Lettre à Octave

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LETTRE À OCTAVE,

TRADUCTION NOUVELLE.

INTRODUCTION.


Les anciens éditeurs placent ordinairement la Lettre à Octave à la suite des Lettres à Brutus. Elle passait d’abord pour authentique. Victorius lui-même, qui avait une connaissance si profonde des ouvrages de Cicéron, croyait voir quelque rapport entre son style et celui de cette lettre. La plupart des éditions faites en Allemagne avant Gruter ne la distinguent des autres par aucune observation. Enfin, chose singulière ! un des plus savants hommes des temps modernes, Érasme, qui paraît douter quelque part de l’authenticité des Lettres à Brutus, admet celle-ci comme véritable dans sa célèbre préface des Tusculanes, et il y trouve une preuve de la droiture et de la magnanimité de Cicéron, à une époque, dit-il, où il paraissait résolu de mourir. On ne peut expliquer cette indulgence d’Érasme qu’en disant que, depuis plusieurs années, comme il l’avoue lui-même, ses études théologiques lui avaient interdit presque tout commerce avec les belles-lettres, quod pluribus jam annis mihi nihil aut perpusillum commercii cum musis mansuetioribus fuisset. Sans doute un homme aussi habile ne s’y serait pas trompé, si des travaux plus abstraits et plus graves ne lui avaient pas fait perdre de vue, pendant un assez long temps, le style, la manière, et surtout le génie de Cicéron.

Depuis Lambin et Gruter, les éditeurs ont coutume d’ajouter au titre de cette Lettre les mots suivants : Hæc epistola non est Ciceronis, sed declamatoris alicujus. Quelques uns même l’intitulent, Declamatio in Octavium. Middleton en parle ainsi dans sa préface des Lettres à Brutus : « C’est une production dure et forcée, sans beauté dans le style ni dans le sens, plate et languissante dans les endroits même où l’auteur fait le plus d’effort pour s’échauffer ; en un mot, c’est moins une épître que la déclamation d’un enfant qui s’excite à la colère, et qui essaie, sous le nom de Cicéron, jusqu’où il peut s’animer contre l’ingratitude et la perfidie d’Octave. » L’abbé Prevost, dans son Avertissement sur les mêmes Lettres, porte de celle-ci un jugement à peu près semblable : Il ne m’a paru d’aucune utilité, dit-il, de laisser à la suite des lettres à Brutus cette misérable déclamation, qui n’a jamais pu faire douter si elle était l’ouvrage de l’orateur romain. Une lettre informe, où toutes les faiblesses de l’âme la plus basse se trouvent réunies avec mille grossièretés de langage, ne peut avoir été publiée sous son nom, que comme on trouve souvent le plus vil cabaret sous l’enseigne de nos rois. »

Si l’on veut parcourir un instant la Lettre à Octave, on partagera sans peine l’opinion de ceux qui la croient supposée. On jugera seulement que si Érasme est trop favorable à cet ouvrage, Middleton et Prévost sont beaucoup trop sévères. Le style, malgré quelques phrases affectées ou mal construites, et quelques mots qui paraissent impropres ou de mauvais goût, n’est pas, en général, indigne du siècle de Cicéron ; il a quelquefois de l’élégance et de l’harmonie. Ce mérite de l’expression, au moins dans un certain nombre de passages, et les connaissances historiques et locales qu’on trouve çà et là dans cette composition, nous engagent à croire qu’elle n’est point postérieure aux premiers Césars. Peut-être même fut-elle écrite sous le règne d’Auguste par quelque ennemi du gouvernement qui, après avoir étudié les ouvrages de Cicéron, et surtout les Philippiques, aura pris pour sujet d’exercice les plaintes de Cicéron à Octave, et aura fait circuler cet écrit sous le nom du plus illustre défenseur de la liberté et des lois. L’auteur, sans doute, ne ménage pas assez la vraisemblance dans le parallèle qu’il fait d’Antoine et d’Octave ; Cicéron n’aurait jamais dit ce qu’il lui fait dire ; il n’aurait jamais regretté de n’avoir pas souffert Antoine pour maître. Mais c’est là un des traits qui nous semblent prouver que l’auteur, quel qu’il soit, ne consultait que sa haine pour Auguste ; mettre Octave au-dessous d’Antoine, tant méprisé par Cicéron, n’était-ce pas en faire le dernier des hommes ? J. V. L.

LETTRE À OCTAVE.


CICÉRON À OCTAVE, Salut.

Si vos légions, pleines de fureur contre le peuple romain et contre moi, m’avaient permis de venir au sénat, et d’y défendre la république, je l’aurais fait moins de mon propre gré que par devoir ; car je n’ignore pas que les remèdes les plus salutaires sont, aussi les plus douloureux. Mais puisque des cohortes armées tiennent le sénat assiégé, et ne laissent présider aux délibérations que la terreur et l’effroi ; puisque vos étendards flottent sur le Capitole, que Rome est inondée de vos soldats, que vous campez dans le champ de Mars ; que l’Italie entière est couverte de légions enrôlées pour défendre notre liberté, et qui ne nous présentent aujourd’hui que des chaînes ; que la cavalerie étrangère sert de nouvel appui au despotisme ; je pars, je vous abandonne le forum, le sénat, et les temples des dieux immortels, ces temples où délibéraient les pères de la patrie depuis la renaissance de la liberté, mais où, depuis qu’elle est opprimée de nouveau, ils ne sont plus consultés, craignent tout, et doivent consentir à tout. Oui, forcé par les circonstances, je vais quitter Rome. Je ne l’avais conservée que pour la faire jouir de la liberté ; mes yeux ne pourraient s’accoutumer à la voir dans la servitude. Cette vie même, dont les amertumes ne sont adoucies pour moi que par l’espoir d’être encore utile à mes concitoyens, si je perds cet espoir, je la quitterai aussi, et l’on verra que c’est la fortune qui a manqué à ma résolution, et non le courage à mon âme. Cependant je ne veux pas négliger ce moyen de m’entretenir avec vous, témoignage de ma douleur présente, preuve de mes injures passées, interprète de la pensée des absents : puisque la violence me bannit des lieux où je pourrais être utile à l’état ; absent, je le servirai toujours, et je n’oublierai pas que ma vie doit être consacrée tout entière à la république, et qu’elle ne doit finir qu’avec elle.

J’en atteste les dieux immortels, que j’implore peut-être en vain quand leurs oreilles paraissent fermées à nos prières ; j’en atteste la fortune du peuple romain, cette fortune irritée maintenant contre nous, mais qui nous fut jadis favorable, et qui, je l’espère, pourra l’être encore : quel est l’homme assez étranger aux sentiments de l’humanité, assez ennemi du nom romain, pour n’être pas frappé de nos malheurs, ou ne pas en gémir ? quel citoyen, s’il ne peut remédier aux désastres publics, ne chercherait pas dans la mort un refuge contre ses propres dangers ? En effet, pour remonter jusqu’à l’origine de nos maux, et arriver ensuite à nos calamités présentes, en comparant les premiers moments aux derniers(1), quel est le jour qui ne surpasse pas en atrocités le jour de la veille ? quelle est l’heure qui ne coûte pas plus de larmes au peuple romain que l’heure qui l’a précédée ? Antoine, plein d’ambition(2) (et que n’avait-il autant de sagesse ! ), quand une entreprise courageuse, mais peu utile à Rome, eut ôté à César la puissance et la vie ; Antoine aspirait, à une autorité trop absolue dans un état libre : il dissipait la fortune publique, épuisait le trésor, diminuait les revenus, prodiguait le droit de cité ; succédait au dictateur, sous prétexte d’obéir à ses mémoires ; imposait des lois, abolissait la dictature par un plébiscite, et abusait du consulat pour régner. Il voulait engloutir lui seul toutes les provinces, et ne trouvait pas même dans la Macédoine, que César vainqueur s’était réservée, un gouvernement digne de lui : que devions-nous attendre, que fallait-il espérer d’un tel homme(3) ? Vous parûtes alors, vous fûtes le vengeur de notre liberté : vous méritiez ce titre, et plût aux dieux que notre reconnaissance, fondée sur votre promesse, ne nous eût pas trompés ! Vous rassemblâtes aussitôt les vétérans ; vous fîtes marcher, pour délivrer la patrie, deux légions tournées contre elle, et votre activité seule, en un instant, ranima la république déjà mourante et presque éteinte. Le sénat ne vous combla-t-il pas alors des plus magnifiques récompenses, et sa libéralité ne prévint-elle pas, ne surpassa-t-elle pas tous vos vœux ? Il vous donna les faisceaux ; mais c’était pour avoir un défenseur légal, et non pour armer un ennemi. Il vous proclama imperator, lorsque vous eûtes repoussé l’armée des rebelles ; mais ce n’était pas pour que cette armée, vaincue et mise en fuite, vous donnât ce titre glorieux(4). Il décréta pour vous une statue dans le forum, une place dans le sénat, la suprême magistrature avant l’âge. Enfin, s’il peut donner quelque chose encore, il est prêt à le faire. Qu’exigez-vous de plus grand ? Dans tous les honneurs qu’on vous accorde, a-t-on le moindre égard à votre âge, à la coutume, et même à la condition de mortel ? Pourquoi donc, oubliant ces bienfaits, et joignant la cruauté à l’ingratitude, tenez-vous le sénat assiégé ? Contre quels ennemis vous avons-nous envoyé ? quels ennemis venez-vous de quitter ? Contre qui vous avons-nous armé ? contre qui voulez-vous tourner vos armes ? Qui épargnez-vous ? qui voulez-vous combattre ? Pourquoi reculez-vous devant nos ennemis ? pourquoi menacez-vous les citoyens ? Pourquoi vos légions, à moitié chemin, s’éloignent-elles du camp des rebelles pour se rapprocher de Rome ?

O insensé que j’étais ! ô Romains ! combien vous étiez trompés dans l’opinion de sagesse que vous aviez conçue de moi ! O vieillesse aveugle et malheureuse ! de quel opprobre me couvrent mon imprudence et ma crédulité ! C’est moi qui ai rendu les pères conscrits parricides ; c’est moi qui ai trompé la république ; c’est moi qui ai forcé le sénat à se plonger le poignard dans le sein, lorsque je vous appelai l’enfant chéri de Junon(5), le gage du bonheur pour les Romains. Mais vos destins annonçaient que, nouveau Paris, vous ravageriez Rome par la flamme, l’Italie par la guerre, que vous placeriez votre camp dans les temples des dieux immortels, et que dans votre camp vous assembleriez le sénat. Quelle révolution désastreuse ! quels changements soudains et funestes ! Pourra-t-on jamais, en écrivant ces jours de notre histoire, ne point donner l’air du mensonge à la vérité ? Quel esprit sera assez crédule pour ne pas regarder comme les prodiges de la fable ces faits qui se sont passés trop réellement sous nos yeux ?

En effet, que voyons-nous ? Antoine était déclaré ennemi public ; il tenait assiégé un consul désigné, le père de la patrie ; vous courez délivrer le consul, et abattre son ennemi ; l’ennemi est vaincu, le consul délivré. Mais bientôt vous rappelez auprès de vous cet ennemi vaincu ; vous le rappelez comme un cohéritier, pour partager avec lui la succession du peuple romain qui n’est plus ; et le consul désigné est de nouveau réduit à se défendre, non dans une place forte, mais derrière des fleuves et des montagnes. Qui essaiera d’exposer de tels faits ? qui osera les croire ? Ah ! que cette première faute nous soit pardonnée ; réparons-la en avouant notre erreur. Oui, je dirai la vérité. Plût aux dieux, Antoine, que maître de la république, nous ne vous eussions point chassé pour recevoir ce nouveau tyran ! Ce n’est pas que l’esclavage soit jamais désirable ; mais la dignité du maître rend moins vile la condition de l’esclave, et de deux maux, c’est le plus grand qu’il faut éviter, et le moindre qu’il faut choisir. Antoine au moins demandait ce qu’il voulait enlever, et vous employez la force ouverte. Consul, il désirait une province ; vous, simple particulier, vous formez les mêmes vœux. Il établissait des tribunaux et portait des lois pour sauver des coupables ; vous, pour perdre des innocents. Il défendait du carnage et des flammes le Capitole assiégé par les esclaves ; vous, c’est par le fer et le feu que vous voulez tout détruire. Si celui-là régnait, qui donnait des provinces à Cassius, aux Brutus, aux conservateurs du nom romain, que, dirons-nous de celui qui nous arrache la vie ? si nous appelions tyran celui qui chassait de Rome un citoyen, comment appellerons-nous celui qui ne laisse pas même une retraite aux exilés ?

Si donc les restes de nos aïeux sont encore sensibles dans leurs tombeaux, si tout sentiment n’est pas détruit par cette flamme qui consume le corps sur le bûcher funèbre, lorsqu’ils demanderont quelle est la destinée du peuple romain, que leur répondra celui d’entre nous qui viendra de descendre dans cette demeure éternelle ? quelles nouvelles recevront de leurs descendants ces anciens héros, les deux Africains, les Maximes, les Pauls, les Scipions ? qu’apprendront-ils de cette patrie, ornée de leurs trophées et de leurs victoires ? Faudra-t-il leur dire qu’un enfant de dix-sept ans, dont l’aïeul fit le métier de banquier, et le père celui de répondant (l’un jusqu’à la vieillesse, pour qu’on ne pût en douter ; l’autre depuis son enfance, et il était forcé d’en convenir), pille et dévaste la république, exerce un pouvoir absolu, sans aucun mérite personnel, sans avoir ajouté par les armes aucune province à cet empire, sans aucune recommandation de la part de ses ancêtres ; qu’il ne doit sa fortune, et le nom célèbre et odieux dont il est revêtu, qu’à sa beauté déshonorée et à ses infâmes complaisances ; qu’il a rappelé au combat(6) les anciens gladiateurs de Jules, accablés par l’âge et les blessures, et qu’entouré de ces misérables restes des jeux de César, il renverse tout, n’épargne personne, ne vit que pour lui, et semble regarder la république comme une dot ou un héritage ? Les deux Décius apprendront que l’esclavage enchaîne les mêmes citoyens qu’ils ont voulu, en se dévouant à la victoire, faire régner sur tous les peuples. C. Marius apprendra que nous obéissons à un tyran impudique, lui qui ne souffrit pas la licence même parmi ses soldats. Brutus apprendra que ce peuple, que lui d’abord, puis un de ses descendants, ont délivré du despotisme royal, a vu sa liberté vendue au prix de l’infamie. Si ces nouvelles ne leur sont point annoncées par une autre bouche, moi-même j’irai bientôt les en instruire ; car si je ne puis, en restant sur la terre, éviter la vue de ces calamités, je suis résolu à me délivrer à la fois et de la vie et du spectacle de tant de crimes.


NOTES SUR
LA LETTRE À OCTAVE.


(1). On voit trop dans cette phrase le rhéteur qui court après l’antithèse, et après la figure nommée isocolon ; il sacrifie même à cette petite symétrie de paroles le sens et la clarté.

(2). — Il est bien naturel sans doute que Cicéron ait jamais dit d’Antoine, vir animi maximi ! Et à quelle époque le fait-on parler ainsi de l’homme que, dans toute sa carrière politique, il détesta et méprisa le plus ? au moment où il venait de prononcer contre lui les quatorze Philippiques.

(3). — Tout ce passage est extrait sommairement des Philippiques, et surtout de la seconde, chap. 36 et suivants. On peut donc comparer ici le style de l’imitateur à celui de son modèle. Je ne crois pas que Cicéron eût jamais dit : Publicam dilapidabat pecuniam.

(4). — Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer, en passant, toutes ces phrases si mal écrites, ut imperio se adversum armaret, ut sua cæde cæsus ille fugiens exercitus…. Ce n’est point là Cicéron.

(5). — Il est inutile de faire sentir le ridicule de ces mots, Junonium puerum, partum aureum. Le déclamateur devait voir combien ces gentillesses convenaient peu à la gravité du sujet qu’il avait choisi.

(6). — L’auteur dit ici le contraire de ce qu’il voulait dire. Ad rudem compellere, en parlant d’un gladiateur, signifierait plutôt, le forcer de prendre son congé. Cicéron, Philippiques, II, 29 : « Tam bonus gladiator rudem tam cito accepisti ? »