Lettre à un religieux

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Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 7-92).



… Quand je lis le catéchisme du Concile de Trente, il me semble n’avoir rien de commun avec la religion qui y est exposée. Quand je lis le Nouveau Testament, les mystiques, la liturgie, quand je vois célébrer la messe, je sens avec une espèce de certitude que cette foi est la mienne, ou plus exactement serait la mienne sans la distance mise entre elle et moi par mon imperfection. Cela fait une situation spirituelle pénible. Je voudrais la rendre, non pas moins pénible, mais plus claire. N’importe quelle peine est acceptable dans la clarté.

Je vais vous énumérer un certain nombre des pensées qui habitent en moi depuis des années (du moins quelques-unes) et font obstacle entre moi et l’Église. Je ne vous demande pas d’en discuter le fond. Je serais heureuse d’une telle discussion, mais plus tard, en second lieu.

Je vous demande une réponse certaine — sans formules telles que « je crois que », etc. — sur la compatibilité ou non-compatibilité de chacune de ces opinions avec l’appartenance à l’Église. S’il y a incompatibilité, je voudrais que vous me disiez nettement : je refuserais le baptême (ou l’absolution) à quiconque me dirait adhérer aux opinions contenues dans les rubriques numéros tel, tel et tel. Je ne demande pas une réponse rapide. Il n’y a pas urgence. Je demande seulement une réponse catégorique.

Je m’excuse de vous causer ce dérangement, mais je ne vois pas comment je peux l’éviter. La réflexion sur ces problèmes est loin d’être un jeu pour moi. Non seulement c’est d’une importance plus que vitale, du fait que le salut éternel y est engagé ; mais encore c’est d’une importance qui dépasse de loin à mes yeux celle de mon salut. Un problème de vie et de mort est un jeu en comparaison.

Parmi les opinions qui vont suivre, certaines sont douteuses pour moi ; mais au cas où il serait de foi stricte de les estimer fausses, elles sont pour moi un obstacle aussi sérieux que les autres, car j’ai la conviction ferme qu’elles sont douteuses, c’est-à-dire qu’il n’est pas légitime de les nier catégoriquement.

Certaines de ces opinions (notamment celles qui concernent les Mystères, les Écritures non judéo-chrétiennes, Melchisédec, etc.) n’ont jamais été condamnées, bien qu’elles aient très probablement été soutenues dans les premiers siècles. Cela fait que je me demande si elles n’ont pas été secrètement acceptées. Quoi qu’il en soit, si aujourd’hui elles étaient publiquement exposées par moi ou par d’autres et condamnées par l’Église, je ne les abandonnerais pas, à moins qu’on ne me persuade qu’elles sont fausses.

Je pense à ces choses depuis des années avec toute l’intensité d’amour et d’attention dont je dispose. Cette intensité est misérablement faible, à cause de mon imperfection qui est très grande ; mais elle va toujours en croissant, il me semble. À mesure qu’elle croît, les liens qui m’attachent à la foi catholique deviennent de plus en plus forts, de plus en plus profondément enracinés dans le cœur et l’intelligence. Mais en même temps les pensées qui m’éloignent de l’Église gagnent elles aussi en force et en clarté. Si ces pensées sont vraiment incompatibles avec l’appartenance à l’Église, il n’y a donc guère d’espoir que je puisse jamais avoir part aux sacrements. S’il en est ainsi, je ne vois pas comment je peux éviter de conclure que j’ai pour vocation d’être chrétienne hors de l’Église. La possibilité d’une telle vocation impliquerait que l’Église n’est pas catholique en fait comme elle l’est de nom, et qu’elle doit un jour le devenir, si elle est destinée à remplir sa mission.

Les opinions qui suivent ont pour moi des degrés divers de probabilité ou de certitude, mais toutes sont accompagnées dans mon esprit d’un point d’interrogation. Je ne les exprimerai à l’indicatif qu’à cause de la pauvreté du langage ; j’aurais besoin que la conjugaison contienne un mode supplémentaire. Dans le domaine des choses saintes, je n’affirme rien catégoriquement. Mais celles de mes opinions qui sont conformes à l’enseignement de l’Église sont aussi accompagnées dans mon esprit du même point d’interrogation.

Je considère une certaine suspension du jugement à l’égard de toutes les pensées quelles qu’elles soient, sans exception, comme constituant la vertu d’humilité dans le domaine de l’intelligence.

Voici la liste :

1o Si on prend un moment de l’histoire antérieur au Christ et suffisamment éloigné de lui — par exemple éloigné de cinq siècles — et qu’on fasse abstraction de la suite, à ce moment Israël a moins de part à Dieu et aux vérités divines que plusieurs des peuples environnants (Inde, Égypte, Grèce, Chine). Car la vérité essentielle concernant Dieu, c’est qu’Il est bon. Croire que Dieu peut ordonner aux hommes des actes atroces d’injustice et de cruauté, c’est la plus grande erreur qu’on puisse commettre à son égard.

Zeus, dans l’Iliade, n’ordonne aucune cruauté. Les Grecs croyaient que « Zeus suppliant » habite dans tout malheureux qui implore la pitié. Iahveh est le « Dieu des armées ». L’histoire des Hébreux montre qu’il ne s’agit pas seulement des étoiles, mais aussi des guerriers d’Israël. Or, Hérodote énumère une grande quantité de peuples helléniques et asiates, parmi lesquels un seul avait un « Zeus des armées ». Ce blasphème était inconnu de tous les autres. Le Livre des Morts égyptien, vieux d’au moins trois mille ans, sans doute bien davantage, est imprégné de charité évangélique. (Le mort dit à Osiris : « Seigneur de la Vérité, je t’apporte la vérité… J’ai détruit le mal pour toi… Je n’ai tué personne. Je n’ai fait pleurer personne. Je n’ai laissé personne souffrir de la faim. Je n’ai jamais été cause qu’un maître fasse du mal à son esclave. Je n’ai causé de peur à aucun homme. Je n’ai jamais rendu ma voix hautaine. Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies. Je n’ai pas mis mon nom en avant pour les honneurs. Je n’ai pas repoussé Dieu dans ses manifestations… »)

Les Hébreux, qui ont été quatre siècles au contact de la civilisation égyptienne, ont refusé d’adopter cet esprit de douceur. Ils voulaient la puissance…

Tous les textes antérieurs à l’exil sont entachés de cette erreur fondamentale sur Dieu, je crois — excepté le livre de Job, dont le héros n’est pas juif, le Cantique des Cantiques (mais est-il antérieur à l’exil ?) et certains psaumes de David (mais l’attribution est-elle certaine ?). D’autre part, le premier personnage parfaitement pur qui figure dans l’histoire juive est Daniel (qui a été initié à la sagesse chaldéenne). La vie de tous les autres, à commencer par Abraham, est souillée de choses atroces. (Abraham commence par prostituer sa femme.)

Cela donnerait à croire qu’Israël a appris la vérité la plus essentielle concernant Dieu (à savoir que Dieu est bon avant d’être puissant) de traditions étrangères, chaldéenne, perse ou grecque, et à la faveur de l’exil.

2o Ce que nous nommons idolâtrie est dans une large mesure une fiction du fanatisme juif. Tous les peuples de tous les temps ont toujours été monothéistes. Si des Hébreux de la bonne époque ressuscitaient, et si on leur donnait des armes, ils nous extermineraient tous, hommes, femmes et enfants, pour crime d’idolâtrie. Ils nous reprocheraient d’adorer Baal et Astarté, prenant le Christ pour Baal et la Vierge pour Astarté.

Réciproquement, Baal et Astarté étaient peut-être des figures du Christ et de la Vierge.

On a raison d’alléguer contre certains de ces cultes les débauches qui les accompagnaient — mais, je crois, beaucoup plus rarement qu’on ne le pense aujourd’hui.

Mais les cruautés liées au culte de Iahveh, les exterminations ordonnées par lui, sont des souillures au moins aussi atroces. La cruauté est un crime encore plus affreux que la luxure. La luxure se satisfait d’ailleurs aussi bien dans le meurtre que dans l’union charnelle.

Les sentiments des prétendus païens pour leurs statues étaient très probablement les mêmes que ceux inspirés aujourd’hui par les crucifix et les statues de la Vierge et des saints, avec les mêmes déviations chez les gens spirituellement et intellectuellement médiocres.

N’attribue-t-on pas couramment telle vertu surnaturelle à telle statue déterminée de la Vierge ?

Si même il leur arrivait de croire la divinité totalement présente dans de la pierre ou du bois, ils avaient peut-être parfois raison. Ne croyons-nous pas Dieu présent dans du pain et du vin ? Il y avait peut-être présence réelle de Dieu dans des statues exécutées et consacrées selon certains rites.

La véritable idolâtrie est la convoitise (πλεονεξίαν ἥτις ἐστὶν εἰδωλολατρεία, Col. iii, 5), et la nation juive, dans sa soif de bien charnel, en était coupable dans les moments mêmes où elle adorait son Dieu. Les Hébreux ont eu pour idole, non du métal ou du bois, mais une race, une nation, chose tout aussi terrestre. Leur religion est dans son essence inséparable de cette idolâtrie, à cause de la notion de « peuple élu ».

3o Les cérémonies des mystères d’Éleusis et d’Osiris étaient regardées comme des sacrements au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Et peut-être étaient-ce de vrais sacrements, ayant la même vertu que le baptême ou l’eucharistie, tirant cette vertu du même rapport à la Passion du Christ. La Passion était à venir. Aujourd’hui elle est passée. Le passé et l’avenir sont symétriques. La chronologie ne peut pas avoir un rôle déterminant dans un rapport entre Dieu et l’homme, un rapport dont un terme est éternel.

Si la Rédemption, avec les signes et les moyens sensibles qui lui correspondent, n’avait pas été présente sur terre depuis l’origine, on ne pourrait pas pardonner à Dieu — s’il est permis d’employer ces mots sans blasphème — le malheur de tant d’innocents, déracinés, asservis, torturés et mis à mort au cours des siècles antérieurs à l’ère chrétienne. Le Christ est présent sur cette terre, à moins que les hommes ne le chassent, partout où il y a crime et malheur. Sans les effets surnaturels de cette présence, comment les innocents écrasés par le malheur éviteraient-ils de tomber dans le crime de maudire Dieu, et par suite dans la damnation ?

D’ailleurs saint Jean parle de « l’Agneau qui a été égorgé depuis la fondation du monde ».

La preuve que le contenu du christianisme existait avant le Christ, c’est qu’il n’y a pas eu depuis de changements très considérables dans le comportement des hommes.

4o Il y a eu peut-être dans divers peuples (Inde, Égypte, Chine, Grèce) des Écritures sacrées révélées au même titre que les Écritures judéo-chrétiennes. Certains des textes qui subsistent aujourd’hui en sont peut-être ou des fragments ou des échos.

5o Les passages de l’Écriture (Genèse, Psaumes, saint Paul) concernant Melchisédec prouvent que dès l’aube d’Israël il existait hors d’Israël un service de Dieu, une connaissance de Dieu situés sur le plan même du christianisme, et infiniment supérieurs à tout ce qui a jamais été possédé par Israël.

Rien n’interdit la supposition d’un lien entre Melchisédec et les mystères antiques. Il y a affinité entre le pain et Déméter, le vin et Dionysos.

Melchisédec est apparemment, d’après la Genèse, un roi de Canaan. Dès lors probablement la corruption et l’impiété des villes de Canaan ou ne dataient que de quelques siècles, au moment des massacres, ou étaient des inventions calomnieuses des Hébreux contre leurs victimes.

6o Le passage de saint Paul sur Melchisédec, rapproché de la parole du Christ : « Abraham a vu mon jour », pourrait même indiquer que Melchisédec était déjà une Incarnation du Verbe.

En tout cas, il n’est pas certain que le Verbe n’ait pas eu des incarnations antérieures à Jésus, et qu’Osiris en Égypte, Krishna en Inde n’aient pas été de ce nombre.

7o Si Osiris n’est pas un homme ayant vécu sur terre tout en étant Dieu, de la même manière que le Christ, alors du moins l’histoire d’Osiris est une prophétie infiniment plus claire, plus complète et plus proche de la vérité que tout ce qu’on nomme de ce nom dans l’Ancien Testament. De même pour d’autres dieux morts et ressuscités.

L’extrême importance actuelle de ce problème vient de ce qu’il devient urgent de remédier au divorce qui existe depuis vingt siècles et va toujours s’aggravant entre la civilisation profane et la spiritualité dans les pays chrétiens. Notre civilisation ne doit rien à Israël et fort peu de chose au christianisme ; elle doit presque tout à l’antiquité pré-chrétienne (Germains, Druides, Rome, Grèce, Égéo-Crétois, Phéniciens, Égyptiens, Babyloniens…). S’il y a cloison étanche entre cette antiquité et le christianisme, il y a la même cloison entre notre vie profane et notre vie spirituelle. Pour que le christianisme s’incarne vraiment, pour que l’inspiration chrétienne imprègne la vie tout entière, il faut reconnaître au préalable qu’historiquement notre civilisation profane procède d’une inspiration religieuse qui, bien que chronologiquement pré-chrétienne, était chrétienne en son essence. La Sagesse de Dieu doit être regardée comme la source unique de toute lumière ici-bas, même les lumières si faibles qui éclairent les choses de ce monde.

Et de même pour Prométhée. L’histoire de Prométhée, c’est l’histoire même du Christ projetée dans l’éternel. Il n’y manque que la localisation dans le temps et l’espace.

La mythologie grecque est pleine de prophéties. De même les récits du folklore européen, ce qu’on nomme les contes de fées.

Beaucoup de noms de divinités grecques sont probablement en réalité plusieurs noms désignant une seule Personne divine, à savoir le Verbe. Je pense que c’est le cas pour Dionysos, Apollon, Artémis, Aphrodite céleste, Prométhée, l’Amour, Proserpine et plusieurs autres.

Je crois aussi que Hestia, Athéna et peut-être Héphaïstos sont des noms du Saint-Esprit. Hestia est le Feu central. Athéna est sortie de la tête de Zeus après que celui-ci eut mangé son épouse, la Sagesse, qui était enceinte ; elle « procède » donc de Dieu et de sa Sagesse. Elle a pour attribut l’olivier, et l’huile, dans les sacrements chrétiens, a une affinité avec le Saint-Esprit.

On commente couramment certains actes, certaines paroles du Christ en disant : « Il fallait que les prophéties fussent accomplies. » Il s’agit des prophéties hébraïques. Mais d’autres actes, d’autres paroles pourraient être commentés de même par rapport aux prophéties non hébraïques.

Le Christ a commencé sa vie publique en changeant l’eau en vin. Il l’a terminée en transformant le vin en sang. Il a ainsi marqué son affinité avec Dionysos. Aussi par la parole : « Je suis la vraie vigne. »

La parole : « Si le grain ne meurt » exprime son affinité avec les divinités mortes et ressuscitées qui avaient la végétation pour image, comme Attis et Proserpine.

La maternité de la Vierge a des rapports mystérieux avec une parole du Timée de Platon concernant une certaine essence, mère de toutes choses et toujours intacte. Toutes les Déesses mères de l’antiquité, comme Déméter, Isis, étaient des figures de la Vierge.

La comparaison si insistante de la Croix avec un arbre, de la crucifixion avec la pendaison, doit avoir rapport à des mythologies aujourd’hui disparues.

Si le poème scandinave La rune d’Odin est antérieur à toute contamination chrétienne (ce qui est invérifiable), il contient aussi une prophétie très frappante :

« Je sais que j’ai pendu à un arbre balancé par le vent, neuf nuits entières, blessé d’une lance, offert à Odin, moi-même à moi-même. À cet arbre dont nul ne sait de quelle racine il sort.

« Nul ne m’a donné du pain, ni une corne pour y boire. J’ai regardé en bas, je me suis appliqué aux runes, en pleurant je les ai apprises, puis je suis descendu de là. » (Première Edda.)

Le terme « agneau de Dieu » a sans doute rapport à des traditions qui ont peut-être des liens avec ce qu’on nomme aujourd’hui le totémisme. L’histoire de Zeus Ammon dans Hérodote (Zeus égorgeant un bélier pour apparaître à celui qui le supplie de se laisser voir recouvert de sa toison), rapprochée de la parole de saint Jean : « L’Agneau égorgé depuis la constitution du monde », jette là-dessus une vive lumière. Le premier sacrifice qui ait plu à Dieu, celui d’Abel, rappelé dans le canon de la messe comme une figure de celui du Christ, était un sacrifice animal. Il en est de même pour le second, celui de Noé, qui a sauvé définitivement l’humanité de la colère de Dieu et a provoqué un pacte de Dieu avec les hommes. Ce sont là les effets mêmes de la Passion du Christ. Il y a un rapport très mystérieux entre les deux.

On a dû penser dans des temps très anciens qu’il y a présence réelle de Dieu dans les animaux qu’on tue pour les manger ; que Dieu descend en eux pour s’offrir comme nourriture aux hommes. Cette pensée faisait de la nourriture animale une communion, alors qu’autrement elle est un crime, à moins d’une philosophie plus ou moins cartésienne[1].

Peut-être qu’à Thèbes, en Égypte, il y avait présence réelle de Dieu dans le bélier rituellement sacrifié, comme aujourd’hui dans l’hostie consacrée.

Cela vaut la peine de remarquer qu’au moment où le Christ a été crucifié, le soleil était dans la constellation du Bélier.

Platon, dans le Timée, décrit la constitution astronomique de l’univers comme une sorte de crucifixion de l’Âme du Monde, le point de croisement étant le point équinoxial, c’est-à-dire la constellation du Bélier.

Plusieurs textes (Épinomis, Timée, Banquet, Philolaos, Proclus) indiquent que la construction géométrique de la moyenne proportionnelle entre un nombre et l’unité, centre de la géométrie grecque, était le symbole de la médiation divine entre Dieu et l’homme.

Or un grand nombre de paroles du Christ rapportées par les Évangiles (surtout saint Jean) ont avec une insistance très marquée, qui ne peut être due qu’à une intention, la forme algébrique de la moyenne proportionnelle. Exemple : « Comme mon Père m’a envoyé, ainsi je vous envoie, etc. » Un même rapport unit le Père au Christ, le Christ aux disciples. Le Christ est moyenne proportionnelle entre Dieu et les Saints. Le mot même de médiation l’indique.

J’en conclus que comme le Christ s’est reconnu dans le Messie des Psaumes, dans le Juste souffrant d’Isaïe, dans le serpent d’airain de la Genèse, de même il s’est reconnu dans la moyenne proportionnelle de la géométrie grecque, laquelle devient dès lors la plus éclatante des prophéties.

Ennius, dans un écrit pythagoricien, dit : « On appelle la Lune Proserpine… parce que comme un serpent elle est tournée tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite. »

Tous les dieux médiateurs, assimilables au Verbe, sont des dieux lunaires, porteurs de cornes, de lyres ou d’arcs qui évoquent le croissant (Osiris, Artémis, Apollon, Hermès, Dionysos, Zagreus, l’Amour…). Prométhée fait exception, mais dans Eschyle Io lui fait pendant, condamnée au vagabondage perpétuel comme lui à la crucifixion ; et elle est cornue. (Remarquer qu’avant d’être crucifié le Christ était un vagabond — et Platon dépeint l’Amour comme un vagabond misérable.)

Si le Soleil est l’image du Père, la Lune, reflet parfait de la splendeur solaire, mais reflet qu’on peut contempler, et qui souffre la diminution et la disparition, est l’image du Fils. La lumière est alors celle de l’Esprit.

Héraclite avait une Trinité, qu’on devine seulement à travers les fragments qui nous restent de lui, mais qui apparaît clairement dans l’Hymne à Zeus de Cléanthe, d’inspiration héraclitienne. Les Personnes sont : Zeus, le Logos et le Feu divin ou Foudre.

Cléanthe dit à Zeus : « Cet univers consent à ta domination (ἑκὼν κρατεῖται) — Telle est la vertu du serviteur que tu tiens sous tes invincibles mains — En feu, à double tranchant, éternel vivant, la foudre. » La foudre n’est pas un instrument de contrainte, mais un feu qui suscite le consentement et l’obéissance volontaire. C’est donc l’Amour. Et cet Amour est un serviteur, un éternel vivant, donc une Personne. Les représentations si antiques de Zeus avec une hache à double tranchant (symbole de la foudre), dans les bas-reliefs crétois, avaient peut-être déjà cette signification. — Rapprocher « à double tranchant » de la parole du Christ : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. »

Le Feu est constamment le symbole du Saint-Esprit dans le Nouveau Testament.

Les Stoïciens, héritiers d’Héraclite, nommaient pneuma le feu dont l’énergie soutient l’ordre du monde. Pneuma, c’est un souffle igné.

La semence qui produit la génération charnelle était d’après eux et d’après les Pythagoriciens un pneuma mêlé de liquide.

La parole du Christ sur la nouvelle naissance — et par suite toute la symbolique du baptême — doit pour être bien comprise être rapprochée notamment des conceptions pythagoricienne et stoïcienne de la génération. D’ailleurs Justin, je crois, compare le baptême à la génération. Dès lors, la parole orphique : « Chevreau, tu es tombé dans du lait » doit peut-être être rapprochée du baptême (les anciens regardaient le lait comme étant fait de la semence du père).

Le mot célèbre « le grand Pan est mort » voulait peut-être annoncer, non la disparition de l’idolâtrie, mais la mort du Christ — le Christ étant le grand Pan, le grand Tout. Platon (Cratyle) dit que Pan est le « logos ». Dans le Timée, il donne ce nom à l’Âme du Monde.

Saint Jean, en se servant des mots Logos et Pneuma, indique la profonde affinité qui lie le stoïcisme grec (à distinguer de celui de Caton et de Brutus !) au christianisme.

Platon aussi connaissait clairement et a indiqué par allusions dans ses œuvres les dogmes de la Trinité, de la Médiation, de l’Incarnation, de la Passion, et les notions de la grâce et du salut par l’amour. Il a connu la vérité essentielle, à savoir que Dieu est le Bien. Il n’est la Toute-Puissance que par surcroît.

En disant : « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et qu’ai-je à souhaiter si déjà l’incendie a pris ? », le Christ a indiqué son affinité avec Prométhée.

Sa parole : « Je suis la Voie » est à rapprocher du Tao chinois, mot qui veut dire littéralement la voie, et métaphoriquement, d’une part la méthode du salut, d’autre part le Dieu impersonnel qui est celui de la spiritualité chinoise, mais qui, bien qu’impersonnel, est le modèle des sages et agit continuellement.

Sa parole : « Je suis la Vérité » fait songer à Osiris, Seigneur de la Vérité.

Quand il dit, dans une de ses paroles les plus importantes : « Ceux qui font la vérité) » (ποιοῦντες ἀλήθειαν), il emploie une expression qui n’est pas grecque, et qui, autant que je sache, n’est pas hébraïque (à vérifier). En revanche, elle est égyptienne. Maât veut dire à la fois justice et vérité. Cela est significatif. Ce n’est sans doute pas pour rien que la Sainte Famille est allée en Égypte.

Le baptême regardé comme une mort est l’équivalent des initiations antiques. Saint Clément Romain emploie le mot « initié » pour baptisé. L’emploi du mot « mystères » pour désigner les sacrements indique la même équivalence. Le baptistère circulaire ressemble beaucoup au bassin de pierre où, d’après Hérodote, était célébré le mystère de la passion d’Osiris. L’un et l’autre peut-être évoquent la pleine mer, cette pleine mer où flottaient l’arche de Noé et celle d’Osiris, bois qui ont sauvé l’humanité avant celui de la Croix.

Quantité de récits de la mythologie et du folklore pourraient être traduits en vérités chrétiennes sans rien forcer ni déformer, en y projetant au contraire une vive lumière. Et ces vérités aussi s’en trouveraient éclairées.

8o Toutes les fois qu’un homme a invoqué avec un cœur pur Osiris, Dionysos, Krishna, Bouddha, le Tao, etc., le Fils de Dieu à répondu en lui envoyant le Saint-Esprit. Et l’Esprit a agi sur son âme, non pas en l’engageant à abandonner sa tradition religieuse, mais en lui donnant la lumière — et dans le meilleur des cas la plénitude de la lumière — à l’intérieur de cette tradition.

La prière chez les Grecs ressemblait beaucoup à la prière chrétienne. Quand Eschyle dit, dans les Grenouilles d’Aristophane : « Déméter, toi qui as nourri ma pensée, que je sois digne de tes mystères ! », cela ressemble beaucoup à une prière à la Vierge, et devait avoir la même vertu. Eschyle décrit parfaitement la contemplation dans les vers splendides : « Quiconque, la pensée tournée vers Zeus, criera sa gloire — celui-là recevra la plénitude de la sagesse. » (Il connaissait la Trinité : « …auprès de Zeus se tiennent son acte et sa parole ».)

Dès lors il est inutile d’envoyer des missions pour engager les gens d’Asie, d’Afrique ou d’Océanie à entrer dans l’Église.

9o Quand le Christ a dit : « Enseignez toutes les nations et portez-leur la nouvelle », il ordonnait de porter une nouvelle, non une théologie. Lui-même, étant venu, disait-il, « seulement pour les brebis d’Israël » a surajouté cette nouvelle à la religion d’Israël.

Probablement il voulait que chaque apôtre ajoutât de même la bonne nouvelle de la vie et de la mort du Christ à la religion du pays où il se trouverait. Mais l’ordre a été mal compris, à cause du nationalisme indéracinable des Juifs. Il a fallu qu’ils imposent partout leur Écriture.

Si on trouve qu’il y a beaucoup de présomption à supposer que les Apôtres ont mal compris les ordres du Christ, je répondrai qu’il est tout à fait certain qu’il y a eu de leur part incompréhension sur certains points. Car après que le Christ ressuscité avait dit : Allez enseigner les nations (ou les gentils) et baptisez-les, après qu’Il avait passé quarante jours avec les disciples à leur révéler sa doctrine, Pierre a eu néanmoins besoin d’une révélation spéciale et d’un rêve pour se décider à baptiser un païen ; il a dû invoquer ce rêve pour expliquer cet acte à son entourage ; et Paul a eu beaucoup de mal à éliminer la circoncision.

D’autre part, il est écrit que l’arbre est jugé à ses fruits. L’Église a porté trop de fruits mauvais pour qu’il n’y ait pas eu une erreur au départ.

L’Europe a été déracinée spirituellement, coupée de cette antiquité où tous les éléments de notre civilisation ont leur origine ; et elle est allée déraciner les autres continents à partir du xvie siècle.

Le christianisme, après vingt siècles, n’est pratiquement pas sorti de la race blanche ; le catholicisme est encore bien plus restreint. L’Amérique est restée seize siècles sans entendre parler du Christ (pourtant saint Paul avait dit : La Nouvelle qui a été annoncée à toute la création) et ses nations ont été détruites au milieu des plus horribles cruautés avant d’avoir eu le temps de Le connaître. Le zèle des missionnaires n’a pas christianisé l’Afrique, l’Asie et l’Océanie, mais a amené ces territoires sous la domination froide, cruelle et destructrice de la race blanche, qui a tout écrasé.

Il serait singulier que la parole du Christ ait produit de tels effets si elle avait été bien comprise.

Le Christ a dit : « Enseignez les nations et baptisez ceux qui croient », c’est-à-dire ceux qui croient en Lui. Il n’a jamais dit : « Obligez-les à renier tout ce que leurs pères ont tenu pour sacré, et à adopter comme livre saint l’histoire d’un petit peuple inconnu d’eux. » On m’a affirmé que les Hindous ne seraient nullement empêchés par leur propre tradition de recevoir le baptême, si les missionnaires ne leur imposaient comme condition de renier Vishnou et Shiva. Si un Hindou croit que Vishnou est le Verbe et Shiva le Saint-Esprit, et que le Verbe a été incarné dans Krishna et dans Rama avant de l’être dans Jésus, de quel droit lui refuserait-on le baptême ? — De même, dans la querelle des Jésuites et de la Papauté sur les missions en Chine, ce sont les Jésuites qui accomplissaient la parole du Christ.

10o L’action missionnaire telle qu’elle est menée en fait (surtout depuis la condamnation de la politique des Jésuites en Chine au xviie siècle) est mauvaise, sauf peut-être dans des cas particuliers. Les missionnaires même martyrs sont accompagnés de trop près par les canons et les bateaux de guerre pour être de vrais témoins de l’Agneau. Je n’ai pas connaissance que l’Église ait jamais officiellement blâmé les actions punitives entreprises pour venger les missionnaires.

Personnellement, jamais je ne donnerais fût-ce vingt sous à une œuvre de missionnaires. Je crois que pour un homme le changement de religion est chose aussi dangereuse que pour un écrivain le changement de langue. Cela peut réussir, mais aussi avoir des conséquences funestes.

11o La religion catholique contient explicitement des vérités que d’autres religions contiennent implicitement. Mais réciproquement d’autres religions contiennent explicitement des vérités qui sont seulement implicites dans le christianisme. Le chrétien le mieux instruit peut encore apprendre beaucoup sur les choses divines dans d’autres traditions religieuses ; bien que la lumière intérieure puisse aussi lui faire tout apercevoir à travers la sienne. Néanmoins, si ces autres traditions disparaissaient de la surface de la terre, ce serait une perte irréparable. Les missionnaires n’en ont que trop fait disparaître déjà.

Saint Jean de la Croix compare la foi à des reflets d’argent, la vérité étant l’or. Les diverses traditions religieuses authentiques sont des reflets différents de la même vérité, et peut-être également précieux. Mais on ne s’en rend pas compte, parce que chacun vit une seule de ces traditions et aperçoit les autres du dehors. Or, comme les catholiques le répètent sans cesse avec raison aux incroyants, une religion ne se connaît que du dedans.

C’est comme si deux hommes, placés dans deux chambres communicantes, voyant chacun le soleil par la fenêtre et le mur du voisin éclairé par les rayons, croyaient chacun qu’il est seul à voir le soleil et que le voisin en a seulement un reflet.

L’Église reconnaît que la diversité des vocations est précieuse. Il faut étendre cette pensée aux vocations situées hors de l’Église. Car il y en a.

12o Comme le disent les Hindous, Dieu est à la fois personnel et impersonnel. Il est impersonnel en ce sens que sa manière infiniment mystérieuse d’être une Personne diffère infiniment de la manière humaine. On ne peut saisir ce mystère qu’en employant à la fois, comme deux pinces, ces deux notions contraires, incompatibles ici-bas, compatibles seulement en Dieu. (Il en est de même pour beaucoup de couples de contraires, comme les Pythagoriciens l’avaient compris.)

On ne peut penser Dieu à la fois, non pas successivement, comme trois et un (chose à quoi peu de catholiques parviennent) qu’en Le pensant à la fois comme personnel et impersonnel. Autrement on se représente, tantôt une seule Personne divine, tantôt trois Dieux. Beaucoup de chrétiens confondent cette oscillation avec la vraie foi.

Des saints d’une très haute spiritualité, comme saint Jean de la Croix, ont saisi simultanément et avec une force égale l’aspect personnel et l’aspect impersonnel de Dieu. Des âmes moins avancées portent leur attention et leur foi surtout ou exclusivement sur l’un de ces deux aspects. Ainsi la petite sainte Thérèse de Lisieux ne se représentait qu’un Dieu personnel.

Comme en Occident le mot Dieu, dans son sens usuel, désigne une Personne, des hommes dont l’attention, la foi et l’amour portent presque exclusivement sur l’aspect impersonnel de Dieu peuvent se croire et se dire athées, bien que l’amour surnaturel habite dans leur âme. Ceux-là sont sûrement sauvés.

Ils se reconnaissent à leur attitude à l’égard des choses d’ici-bas. Tous ceux qui possèdent à l’état pur l’amour du prochain et l’acceptation de l’ordre du monde, y compris le malheur, tous ceux-là, même s’ils vivent et meurent en apparence athées, sont sûrement sauvés.

Ceux qui possèdent parfaitement ces deux vertus, même s’ils vivent et meurent athées, sont des saints.

Quand on rencontre de tels hommes, il est inutile de vouloir les convertir. Ils sont tout convertis, quoique non visiblement ; ils ont été engendrés à nouveau à partir de l’eau et de l’esprit, même s’ils n’ont jamais été baptisés ; ils ont mangé le pain de vie, même s’ils n’ont jamais communié.

13o La charité et la foi, quoique distinctes, sont inséparables. Les deux formes de la charité le sont plus encore. Quiconque est capable d’un mouvement de compassion pure envers un malheureux (chose d’ailleurs très rare) possède, peut-être implicitement, mais toujours réellement, l’amour de Dieu et la foi.

Le Christ ne sauve pas tous ceux qui Lui disent : « Seigneur, Seigneur. » Mais il sauve tous ceux qui d’un cœur pur donnent un morceau de pain à un affamé, sans penser à Lui le moins du monde. Ceux-là, quand Il les remercie, répondent : « Quand donc, Seigneur, t’avons-nous nourri ? »

Donc l’affirmation de saint Thomas, que celui qui refuse son adhésion à un seul article de foi n’a la foi à aucun degré, est fausse, à moins qu’on ne puisse établir que les hérétiques n’ont jamais eu la charité du prochain. Mais ce serait difficile. Autant qu’on sache, les « parfaits » cathares, par exemple, la possédaient à un degré très rare même parmi les saints.

Si on prétendait que le diable produit chez les hérétiques l’apparence de telles vertus pour mieux séduire les âmes, on irait contre la parole : « Vous connaîtrez l’arbre à son fruit » ; on raisonnerait exactement comme ceux qui regardaient le Christ comme un démoniaque ; et on serait peut-être bien près de commettre le péché sans pardon, le blasphème contre l’Esprit.

De même un athée, un « infidèle », capables de compassion pure sont aussi proches de Dieu qu’un chrétien, et par suite Le connaissent aussi bien, bien que leur connaissance s’exprime par d’autres paroles, ou reste muette. Car « Dieu est Amour ». Et s’Il rétribue ceux qui le cherchent, Il donne la lumière à ceux qui L’approchent, surtout s’ils désirent la lumière.

14o Saint Jean a dit : « Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu. » Donc quiconque croit cela, même s’il n’adhère à rien d’autre de ce qu’affirme l’Église, a la vraie foi. Dès lors, saint Thomas a complètement tort. De plus l’Église, en ajoutant à la Trinité, à l’Incarnation et à la Rédemption d’autres articles de foi, est allée contre le Nouveau Testament. Pour suivre saint Jean, elle n’aurait jamais dû excommunier que les « docéistes », ceux qui nient l’Incarnation. La définition de la foi par le catéchisme du Concile de Trente (croyance ferme en tout ce qu’enseigne l’Église) est très loin de celle de saint Jean, pour qui la foi était purement et simplement la croyance en l’Incarnation du Fils de Dieu dans la personne de Jésus.

Tout se passe comme si avec le temps on avait regardé non plus Jésus, mais l’Église comme étant Dieu incarné ici-bas. La métaphore du « Corps mystique » sert de pont entre les deux conceptions. Mais il y a une petite différence : c’est que le Christ était parfait, au lieu que l’Église est souillée de quantité de crimes.

La conception thomiste de la foi implique un « totalitarisme » aussi étouffant ou davantage que celui de Hitler. Car si l’esprit adhère complètement, non seulement à tout ce que l’Église a reconnu comme étant de foi stricte, mais encore à tout ce qu’elle reconnaîtra jamais comme tel, l’intelligence doit être bâillonnée et réduite à des tâches serviles.

La métaphore de « voile » ou de « reflet » appliquée par les mystiques à la foi leur permet de sortir de cet étouffoir. Ils acceptent l’enseignement de l’Église, non pas comme étant la vérité, mais comme étant quelque chose derrière quoi on trouve la vérité.

Cela est très loin de la foi définie par le catéchisme du Concile de Trente. Tout se passe comme si, sous la même dénomination de christianisme et à l’intérieur de la même organisation sociale, il y avait deux religions distinctes, celle des mystiques et l’autre.

Je crois que la première est la vraie, et que la confusion des deux a eu à la fois de grands avantages et de grands inconvénients.

D’après la phrase de saint Jean, l’Église n’a jamais eu le droit d’excommunier quiconque croyait vraiment que le Christ était le Fils de Dieu descendu ici-bas en chair.

La définition de saint Paul est plus large encore « croire que Dieu existe et rétribue ceux qui Le cherchent ». Cette conception non plus n’a rien de commun avec celles de saint Thomas et du Concile de Trente. Il y a même contradiction. Car comment oser affirmer que parmi les hérétiques il ne s’en est jamais trouvé aucun qui cherchât Dieu ?

15o Les Samaritains étaient à l’ancienne Loi ce que les hérétiques sont à l’Église. Les « parfaits » cathares (entre autres) étaient à quantité de théologiens ce qu’est le Samaritain de la parabole au prêtre et au lévite. Dès lors, que penser de ceux qui les ont laissé massacrer et ont encouragé Simon de Montfort ?

Cette parabole aurait dû apprendre à l’Église à ne jamais excommunier quiconque pratique l’amour du prochain.

16o Il n’y a pas, autant que je puisse voir, de véritable différence — sinon dans les modalités d’expression — entre la conception manichéenne et la conception chrétienne du rapport entre le bien et le mal.

17o La tradition manichéenne est une de celles où on peut être assuré de trouver de la vérité si on l’étudie avec assez de piété et d’attention.

18o Noé étant « une figure du Christ » (voir Origène), un juste parfait, dont le sacrifice a plu à Dieu et sauvé l’humanité, en la personne de qui Dieu a fait alliance avec tous les hommes, son ivresse et sa nudité doivent probablement être entendues au sens mystique. En ce cas, les Hébreux auraient déformé l’histoire, comme Sémites et meurtriers des Cananéens. Cham aurait eu part à la révélation de Noé ; Sem et Japhet auraient refusé d’y avoir part.

Un gnostique cité par Clément d’Alexandrie (Strom., VI, 6) affirme que la théologie allégorique de Phérékydes (maître de Pythagore) est empruntée aux « prophéties de Cham » — Phérékydes était Syrien. Il a dit : « Zeus, au moment de créer, se transforma en Amour… » — Ce Cham serait-il le fils de Noé ?

Ce qui le donne à penser, c’est la généalogie. Sont issus de Cham les Égyptiens, les Philistins (c’est-à-dire les Egéo-Crétois ou Pélasges, très vraisemblablement), les Phéniciens, les Sumériens, les Cananéens — autrement dit toute la civilisation méditerranéenne immédiatement antérieure aux temps historiques.

Hérodote, confirmé par de nombreux indices, affirme que les Hellènes ont emprunté toutes leurs connaissances métaphysiques et religieuses à l’Égypte par l’intermédiaire des Phéniciens et des Pélasges.

Nous savons que les Babyloniens avaient emprunté leurs traditions aux Sumériens — à qui remonte par suite la « sagesse chaldéenne ».

(De même, le druidisme de Gaule est très probablement ibérique et non celtique : car d’après Diogène Laërce certains Grecs voyaient en lui une des origines de la philosophie grecque, ce qui autrement serait incompatible avec l’arrivée tardive des Celtes en Gaule.)

Ézéchiel, dans le passage splendide où il compare l’Égypte à l’arbre de vie et Tyr au chérubin qui le garde, confirme tout à fait ce que nous apprend Hérodote.

Il semble donc que les peuples issus de Cham, et d’abord l’Égypte, ont connu la vraie religion, la religion d’amour, où Dieu est victime sacrifiée en même temps que maître tout-puissant. Parmi les peuples issus de Sem ou de Japhet, les uns — comme les Babyloniens, les Celtes, les Hellènes — ont reçu cette révélation des peuples issus de Cham après les avoir conquis et envahis. Les autres — Romains, Hébreux — l’ont refusée par orgueil et volonté de puissance nationale. (Chez les Hébreux, il faut faire exception pour Daniel, Isaïe, l’auteur du livre de Job et quelques autres ; chez les Romains, pour Marc-Aurèle, et en un sens peut-être pour des hommes comme Plaute et Lucrèce.)

Le Christ est né dans un territoire appartenant à ces deux peuples rebelles. Mais l’inspiration qui est au centre de la religion chrétienne est sœur de celle des Pélasges, de l’Égypte, de Cham.

Pourtant Israël et Rome ont mis leur marque sur le christianisme, Israël en y faisant entrer l’Ancien Testament comme texte sacré, Rome en faisant du christianisme la religion officielle de l’Empire romain, qui était quelque chose comme ce que rêve Hitler.

Cette double souillure presque originelle explique toutes les souillures qui rendent l’histoire de l’Église si atroce au cours des siècles.

Une chose aussi horrible que la crucifixion du Christ ne pouvait se produire que dans un lieu où le mal l’emportait de très loin sur le bien. Mais aussi l’Église née et grandie dans un tel lieu devait être impure dès l’origine et le rester.

19o L’Église n’est parfaitement pure que sous un rapport ; en tant que conservatrice des sacrements. Ce qui est parfait, ce n’est pas l’Église, c’est le corps et le sang du Christ sur les autels.

20o L’Église ne semble pas être infaillible ; car en fait elle évolue. Au Moyen Age, la parole « Hors de l’Église, pas de salut » était prise au sens littéral par le magistère général de l’Église. Du moins les documents semblent bien l’indiquer. Et aujourd’hui on la comprend au sens de l’Église invisible.

Un concile déclare anathème quiconque ne croit pas que dans la parole du Christ « … quiconque n’est pas engendré à nouveau à partir de l’eau et de l’Esprit… » le mot eau désigne la matière du baptême. À ce compte tous les prêtres aujourd’hui sont anathèmes. Car si un homme qui n’a ni eu ni désiré le baptême peut être sauvé, comme on l’admet généralement aujourd’hui, il a dû renaître de l’eau et de l’Esprit en un certain sens, nécessairement symbolique ; on prend donc le mot « eau » dans un sens symbolique.

Un concile déclare anathème quiconque se dit certain de la persévérance finale sans révélation particulière. Sainte Thérèse de Lisieux, peu avant sa mort, a dit être certaine de son salut, sans alléguer aucune révélation. Cela ne l’a pas empêchée d’être canonisée.

Si on demande à plusieurs prêtres si telle chose est de foi stricte, on obtient des réponses différentes, et souvent dubitatives. Cela fait une situation impossible, alors que l’édifice est tellement rigide que saint Thomas a pu émettre l’affirmation citée plus haut.

Il y a là-dedans quelque chose qui ne va pas.

21o En particulier, la croyance qu’un homme peut être sauvé hors de l’Église visible exige qu’on pense à nouveau tous les éléments de la foi, sous peine d’incohérence complète. Car tout l’édifice est construit autour de l’affirmation contraire, que presque personne aujourd’hui n’oserait soutenir.

On n’a pas encore voulu reconnaître la nécessité de cette revision. On s’en tire par des artifices misérables. On masque les dislocations avec des ersatz de soudures, des fautes de logique criantes.

Si l’Église ne reconnaît pas bientôt cette nécessité, il est à craindre qu’elle ne puisse pas accomplir sa mission.

Il n’y a pas de salut sans « nouvelle naissance », sans illumination intérieure, sans présence du Christ et du Saint-Esprit dans l’âme. Si donc il y a possibilité de salut hors de l’Église, il y a possibilité de révélations individuelles ou collectives hors du christianisme. En ce cas, la vraie foi constitue une espèce d’adhésion très différente de celle qui consiste à croire telle ou telle opinion. Il faut penser à nouveau la notion de foi.

22o En fait, les mystiques de presque toutes les traditions religieuses se rejoignent presque jusqu’à l’identité. Ils constituent la vérité de chacune.

La contemplation pratiquée en Inde, Grèce, Chine, etc., est tout aussi surnaturelle que celle des mystiques chrétiens. Notamment il y a une très grande affinité entre Platon et, par exemple, saint Jean de la Croix. Aussi entre les Upanishads hindoues et saint Jean de la Croix. Le taoïsme aussi est très proche de la mystique chrétienne.

L’orphisme et le pythagorisme étaient des traditions mystiques authentiques. Éleusis aussi.

23o Il n’y a aucune raison de supposer qu’après un crime aussi atroce que le meurtre d’un être parfait l’humanité ait dû devenir meilleure ; et en fait, globalement, elle ne semble pas être devenue meilleure.

La Rédemption se place sur un autre plan, un plan éternel.

D’une manière générale, il n’y a pas de raison d’établir une liaison entre le degré de perfection et la chronologie.

Le christianisme a fait entrer dans le monde cette notion de progrès, inconnue auparavant ; et cette notion, devenue le poison du monde moderne, l’a déchristianisé. Il faut l’abandonner.

Il faut se défaire de la superstition de la chronologie pour trouver l’Éternité.

24o Les dogmes de la foi ne sont pas des choses à affirmer. Ce sont des choses à regarder à une certaine distance, avec attention, respect et amour. C’est le serpent d’airain dont la vertu est telle que quiconque le regarde vivra. Ce regard attentif et aimant, par un choc en retour, fait jaillir dans l’âme une source de lumière qui illumine tous les aspects de la vie humaine ici-bas. Les dogmes perdent cette vertu dès qu’on les affirme.

Les propositions « Jésus-Christ est Dieu » ou « Le pain et le vin consacrés sont la chair et le sang du Christ », énoncées comme des faits, n’ont rigoureusement aucun sens.

La valeur de ces propositions est absolument différente de la vérité enfermée dans l’énoncé exact d’un fait (exemple : Salazar est chef du gouvernement portugais) ou d’un théorème géométrique.

Cette valeur n’est pas à rigoureusement parler de l’ordre de la vérité, mais d’un ordre supérieur ; car c’est une valeur non saisissable par l’intelligence, sinon indirectement, par les effets. Et la vérité, au sens strict, est du domaine de l’intelligence.

25o Les miracles ne sont pas des preuves de la foi (proposition frappée d’anathème par je ne sais quel concile).

Si les miracles constituent des preuves, ils prouvent trop. Car toutes les religions ont et ont toujours eu leurs miracles, y compris les sectes les plus étranges. Il est question de morts ressuscités dans Lucien. Les traditions hindoues sont pleines de telles histoires, et on dit qu’aujourd’hui encore, en Inde, les miracles sont des événements sans intérêt à cause de leur banalité.

Affirmer ou que les miracles chrétiens sont seuls authentiques et tous les autres mensongers, ou qu’ils sont seuls causés par Dieu et tous les autres par le démon, c’est un expédient misérable. Car c’est une affirmation arbitraire, et dès lors les miracles ne prouvent rien ; ils ont eux-mêmes besoin d’être prouvés, puisqu’ils reçoivent du dehors un cachet d’authenticité.

On peut en dire autant des prophéties et des martyres.

Quand le Christ invoque ses « χάλα ἔργα », il n’y a pas de raison de traduire par miracles. On peut aussi bien traduire « bonnes œuvres », « belles actions ».

Telle que je la comprends, la pensée du Christ était qu’on devait le reconnaître pour saint parce qu’il faisait perpétuellement et exclusivement le bien.

Il a dit : « Sans mes œuvres, ils seraient sans péchés », mais aussi, et en mettant les deux choses sur le même plan : « Sans mes paroles, ils seraient sans péché. » Or ses paroles n’étaient nullement miraculeuses, seulement belles.

La notion même de miracle est occidentale et moderne ; elle est liée à la conception scientifique du monde, avec laquelle pourtant elle est incompatible. Ce que nous regardons comme des miracles, les Hindous y voient des effets naturels de pouvoirs exceptionnels qu’on trouve chez peu de gens, et le plus souvent chez des saints. Ils constituent donc une présomption de sainteté.

Le mot « signes » dans l’Évangile ne veut pas dire davantage. Il ne peut pas vouloir dire davantage. Car le Christ a dit : « Beaucoup me diront : N’avons-nous pas fait des signes en ton nom ? Et je leur dirai : Loin d’ici, ouvriers d’iniquité… » Et : « Il surgira des pseudo-prophètes et des pseudo-christs, et ils fourniront des signes et des prodiges considérables, au point que même les élus, s’il se pouvait, seraient trompés. » L’Apocalypse (xiii, 3-4) semble indiquer une mort et une résurrection de l’Antéchrist.

Le Deutéronome dit : « Si un prophète vient annoncer un Dieu nouveau, même s’il fait des miracles, tuez-le. »

Si les Juifs ont eu tort de tuer le Christ, ce n’est donc pas à cause de ses miracles, mais à cause de la sainteté de sa vie et de la beauté de ses paroles.

En ce qui regarde l’authenticité historique des faits qu’on nomme miracles, il n’y a pas de motifs suffisants ni pour l’affirmer, ni pour la nier catégoriquement.

Si on admet cette authenticité, il y a plusieurs manières possibles de concevoir la nature de ces faits.

Il y en a une qui est compatible avec la conception scientifique du monde. Par là elle est préférable. La conception scientifique du monde, bien comprise, ne doit pas être séparée de la vraie foi. Dieu a créé cet univers comme un tissu de causes secondes ; il semble y avoir de l’impiété à supposer des trous dans ce tissu, comme si Dieu ne pouvait parvenir à ses fins sans attenter à sa propre œuvre.

Si on admet de tels trous, il devient scandaleux que Dieu n’en fasse pas pour sauver les innocents du malheur. La résignation au malheur des innocents ne peut surgir dans l’âme que par la contemplation et l’acceptation de la nécessité, laquelle est l’enchaînement rigoureux des causes secondes. Autrement on est forcé d’avoir recours à des artifices qui tous reviennent à nier le fait même du malheur des innocents ; et par suite à fausser toute intelligence de la condition humaine et le noyau même de la conception chrétienne.

Les faits dits miraculeux sont compatibles avec la conception scientifique du monde si on admet comme postulat qu’une science suffisamment avancée pourrait en rendre compte.

Ce postulat ne supprime pas la liaison de ces faits avec le surnaturel.

Un fait peut être lié au surnaturel de trois manières.

Certains faits peuvent être des effets ou de ce qui se produit dans la chair, ou de l’action du démon sur l’âme, ou de l’action de Dieu. Ainsi un homme pleure de douleur physique ; à côté de lui un autre pleure en pensant à Dieu avec un amour pur. Dans les deux cas, il y a des larmes. Ces larmes sont les effets d’un mécanisme psycho-physiologique. Mais dans un des deux cas un rouage de ce mécanisme est surnaturel ; c’est la charité. En ce sens, quoique les larmes soient un phénomène si ordinaire, les larmes d’un saint en état de contemplation authentique sont surnaturelles.

En ce sens et en ce sens seulement les miracles d’un saint sont surnaturels. Ils le sont au même titre que tous les effets matériels de la charité. Une aumône accomplie par charité pure est un prodige aussi grand que la marche sur les eaux.

Un saint qui marche sur les eaux est de tout point analogue à un saint qui pleure. Dans les deux cas il y a un mécanisme psycho-physiologique dont un rouage est la charité — là est le prodige, que la charité puisse être un rouage d’un tel mécanisme — et qui a un effet visible. L’effet visible est dans un cas la marche sur les eaux, dans l’autre cas les larmes. Le premier est plus rare. C’est la seule différence.

Y a-t-il certains faits que la chair seule ne peut jamais produire, mais seulement des mécanismes où entre comme rouage soit l’amour surnaturel, soit la haine démoniaque ? La marche sur les eaux est-elle de ce nombre ?

C’est possible. Nous sommes trop ignorants pour pouvoir soit affirmer soit nier en cette matière.

Y a-t-il des faits que ni la chair ni la haine démoniaque ne peuvent produire, qui peuvent seulement résulter de mécanismes qui ont parmi leurs rouages la charité ? De tels faits seraient des critères certains de la sainteté.

Il y en a peut-être. Là aussi nous sommes trop ignorants pour pouvoir affirmer ou nier. Mais pour cette raison même, si de tels faits existent, ils ne peuvent nous être d’aucun usage. Ils ne peuvent nous servir de critères, puisque nous ne pouvons avoir aucune certitude à leur sujet. Ce qui est incertain ne peut pas rendre une autre chose certaine.

Le Moyen Âge a été obsédé par la recherche d’un critérium matériel de la sainteté. C’est là la signification de la recherche de la pierre philosophale. La quête du Graal semble porter sur le même thème.

La vraie pierre philosophale, le vrai Graal, c’est l’Eucharistie. Le Christ nous a indiqué ce que nous devons penser des miracles en mettant au centre même de l’Église un miracle invisible et en quelque sorte purement conventionnel (seulement la convention est ratifiée par Dieu).

Dieu veut rester caché. « Votre Père qui habite dans le secret. »

Hitler pourrait mourir et ressusciter cinquante fois que je ne le regarderais pas comme le Fils de Dieu. Et si l’Évangile omettait toute mention de la résurrection du Christ, la foi me serait plus facile. La Croix seule me suffit.

La preuve pour moi, la chose vraiment miraculeuse, c’est la parfaite beauté des récits de la Passion, joints à quelques paroles fulgurantes d’Isaïe : « Injurié, maltraité, il n’ouvrait pas la bouche » et de saint Paul : « Il n’a pas regardé l’égalité avec Dieu comme un butin… Il s’est vidé… Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix… Il a été fait malédiction ». C’est cela qui me contraint à croire.

L’indifférence à l’égard des miracles ne me gênerait pas, puisque la Croix produit sur moi le même effet que sur d’autres la résurrection, sans l’anathème lancé par un concile.

D’autre part, si l’Église ne met pas au point une doctrine satisfaisante des faits dits miraculeux, beaucoup d’âmes se perdront par sa faute à cause de l’incompatibilité apparente entre la religion et la science. Et beaucoup d’autres se perdront parce que, croyant que Dieu entre fréquemment dans le tissu des causes secondes pour produire des faits particuliers avec une intention particulière, ils lui imputent la responsabilité de toutes les atrocités où Il n’intervient pas.

La conception courante des miracles, ou bien empêche l’acceptation inconditionnée de la volonté de Dieu, ou bien oblige à s’aveugler sur la quantité et la nature du mal qui existe dans le monde — chose facile, évidemment, au fond d’un cloître ; et même dans le monde à l’intérieur d’un milieu restreint.

Aussi remarque-t-on chez beaucoup d’âmes pieuses et même saintes une puérilité déplorable. Le livre de Job pourrait n’avoir jamais été écrit, tant la condition humaine est ignorée. Pour de telles âmes, il n’y a que des pécheurs d’une part, d’autre part des martyrs qui meurent en chantant. C’est pourquoi la foi chrétienne ne mord pas, ne se propage pas d’âme en âme comme un incendie.

Au reste, si les miracles avaient la nature, la signification et la valeur qu’on leur attribue, leur rareté aujourd’hui (malgré Lourdes et le reste) pourrait faire croire que l’Église n’a plus guère de part à Dieu. Car le Christ ressuscité a dit : « Celui qui a cru et aura été baptisé sera sauvé, celui qui n’aura pas cru sera condamné. Voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru. En mon nom, ils chasseront les démons, parleront en de nouvelles langues, saisiront les serpents ; s’ils boivent des poisons mortels, cela ne leur nuira pas ; ils imposeront les mains et guériront. »

Combien y a-t-il de croyants aujourd’hui, d’après ce critérium ?

(Heureusement que ce texte n’est peut-être pas authentique. Mais la Vulgate l’admet.)

26o Les mystères de la foi ne sont pas un objet pour l’intelligence en tant que faculté qui permet d’affirmer ou de nier. Ils ne sont pas de l’ordre de la vérité, mais au-dessus. La seule partie de l’âme humaine qui soit capable d’un contact réel avec eux, c’est la faculté d’amour surnaturel. Seule par suite elle est capable d’une adhésion à leur égard.

Le rôle des autres facultés de l’âme, à commencer par l’intelligence, est seulement de reconnaître que ce avec quoi l’amour surnaturel a contact, ce sont des réalités ; que ces réalités sont supérieures à leurs objets à elles ; et de faire silence dès que l’amour surnaturel s’éveille d’une manière actuelle dans l’âme.

La vertu de charité est l’exercice de la faculté d’amour surnaturel. La vertu de foi est la subordination de toutes les facultés de l’âme à la faculté d’amour surnaturel. La vertu d’espérance est une orientation de l’âme vers une transformation après laquelle elle sera tout entière et exclusivement amour.

Pour se subordonner à la faculté d’amour, les autres facultés doivent y trouver chacune son bien propre ; et particulièrement l’intelligence, qui est la plus précieuse après l’amour. Il en est bien effectivement ainsi.

Quand l’intelligence, ayant fait silence pour laisser l’amour envahir toute l’âme, recommence de nouveau à s’exercer, elle se trouve contenir davantage de lumière qu’auparavant, davantage d’aptitude à saisir les objets, les vérités qui lui sont propres.

Bien plus, je crois que ces silences constituent pour elle une éducation qui ne peut avoir aucun autre équivalent et lui permettent de saisir des vérités qui autrement lui resteraient toujours cachées.

Il y a des vérités qui sont à sa portée, saisissables pour elle, mais qu’elle ne peut saisir qu’après avoir passé en silence à travers l’inintelligible.

N’est-ce pas ce que saint Jean de la Croix veut dire en nommant la foi une nuit ?

L’intelligence ne peut reconnaître que par expérience, après coup, les avantages de cette subordination à l’amour. Elle ne les pressent pas d’avance. Elle n’a d’abord aucun motif raisonnable d’accepter cette subordination. Aussi cette subordination est-elle chose surnaturelle, opérée par Dieu seul.

Le premier silence, long d’un instant à peine ; qui se produit à travers toute l’âme en faveur de l’amour surnaturel, c’est le grain jeté par le Semeur, c’est la graine de sénevé presque invisible qui deviendra un jour l’Arbre de la Croix.

De même, quand on fait parfaitement attention à une musique parfaitement belle (et de même pour l’architecture, la peinture, etc.), l’intelligence n’y trouve rien à affirmer ou à nier. Mais toutes les facultés de l’âme, y compris l’intelligence, font silence et sont suspendues à l’audition. L’audition est appliquée à un objet incompréhensible, mais qui enferme de la réalité et du bien. Et l’intelligence, qui n’y saisit aucune vérité, Y trouve néanmoins une nourriture.

Je crois que le mystère du beau dans la nature et dans les arts (seulement dans l’art de tout premier ordre, parfait ou presque) est un reflet sensible du mystère de la foi.

27o On doit aux précisions dont l’Église a cru devoir entourer les mystères de la foi, et notamment à ses condamnations (… anathema sit) une attitude permanente et inconditionnelle d’attention respectueuse, mais non pas une adhésion.

Et on doit également une attention respectueuse aux opinions condamnées, pour peu que leur contenu, ou la vie de ceux qui les ont proposées, contienne quelque apparence de bien.

L’adhésion de l’intelligence n’est jamais due à quoi que ce soit. Car ce n’est jamais à aucun degré chose volontaire. L’attention seule est volontaire. Aussi est-elle seule matière d’obligation.

Si on veut provoquer en soi volontairement une adhésion de l’intelligence, ce qui se produit, ce n’est pas une adhésion de l’intelligence, c’est de la suggestion. C’est à cela que revient la méthode de Pascal. Rien ne dégrade davantage la foi. Et il se produit forcément tôt ou tard un phénomène de compensation sous forme de doutes et de « tentations contre la foi ».

Rien n’a davantage contribué à affaiblir la foi et à propager l’incrédulité que la fausse conception d’une obligation de l’intelligence. Toute obligation autre que l’attention elle-même imposée à l’intelligence dans l’exercice de sa fonction étouffe l’âme. Toute l’âme, et non pas l’intelligence seule.

28o La juridiction de l’Église en matière de foi est bonne pour autant qu’elle impose à l’intelligence une certaine discipline de l’attention. Aussi pour autant qu’elle l’empêche d’entrer dans le domaine des Mystères, qui lui est étranger, et d’y divaguer.

Elle est tout à fait mauvaise en tant qu’elle empêche l’intelligence, dans l’investigation des vérités qui lui sont propres, d’user avec une liberté totale de la lumière diffusée dans l’âme par la contemplation amoureuse. La liberté totale dans son domaine est essentielle à l’intelligence. L’intelligence doit ou s’exercer avec une liberté totale, ou se taire. Dans son domaine l’Église n’a aucun droit de juridiction, et par suite, notamment, toutes les « définitions » où il est question de preuves sont illégitimes.

Pour autant que « Dieu existe » est une proposition intellectuelle — mais seulement dans cette mesure — on peut la nier sans commettre aucun péché ni contre la charité ni contre la foi. (Et même cette négation, faite à titre provisoire, est une étape nécessaire dans l’investigation philosophique.)

En fait il y a depuis le début, ou presque, un malaise de l’intelligence dans le christianisme. Ce malaise est dû à la manière dont l’Église a conçu son pouvoir de juridiction et notamment l’usage de la formule anathema sit.

Partout où il y a malaise de l’intelligence, il y a oppression de l’individu par le fait social, lequel tend à devenir totalitaire. Au xiiie siècle surtout, l’Église a établi un commencement de totalitarisme. Par là elle n’est pas sans responsabilité dans les événements actuels. Les partis totalitaires se sont formés par l’effet d’un mécanisme analogue à l’usage de la formule anathema sit.

Cette formule et l’usage qui en a été fait empêchent l’Église d’être catholique autrement que de nom.

29o Avant le christianisme, un nombre indéterminé d’hommes, dans Israël et hors d’Israël, sont peut-être allés aussi loin que les saints chrétiens dans l’amour et dans la connaissance de Dieu.

De même, depuis le Christ, pour la portion de l’humanité située hors de l’Église catholique (« infidèles », « hérétiques », « incroyants »). Et plus généralement il est douteux qu’il y ait eu depuis le Christ plus d’amour et de connaissance de Dieu dans la chrétienté que dans certains pays non chrétiens, tels que l’Inde.

30o Il est très probable que la destinée éternelle de deux enfants morts quelques jours après la naissance, l’un baptisé et l’autre non, est identique (même si les parents du second n’avaient aucune intention de le faire baptiser).

31o Parmi tous les livres de l’Ancien Testament, un petit nombre seulement (Isaïe, Job, le Cantique des Cantiques, Daniel, Tobie, une partie d’Ézéchiel, une partie des Psaumes, une partie des livres sapientiaux, le début de la Genèse…) est assimilable pour une âme chrétienne ; et quelques formules éparses à travers les autres. Le reste est indigestible, parce qu’il y manque une vérité essentielle, qui est au centre du christianisme, et que les Grecs connaissaient parfaitement bien ; à savoir la possibilité du malheur des innocents.

Aux yeux des Hébreux (du moins avant l’exil, et sauf exceptions) péché et malheur, vertu et prospérité sont inséparables, ce qui fait de Iahveh un Père terrestre et non céleste, visible et non caché. C’est donc un faux dieu. Un acte de charité pure est impossible avec cette conception.

32o On pourrait poser en postulat :

Est fausse toute conception de Dieu incompatible avec un mouvement de charité pure.

Sont vraies, à des degrés divers, toutes les autres.

L’amour et la connaissance de Dieu ne sont pas réellement séparables, car il est dit dans l’Ecclésiastique : « Praebuit sapientiam diligentibus se. »

33o L’histoire de la création et du péché originel dans la Genèse est vraie. Mais d’autres histoires de création et de péché originel dans d’autres traditions sont vraies aussi et enferment aussi des vérités incomparablement précieuses.

Ce sont des reflets divers d’une vérité unique intraduisible en paroles humaines. On peut la pressentir à travers un de ces reflets. On la pressent mieux encore à travers plusieurs.

(Notamment le folklore, bien interprété, enferme des trésors de spiritualité.)

34o L’Église n’a vraisemblablement pas parfaitement rempli sa mission de conservatrice de la doctrine. Il s’en faut de beaucoup. Non seulement parce qu’elle a ajouté des précisions, restrictions et interdictions peut-être abusives ; mais aussi parce qu’elle a presque certainement perdu des trésors.

Il en reste comme témoignage des passages du Nouveau Testament, admirablement beaux, mais aujourd’hui tout à fait incompréhensibles, et qui n’ont pas dû l’être toujours.

— D’abord, presque toute l’Apocalypse.

— Le passage de saint Jean : « … le Christ qui est venu à travers l’eau et le sang. Non pas dans l’eau seulement, mais dans l’eau et le sang… Trois témoignent, l’esprit, l’eau et le sang, et ces trois se ramènent à l’unité ». L’insistance du même saint Jean sur l’eau et le sang sortis du flanc du Christ.

— L’entretien avec Nicodème aussi est très mystérieux.

— Saint Paul « que vous soyez enracinés et fondés dans l’amour, pour avoir la force de saisir, comme font tous les saints, ce que sont la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur, et de connaître ce qui passe toute connaissance, l’amour du Christ ». Déjà Origène, séparé de saint Paul par si peu de temps, commente ce beau passage de la manière la plus plate.

— Le passage de saint Paul sur Melchisédec « … sans père, sans mère, sans généalogie, prêtre pour l’éternité, assimilé au Fils de Dieu ».

— La doctrine de la résurrection de la chair. La chair vivante qui doit périr, la « chair spirituelle » (pneumatikê — faut-il penser à la théorie pythagoricienne du « pneuma » contenu dans la semence ?) qui est éternelle. Le rapport entre cette doctrine et l’importance attachée à la chasteté (« Tout péché commis par l’homme est extérieur au corps ; le fornicateur pèche contre son propre corps ». « La nourriture est pour le ventre et le ventre pour la nourriture ; Dieu détruira l’une et l’autre. Mais le corps est non pas pour la fornication, mais pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps »). [Quel est ici le sens du mot « corps », si singulièrement opposé à « ventre » ?]

L’étude des doctrines hindoues jette là-dessus une lumière bien plus vive qu’aucun texte chrétien à ma connaissance. Les chrétiens n’ont jamais dit, que je sache, pourquoi la chasteté (et notamment la virginité) a une valeur spirituelle. C’est une grave lacune, et qui éloigne du Christ beaucoup d’âmes.

— Le rapport de la doctrine de la rédemption, où l’homme est le but (et qui, comme Abélard le remarquait très bien, est tout à fait inintelligible) et de la doctrine en apparence contraire indiquée par les mots « Dieu a voulu donner à son Fils beaucoup de frères ». (Nous aurions été créés alors à cause de l’Incarnation.)

— Le rapport mystérieux entre la Loi et le péché, exprimé par saint Paul d’une manière parfois si étrange. Là aussi, la pensée hindoue fournit un peu de lumière.

— L’insistance mise à répéter des expressions comme « … pendu au bois » « … fait malédiction ». — Là, il y a quelque chose de perdu sans retour.

— La violence extraordinaire du Christ contre les Pharisiens, représentants du plus pur esprit d’Israël. L’hypocrisie, l’étroitesse et la corruption, vices communs à toute espèce de clergé à cause de la faiblesse humaine, n’expliquent pas cette violence. Et une parole à son très mystérieux indique qu’il y avait autre chose « Vous avez enlevé la clef de la connaissance. »

Les Pythagoriciens nommaient « clef » la médiation entre Dieu et la création. Ils la nommaient aussi harmonie.

— La parole « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait », venant aussitôt après « Votre Père, celui des cieux, fait lever son soleil sur les mauvais et les bons et fait pleuvoir sur les injustes et les justes » implique toute une doctrine, qui. à ma connaissance n’est développée nulle part. Car le Christ cite comme trait suprême de la justice de Dieu ce qu’on allègue toujours (exemple Job) pour L’accuser d’injustice, à savoir qu’Il favorise indifféremment les bons et les mauvais.

Il devait y avoir dans l’enseignement du Christ la notion d’une certaine vertu d’indifférence, semblable à ce qu’on peut trouver dans le stoïcisme grec et la pensée hindoue.

Cette parole du Christ rappelle le cri suprême de Prométhée : « Ciel par qui pour tous la commune lumière tourne… »

(De plus cette lumière et cette eau ont probablement aussi une signification spirituelle, c’est-à-dire que tous — dans Israël et dehors, dans l’Église et dehors — sont également inondés de grâce, bien que la plupart la refusent.)

Cela est tout à fait contraire à la conception courante selon laquelle Dieu envoie arbitrairement plus de grâce à l’un, moins à l’autre, comme un souverain capricieux ; cela sous le prétexte qu’il ne la doit pas ! Il doit à sa propre bonté infinie d’accorder à chaque créature la plénitude du bien. Il faut plutôt penser qu’il répand continuellement sur chacun la plénitude de la grâce, mais on y consent plus ou moins. En matière purement spirituelle, Dieu exauce tous les désirs. Ceux qui ont moins ont moins demandé.

— Le fait même d’avoir traduit « Logos » par « verbum » indique que quelque chose a été perdu, car λόγος veut dire avant tout rapport, et est synonyme de ἀριθμός nombre, chez Platon et les Pythagoriciens. — Rapport, c’est-à-dire proportion. — Proportion, c’est-à-dire harmonie. — Harmonie, c’est-à-dire médiation. — Je traduirais : Au commencement était la Médiation.

(Tout ce début de l’Évangile de saint Jean est très obscur. La parole « Il était la lumière vraie illuminant tout homme qui vient au monde » contredit absolument la doctrine catholique du baptême. Car dès lors, le Verbe habite en secret en tout homme, baptisé ou non ; ce n’est pas le baptême qui Le fait entrer dans l’âme.)

On pourrait citer beaucoup d’autres passages.

D’une part l’incompréhension d’une partie des disciples, même après la Pentecôte (prouvée par l’épisode de Pierre et Corneille), d’autre part les massacres causés par la persécution, expliquent cette insuffisance dans la transmission. Peut-être que vers le début du iie siècle tous ceux qui avaient compris ont été tués, ou presque tous.

La liturgie aussi contient des paroles à son mystérieux.

Quaerens me sedisti lassus doit avoir rapport à autre chose encore qu’au récit de l’épisode de la Samaritaine dans saint Jean. Le rapprochement de cette parole avec le thème d’une grande quantité de récits du folklore les illumine d’une vive clarté.

L’idée d’une quête de l’homme par Dieu est d’une splendeur et d’une profondeur insondables. Il y a décadence quand elle est remplacée par l’idée d’une quête de Dieu par l’homme.

Beata (arbor) cujus brachiis — Pretium pependit saeculi — Statera facta corporis. — Tulitque praedam Tartari.

Ce symbole de la balance est d’une profondeur merveilleuse. La balance jouait un grand rôle dans la pensée égyptienne. Quand le Christ est mort, le soleil était dans la constellation du Bélier et la lune dans celle de la Balance. Remarquer que ce signe était nommé « les Pinces du Cancer ». Les écrivains ne commencent à lui donner le nom de « Balance » que peu de temps avant l’ère chrétienne (un mois auparavant, le soleil était dans le Poisson et la lune dans la Vierge : cf. la signification symbolique du Poisson [Ι. Χ. Θ. Υ. Σ.]).

Si on songe à cette métaphore, la parole d’Archimède « Donne-moi un point d’appui et j’ébranlerai le monde » peut être regardée comme une prophétie. Le point d’appui est la Croix, intersection du temps et de l’éternité.

Sicut sidus radium — profert Virgo filium — pari forma. — Neque sidus radio — neque mater filio — fit corrupta. Ces vers rendent un son très étrange.

Et la strophe précédente (Sol occasum nesciens — stella semper rutilans — semper clara) devient extraordinaire par rapprochement avec un conte des Indiens d’Amérique, où le Soleil, amoureux d’une fille de chef qui a repoussé tous les prétendants, descend sur terre comme un garçon malade, presque aveugle, d’une pauvreté sordide. Une étoile l’accompagne et s’incarne comme une misérable vieille, grand-mère du garçon. Le chef met la main de sa fille au concours et impose des épreuves très difficiles. Le misérable garçon, quoique malade et couché sur sa paillasse, contre toute attente est seul à les réussir toutes. La fille du chef va chez lui comme épouse, malgré sa répugnance, par fidélité à la parole de son père. Le malheureux garçon se transforme en un prince merveilleux et transforme son épouse, changeant en or ses cheveux et ses vêtements.

On ne pourrait pourtant pas attribuer ce conte à une influence chrétienne, il semble…

— Dans la liturgie des jours saints, ipse lignum tunc notavit, damna ligni ut solveret — …arbor una nobilis : nulla silva talem profert, fronde, flore, germine rendent aussi un son étrange. Ces paroles sont splendides ; il a dû s’y rapporter toute une symbolique aujourd’hui perdue. D’ailleurs toute la liturgie de la Semaine Sainte a pour ainsi dire un parfum d’antiquité hallucinant.

— La légende du Graal indique une combinaison aujourd’hui inintelligible, opérée sans doute au cours des années qui ont suivi la mort du Christ, bien que les poèmes datent du xiie siècle, entre le druidisme et le christianisme.

Remarquer que l’Église n’a jamais condamné les poèmes sur le Graal, malgré le mélange évident du christianisme avec une tradition non chrétienne.

Presque aussitôt après la Passion Hérode a été envoyé en résidence forcée à Lyon, accompagné d’une nombreuse suite où il devait y avoir des chrétiens. (Peut-être Joseph d’Arimathie ?) Les Druides ont été exterminés par Claude quelques années plus tard.

— Les Dionysiaques de Nonnos, poème d’un Égyptien probablement chrétien du vie siècle, mais où il n’est question que de dieux grecs et d’astrologie, et qui présente avec l’Apocalypse des ressemblances très singulières, ont dû être inspirées par une combinaison de même espèce.

(N. B. Il y est question d’un roi Lycurgue, déjà nommé dans Homère, qui a attaqué par traîtrise Dionysos désarmé et l’a forcé à se réfugier au fond de la mer Rouge. Il était roi des Arabes qui sont au sud du mont Carmel. Géographiquement, il ne peut guère s’agir que d’Israël. Si on admettait qu’Israël était regardé par les anciens comme un peuple maudit parce qu’ayant refusé la notion du Dieu médiateur, souffrant et rédempteur révélée à l’Égypte, on comprendrait ce qui autrement est inexplicable : à savoir qu’Hérodote, si avide de toutes les curiosités d’ordre religieux, n’ait jamais parlé d’Israël. Remarquer qu’Israël était prédestiné pour servir de berceau au Christ — mais aussi pour l’assassiner. Remarquer aussi que d’après de nombreux témoignages Dionysos est le même Dieu qu’Osiris. Si nous possédions la version égyptienne de l’histoire de Moïse, nous aurions peut-être des surprises…)

— La Rune d’Odin citée plus haut, si elle n’est pas antérieure à tout contact avec le christianisme, serait la trace d’un mélange analogue. Ce ne serait pas moins extraordinaire.

Peut-être y a-t-il eu au début des apôtres du Christ pour comprendre la parole « allez enseigner les nations » de la manière que je crois la bonne ?

35o La compréhension du christianisme nous est rendue presque impossible par le profond mystère qui recouvre l’histoire des premiers temps.

Ce mystère porte d’abord sur les rapports du christianisme, d’une part avec Israël, d’autre part avec les traditions religieuses des gentes.

Il est extrêmement improbable qu’il n’y ait pas eu dans les débuts des essais de syncrétisme analogues à ce dont rêvait Nicolas de Cues. Or il n’y a aucune trace de condamnation portée par l’Église contre de tels essais. (D’ailleurs, Nicolas de Cues non plus n’a pas été condamné.) Et pourtant tout s’est passé en fait comme s’ils avaient été condamnés.

À côté des niaiseries de Clément d’Alexandrie — qui ne savait même plus quels liens étroits unissent la philosophie grecque classique et la religion des Mystères — il a bien dû y avoir des hommes qui ont vu dans la Bonne Nouvelle le couronnement de cette religion. Que sont devenues leurs œuvres ?

Porphyre disait qu’Origène avait interprété symboliquement les Écritures d’Israël en se servant des livres secrets des Pythagoriciens et des Stoïciens. Pourtant quand Origène parle de la philosophie grecque, c’est avec la prétention de la réfuter. Pourquoi ? Parce que c’est la boutique d’en face ? Ou pour une autre raison ? Voulait-il cacher sa dette envers elle ? Et pourquoi ?

Ce passage de Porphyre révèle clairement que les Mystères étaient entièrement construits d’allégories.

Eusèbe cite ce passage, et traite Porphyre de menteur pour avoir dit qu’Origène a commencé par « helléniser ». Mais il ne nie pas le reste.

Eusèbe cite aussi une lettre plus qu’étrange de l’évêque Mélito à Marc-Aurèle, écrite sur un ton très amical. (Hist. IV, 26.) « Notre philosophie a eu son développement d’abord chez les barbares, mais sa floraison parmi tes peuples(τοῖς σοῖς ἔθνεσιν) sous le grand règne d’Auguste. »

Ces « barbares » ne peuvent être que les Hébreux. Mais que signifie le reste de la phrase ?

Auguste est mort l’an 14 de notre ère. Le Christ était adolescent. Le christianisme n’existait pas.

« Notre philosophie », serait-ce à dire notre « Logos », le Christ ? A-t-il eu sa fleur (c’est-à-dire sa jeunesse) parmi les « gentes » en Grèce ou en Italie ?

Cet évêque ajoute « La meilleure preuve que notre « logos » a grandi en même temps que le beau commencement de l’empire pour le bien, c’est qu’il n’a subi nulle humiliation de l’autorité d’Auguste, mais au contraire toute splendeur et toute gloire conformément aux vœux de tous. »

On parle toujours de la « vie cachée de Nazareth ». On oublie seulement que, s’il est bien vrai que cette vie a été cachée, on ignore rigoureusement si elle s’est déroulée à Nazareth.

Voici tout ce qu’on sait de la vie du Christ, d’après l’Évangile, avant le baptême de Jean.

Il est né à Bethléem. Encore tout petit il a été emmené par sa famille en Égypte. Il y est resté un temps indéterminé. (Joseph est revenu après la mort d’Hérode, mais rien ne dit que ce soit aussitôt après ; il a pu s’écouler des années.) À douze ans il a passé les fêtes de Pâque à Jérusalem. Ses parents étaient alors installés à Nazareth. (Il est singulier que Luc ne mentionne pas la fuite en Égypte.) À trente ans il a été baptisé par Jean. Et c’est rigoureusement tout.

C’est là encore un mystère très singulier.

Un troisième mystère est celui des rapports du christianisme avec l’Empire. Tibère voulait mettre le Christ dans le Panthéon et refusait d’abord de persécuter les chrétiens. Il a changé d’attitude ensuite. Pison, fils adoptif de Galba, était probablement de famille chrétienne (cf. les travaux de M. Hermann). Comment expliquer que des hommes comme Trajan et surtout Marc-Aurèle aient si impitoyablement persécuté les chrétiens ? Pourtant Dante met Trajan au Paradis… Au contraire Commode et d’autres empereurs scélérats les ont plutôt favorisés. Et comment ensuite l’Empire a-t-il adopté le christianisme comme religion officielle ? Et à quelles conditions ? Quelle dégradation a-t-il dû souffrir en échange ? Comment s’est accomplie cette collusion entre l’Église du Christ et la Bête ? Car la Bête de l’Apocalypse est presque sûrement l’Empire.

L’Empire romain était un régime totalitaire et grossièrement matérialiste, fondé sur l’adoration exclusive de l’État, comme le nazisme. Une soif de spiritualité était latente chez les malheureux soumis à ce régime. Les Empereurs ont compris dès le début la nécessité de l’éteindre avec une fausse mystique, de peur qu’une mystique véritable ne surgît et ne bouleversât tout.

Il y eut une tentative pour transporter à Rome les Mystères d’Éleusis. Ces Mystères avaient presque certainement — des indices probants le montrent — perdu tout contenu authentique. Les massacres atroces qui s’étaient déroulés si souvent en Grèce et notamment à Athènes, depuis la conquête romaine et même avant, avaient très bien pu interrompre la transmission ; les Mystères furent peut-être refabriqués par des initiés du premier degré. Cela expliquerait le mépris avec lequel Clément d’Alexandrie en parle, bien qu’il eût peut-être été initié. Pourtant la tentative de transfert échoua.

En revanche, les Druides et les sectateurs du culte secret de Dionysos furent exterminés, les Pythagoriciens et tous les philosophes impitoyablement pourchassés, les cultes égyptiens interdits, les chrétiens traités comme on sait.

Le pullulement des cultes orientaux à Rome à cette époque ressemble tout à fait à celui des sectes genre théosophique aujourd’hui. Autant qu’on puisse se rendre compte, dans le premier cas comme dans le second, ce n’était pas l’article authentique, mais des fabrications destinées aux snobs.

Les Antonins sont comme une oasis dans l’histoire atroce de l’Empire romain. Comment ont-ils pu persécuter les chrétiens ?

On peut se demander si à la faveur de la vie souterraine il ne s’était pas introduit parmi les chrétiens des éléments réellement criminels.

Surtout il faut tenir compte de l’esprit apocalyptique qui les animait. L’attente de l’avènement prochain du Royaume les exaltait et les affermissait pour les actes d’héroïsme les plus extraordinaires, comme fait aujourd’hui pour les communistes l’attente prochaine de la Révolution. Il doit y avoir beaucoup de ressemblances entre ces deux psychologies.

Mais aussi, dans les deux cas, une telle attente est un très grand danger social.

Les historiens antiques sont pleins d’histoires de villes où, à la suite d’une mesure de libération d’esclaves prise par un tyran pour une raison quelconque, les maîtres ne pouvaient plus se faire obéir de ceux qui restaient.

L’esclavage était un état si violent qu’il n’était supportable que pour des âmes écrasées par l’absence totale d’espérance. Dès qu’une lueur d’espérance surgissait, la désobéissance devenait endémique.

Quel effet ne devait pas produire l’espérance enfermée dans la Bonne Nouvelle ? La Bonne Nouvelle n’était pas seulement la Rédemption, mais plus encore la quasi-certitude de l’arrivée très prochaine du Christ glorieux ici-bas.

Dans saint Paul, pour une recommandation de douceur et de justice adressée aux maîtres, il y en a peut-être dix adressées aux esclaves, leur enjoignant de travailler et d’obéir. On peut à la rigueur expliquer cela par un reste de préjugés sociaux demeurés en lui malgré le christianisme. Mais beaucoup plus probablement il était bien plus facile d’amener les maîtres chrétiens à la douceur que les esclaves chrétiens, enivrés par l’attente du jour suprême, à l’obéissance.

Marc-Aurèle désapprouvait peut-être l’esclavage ; car il est faux que la philosophie grecque, sauf Aristote, ait fait l’apologie de cette institution. Au témoignage d’Aristote, certains philosophes la condamnaient comme « absolument contraire à la nature et à la raison ». Platon, dans le Politique, n’en conçoit l’usage légitime qu’en matière criminelle, comme c’est le cas chez nous pour la prison et les travaux forcés.

Mais Marc-Aurèle avait pour métier avant tout de conserver l’ordre. Il se le répétait à lui-même amèrement.

Les catholiques justifient volontiers les massacres d’hérétiques par le danger social inhérent à l’hérésie. Il ne leur vient pas à l’esprit que les persécutions des chrétiens aux premiers siècles soient susceptibles de la même justification, avec au moins autant de raison. Beaucoup plus sans doute, car aucune hérésie ne contenait une idée aussi bouleversante que l’attente presque certaine de l’avènement prochain du Christ-Roi.

Il est certain qu’une vague de désobéissance parmi les esclaves de l’Empire aurait fait crouler tout l’édifice au milieu d’affreux désordres.

Au temps de Constantin, l’attente apocalyptique devait être considérablement usée. D’autre part les massacres de chrétiens, en faisant obstacle à la transmission de la doctrine la plus profonde, avait peut-être — et même probablement — vidé le christianisme d’une grande partie de son contenu spirituel.

Constantin put réussir avec le christianisme l’opération que Claude n’avait pas réussie avec Éleusis.

Mais il n’était pas de l’intérêt ni de la dignité de l’Empire que sa religion officielle apparût comme la continuation et le couronnement des traditions séculaires des pays conquis, écrasés et dégradés par Rome — Égypte, Grèce, Gaule. Pour Israël, cela n’avait pas d’importance ; d’abord la nouvelle loi était très loin de l’ancienne ; et puis surtout Jérusalem n’existait plus du tout. Au reste l’esprit de l’ancienne loi, si éloigné de toute mystique, n’était pas si différent de l’esprit romain. Rome pouvait s’accommoder du Dieu des Armées.

Même l’esprit nationaliste juif, en empêchant beaucoup de chrétiens, dès l’origine, de reconnaître l’affinité du christianisme avec la spiritualité authentique des « gentes », était pour Rome un élément favorable dans le christianisme. Cet esprit, chose bizarre, s’était communiqué même à des « païens » convertis.

Rome, comme tout pays colonisateur, avait moralement et spirituellement déraciné les pays conquis. C’est toujours là l’effet d’une conquête colonisatrice. Il ne s’agissait pas de leur rendre leurs racines. Il fallait les déraciner encore un peu davantage.

[Remarquer, comme confirmation, que la seule prophétie païenne qui ait jamais été mentionnée par l’Église est celle de la Sibylle, que la tradition romaine s’était annexée. (Au reste, qu’il y ait eu réellement une attente messianique à Rome, très semblable à celle de la Judée et également charnelle, la quatrième églogue le montre clairement.)]

Le christianisme, soumis à l’influence combinée d’Israël et de Rome, y réussit brillamment. Aujourd’hui encore, partout où des missionnaires le portent, il a la même action de déracinement.

Tout cela est un tissu de suppositions, bien entendu.

Mais il y a une quasi-certitude. C’est qu’on a voulu nous cacher quelque chose ; et on y a réussi. Ce n’est pas par hasard qu’il y a tant de textes détruits, tant de ténèbres sur une partie si essentielle de l’histoire.

Il y a probablement eu une destruction systématique de documents.

Platon y a échappé ; par quel bonheur ? Mais nous n’avons pas le Prométhée délivré d’Eschyle, qui devait laisser entrevoir la vraie signification de l’histoire de Prométhée, l’amour unissant Prométhée à Zeus, déjà indiqué, mais à peine, dans le Prométhée enchaîné. Et combien d’autres trésors perdus !

Les historiens nous sont parvenus avec de grands trous. Il ne reste rien des gnostiques, et peu de choses des écrits chrétiens des premiers siècles. S’il y en a eu où le privilège d’Israël n’ait pas été reconnu, ils ont été supprimés.

Pourtant l’Église n’a jamais déclaré que la tradition judéo-chrétienne soit seule à posséder des Écritures révélées, des sacrements, la connaissance surnaturelle de Dieu. Elle n’a jamais déclaré qu’il n’y a aucune affinité entre le christianisme et les traditions mystiques des pays autres qu’Israël. Pourquoi ? Ne serait-ce pas parce que le Saint-Esprit l’a malgré tout préservée d’un mensonge ?

Ces problèmes sont aujourd’hui d’une importance capitale, urgente et pratique. Car comme toute la vie profane de nos pays vient directement des civilisations « païennes », tant que subsistera l’illusion d’une coupure entre le soi-disant paganisme et le christianisme, celui-ci ne sera pas incarné, il n’imprégnera pas toute la vie profane comme il le doit, il en restera séparé et par suite non agissant.

Combien notre vie changerait si on voyait que la géométrie grecque et la foi chrétienne ont jailli de la même source !

  1. L’Ancien Testament.