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Lettre à Madame Alfred Dreyfus

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L’Aurore du 22 septembre 1899 (p. 2-32).

LETTRE
à Madame Alfred Dreyfus



Madame,

On vous rend l’innocent, le martyr, on rend à sa femme, à son fils, à sa fille, le mari et le père, et ma première pensée va vers la famille réunie enfin, consolée, heureuse. Quel que soit encore mon deuil de citoyen, malgré la douleur indignée, la révolte où continuent à s’angoisser les âmes justes, je vis avec vous cette minute délicieuse, trempée de bonnes larmes, la minute où vous avez serré dans vos bras le mort ressuscité, sorti vivant et libre du tombeau. Et, quand même, ce jour est un grand jour de victoire et de fête.

Je m’imagine la première soirée, sous la lampe, dans l’intimité familiale, lorsque les portes sont fermées et que toutes les abominations de la rue meurent au seuil domestique. Les deux enfants sont là, le père est revenu du lointain voyage, si long, si obscur. Ils le baisent, ils attendent de lui le récit qu’il leur fera plus tard. Et quelle paix confiante, quel espoir d’un avenir réparateur, tandis que la mère s’empresse doucement, ayant encore, après tant d’héroïsme, une tâche héroïque à remplir, celle d’achever par ses soins et par sa tendresse le salut du crucifié, du pauvre être qu’on lui rend. Une douceur endort la maison close, une infinie bonté baigne de toutes parts la chambre discrète où sourit la famille, et nous sommes là dans l’ombre, muets, récompensés, nous tous qui avons voulu cela, qui luttons depuis tant de mois pour cette minute de bonheur.

Quant à moi, je le confesse, mon œuvre n’a d’abord été qu’une œuvre de solidarité humaine, de pitié et d’amour. Un innocent souffrait le plus effroyable des supplices, je n’ai vu que cela, je ne me suis mis en campagne que pour le délivrer de ses maux. Dès que son innocence me fut prouvée, il y eut en moi une hantise affreuse, cette pensée de tout ce que le misérable avait souffert, de tout ce qu’il souffrait encore dans le cachot muré où il agonisait, sous la fatalité monstrueuse dont il ne pouvait même déchiffrer l’énigme. Quelle tempête sous ce crâne, quelle attente dévorante, ramenée par chaque aurore ! Et je n’ai plus vécu, et mon courage n’a été fait que de ma pitié, et mon but unique a été de mettre fin à la torture, de soulever la pierre pour que le supplicié revînt à la clarté du jour, fût rendu aux siens, qui panseraient ses plaies.

Affaire de sentiment, comme disent les politiques, avec un léger haussement d’épaules. Mon Dieu ! oui, mon cœur seul était pris, j’allais au secours d’un homme en détresse, fût-il juif, catholique ou mahométan. Je croyais alors à une simple erreur judiciaire, j’ignorais la grandeur du crime qui tenait cet homme enchaîné, écrasé au fond de la fosse scélérate, où l’on guettait son agonie. Aussi étais-je sans colère contre les coupables, inconnus encore. Simple écrivain, arraché par la compassion à sa besogne coutumière, je ne poursuivais aucun but politique, je ne travaillais pour aucun parti. Mon parti, à moi, dès ce début de la campagne, ce n’était que l’humanité à servir.

Et ce que je compris, ensuite, ce fut la terrible difficulté de notre tâche. À mesure que la bataille se déroulait, s’étendait, je sentais que la délivrance de l’innocent demanderait des efforts surhumains. Toutes les puissances sociales se liguaient contre nous, et nous n’avions pour nous que la force de la vérité. Il nous faudrait faire un miracle, pour ressusciter l’enseveli. Que de fois, pendant ces deux cruelles années, j’ai désespéré de l’avoir, de le rendre vivant à sa famille ! Il était toujours là-bas, dans sa tombe, et nous avions beau nous mettre à cent, à mille, à vingt mille, la pierre était si lourde des iniquités entassées, que je craignais de voir nos bras s’user, avant le suprême effort. Jamais, jamais plus ! Peut-être un jour, dans longtemps, ferions-nous la vérité, obtiendrions-nous la justice. Mais lui, le malheureux, serait mort, jamais sa femme, jamais ses enfants ne lui auraient donné le baiser triomphant du retour.

Aujourd’hui, madame, voilà que nous avons fait le miracle. Deux années de luttes géantes ont réalisé l’impossible, notre rêve est accompli, puisque le supplicié est descendu de sa croix, puisque l’innocent est libre, puisque votre mari vous est rendu. Il ne souffrira plus, la souffrance de nos cœurs est donc finie, l’image intolérable cessera de troubler notre sommeil. Et c’est pourquoi, je le répète, c’est aujourd’hui jour de grande fête, de grande victoire. Discrètement, tous nos cœurs communient avec le vôtre, il n’est pas une femme, pas une mère, aujourd’hui, qui n’ait senti son cœur se fondre, en songeant à cette première soirée intime, sous la lampe, dans l’affectueuse émotion du monde entier, dont la sympathie vous entoure.

Sans doute, madame, cette grâce est amère. Est-il possible qu’une telle torture morale soit imposée après tant de tortures physiques ? et quelle révolte à se dire qu’on obtient de la pitié ce qu’on ne devrait tenir que de la justice !

Le pis est que tout semble avoir été concerté pour aboutir à cette iniquité dernière. Les juges ont voulu cela, frapper encore l’innocent, pour sauver les coupables, quittes à se réfugier dans l’hypocrisie affreuse d’une apparence de miséricorde. « Tu veux l’honneur, nous ne te ferons que l’aumône de la liberté, pour que ton déshonneur légal couvre les crimes de tes bourreaux. » Et il n’est pas, dans la longue série des ignominies commises, un attentat plus abominable contre la dignité humaine. Cela dépasse tout, faire mentir la divine pitié, en faire l’instrument du mensonge, en souffleter l’innocence pour que le meurtre se promène au soleil, galonné et empanaché !

Et quelle tristesse, en outre, que le gouvernement d’un grand pays se résigne, par une faiblesse désastreuse, à être miséricordieux, quand il devrait être juste ! Trembler devant l’arrogance d’une faction, croire qu’on va faire de l’apaisement avec de l’iniquité, rêver je ne sais quelle embrassade menteuse et empoisonnée, est le comble de l’aveuglement volontaire. Est-ce que le gouvernement au lendemain de l’arrêt scandaleux de Rennes, ne devait pas le déférer à la Cour de cassation, cette juridiction suprême qu’il bafoue d’une si insolente façon ? Est-ce que le salut du pays n’était pas dans cet acte d’énergie nécessaire, qui sauvait notre honneur aux yeux du monde, qui rétablissait chez nous le règne de la loi ? Il n’y a d’apaisement définitif que dans la justice, toute lâcheté ne sera qu’une cause de fièvre nouvelle, et ce qui nous a manqué jusqu’ici, c’est un gouvernement de bravoure qui veuille bien aller jusqu’au bout de son devoir, pour remettre dans le droit chemin la nation égarée, affolée de mensonges.

Mais notre déchéance est telle, que nous en sommes réduits à féliciter le gouvernement de s’être montré pitoyable. Il a osé être bon, grand Dieu ! Quelle audace folle, quelle extraordinaire vaillance, qui l’expose aux morsures des fauves, dont les bandes sauvages, sorties de la forêt ancestrale, rôdent parmi nous ! Être bon, quand on ne peut pas être fort, c’est déjà méritoire. Et, d’ailleurs, madame, cette réhabilitation qui aurait dû être immédiate, pour la juste gloire du pays lui-même, votre mari peut l’attendre, le front haut, car il n’est pas d’innocent qui soit plus innocent, devant tous les peuples de la terre.

Votre mari, ah ! madame, laissez-moi vous dire quelle est pour lui notre admiration, notre vénération, notre culte. Il a tant souffert, et sans cause, sous l’assaut de l’imbécillité, de la méchanceté humaines, que nous voudrions panser d’une tendresse chacune de ses plaies. Nous sentons bien que la réparation est impossible, que jamais la société ne pourra payer sa dette envers le martyr, tenaillé avec une obstination si atroce, et c’est pourquoi nous lui élevons un autel dans nos cœurs, n’ayant à lui donner rien de plus pur ni de plus précieux que ce culte de fraternité émue. Il est devenu un héros, plus grand que les autres parce qu’il a plus souffert. La douleur injuste l’a sacré, il est entré, auguste, épuré désormais, dans ce temple de l’avenir, où sont les dieux, ceux dont les images touchent les cœurs, y font pousser une éternelle floraison de bonté. Les lettres impérissables qu’il vous a écrites, madame, resteront comme le plus beau cri d’innocence torturée, qui soit sorti d’une âme. Et si, jusqu’ici, aucun homme n’a été foudroyé par un destin plus tragique, il n’en est pas qui soit aujourd’hui monté plus haut dans le respect et dans l’amour des hommes.

Puis, comme si ses bourreaux l’avaient voulu grandir encore, voilà qu’ils lui ont imposé la torture suprême du procès de Rennes. Devant ce martyr décloué de sa croix, épuisé, ne se soutenant plus que par la force morale, ils ont défilé sauvagement, bassement, le couvrant de crachats, le lardant à coups de couteau, versant sur ses plaies le fiel et le vinaigre. Et lui, le stoïcien, il s’est montré admirable, sans une plainte, d’un courage hautain, d’une tranquille certitude dans la vérité, qui feront plus tard l’étonnement des générations. Le spectacle a été si beau, si poignant, que l’arrêt d’iniquité a soulevé les peuples, après ces monstrueux débats d’un mois, dont chaque audience criait plus haut l’innocence de l’accusé. Le destin s’accomplissait, l’innocent passait dieu, pour qu’un exemple inoubliable fût donné au monde.

Ici, madame, nous arrivons au sommet. Il n’est pas de gloire, il n’est pas d’exaltation plus haute. Une réhabilitation légale, une formule d’innocence juridique, on serait presque tenté de se demander à quoi bon, puisqu’on ne trouverait pas un honnête homme dans l’univers qui ne soit dès aujourd’hui convaincu de cette innocence. Et, cet innocent, le voilà devenu le symbole de la solidarité humaine, d’un bout à l’autre de la terre. Lorsque la religion du Christ avait mis quatre siècles à se formuler, à conquérir quelques nations, la religion de l’innocent condamné deux fois a fait, d’un coup, le tour du monde, réunissant dans une immense unanimité toutes les nations civilisées. Je cherche au cours de l’histoire un pareil mouvement de fraternité universelle, et je ne le trouve pas. L’innocent condamné deux fois a plus fait pour la fraternité des peuples, pour l’idée de solidarité et de justice, que cent ans de discussions philosophiques, de théories humanitaires. Pour la première fois, dans les temps, l’humanité entière a eu un cri de libération, une révolte d’équité et de générosité, comme si elle ne formait plus qu’un peuple, le peuple unique et fraternel rêvé par les poètes.

Et qu’il soit donc honoré, qu’il soit vénéré, l’homme élu par la souffrance, en qui la communion universelle vient de se faire !

Il peut dormir tranquille et confiant, madame, dans le doux refuge familial, réchauffé par vos mains pieuses. Et comptez sur nous pour sa glorification. C’est nous, les poètes, qui donnons la gloire, et nous lui ferons la part si belle que pas un homme de notre âge ne laissera un souvenir si poignant. Déjà bien des livres sont écrits en son honneur, toute une bibliothèque s’est multipliée pour prouver son innocence, pour exalter son martyre. Tandis que, du côté de ses bourreaux, on compte les rares documents écrits, volumes et brochures, les amants de la vérité et de la justice n’ont cessé et ne cesseront de contribuer à l’histoire, de publier les pièces innombrables de l’immense enquête, qui permettra un jour de fixer définitivement les faits. C’est le verdict de demain qui se prépare, et celui-là sera l’acquittement triomphal, la réparation éclatante, toutes les générations à genoux et demandant, à la mémoire du supplicié glorieux, le pardon du crime de leurs pères.

Et c’est nous encore, madame, c’est nous, les poètes, qui clouons les coupables à l’éternel pilori. Ceux que nous condamnons, les générations les méprisent et les huent. Il est des noms criminels qui, frappés par nous d’infamie, ne sont plus que des épaves immondes dans la suite des âges. La justice immanente s’est réservé ce châtiment, elle a chargé les poètes de léguer à l’exécration des siècles ceux dont la malfaisance sociale, dont les crimes trop grands échappent aux tribunaux ordinaires. Je sais bien que, pour ces âmes basses, pour ces jouisseurs d’un jour, c’est là un châtiment lointain dont ils se moquent. L’insolence immédiate leur suffit. Triompher à coups de bottes, c’est le succès brutal qui contente leur faim grossière. Et qu’importe le lendemain de la tombe, qu’importe l’infamie, si l’on n’est plus là pour en rougir ! L’explication du honteux spectacle qui nous a été donné, est dans cette bassesse d’âme : les effrontés mensonges, les fraudes les plus avérées, les impudences éclatantes, tout ce qui ne saurait durer qu’une heure et qui doit précipiter la ruine des coupables. Ils n’ont donc pas de descendance, ils ne craignent donc pas que la rougeur de la honte ne remonte plus tard sur les joues de leurs enfants et de leurs petits-enfants ?

Ah ! les pauvres fous ! Ils ne semblent pas même se douter que ce pilori, où nous clouerons leurs noms, ce sont eux qui l’ont dressé. Je veux croire qu’il y a là des crânes obtus, dont un milieu spécial, un esprit professionnel ont amené la déformation. Ainsi, ces juges de Rennes, qui recondamnent l’innocent, pour sauver l’honneur de l’armée, peut-on imaginer quelque chose de plus sot ? L’armée, ah ! ils l’ont bien servie, en la compromettant dans cette inique aventure. Toujours le but grossier, immédiat, sans aucune prévoyance du lendemain. Il fallait sauver les quelques chefs coupables, quitte à ce que ce fût un véritable suicide des conseils de guerre, une suspicion jetée sur le haut commandement, solidaire désormais. Et c’est là, d’ailleurs, un de leurs crimes encore, d’avoir déshonoré l’armée, de s’être faits les ouvriers de plus de désordre et de plus de colère, à ce point que, si le gouvernement a gracié l’innocence, il a sans doute cédé au besoin urgent de réparer la faute, en se croyant réduit à ce déni de justice pour faire un peu d’apaisement.

Mais il faut oublier, madame, il faut surtout mépriser. C’est un grand soutien dans la vie que de mépriser les vilenies et les outrages, Je m’en suis toujours bien trouvé. Voici quarante ans que je travaille, quarante ans que je me tiens debout par le mépris des injures que m’a values chacune de mes œuvres. Et, depuis deux ans que nous nous battons pour la vérité et la justice, l’ignoble flot a tellement grossi autour de nous, que nous en sortons cuirassés à jamais, invulnérables aux blessures. Pour mon compte, il est des feuilles immondes, il est des hommes de boue que j’ai rayés de ma vie. Ils ne sont plus, je passe leurs noms quand ils me tombent sous les yeux, je saute jusqu’aux extraits qu’on peut citer de leurs écrits. C’est de l’hygiène, simplement. J’ignore s’ils continuent, mon mépris les a chassés de ma pensée, en attendant que l’égout les prenne tout entiers.

Et c’est l’oubli dédaigneux de tant d’injures atroces, que je conseille à l’innocent. Il est si à part, si haut, qu’il ne doit plus en être atteint. Qu’il revive à votre bras, sous le clair soleil, loin des foules ameutées, n’entendant plus que le concert des sympathies universelles qui montent vers lui ! Paix au martyrisé qui a tant besoin de repos, et qu’il n’y ait plus autour de lui, dans la retraite où vous allez l’aimer et le guérir, que la caresse émue des êtres et des choses !

Nous autres, madame, nous allons continuer la lutte, nous battre demain pour la justice aussi âprement qu’hier. Il nous faut la réhabilitation de l’innocent, moins pour le réhabiliter, lui qui a tant de gloire, que pour réhabiliter la France, qui mourrait sûrement de cet excès d’iniquité.

Réhabiliter la France aux yeux des nations, le jour où elle cassera l’arrêt infâme, tel va être notre effort de chaque heure. Un grand pays ne peut pas vivre sans justice et le nôtre restera en deuil, tant qu’il n’aura pas effacé la souillure, ce soufflet à sa plus haute juridiction, ce refus du droit qui atteint chaque citoyen. Le lien social est dénoué, tout croule, dès que la garantie des lois n’existe plus. Et il y a eu, dans ce refus du droit, une telle carrure d’insolence, une bravade si impudente, que nous n’avons pas même la ressource de faire le silence sur le désastre, d’enterrer le cadavre secrètement, pour ne pas rougir devant nos voisins. Le monde entier a vu, a entendu, et c’est devant le monde entier que la réparation doit avoir lieu, retentissante comme a été la faute.

Vouloir une France sans honneur, une France isolée, méprisée, est un rêve criminel. Sans doute les étrangers viendront à notre Exposition, je n’ai jamais douté qu’ils n’envahissent Paris, l’été prochain, comme on court à la fête foraine, dans l’éclat des lampes et dans le vacarme des musiques. Mais est-ce que cela doit suffire à notre fierté ? Est-ce que nous ne devons pas tenir autant à l’estime qu’à l’argent de ces visiteurs venus des quatre coins du globe ? Nous fêtons notre industrie, nos sciences, nos arts, nous exposons nos travaux du siècle. Oserons-nous exposer notre justice ? Et je vois encore cette caricature étrangère, l’Île du Diable reconstituée, montrée au Champ de Mars. Pour moi, la honte me brûle, je ne comprends pas que l’Exposition puisse être ouverte, sans que la France ait repris son rang de juste nation. Que l’innocent soit réhabilité, et seulement alors la France sera réhabilitée avec lui.

Mais je le dis encore en terminant, madame, vous pouvez vous en remettre aux bons citoyens qui ont fait rendre la liberté à votre mari et qui lui feront rendre l’honneur. Pas un ne désertera le combat, ils savent qu’ils luttent pour le pays en luttant pour la justice. L’admirable frère de l’innocent leur donnera de nouveau l’exemple du courage et de la sagesse. Et, puisque nous n’avons pu, d’un coup, vous rendre l’être aimé, libre et lavé de l’accusation mensongère, nous ne vous demandons qu’un peu de patience encore, nous espérons bien que vos enfants n’ont plus beaucoup à grandir avant que leur nom soit légalement pur de toute tache.

Ces chers enfants, ma pensée aujourd’hui retourne invinciblement vers eux, et je les vois aux bras de leur père. Je sais avec quel soin jaloux, par quel miracle de délicatesse, vous les avez tenus dans une complète ignorance. Ils croyaient leur père en voyage ; puis leur intelligence avaient fini par s’éveiller, ils devenaient exigeants, questionnaient, voulaient des explications à une si longue absence. Que leur dire, lorsque le martyr était encore là-bas, dans la tombe scélérate, lorsque la preuve de son innocence n’était faite que pour quelques rares croyants ? Votre cœur a dû se briser affreusement. Mais, dans ces dernières semaines, lorsque son innocence a éclaté pour tous, d’un flamboiement de soleil, j’aurais voulu que vous les prissiez tous les deux par la main, et que vous les conduisiez à cette prison de Rennes, pour qu’ils eussent à jamais dans leur mémoire leur père retrouvé là, en plein héroïsme. Et vous leur auriez dit ce qu’il avait souffert, injustement, quelle grandeur morale était la sienne, de quelle tendresse passionnée ils devaient l’aimer, pour lui faire oublier l’iniquité des hommes. Leurs petites âmes se seraient trempées à ce bain de mâle vertu.

D’ailleurs, il n’est pas trop tard. Un soir, sous la lampe familiale, dans la paix émue du foyer domestique, le père les prendra, les asseoira sur ses genoux, et il leur dira toute la tragique histoire. Il faut qu’ils sachent, pour qu’ils le respectent, pour qu’ils l’adorent, comme il mérite de l’être. Quand il aura parlé, ils sauront qu’il n’y a pas au monde un héros plus acclamé, un martyr dont la souffrance ait bouleversé plus profondément les cœurs. Et ils seront très fiers de lui, ils porteront son nom avec gloire, comme le nom d’un brave et d’un stoïque qui s’est épuré jusqu’au sublime, sous le plus effroyable destin que la scélératesse et la lâcheté humaines aient laissé s’accomplir. Un jour, ce n’est ni le fils ni la fille de l’innocent, ce sont les enfants des bourreaux qui auront à rougir, dans l’exécration universelle.

Veuillez agréer, madame, l’assurance de mon profond respect.

Émile Zola.