Lettre à MM. les plénipotentiaires de l’Allemagne
Lettre à MM. les plénipotentiaires
de l’allemagne
Le signataire de cette lettre est un des Français qui déplorent comme un très grand malheur que la France et l’Allemagne soient aujourd’hui des ennemies dont il n’est pas possible de prévoir la réconciliation. Il sait d’autre part que des égards sont dus à des négociateurs, hôtes de la France ; il n’a donc pas l’intention de vous offenser ; mais il vous dira clairement avec quels sentiments l’opinion française accueille votre venue.
D’abord, nous nous étonnons de ne trouver parmi vous aucun des hommes qui, avant et pendant la guerre, ont protesté à leurs risques et périls contre la politique du gouvernement de Guillaume II, et, avouant la responsabilité de l’Allemagne, acceptent la nécessité de la réparation. Avec ces hommes, on aurait pu causer, discuter, probablement même s’entendre. Vous, messieurs, qui êtes-vous ? Nous savons que votre chef, M. le comte de Brockdorff-Rantzau, ministre d’Allemagne à Copenhague, força, en 1914, le Danemark à violer sa neutralité en fermant par des mines les détroits qui ouvrent la Baltique. Serviteur de l’ancien régime, il s’est rallié au nouveau ; il a dit : « Être comte, cela n’empêche pas d’être démocrate » ; mais être démocrate n’empêche pas M. de Brockdorff-Rantzau de demeurer comte. Il a l’attitude et le ton d’un Herr Graf. Un jour, il voulut bien expliquer incidemment le regret que les délégués de l’Allemagne à la Haye n’aient pas accepté l’arbitrage obligatoire ; depuis, nous n’avons entendu de lui que des menaces hautaines.
Mais puisque vous êtes venus et que c’est à vous que nous avons affaire, permettez que je vous donne un conseil : épargnez-nous certaines déclarations qui nous feraient sourire, ou même hausser les épaules.
Ne nous parlez pas au nom d’une Allemagne libre et démocratique. Qu’il y ait en Allemagne de vrais et sincères démocrates, cela est certain. L’Allemagne était avant la guerre moins contente de ses gouvernements que nous ne l’imaginions en France, et la révolution allemande ne s’explique pas tout entière par la défaite militaire ; cela est certain encore. Mais il est tout aussi vrai que la nécessité de réformes constitutionnelles vous est apparue seulement lorsque vous avez senti que vous alliez perdre la guerre, et après que le président Wilson eut déclaré qu’il ne voulait négocier qu’avec de libres gouvernements démocratiques. Ces réformes, votre empereur-roi les avait acceptées ; il était devenu — Lui, l’homme de Dieu ! — un inoffensif monarque constitutionnel. Mais personne ne se laissa duper par cette métamorphose subite, et le président Wilson moins que personne. Alors on commença de parler d’abdication ; mais votre empereur, qui a ses heures d’humour, déclara qu’il trouvait cette idée inopportune. Il fallut insister ; vous avez insisté ; vous avez dit au Seigneur de la guerre : « Allez-vous en ! » Il s’en est allé. Alors les officieux du nouveau gouvernement ont affirmé : « Nous sommes en pleine liberté, en pleine démocratie. Même, il n’y a pas au monde un pays aussi démocrate, un pays aussi libre que l’Allemagne. »
Or, l’Allemand n’est habitué ni à la liberté, ni à la démocratie. Liberté, démocratie, ne s’obtiennent que par un long et tragique travail historique. La plus grande partie de votre peuple demeure molle, docile, moutonnière. Les élections qui ont suivi la révolution le prouvent clairement. Le Reichstag de Weimar ressemble au Reichstag de Berlin comme deux frères se ressemblent. Et vos dirigeants, quelle direction donnent-ils aux députés — à moins que ceux-ci ne la trouvent en eux-mêmes, ce qui serait plus grave encore ?
La « Nouvelle Allemagne » que votre gouvernement veut faire serait mieux unie et plus forte que jamais. Les pauvres petits droits, les Sonderrechte, laissés à des États de l’empire, disparaîtraient. L’Allemagne serait divisée, non plus en États, mais en départements. En attendant, vous conservez les anciens cadres d’administration ; vous y maintenez l’ancien personnel, avec ses habitudes et son esprit, qui n’est ni libéral, ni démocratique, n’est-ce pas ? Vous gardez autant de soldats que vous pouvez. Votre armée de volontaires fait un intérim entre celle qui a été vaincue et celle que vous espérez bien restaurer un jour. Hindenburg est toujours là. En vérité, votre Allemagne serait plus impériale que n’était celle de Guillaume II.
Donc, je vous en prie, ne nous dites pas que vous représentez une Allemagne toute nouvelle et que vous ne voulez plus rien savoir de l’ancienne. Notre sourire vous ferait comprendre ce que nous pensons, à savoir que ce que vous reniez de la précédente Allemagne, c’est sa dette et la nécessité de l’expiation.
Ne nous parlez pas non plus d’une « paix de réconciliation ». Vous n’en avez pas le droit ; mais savez-vous pourquoi ?
Parce que cette réconciliation, vous seriez les derniers à la vouloir. Supposez que, dans l’espoir d’obtenir vos bonnes grâces, nous admettions qu’il y a partie nulle, vous ne nous pardonneriez pas la nullité de la partie. C’est la partie pleinement gagnée qu’il vous fallait. Pour vous, partie nulle serait partie à recommencer. D’aucuns ont l’effronterie de l’avouer dans leurs conversations et dans les journaux. Cherchez en vous-mêmes. N’êtes-vous pas de ces d’aucuns ?
Il n’est pas croyable que, d’ici à longtemps au moins, cesse la propagande d’orgueil et de haine où collaborèrent, pour ne parler que de ceux-ci, vos Professoren, vos Oberlehrer, vos Lehrer. Maximilien Harden écrivait, il n’y a pas longtemps, que, déjà, vos maîtres d’école disent aux petits écoliers : « C’est votre génération qui reprendra l’Alsace-Lorraine. »
Il n’est pas croyable que l’Allemagne se dépouille du jour au lendemain de sa faculté de haine. La haine, des Allemands l’ont inscrite, dans le long catalogue, dressé par eux, des vertus allemandes. La haine, ils l’ont célébrée dans des strophes sinistres qu’ont récitées, que récitent sans doute encore garçons et filles dans vos écoles. La haine, elle éclate dans les transports de joie sauvage qui ont salué la destruction du bateau Lusitania. « Nous autres, Allemands, disait Henri Heine, nous haïssons longuement, profondément, jusqu’au dernier souffle. » Et celui qui recueille le dernier souffle y aspire la haine. À son tour, il la transmettra.
Ne nous parlez pas de « justice » ni de « droit ». Votre Bismarck, vos philosophes, vos historiens, leurs disciples, connus et obscurs, innombrables, ont enseigné ou cru que le droit est créé par la force. Si, invoquant ces mots sacrés, droit, justice, vous essayiez de nous convaincre que vous êtes convertis aux idées qu’ils représentent, nous répondrions : « Il n’y a pas bien longtemps ; ce ne peut être qu’après que vous avez conclu votre traité de Brest-Litovsk et votre traité avec la Roumanie. » Et puis, nous vous demanderions, et nous en aurions le droit : « Vainqueurs, qu’auriez-vous fait ? » Vous menez grand bruit à propos de l’arrangement projeté pour le bassin de la Sarre, et qui ne ressemble guère, vous en conviendrez, au régime que vous avez imposé à l’Alsace-Lorraine, à la Pologne prussienne, au Slesvig danois. Mais vous, qu’auriez-vous fait du bassin de Briey ?
Le bassin de Briey eût été le moindre objet de vos revendications. Ce que l’Allemagne attendait de sa victoire, beaucoup d’Allemands l’ont déclaré, les six grandes associations, par exemple, — et, pour ne citer qu’un nom, M. Erzberger. Ce personnage, considérable chez vous, réclamait, — le Temps l’a rappelé l’autre jour, — la souveraineté militaire jusqu’à Boulogne, et de plus les îles anglo-normandes devant Cherbourg, et puis Briey, et puis Belfort, et, de plus, une grosse indemnité de guerre à payer par annuités. Cet ironiste ajoutait que l’Allemagne nous donnerait le moyen de nous acquitter puisqu’elle nous obligerait à réduire nos forces militaires et navales.
M. Erzberger, nous l’attendions presque à Versailles. Votre gouvernement a-t-il vraiment pensé à nous l’envoyer ? C’est possible, vraisemblable même ; mais alors, quelle impudeur !
Messieurs, si un traité de paix avait assouvi votre convoitise énorme en vous donnant Briey, Toul, Verdun, une partie de nos départements des Ardennes, de l’Aisne et de la Somme et notre département du Nord, et la Belgique, et les colonies françaises et belges, je le demande à chacun de vous individuellement et à tous ensemble, qu’auriez-vous pensé ? Les socialistes indépendants et les sozialdemokrates de gauche auraient protesté, comme fit Bebel en 1871 contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Vous, avec le reste de l’Allemagne, vous auriez exulté.
N’abusez pas des propositions wilsoniennes.
N’espérez pas nous faire croire que vous avez conclu l’armistice de novembre sous la réserve que la paix aurait pour base les quatorze propositions. Faut-il donc vous rappeler que votre situation militaire était désespérée ? Quel cri d’alarme, ce télégramme qui réclamait l’armistice immédiat ! Tout à coup se dévoila le long mensonge par lequel votre état-major endormait le peuple d’Allemagne. L’abîme apparut, et l’Allemagne s’épouvanta. L’angoisse de la demande d’armistice, tout le monde en sait la raison. Une grande attaque était attendue dans les vingt-quatre heures. Le commandement militaire prévoyait un désastre, et parce qu’il vous a été épargné, vous avez dit que vous étiez invaincus, et vos troupes ont été reçues à Berlin triomphantes. Au vrai, vous avez fait comme l’enfant mauvais joueur qui, au jeu de la course, près d’être atteint par son adversaire, l’arrête en levant le pouce en l’air et crie : « Pouce ! Pouce ! »
Donc, ne nous parlez ni de réconciliation, ni de droit, ni de justice, ni de propositions wilsoniennes. Nos épaules se hausseraient d’elles-mêmes.
Ces mots, vous pouviez les écrire dans vos journaux et dans vos déclarations, les prononcer devant votre auditoire de Weimar ; mais à Versailles, vous parlerez sous le regard d’hommes que vous savez ne pouvoir tromper, et ce regard sera sévère — un regard de juges qui ont à connaître du plus grand crime de l’Histoire.
Très pénible est votre mission en cette ville de Versailles, où Bismarck et Guillaume Ier, il y a un demi-siècle, triomphèrent de Napoléon et de Louis XIV. Vous allez beaucoup souffrir.
Vous ne souffrirez pas seulement de la revanche prise sur Bismarck et Guillaume Ier, sur Blücher, sur votre grand Frédéric. Vous souffrirez en vous-mêmes, pour vous-mêmes. Il est pénible, au moment où l’on produit un argument, de prévoir la réplique certaine et victorieuse. On peut sans peine mentir, la chose est courante ; mais on doit éprouver quelque gêne quand l’on est assuré que ceux qui vous écoutent et qui vous regardent savent que vous mentez. Vous le savez vous-mêmes.
Mais, si vous éprouvez quelque répugnance, vous la surmonterez. Pour peu qu’on vous laisse faire, vous discuterez et disputerez. Vous êtes habiles en cet art depuis toujours, car l’astuce vous est congénitale. Un historien romain, qui connaissait bien les Germains, vos ancêtres, a dit qu’ils étaient autant retors que féroces in summâ feritate versutissimi. Votre réputation s’est perpétuée à travers les âges. Un roi de France, au quatorzième siècle, répondit à un mémoire de votre chancellerie impériale, par ces deux mots « Nimis Germaniæ » (ça, c’est trop allemand). Et il y a longtemps que chez nous on appelle une mauvaise chicane « querelle d’Allemand ».
Certes, vous ne nierez pas que nous avons droit à réparation ; mais vous prétendrez en fixer le mode et la mesure. Hélas ! nous savons bien que vous ne seriez pas en état de payer le prix du crime, le wergeld, s’il était taxé à sa juste valeur. Une transaction est consentie par nous ; mais vous nous avez avertis que vous êtes résolus à ne pas l’accepter dans les termes qu’elle vous sera présentée.
Nous connaissons votre principal argument : vous ne voulez pas, dites-vous, être condamnés aux travaux forcés pour payer vos annuités. Et nous donc, ne serons-nous pas forcés de travailler pendant des années pour reconstruire nos villages disparus, relever les ruines de nos villes effondrées, refaire nos usines dépouillées et détruites, remettre nos mines en état, reconstituer notre sol, effacer les sinistres paysages lunaires que votre barbarie y a dessinés. Voilà les travaux forcés, qui vous seront épargnés à vous qui n’avez été que légèrement touchés par des obus d’avions, et gardez intacts vos villages, vos villes, vos usines, vos mines et vos champs, et qui célébrez en ce moment le succès quasi mondial de la foire de Leipzig.
Messieurs, un dernier mot, qui sera une redite. Ce n’est pas vous qu’il convenait d’envoyer à Versailles. Vous êtes compromis avec l’ancien régime ; vous êtes les mandataires d’un gouvernement équivoque, né d’une révolution qu’il s’est empressé d’escamoter — peu solide d’ailleurs. Ce serait un prodigieux miracle si, après avoir obtenu de vous la sincérité envers vous-mêmes, vous agissiez sincèrement avec nous. Ce miracle, vous ne le ferez pas, au regret de ces Français, dont je parlais, qui regardent comme un très grand malheur que la France et l’Allemagne soient aujourd’hui des ennemies et qu’il soit impossible de prévoir leur réconciliation.