vendit Argos à la république de Venise ; mais l’opinion la plus accréditée nomme Marie d’Enghien. Les Vénitiens ne gardèrent pas long-temps cette ville. En 1397, le sultan Bajazet la prit et la saccagea. Plus tard, les Vénitiens l’ayant rebâtie, elle tomba de nouveau au pouvoir des Turcs, sous Mahomet II, en 1463. Près de deux siècles s’écoulèrent, et les Vénitiens reparurent dans leur ancien domaine. Enfin la Morée passa tout entière sous la main des disciples du Coran, et Argos fut musulmane. Que de révolutions, monsieur, dans l’histoire d’une seule cité ! et qu’il a fallu de siècles et d’événemens pour qu’un aga remplaçât Agamemnon ! Maintenant, depuis la délivrance de la Grèce, Argos est redevenue grecque, et ses propres enfans la gouvernent.

En lisant l’histoire de ces dernières révolutions, vous avez pu voir, monsieur, de combien de maux Argos a été accablée ; plusieurs fois l’incendie l’a dévorée, et sa population a souffert tout ce que la guerre a de plus désastreux. Dans une seule nuit sept cents Argiens furent décapités. Le trépas de tant d’hommes ne resta pas sans vengeance ; Hypsilanti, posté avec trois cents Grecs dans la citadelle d’Argos, fit éprouver de grandes pertes aux troupes musulmanes. En 1829, les représentans de la Grèce se réunirent à Argos, sur l’emplacement d’un ancien théâtre, pour régler les intérêts du pays. Je ne chercherai pas à caractériser cette réunion nationale qui tenait ses séances au lieu même où les Argiens d’autrefois applaudissaient les chefs-d’œuvre de Sophocle et d’Euripide ; je ne vous dirai point si la tribune de la nouvelle Argos, avait aussi ses Démosthènes, et quel était le genre d’éloquence de ces représentans grecs. Tout ce que je sais, c’est qu’on y parla beaucoup d’avenir et de régénération, et qu’il est arrivé à la révolution grecque ce qui arrive à presque toutes les révolutions, c’est de promettre beaucoup et de tenir peu[3].


Aujourd’hui la population d’Argos ne s’élève pas au-delà de mille habitans ; la misère y est grande ; il faudra bien du temps pour que ce pauvre pays se relève et se console. Des maisons en pierre ont été récemment construites ; quelques-unes sont mêmes élégantes. Nous avons vu une église qu’on achève de bâtir, et qui sera le plus bel édifice d’Argos. On lit sur une des murailles extérieures une inscription en grec moderne, qui fait connaître que la nouvelle église est dédiée à saint Jean, et qu’elle a été élevée sous les auspices du comte Capo d’Istria, président de la Grèce. À côté du monument, un Grec fouillait dans des fosses, il en retirait des têtes et des ossemens, ruines d’hommes qui devaient faire place à d’autres ruines ; on voulait convertir ce lieu en cimetière.

Il était sept heures du matin, quand nous nous dirigeâmes vers la citadelle. Strabon dit qu’Argos avait deux forteresses, on n’en voit qu’une depuis long-temps. Sur les chemins de la citadelle, on remarquait autrefois les tombeaux des fils d’Égyptus, un temple d’Apollon, le premier qui eût été bâti en l’honneur de ce dieu, et beaucoup d’autres monumens dont Pausanias nous a laissé le souvenir. Pour tout monument, nous rencontrâmes un ermitage construit sur les flancs de la montagne, peut-être à la place du temple d’Apollon. Deux caloyers vêtus d’une robe noire, n’ayant ni bas ni chaussures, nous accueillirent avec bonté, et nous conduisirent dans leur chapelle ; elle était mesquine et à demi ruinée. L’un des deux ermites nous montra du doigt un fragment de marbre incrusté dans le mur de la chapelle ; ce marbre, qui a dû appartenir à quelque ancien bas-relief, représentait un cavalier.

N’attendez pas que je vous donne la description de la forteresse Larissa ; il serait difficile de dire avec vérité quelles formes et quelles proportions elle eut jadis, maintenant qu’elle n’est plus qu’un vaste amas de décombres. De grandes murailles dont les unes remontent aux temps anciens, les autres au moyen âge, des citernes à demi comblées, d’énormes fragmens de construction qui ont roulé dans l’enceinte, des tas de pierres et d’informes débris dispersés à travers les bruyères, tels sont les derniers restes de la citadelle de Larissa. Dans un angle de mur, du côté de l’ouest, je découvris deux croix en bas-relief, ruines françaises ou vénitiennes qui se mêlaient aux vieilles ruines de la vieille Argos.

Du haut de la forteresse, l’œil embrasse, au midi, Napoli de Romanie et son magnifique golfe ; à l’orient, les hauteurs de Mycènes ; au nord, le mont Lycone, jadis couvert de cyprès, célèbre par le temple de Diane Ortya ; à l’occident, les montagnes de la Trézénie.

Nous redescendîmes à Argos par des sentiers du côté de l’ouest ; nous reconnûmes l’emplacement du théâtre où se tint l’assemblée nationale dont nous avons parlé, et nous comptâmes jusqu’à soixante-huit larges gradins taillés dans la montagne. Un peu plus loin, on voit les restes d’une église grecque bâtie en briques, que des Grecs ignorans appelaient le palais d’Agamemnon ; dans un fossé voisin, des tronçons de colonnes de marbre étalaient leur blancheur au milieu de ronces et d’ordures. Voilà donc tout ce qui reste d’une cité tant vantée ! Oh ! ne m’enviez pas le triste plaisir d’avoir vu Argos dans sa situation présente, conservez vos premières illusions et ne regardez cette terre qu’à travers le prisme homérique. À vous, la poésie et le charme des anciens souvenirs ; à moi, le spectacle de la misère, la nudité, l’abandon. Les forfaits des Pélopides sont poursuivis jusque dans les derniers débris de leur cité, car ces forfaits furent épouvantables, et à peine en trouveriez-vous de pareils dans l’histoire des crimes et des fureurs de la multitude en des temps comme ceux où vous avez vécu.

Beaucoup de voyageurs ont parlé d’Argos. Fourmont, Chandler, Pellegrin, M. Fauvel, M. Pouqueville et M. de Châteaubriand ont visité, à des époques différentes, l’ancienne capitale de l’Argolide, et n’ont retrouvé que de faibles restes. Le docteur Clarke trouva à Argos plusieurs beaux vases en terre cuite enlevés à d’anciens tombeaux, et découvrit au pied de la montagne de l’Acropolis les restes d’un temple souterrain où les prêtres des faux dieux faisaient parler les oracles. Le même voyageur a donné sur Mycènes des renseignemens savans et des interprétations souvent ingénieuses.

Nous n’avions plus rien à voir à Argos, et nous prîmes le chemin de Mycènes, à l’orient, montés sur de maigres chevaux qui ne ressemblaient guère aux coursiers argiens si renommés dans l’ancienne Grèce. Il était midi et le soleil était brûlant. Nous traversâmes d’abord, à un quart d’heure d’Argos, le lit desséché de l’Inachus, qui me rappela la vengeance de Neptune. Le chemin que nous suivions était bordé d’agnus-castus, mais pas un seul arbre, pas un peu d’ombre pour échapper aux feux du jour. Pausanias avait rencontré sur la même route les monumens de Thieste et de Persée ; pour nous, moins heureux que lui, nous ne retrouvâmes que des agnus-castus et des épis tombés sous la faucille. Nous vîmes à droite et à gauche, quelques villages bâtis au penchant des collines ; au loin, devant nous se montraient les montagnes de la Corinthie. Après trois heures de marche, nous arrivâmes au petit village de Carvathi, situé à un quart d’heure de Mycènes. Nous avions pour guides trois Argiens ; ils ne connaissaient point le nom de Mycènes. Ce nom si doux et si poétique a été remplacé chez eux par le mot de Carvathi. Les Grecs qui nous accompagnaient ne disaient point : Nous allons à Mycènes ; mais nous allons à Carvathi, et c’est nous, étrangers occidentaux, barbares des Gaules, qui allions montrer à des enfans d’Argos les ruines de Mycènes.

Grâce aux travaux et aux fouilles de lord Elgins, aux fidèles dessins de Choiseul-Gouffier et de M. Fauvel, les ruines de Mycènes sont parfaitement connues. Le tombeau d’Agamemnon, vaste caveau où furent déposées ses royales dépouilles, a été si souvent décrit et représenté sur des dessins si exacts, qu’il serait superflu d’en parler encore. Cette héroïque sépulture, fouillée tantôt par la science, tantôt par la cupidité, a subi dans son intérieur de déplorables dégradations. L’asile funéraire qui recueillit les restes du roi des rois sert de retraite aux mendians vagabonds et aux troupeaux. Mais Eschyle a parlé de ce tombeau, et la poésie gémit encore autour du monument. Les enfans d’Agamemnon font entendre des accens plaintifs, car le crime d’une mère leur a tout enlevé. Ce jeune Argien qui s’avance, triste et le front incliné, c’est Oreste ; il vient déposer des offrandes sur le tombeau de son père ; il parle, écoutons :

« Ô toi qui fus commis à la garde des morts, Mercure, sois mon protecteur et mon appui : après un long exil, je reviens enfin dans ma patrie. Au pied de ce tombeau, mon père, je t’appelle, entends-moi. Vois ces cheveux que je coupe pour la seconde fois, et dont Inachus reçut jadis les prémices, pour la nourriture qu’il me donna dans mon enfance. Ô mon père, c’est à toi que je les consacre, ils sont l’offrande de la douleur… Qu’ai-je vu ? Quels sont ces femmes vêtues d’habits lugubres ?… Apportent-elles des libations pour apaiser les mânes de mon père ?… Ah ! c’est Électre, c’est ma sœur… Ô Jupiter, fais que je puisse venger la mort de mon père. »

électre.

« Ô mon père, envoyée par les maîtres de ce palais, j’apporte des libations. Je frappe à grands coups ma poitrine ; j’ai déchiré mon visage, et le sang y ruisselle…

« Malheureux foyers !…. triste séjour ! plus de soleil pour toi ! d’odieuses tenèbres t’enveloppent depuis la mort de ton maître…

« La terre féconde a bu du sang ; le trépas vengeur a germé, il doit éclore… En vain se réuniraient tous les fleuves de l’univers, ils ne laveraient point un parricide…

« Ô Mercure, dis-moi si mes vœux sont agréables aux divinités infernales qui règnent où mon père habite, et à la terre elle-même qui enfante, nourrit et reprend tout. En répandant ces libations funèbres, mon père, je t’appelle ; jette un regard de pitié sur moi et sur ton cher Oreste ; fais-nous rentrer dans ton palais. Nous sommes errans, trahis par celle à qui nous devons le jour, elle a donné ton lit à Égyste, le complice de ta mort. Je suis esclave, Oreste est pauvre et fugitif, tandis que les coupables vivent dans les plaisirs et jouissent insolemment du fruit de tes travaux ; fais qu’Oreste revienne et triomphe. Écoute ma prière, ô mon père ! accorde-moi d’avoir un cœur plus chaste et des mains plus pures que ma mère. Voilà mes vœux pour tes enfans. Quant à tes ennemis, parais à leurs yeux armé de la vengeance ; viens leur donner la mort, comme ils te l’ont donnée. Telles sont les imprécations que je mêle à mes prières ; entends nos voix[4]. » Et la jeune fille répand un lait pur sur ce tombeau que j’ai devant moi, et, malgré moi, je parcours le monument pour y chercher les cheveux d’Oreste.

Maintenant avançons vers Mycènes, et voyons ce qu’il en reste encore.

Mycènes était bâtie sur une montagne qui se détache entièrement des montagnes voisines. On reconnaît les restes de deux portes, dont la plus remarquable est la porte aux Lions. Tous les voyageurs ont admiré ce bas-relief cyclopéen représentant deux lions en regard qui appuient leurs pieds de devant sur une colonne. Le docteur Clarke voit dans ces animaux deux tigres ou deux panthères, et les considère comme ayant appartenu à l’ancienne mythologie des Mycéniens. Les deux lions sont là comme sur un écu d’armoirie, et vous eussiez pris ce vénérable bas-relief pour le blason de l’antique Mycènes. « Je n’ai point vu, dit M. de Châteaubriand, même en Égypte, d’architecture plus imposante ; et le désert où elle se trouve, ajoute encore à sa gravité. » Les murs qui avoisinent cette porte sont formés d’énormes quartiers de rocs ; il a fallu des mains de géans pour remuer de pareilles masses. Au revers de la montagne, à l’ouest pendent de vieux débris de murailles. Les vestiges du Propylée et de l’Acropolis, les chambres souterraines qui cachaient les trésors des rois, ont été décrits par plusieurs voyageurs, notamment par M. Fauvel dans ses intéressans mémoires : ce sont d’ailleurs des monumens très peu remarquables. Vous voyez, monsieur, que Mycènes n’offre rien de bien curieux ; au temps de Pausanias, elle n’était déjà plus qu’un amas de ruines, et, chose remarquable, ces ruines sont encore comme elles étaient lors du passage du voyageur grec.

Quelques voyageurs modernes, entraînés par l’amour de la science et des découvertes, ont cru retrouver à Mycènes des tombeaux et des monumens inconnus jusqu’ici. Il ne m’appartient point de juger ce qu’il peut y avoir de vraisemblable dans leurs découvertes ; mais, tandis que Pausanias n’a rencontré à Mycènes que des débris sans nom, comment, nous étrangers, qui arrivons là après tant de siècles, pouvons-nous avoir la prétention orgueilleuse d’expliquer ce que les temps ont effacé, et de relever ce qui n’est plus ?

Cependant tout ce qui appartient à Mycènes n’a point péri : il est un monument qui embellit encore à mes yeux ces collines veuves de leurs palais : c’est l’Électre de Sophocle, œuvre immortelle de poésie et d’histoire, qui parle aux yeux et à l’imagination. Sophocle avait vu les lieux, et sa belle tragédie d’Électre nous représente Mycènes comme il l’avait vue lui-même. La plupart des monumens sont mentionnés, et les Mycéniennes et la famille d’Agamemnon se montrent à nous telles qu’elles furent autrefois. La première scène de la pièce est une exposition du pays. « Vous voyez à droite, dit le gouverneur d’Oreste, l’antique ville d’Argos, le bois de la fille d’Inachus et le lycée consacré à Apollon ; à gauche, vous voyez le célèbre temple de Junon. La ville où vous arrivez, c’est Mycènes, et ce palais, témoin de tant d’affreuses aventures, est le palais des descendans de Pélops. »

Quelle est touchante la douleur d’Électre ! Combien ses accens sont tristes ! Lumière pure, s’écrie-t-elle, ciel qui environnez la terre, témoin assidu de mes plaintes, que de fois vous avez entendu les coups dont j’ai frappé mon sein ! Hélas ! vous n’avez vu que les restes de mes cruelles nuits ; car, durant les ténèbres, ma triste couche, seule dépositaire de mes maux, a vu couler mes larmes au souvenir d’un père que j’aimais. Le dieu de la guerre l’avait épargné sur une terre étrangère. Ma mère et son perfide Égyste ont été plus inhumains que Mars : ils l’ont fait expirer sous leurs coups, comme on voit un chêne tomber sous la hache des bûcherons. Tandis que mon père est frappé d’une aussi horrible destinée, je suis la seule qui aie des larmes pour lui. Je veux le pleurer tant que les astres de la nuit et du jour brilleront à mes yeux. Semblable à Philomèle, privée de ses enfans, je ferai retentir ce palais de mes plaintes, et je publierai partout les crimes de ma mère et mes propres douleurs. Royaume sombre de Pluton et de Proserpine, Mercure qui conduisez les âmes aux enfers, déesse des imprécations, et vous, filles des dieux, terribles Euménides, qui regardez avec horreur le meurtre et l’adultère, venez à mon secours, et soyez le vengeur de mon père.»

L’histoire de Mycènes se lie à celle d’Argos. Agamemnon tenait quelquefois sa cour à Mycènes. Après avoir été long-temps sœurs de gloire et de malheur, les deux villes brisèrent les liens qui les unissaient. Mycènes avait envoyé quatre-vingts de ses citoyens aux Thermopyles, pour y triompher ou y mourir avec les enfans de Lacédémone. Argos, jalouse de l’éclat qui allait rejaillir sur sa rivale, la renversa de fond en comble, et Mycènes depuis ne fut jamais rebâtie. Il est douloureux de penser que les beaux dévoûmens et les actions héroïques soient quelquefois, pour les peuples comme pour les individus, un sujet de ruine et de misère.

En revenant de Mycènes à Carvathi, nous passâmes par la fontaine Éleutherie au pied du mont Eubée. À quinze stades de là on admirait jadis un magnifique temple consacré à Junon. Les hauts faits de quelques héros étaient représentés sur les colonnes de ce temple : on y voyait aussi la Naissance de Jupiter, les Amours des habitans de l’Olympe et la Guerre de Troie, si glorieuse pour les peuples de l’Argolide.

Avant de terminer cette lettre, je vous citerai un trait qui n’est pas indigne de remarque. Pendant que nous parcourions la montagne où fut Mycènes, un des guides demanda à notre interprète si c’était de l’or que nous cherchions. La plupart des Grecs croient que nous courons après les vieilles ruines, parce qu’elles cachent des trésors que nous seuls avons le talent de trouver ; selon eux, ce n’est que l’amour des richesses qui pousse les Européens vers les antiquités de la Grèce et de l’Asie ; ils ne conçoivent pas que des hommes sortent de leur pays pour aller chercher, à travers mille périls, les traces des peuples qui n’existent plus que dans l’histoire. On pardonnerait volontiers à des Turcs des idées aussi grossières ; mais que des Grecs vivant sur une terre où tout leur parle d’un passé glorieux, poussent aussi loin l’oubli et l’ignorance de toute chose, voilà ce qu’on a de la peine à croire, et ce qui détruit de la manière la plus cruelle les illusions des voyageurs.


poujoulat.
  1. Théodore Zygomales.
  2. Histoire de Constantinople sous les empereurs français, liv. VII.
  3. On peut voir dans l’Annuaire de Lesur, 1829, Appendice p. iii et suiv. la traduction des pièces et des décrets relatifs à l’assemblée d’Argos.
  4. Eschyle, tragédie des Chephores, acte premier.