Lettre *129, 1671 (Sévigné)

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1671

*129. — DE L’ABBÉ DE COULANGES À M. PRAT[1].

De Paris, ce 30e janvier 1671.
Monsieur,

J’ai reçu votre lettre de change de treize cents livres à laquelle je ne m’attendois pas, non plus qu’aux huit cents livres que vous me mandez que Monseigneur d’Uzès[2] a entre les mains, parce que depuis celle que je vous écrivis le mois passé touchant l’argent que Madame la comtesse de Grignan avoit besoin ici, Monsieur le Comte lui a fait payer ici deux mille livres par lettre de change de Marseille acquittée du jour d’hier. C’est ce que je démêlerai demain avec mondit seigneur d’Uzès, qui me dit, il y a bien un mois, qu’il payeroit une rente de onze cent cinquante livres que Monsieur le Comte a faite pour le surplus de sa charge de Provence, avec une autre de six cents livres que je payai des deniers que le sieur Chéraud fit tenir au sieur Héron, qui me les acquitta un mois après le protêt que je fis de la lettre de change. Je n’ai pas laissé pour cela d’envoyer accepter ma première de change de treize cents livres que je reçus hier, sur laquelle le sieur Goupil, qui la doit acquitter, répondit qu’il n’avoit point encore reçu avis du sieur Ferrier, son correspondant, de cette lettre tirée sur lui, et que l’on revînt le samedi, qui est demain, qu’il pourra l’avoir reçu, et qu’aussitôt il l’acceptera. Voilà le compte que je vous puis rendre présentement de cette affaire, jusqu’à ce qu’elle soit plus éclaircie avec Monseigneur d’Uzès. Cependant il n’y aura rien de perdu, et l’on vous en rendra bon compte.

Pour Madame la Comtesse, après avoir attendu Monseigneur le Coadjuteur, depuis trois semaines qu’elle étoit toute prête à partir, enfin elle s’est résolue de se mettre en chemin lundi ou mardi prochain au plus tard, soit qu’il vienne ou ne vienne pas. J’espère pourtant qu’il n’aura pas le courage de l’abandonner dans ce rencontre, et qu’il passera par-dessus quelque reste d’affaire qu’il auroit bien voulu terminer devant que quitter Paris et la cour. Au reste, Monsieur, j’apprends avec quelque sorte de douleur que vous méditez une retraite, que vous avez même déjà quitté le château de Grignan[3], et que vous êtes descendu dans la ville pour y établir votre demeure. Je n’ai rien à vous dire là-dessus ; car vous êtes plus à Dieu et à vous-même qu’à cette maison. Mais encore la charité, ce semble, demanderoit que vous l’eussiez remise entre les mains de Madame la Comtesse auparavant, et que vous l’eussiez pleinement instruite et conduite encore quelque temps dans un gouvernement d’aussi grande conséquence que celui-là.

Vous trouverez sans doute en elle tout une autre personne que celle que vous avez vue à son mariage. Elle comprend la nécessité qu’il y a qu’elle se mêle et prenne une entière connoissance des affaires. Elle apprend avec douleur comme la dépense va à bride abattue pendant son absence, et les dangereuses suites qu’elle peut apporter en peu d’années si elle continue. Elle a les meilleures intentions du monde, et de la force et de la fermeté pour les exécuter, pourvu qu’elle soit secourue. C’est pourquoi, mon cher Monsieur, comme vous avez toujours aimé avec passion les intérêts de cette maison, il faut que vous fassiez de nouveaux efforts et que vous concouriez avec elle pour y apporter quelque ordre[4]. Nous vous irons secourir et joindre à vous, Mme de Sévigné et moi, dans cet automne[5], et tous ensemble j’espère que nous en viendrons à bout. Je ne crois pas qu’elle arrête à Grignan en arrivant. Elle ira tout droit à Arles, comme je l’entends dire et qu’il est à propos de le faire, pour éviter un accablement de monde à cet abord, dont elle seroit fort embarrassée. Mais le plus tôt qu’elle pourra après, elle ira s’y établir avec Monsieur le Comte, pour faire cesser toutes ces courses de ville en ville qui l’engagent à de continuelles fêtes et dépenses extraordinaires, pendant que les revenus ne vont que leur train et avec beaucoup de peine, je m’assure, en ce temps-ci, comme on l’éprouve dans toutes les autres provinces.

Je ne pensois pas, Monsieur, vous en tant dire ; mais je me suis laissé aller à la passion vive que j’ai conçue pour cette digne et grande maison, que je serois ravi de garantir du naufrage que nous voyons arriver tous les jours aux plus grandes et plus puissantes du royaume, quand le désordre commence à s’y mettre et qu’il n’y a point de pilote pour conduire le vaisseau ; car ce ne fut jamais par le manque des biens, mais par le peu de conduite des grands seigneurs, que leurs maisons périssent. Adieu, je suis tout à vous de tout mon cœur, et pour vous le dire en forme, c’est,

Monsieur,
Votre très-humble et affectionné serviteur,
L’abbé de colanges.
Suscription : Au maître de la poste de Pierrelatte[6], pour faire tenir, s’il lui plaît, à M. Prat, sacristain de l’église collégiale de Grignan. À Pierrelatte.

  1. LETTRE 129. — I. Marcel Prat était prêtre, chanoine sacristain de l’église collégiale Saint-Sauveur de Grignan, et curé de la ville. Les archives de Grignan contiennent des extraits mortuaires et baptistaires signés de son nom.
  2. 2. Voyez la note 6 de la lettre 88.
  3. 3. Grignan, ville et comté de Provence, dans les terres dites adjacentes, est situé non loin de Saint-Paul-Trois-Châteaux et de Montélimar. C’est aujourd’hui un chef-lieu de canton du département de la Drôme. Sur le château de Grignan, voyez la Notice, p. 295.
  4. 4. On peut conclure d’une lettre du 9 avril suivant, que M. Vallet de Viriville dit avoir trouvée dans les archives de la famille, que l’abbé Prat, à qui elle est adressée, se rendit au désir de l’abbé de Coulanges, et continua de s’occuper des affaires de la maison de Grignan.
  5. 5. L’abbé de Coulanges ne put aller en Provence, comme il en avait le dessein, dans l’automne de 1671. Il n’accomplit sa promesse qu’au mois de juillet de l’année suivante.
  6. 6. Pierrelatte est un bourg du bas Dauphiné (Drôme), situé près du Rhône, à une lieue de Saint-Paul-Trois-Châteaux. Dans l’autographe on lit les deux fois Pierreplatte. — Pour la signature de l’abbé de Coulanges, voyez la Notice, p. 33.